J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 370-379).
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CHAPITRE XXXIX


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arguerite, séparée de son amant, se consolait de son absence en prodiguant à son vieux père les soins les plus tendres. C’était elle qui lui lisait les ouvrages historiques ou militaires, imprimés chez le fameux Plantin, et les traductions inimitables du naïf Amyot. Attentive aux moindres gestes du vieillard, elle pressentait tous ses désirs et prévenait toutes ses demandes. Aussi le comte la chérissait-il chaque jour davantage, et il regrettait les années qu’il avait perdues loin de son aimable fille, au service d’un monarque sanguinaire et dans les bras d’une épouse perfide, qui avait entièrement paru l’oublier lorsque le malheur était venu fondre sur sa tête blanchie,

La baronne de Berghes était la moins heureuse des trois réfugies. Elle ne pouvait se consoler d'avoir perdu le rang quelle occupait dans la société à l’Ecluse et sa réputation de femme bien pensante. Pour comble de disgrâce, son aumônier avait renoncé à elle en apprenant son emprisonnement, et une ancienne rivale possédait maintenant le saint homme tout entier. Aussi la bonne dame laissait-elle souvent échapper des plaintes amères, et quand le froid hiver amoncela la neige dans les rues qu’elle ne pouvait plus traverser en carrosse, son humeur s’aigrit et devint difficile à supporter.

Il n’en fut pas de même du vieux colonel : quoique accoutumé depuis longtemps au climat plus doux de l’Espagne, il semblait trouver du plaisir à ressentir encore une fois les frimas de sa patrie ; assis près d’un feu pétillant, il prêtait volontiers l’oreille aux longs sifflements du vent d’ouest, il aimait à suivre de l'œil les traîneaux légers et à contempler l’adresse et la grâce des patineurs.

Au printemps Anvers reprit une nouvelle vie par l'équipement successif de plusieurs escadres destinées à ravitailler Middelbourg, que les mécontents assiégeaient. On vit arriver des marins étrangers des villes hanséatiques; l’intrépide Sancio d’Avila, qui de simple soldat s’était élevé au rang de colonel gouverneur de la citadelle d’Anvers, entreprit plusieurs expéditions hardies, mais presque toujours vaines, contre les gueux de mer qui infestaient l’embouchure de l’Escaut. Ces marins audacieux venaient jusque sous le canon des forteresses espagnoles enlever les navires ennemis et la ville retentissait sans cesse du bruit de leurs exploits.

Ces nouvelles faisaient une impression singulière sur le comte de Waldeghem. Vieilli sous les drapeaux de Charles-Quint et de Philippe, la persécution qu’il avait éprouvée n’avait point altéré ses opinions et son dévouement au Roi ; cependant il ne pouvait se défendre d’un sentiment d’orgueil national en apprenant les triomphes de ses compatriotes. Il s’en réjouissait presque malgré lui, et s’il s’écriait quelquefois : Pauvre monarque ! malheureux don Philippe ! cent fois par jour il lui échappait de répéter : Braves Zélandais ! vaillants gueux de mer ! sage et généreux Guillaume !

Marguerite ne lui cachait point sa prédilection pour les patriotes, et le vieillard n’en était pas offensé, car Louis de Winchestre l’avait entièrement réconcilié avec eux. Il l’appelait en riant une petite rebelle, une audacieuse révoltée ; mais il avouait qu’elle était la fille la plus soumise, la plus tendre, la plus dévouée à son père.

Plusieurs mois s’écoulèrent. Octobre revint enfin : c’était à cette époque que devait finir le deuil de Louis de Winchestre ; Marguerite le savait et les jours lui paraissaient plus longs que des siècles.

Pendant l’année qui venait de s’écouler de grands événements avaient changé la face des affaires. Les Espagnols, après avoir égorgé les habitants de Naarden et de plusieurs autres petites villes, avaient mis le siège devant Harlem, et, malgré la résistance admirable des assiégés, ils les avaient enfin contraints à se rendre, grâce aux efforts des marins d’Amsterdam qui soutenaient le parti du Roi. Mais la crainte des vainqueurs avait réduit au désespoir les habitants des provinces voisines, et les fatigues avaient affaibli leur armée ; les patriotes recommençaient donc à prendre le dessus, et tout annonçait que ce serait pour longtemps.

