J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 406-410).
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CHAPITRE XLIII


Un mois après, à Bruxelles, dans une petite église, un prêtre allait donner la bénédiction nuptiale à deux amants. Les témoins du mariage étaient un vieux seigneur à la figure vénérable, une douairière un peu cérémonieuse, et un marin au front cicatrisé. Une joie pure brillait dans les regards du jeune couple. L’amant, d’une voix forte et avec l’expression d’une conviction profonde, l’amante, d’un ton plus bas et en rougissant de plaisir, avaient prononcé le serment de s’aimer toujours. Le prêtre allait consacrer leur union, quand une voix menaçante fit retentir les voûtes gothiques du temple : — Au nom du Roi, arrêtez ! — et déjà vingt soldats s’étaient emparés du jeune homme, du vénérable seigneur et du vieux marin. Ceux-ci, toutefois, n’étaient arrêtés que par précaution, et on les relâcha quelques moments après ; mais l’amant, enlevé à son amante éperdue, fut traîné par les gardes jusqu’au palais du gouvernement.

On lui fit traverser les galeries où jadis un ami l’avait amené ; on le conduisit au cabinet où il avait reçu les ordres du duc d’Albe, et on l’y laissa seul, en proie à des angoisses mortelles, mais soutenu par son courage et par la conscience d’avoir toujours fait son devoir.

Ma perte est certaine, se disait-il, et Marguerite n’y survivra point ; mais Dieu est juste, et un autre monde nous réunira.

Un poignard de Tolède à la lame large, à la pointe acérée, paraissait avoir été oublié sur un des sièges qui se trouvaient dans le cabinet. Le captif s’en saisit avec empressement, et murmura le mot de vengeance ! non qu’il fût capable de punir un crime ; mais si l’ennemi de son pays s’offrait à ses regards il pourrait peut-être le contraindre à se défendre.

La porte s’ouvrit et le duc d’Albe parut. Le jeune homme serra fortement le manche de son poignard qu’il avait caché dans sa ceinture ; mais quand il vit le fier Espagnol entrer seul et sans méfiance, sa main lâcha l’arme meurtrière.

Un an s’était écoulé depuis que Louis de Winchestre avait vu Ferdinand de Tolède, et cette année avait presque rendu méconnaissable l’homme qui gouvernait les Pays-Bas. Car, malgré le succès momentané de ses armes, ses ennemis vaincus avaient puisé de nouvelles forces dans leurs défaites, et ils avaient repris le dessus dans les Pays-Bas comme ses envieux à Madrid. Pour prix de ses efforts, de sa servilité, de sa barbarie, il ne recueillait que la honte, la disgrâce et le désespoir. Vainement s’étudiait-il à paraître plus grand que sa fortune : son corps épuisé révélait les tortures de son esprit. Sa haute taille s’était voûtée, il marchait avec peine, et des infirmités cruelles l’assiégeaient. L’inquiétude avait blanchi en peu de mois ses cheveux longtemps noirs. Les soucis avaient ridé son front, et l’insomnie avait creusé ses joues ; mais son regard était encore le même, hautain, féroce et menaçant.

Le jeune Belge le regardait avec surprise. — Ainsi les tyrans aussi subissent leur supplice, se disait-il en voyant ce vieillard exténué, qui n’avait plus du duc d’Albe que le nom, l’orgueil et la soif du sang. Qu’il m’envoie donc à la mort ! je serai moins à plaindre que lui.

Le duc, trop affaibli pour se tenir debout, s’était assis dans un large fauteuil. Trois fois il jeta un regard sur le Flamand, et trois fois il détourna les yeux, comme s’il ne pouvait soutenir sa vue. Enfin, d’une voix étouffée par la douleur, et dont le son rauque trahissait l’épuisement de tous ses organes : Mon fils ! dit il, qu’avez-vous fait de mon fils ?

Quelque odieux que fut le cruel Espagnol, l’altération de ses traits et sa voix déchirante inspirèrent de la pitié à Louis de Winchestre. Votre fils ! répondit-il, je l’ai enlevé à l’opprobre et à l’infamie : il est mort de la mort des braves…

— En combattant son père ! interrompit le duc avec un geste de désespoir.

— En arrachant une femme à des soldats effrénés, répliqua le jeune homme. Il s’est conduit en homme généreux, et son dernier soupir a été reçu par des amis.

— Ainsi, reprit Ferdinand de Tolède, après un moment de silence, vous avez assisté à ses derniers moments ?

Le Belge fit un geste affirmatif.

— Et il me maudissait sans doute ?

— Il plaignait son père et ne l’accusait pas.

Le duc se couvrit la figure de ses deux mains ; une sueur froide découlait de son front et un tremblement convulsif agitait ses membres. Il resta quelques minutes dans cette situation, puis relevant la tête il reprit :

— Votre histoire m’est connue ; je sais que vous méritez la mort comme rebelle, vous la méritez mille fois pour m’avoir enlevé mon fils. Dites, jeune homme, croyez-vous qu’il y ait des tourments qui puissent assez venger la douleur d’un père ?

Louis de Winchestre ne répondit pas.

— Cependant, continua le duc, je sais aussi qu’Alonzo vous aimait, et que, seul peut-être après moi, vous ne repoussiez point l’amitié du pauvre mulâtre… Je ne frapperai point celui qui fut cher à mon fils… La mémoire d’Alonzo vous sauve la vie… Allez, jeune homme, vous êtes libre.

Le Flamand restait immobile de surprise.

— Je dois à mon souverain, reprit l’Espagnol, d’exiger votre promesse de ne plus porter les armes contre lui.

Le jeune homme pâlit, mais il était prisonnier ; il donna donc, en frémissant, la promesse qu’on lui demandait. Aussitôt le duc, le fit mettre en liberté.

Quelques semaines s’écoulèrent encore avant que Ferdinand de Tolède quittât les Pays-Bas. Au mois de décembre il partit enfin pour l’Italie, emportant le regret de n’avoir pu dompter les Belges et le remords d’avoir inutilement versé des flots de sang. Lorsqu’il fut sur la frontière il rencontra une troupe brillante de chasseurs et de chasseresses, à la tête desquels était Louis de Winchestre, alors seigneur de Gruthuysen, qui après son mariage avait emmené Marguerite dans une terre qu’il possédait en Hainaut. Le duc le reconnut, et s’entretint avec lui jusqu’au moment où il aperçut le poteau fleurdelisé qui indiquait le territoire français. Poussant alors un profond soupir : Adieu ! jeune homme, lui dit-il ; restez dans votre belle patrie que je n’ai pu conserver à mon Roi : vainement prodiguera-t-on les trésors et les soldats pour une entreprise où a échoué Ferdinand de Tolède. Le prince d’Orange l’emporte ; la liberté des Belges est assurée, et, tôt ou tard réunis sous un Nassau, ils ne se souviendront du joug étranger que pour chérir davantage le gouvernement d’un Roi qu’ils pourront, avec un juste orgueil, nommer leur compatriote.


FIN