J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 349-356).
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CHAPITRE XXXVI


Les fugitifs se hâtèrent de sortir de la ville. Ils avaient quitté leur déguisement de familiers, et portaient un costume militaire. De fausses moustaches et une chevelure postiche rendaient méconnaissable le comte de Waldeghem ; il avait repris un peu de force en respirant un air pur, et il put marcher avec eux le reste de la nuit.

Aux premières lueurs du crépuscule on s’arrêta dans un vallon solitaire, et tandis que Dirk Dirkensen cherchait à distraire l’alguazil de sa douleur, en l’entretenant de leurs vieux exploits, Louis de Winchestre, assis à côté du vieillard, se faisait connaître à lui. Le nom des seigneurs de Gruthuysen, révéré dans toute la Flandre, eût suffi pour donner au vieux guerrier la plus favorable idée de son libérateur, quand même il n’eût pas été autrefois l’intime ami de son aïeul, et de son père, Gidolfe de Bruges, qui était mort en brave dans la glorieuse journée de Saint-Quentin ; mais il fut touché jusqu’aux larmes quand le jeune homme lui apprit le sort de sa fille et les vives inquiétudes qu’elle éprouvait pour lui. Il ne pouvait se lasser d’entendre louer ses grâces et surtout ses vertus, et Louis de Winchestre trouvait un plaisir égal à parler de Marguerite.

Cependant le soleil apparaissait radieux aux sommets des montagnes dont l’horizon était borné ; le beau spectacle du réveil de la nature se déploya aux regards des fugitifs : saisis d’admiration, ils le contemplèrent quelque temps en silence ; puis le vieillard, levant les mains au ciel, s’écria avec enthousiasme : Bel astre, que je n’espérais plus revoir, quelles souffrances ne ferait pas oublier l’influence bienfaisante de tes rayons ! tu ramènes la chaleur et la vie dans mes membres épuisés, tu rends à mon âme le courage et l’espoir. Les hommes ne m’ont parlé que des vengeances de Dieu : toi, tu me montres sa bonté et sa miséricorde.

Un étranger entendit ces derniers mots ; c’était un prêtre encore jeune, que le feuillage touffu de quelques oliviers dérobait aux regards des voyageurs. Il sortit de derrière les arbres qui le cachaient et s’approcha. Sa figure était douce et modeste, son costume indiquait une médiocrité voisine de l’indigence ; mais il avait dans ses gestes et dans son regard quelque chose de noble et de majestueux, il eût été difficile en le voyant de lui refuser de la confiance.

— Étranger, dit-il au colonel, dont l’accent trahissait l’origine, vous venez de porter une accusation bien sévère contre les ministres de la religion, permettez que j’y réponde. Ce n’est pas toujours au sein des villes populeuses et opulentes que l’on peut rencontrer des ecclésiastiques dignes de ce nom. Là où les fonctions les plus belles deviennent lucratives, l’avarice et l’ambition convoitent ce qui devrait appartenir à la vertu ; l’homme pieux se tait et se cache : l’hypocrite cherche à frapper les regards, et souvent il y réussit. — Mais dans les campagnes, parmi ces pauvres prêtres qui n’ont que de faibles secours à offrir à la veuve et à l’orphelin, il se rencontre des hommes, et en grand nombre, qui ne rendent point odieuse la doctrine qu’ils professent : ministres de paix et de bienfaisance, ils s’efforcent de consoler les malheureux et non de les effrayer. La science et les talents peuvent leur manquer quelquefois, mais les bons exemples sont plus éloquents que les beaux discours.

Pendant que l’honnête ecclésiastique s’exprimait ainsi de l’air le plus bienveillant, Carino s’était approché de lui par derrière, et, ne voyant dans un prêtre qu’un ennemi, il avait tiré son poignard et se préparait à l’en frapper. Son mouvement avait été aussi rapide que la pensée ; mais un regard de Louis de Winchestre le fit hésiter : il s’arrêta et resta un moment incertain de ce qu’il fallait faire ; enfin, secouant la tête d’un air soupçonneux, il remit assez à contre cœur le fer dans sa gaine.

Le prêtre retourna la tête, et devina, au geste de l’alguazil, le danger qu’il venait de courir : cependant il sut cacher sa pensée, et, loin de montrer aux voyageurs de la méfiance ou du ressentiment, il continua quelque temps à s’entretenir avec eux d’un ton amical, et finit par les engager à venir prendre


… et Louis de Winchestre trouvait un plaisir égal à parler de Marguerite. (P. 350.)


dans son modeste presbytère le repas du matin.

Cette offre était faite avec tant de cordialité que les fugitifs l’acceptèrent ; mais quand le comte de Waldeghem voulut se lever, ses membres engourdis lui refusèrent leur service et il fallut qu’on le portât ; le bon ecclésiastique voulut aider lui-même à le soutenir. — Laissez-moi cette peine, disait-il ; vous aurez besoin de vos forces pour continuer votre route, moi je suis ici à deux pas de mes pénates.

