J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 307-315).
◄  XXXI
XXXIII  ►


CHAPITRE XXXII


Ils traversèrent plusieurs appartements richement meublés, mais sombres et tendus de tapisseries qui représentaient des objets lugubres. Parvenus enfin à un petit cabinet, le Roi s’y arrêta, et, appelant un officier de ses hallebardiers :

— Postez-vous dans la salle voisine, lui dit-il à voix basse ; que les portes restent ouvertes, et que vos soldats soient prêts à faire feu sur cet homme au moindre signal !

L’officier obéit. Louis de Winchestre vit les soldats, rangés à vingt pas de lui, charger leurs arquebuses et le coucher en joue. Cependant il ne trembla point, car son courage semblait s’accroître avec le danger.

Quand le Roi vit les gardes prêts à tirer, il s’assit dans un fauteuil magnifique, et, jetant un regard plein de méfiance au jeune Flamand :

— Maintenant, dit-il, vous pouvez parler ; qui êtes-vous ? mais ne m’approchez pas, restez à cette distance.

— Sire, dit Louis de Winchestre, je suis un gentilhomme belge, chargé par le duc d’Albe d’une mission importante.

— Par le duc d’Albe ! s’écria Philippe en se levant à demi, et vous étiez avec la Reine, elle qui feint de le haïr ! Ainsi tout le monde s’applique à tromper les rois, reprit-il d’une voix moins élevée, après un moment de réflexion ; mais on ne se dérobe pas aisément à ma pénétration : j’avais tout deviné ; cependant je veux bien que vous me rapportiez ce que disait la Reine.

— Elle me reprochait d’avoir accepté une mission de l’oppresseur de mon pays.

— Tu mens, dit le Roi en frémissant de rage ; tu me caches la vérité : mais tu mourras.

— Je crains moins la mort que le mensonge, reprit froidement le jeune homme. Une réponse si ferme étonna le monarque ; il n’était pas habitué à un pareil langage, et il conçut une haute idée de l’étranger qui osait s’exprimer de la sorte devant lui.

— Et quelle est la mission du duc d’Albe ? reprit-il d’un ton plus doux.

— J’ai ordre de remettre une dépêche à Votre Majesté.

— Il aurait suffi d’un courrier : pourquoi cette folle dépense de m’envoyer un gentilhomme ?

— Don Ferdinand de Tolède désirait que les ministres n’en eussent point connaissance.

— Donne-moi donc cette lettre confidentielle, mais ne m’approche pas… dépose-la sur le bureau et retire-toi… Non, non, attends… Brise toi-même le cachet… il y a des lettres qui font mourir celui qui les ouvre… et ce duc d’Albe en connaît le secret… aussi bien que moi-même.

Louis de Winchestre décacheta la lettre, la déposa sur le bureau et se retira à l’autre extrémité du cabinet.

— Non, pas là, s’écria le monarque, non, pas là : mes soldats ne pourraient t’y atteindre : mets-toi vis-à-vis de la porte.

Le jeune Flamand obéit, et, debout près de la croisée, il regardait d’un œil assuré les arquebuses dirigées contre lui, tandis que le Roi parcourait la dépêche, s’arrêtant à chaque moment pour observer s’il ne faisait aucun mouvement suspect.

Quand Philippe eut achevé sa lecture :

— C’est une chose évidente, dit-il, que don Ferdinand de Tolède compte sur de puissants appuis, sans quoi il ne se serait certainement pas exposé à ma juste colère. Il faut qu’il ait des protecteurs secrets : nomme-les-moi, Flamand.

— Je ne lui connais que des ennemis, répondit Louis de Winchestre.

— Oses-tu bien ainsi en imposer à ton Roi ? Eh bien ! je te les nommerai, moi, les amis de ton maître : d’abord la reine Élisabeth d’Angleterre ; puis Anne-Marie d’Autriche, avec laquelle on t’a trouvé tantôt. Tu souris, traître !