Un gouvernement républicain avait été organisé, et la direction de la guerre confiée au prince d’Orange, qui semblait se multiplier pour veiller partout à la défense de la patrie. La marine espagnole avait été entièrement détruite par les Zélandais, dont les navires couvraient la mer ; Middelbourg, assiégé par les patriotes, était près de se rendre, et l’étoile du duc d’Albe pâlissait.

Au milieu des nombreux combats qui signalaient la valeur des rebelles, aucun guerrier du nom de Gruthuysen n’avait paru dans l’un ni dans l’autre parti ; mais un jeune volontaire, connu seulement sous le nom de Brugeois, avait fait des prodiges. Commandant un flibot équipé à ses frais, il était redouté surtout des marins d’Amsterdam, sur lesquels il avait fait plus d’une prise, et, lorsque les habitants d’Harlem eurent inondé leurs : champs pour arrêter l’ennemi commun, cet intrépide étranger teignit souvent du sang espagnol les eaux de cette mer factice.

À la fin de septembre son flibot sortit du port d’Enkhuizen malgré le mauvais temps, et le 3 octobre il mouilla dans l’embouchure de l’Escaut. Le capitaine se fit mettre à terre et s’achemina seul vers l’opulente cité d’Anvers.

Il se rendit dans une rue écartée et s’arrêta devant une maison de peu d’apparence : c’était celle du comte de Waldeghem. Son cœur battait fortement tandis que d’une main mal assurée il soulevait le marteau de la porte. Mais que devint-il en apprenant que le matin même le vieillard, sa fille et sa sœur, invités à déjeuner par le capitaine d’un navire marchand, s’étaient rendus à son bord, et que le perfide marin avait levé l’ancre et les avait emmenés !

Qu’on juge de la douleur et du désespoir de Louis de Winchestre. Le matin il avait rencontré ce navire marchand, portant le pavillon d’Espagne et paraissant se diriger vers le nord ; l’empressement de revoir Marguerite l’avait seul empêché de le poursuivre et sans doute de le prendre : et ce navire portait sa bien-aimée !

Mais quels avaient été les motifs du lâche ravisseur ? Hélas ! le jeune homme ne les devinait que trop. La retraite du vieillard avait été découverte, et l’inquisition allait se ressaisir de sa proie ; une sœur innocente, une fille tendre et dévouée seraient aussi punies d’avoir chéri le malheureux et d’avoir partagé son asile ; tout ce qu’avait souffert la fille infortunée de l’alguazil, la noble Marguerite allait le souffrir.

Jamais les dangers les plus terribles, les revers les plus imprévus n’avaient fait perdre à Louis de Winchestre la force et le sang-froid d’une âme supérieure ; mais à cette affreuse idée sa raison parut l’abandonner. Il se laissa tomber sur un fauteuil, tremblant de colère et respirant à peine, et, quand il se leva un moment après, ses mains, par un mouvement involontaire, avaient rompu les bras du vieux siège.

En deux bonds il fut au bas de l’escalier ; un officier passait, monté sur un excellent genêt d’Espagne. — Ton cheval ! lui dit le marin en frémissant, donne-moi ton cheval. L’Espagnol, surpris, crut avoir affaire à un fou et voulut donner de l’éperon ; mais d’une main le Flamand saisit les rênes du coursier, et de l’autre il jeta le militaire au milieu de la rue, puis s’élançant lui-même en selle, il s’éloigna au galop.

Le bon cheval, vivement éperonné, allait comme le vent ; bientôt Louis de Winchestre arriva en vue de son flibot ; — Le capitaine ! s’écrient les matelots ; une chaloupe pour le capitaine ! mais lui, dans son impatience, s’est déjà jeté à la nage : il fend les ondes d’un bras robuste et d’un mouvement rapide il atteint enfin son navire.

— Au large ! crie-t-il, au large ! il faut rejoindre le bâtiment espagnol que nous avons laissé échapper ce matin : il y va de ma vie !

— Quelle direction prendre ? demande le lieutenant étonné.

Le jeune homme réfléchit un moment : aucune donnée certaine pour deviner la navire et tremblait de se tromper. Dirk Dirkensen haussait les épaules : Capitaine, dit-il, fiez-vous à votre vieux pilote ! ces moricauds n’ont pas osé se hasarder dans la Manche, qui est remplie de corsaires de toutes les nations : ils ont pris au nord, pour tourner les îles Britanniques ; mais notre flibot est bon voilier, et que je passe pour un novice si nous ne les rattrapons dès demain !