Il les conduisit à une maison curiale de peu d’apparence, mais propre et entretenue avec soin : là trois des étrangers trouvèrent un déjeuner abondant, quoique sans recherche, tandis que le comte reposait sur le lit du maître de la maison.

Les symptômes d’une fièvre violente se déclarèrent. Le prêtre voulut être lui-même le médecin de son nouvel hôte ; il lui défendit l’exercice et le condamna à demeurer au moins trois semaines dans l’asile qu’il lui avait si généreusement offert. Le vieillard ne pouvait refuser ; sa faiblesse était alarmante, un frisson glacial l’avait saisi, et à peine ses lèvres purent- elles prononcer l’expression de sa reconnaissance.

Comme le bon curé l’avait prédit, la maladie du père de Marguerite dura près d’un mois : pendant tout ce temps, l’ecclésiastique lui prodigua les soins les plus assidus. Louis de Winchestre, le pilote et l’alguazil avaient trouvé l’hospitalité dans les chaumières les plus proches. Chaque jour, le jeune homme venait passer quelques heures auprès du malade ; les deux autres passaient leur temps à errer de rocher en rocher, où ils restaient souvent une demi-journée sans proférer une seule parole, s’entretenant des yeux et du geste plutôt que de la voix.

Quand le comte de Waldeghem fut enfin rétabli, et qu’il fallut quitter la maison hospitalière où il avait trouvé tant d’attentions et de dévouement, Louis de Winchestre offrit au bon curé une bourse pleine d’or. Ce n’est pas un gage de reconnaissance, dit-il en la lui présentant : les services que vous nous avez rendus ne se paient point avec de l’or ; mais nous serons heureux de penser que cette somme, distribuée par vous, aura essuyé quelques larmes.

Le prêtre prit la bourse sans faire de difficultés : il connaissait maintenant le caractère de ses hôtes et savait qu’il en était connu ; il pouvait sans rougir accepter ce don, ou plutôt ce dépôt sacré, dont il se serait fait un crime de détourner la moindre parcelle pour son usage. Mais, avant de quitter les fugitifs, il leur laissa entrevoir que leur histoire lui était connue. — « Croyez, leur dit-il, qu’il existe en Espagne des ecclésiastiques qui gémissent de voir les prétendus défenseurs de la religion surpasser en rigueur et barbarie les monstres les plus odieux dont l’histoire ait flétri le souvenir. Hélas ! nous en sommes nous-mêmes les victimes ! N’a-t-on pas vu récemment encore l’archevêque de Tolède et le confesseur de Charles-Quint condamnés à périr dans les flammes, par l’ordre impie de ces bourreaux ? Mais le Pontife l’a ainsi réglé, le Roi le veut, Dieu le souffre : nous nous taisons et nous nous résignons aux arrêts de la Providence.

» Puissiez-vous du moins, noble jeune homme, ne jamais expier par de longues souffrances votre belle action ! Puisse votre voyage être heureux et rapide ! Puisse l’épouse qui vous attend ne verser que des larmes de joie et de reconnaissance ! Adieu ! Tandis que vous traverserez les hautes montagnes qui nous séparent d’une terre où règne encore quelque liberté, dans ce vallon solitaire un pauvre prêtre priera pour vous. »

Ils se séparèrent les larmes aux yeux, et les voyageurs se dirigèrent vers les montagnes de Tolède, d’où, par des chemins difficiles mais déserts, ils pouvaient, sans approcher d’aucune ville, traverser toute l’Espagne et gagner les Pyrénées. Carino leur servait de guide. Il connaissait tous les sentiers, toutes les gorges, toutes les ravines ; jamais il ne paraissait rebuté par les obstacles, ni abattu par la fatigue : pendant que les Flamands reposaient dans les asiles sûrs qu’il leur indiquait, lui parcourait les vallées voisines pour se procurer les vivres dont ils avaient besoin. Cependant, à peine touchait-il aux provisions qu’il leur avait apportées : il paraissait ne s’occuper que de ses compagnons et de ses souvenirs. Il ne se plaignait pas ; il ne parlait point de vengeance ; mais on ne l’entendit plus invoquer les saints, on ne le voyait plus sourire, et, à quelque heure de la nuit que les trois Belges s’éveillassent, Carino était debout à côté d’eux, l’œil brillant et les bras croisés sur la poitrine.

Lorsqu’après quinze jours de marche ils parvinrent à la frontière de France, une joie sombre se peignit sur la figure de l’alguazil.

— À présent, dit-il, je puis songer à moi. Adieu, bons Flamands ! retournez dans votre patrie ! Cette terre sera mon tombeau !… Mais j’immolerai encore quelques victimes aux mânes de ma fille.

Il dit, et, s’élançant de rocher en rocher avec l’agilité d’un chamois, il échappa bientôt aux regards de ses compagnons surpris. Jamais depuis ce moment le nom de Carino ne frappa les oreilles des Belges, mais plus d’un moine dominicain fut trouvé sans vie dans les gorges des Pyrénées et sur les revers escarpés de la Sierra de Gota.