L’avis du vieillard fut approuvé ; on profita du vent de sud-ouest qui soufflait avec assez de force, et le flibot fit voile vers le nord. Le jour était à son déclin : pendant toute la nuit Louis de Winchestre resta sur le pont, et le matin ce fut lui qui le premier découvrit au loin le navire espagnol.

Le vent avait changé pendant la nuit ; il venait maintenant du nord-ouest, et soufflait avec violence. Les Espagnols avaient amené quelques-unes de leurs voiles, pour être moins exposés aux funestes effets d’une bourrasque. Mais le flibot zélandais avait toutes les siennes déployées, depuis l’extrémité du beaupré jusqu’au sommet du mât d’arrière. Les marins de quart restaient immobiles à leur poste, les autres étaient couchés dans leurs hamacs, afin que le mouvement d’un nombreux équipage n’imprimât point au navire un balancement qui eût ralenti sa marche. À la proue se tenait le capitaine, le porte-voix à la main ; à la poupe le vieux pilote, consultant souvent sa boussole et regardant d’un air soucieux le ciel couvert de nuages.

À mesure que le navire avançait le vent redoublait de force : des lames immenses s’élevaient de toutes parts, les nues amoncelées formaient une voûte épaisse, impénétrable aux rayons du soleil ; on entendait gronder au loin le tonnerre, et les lueurs rougeâtres des éclairs brillaient d’un éclat douteux à travers les sombres vapeurs dont l’atmosphère était chargée.

Louis de Winchestre s’était rapproché du pilote. Il lut dans ses yeux l’inquiétude ; cependant le vieillard gardait le silence, et, malgré l’approche du danger, il respectait la volonté de son capitaine ; les matelots aussi paraissaient effrayés, mais, pleins de confiance dans leur chef, ils s’efforçaient d’étouffer leurs craintes et remettaient leur sort entre ses mains.

Cependant on n’était plus guère qu’à une petite lieue du navire espagnol, mais à peine l’obscurité croissante permettait-elle de l’entrevoir. Quelle position pour le malheureux amant ! S’il persévère quelques heures encore, Marguerite est délivrée, elle est à lui. Oh ! s’il ne fallait braver que des dangers personnels, avec quelle ardeur il exposerait sa vie ! Mais à chaque moment sa témérité peut causer la perte de plus de cent braves compatriotes, de plus de cent héros dont les jours appartiennent à l’État. Ils voient s’étendre autour d’eux, au milieu du jour, une ombre menaçante, ils entendent gémir leurs mâts ébranlés, ils connaissent le péril et ne se plaignent pas ; mais leur silence et leur dévouement, mieux que tous les discours rappellent au jeune capitaine son devoir.

Mettant la main devant les yeux pour ne point voir le navire qui emporte sa bien-aimée, il donne d’une voix étouffée l’ordre d’amener les voiles. Le sifflet aigu du contremaître se fait entendre, et dans une minute toutes les vergues sont couvertes de matelots.

À peine l’ordre est-il exécuté qu’un coup de vent furieux vient soulever le navire, et si les voiles eussent encore été déployées, c’en était fait du flibot ; la perte de tous ses mâts eût été le moindre malheur qu’il eût pu éprouver.

Quelque douleur que lui causât la nécessité cruelle d’abandonner Marguerite à ses ravisseurs, Louis de Winchestre retrouva toute son énergie à la vue du danger. Il donna rapidement les ordres convenables, et ses braves marins le secondèrent si bien que dans quelques minutes on eut enlevé tout ce qui donnait prise à la tempête.

Elle éclata bientôt ; elle fut longue et terrible, mais le flibot était bien construit et monté par d’habiles matelots : il n’éprouva d’autre inconvénient que d’être chassé de sa route et poussé vers l’est.

Au même moment le plus affreux des coups de canon se fit entendre. C’était un signal de détresse. Le jeune capitaine frémit, mais il n’y avait aucun moyen possible d’aller au secours du navire en danger. Il leva les mains au ciel, invoqua la clémence divine, et, pâle, tremblant, l’œil égaré, il s’approcha du pilote : — Sans un miracle, dit-il, c’en est fait de Marguerite !