— J’avoue qu’il me semble étrange de voir Votre Majesté supposer une alliance entre le duc d’Albe et la reine d’Angleterre.

— J’en ai les preuves : sachez que, depuis l’entrée du duc dans les Pays-Bas, ses moindres démarches me sont fidèlement rapportées.

— Peut-être les dénature-t-on par de faux récits.

Le Roi changea de visage. La méfiance qui l’agitait continuellement se peignit dans ses regards, et, avançant la tête comme pour mieux entendre :

— Que dis-tu là ? s’écria-t-il : pourquoi soupçonnes-tu la fidélité de mes agents secrets ? Pourrais-tu me donner quelque preuve de leur perfidie ? Malheur, sept fois malheur aux parjures qui m’auraient trompé ! Mais non… je les ai trop bien récompensés… et cependant les bienfaits des rois ne sont jamais payés que par l’ingratitude.

Comme Philippe achevait ces mots l’heure de midi vint à sonner. Aussitôt il tira de sa poche un gros livre de prières, le posa devant lui, se découvrit la tête, joignit les mains, et, s’agenouillant d’un air dévot, il récita, en se frappant la poitrine, certaines formules auxquelles il attachait une vertu particulière. Ensuite il prononça à haute voix le premier verset de l’Angélus, et d’un coup d’œil il fit signe au Flamand de répondre. Louis de Winchestre, qui, suivant la coutume de l’époque, s’était lui-même agenouillé en entendant le son de la cloche, dit le second verset ; le Roi reprit le troisième, et, continuant ainsi, ils récitèrent non seulement l’Angélus, mais encore les sept psaumes de la pénitence et les prières usitées pour les morts ; mais, pendant tout ce temps, les hallebardiers postés dans la salle voisine restaient debout, l’arquebuse à la main et prêts à faire feu.

Quand le monarque se releva sa figure paraissait un peu moins sévère :

— Je suis content de toi, dit-il ; tu as assez bien répondu, c’est plus que je n’en attendais d’un Flamand… Écoute-moi, jeune homme, mes trésors sont immenses et mon pouvoir sans bornes : eh bien ! je consens à te promettre telle récompense qu’il te plaira de choisir si tu me livres les secrets du duc d’Albe.

En prononçant ces mots, dont il croyait l’effet immanquable, il s’était rapproché du jeune Belge, et se préparait déjà à recevoir d’importantes révélations ; mais Louis de Winchestre, contenant à peine l’indignation que lui inspirait une pareille demande, répondit avec fierté :

— Je ne suis point le confident du duc d’Albe.

Le Roi fut déconcerté d’une réponse si imprévue, et, malgré tout son orgueil, le regard méprisant du jeune homme le fit rougir. Cependant il dévora patiemment cette humiliation pour parvenir à satisfaire son éternelle méfiance, et il reprit sans témoigner de colère :

— Mais il faut qu’il ait une grande confiance en toi ?

— Je lui ai sauvé la vie.

— Et tu ne sais rien de ses complots ? parle, avoue que tu es son complice ; déclare ce que je te demande ou tu vas mourir.

En parlant ainsi Philippe avait pris un ton sévère et un air menaçant, pour arracher par la crainte ce qu’il ne pouvait obtenir par les promesses. Mais Louis de Winchestre répondit avec la même fermeté :

— Je répète à Votre Majesté que les desseins secrets du duc d’Albe me sont entièrement inconnus. Je ne lui crois même d’autre projet que de dévaster entièrement mon malheureux pays.

— Et tu ne penses pas qu’il veuille se faire duc de Brabant et livrer la Flandre à Élisabeth ? s’écria le Roi en frappant du pied avec impatience.

— Je le crois trop prudent pour former des projets impraticables.

— Traître, dit le monarque, tu me trompes : tu vas périr, périr sans confession !

— Ma vie est dans les mains de Dieu, répartit le Belge sans s’émouvoir.

— Elle est entre mes mains, reprit Philippe avec une fureur concentrée : d’un mot, d’un signe, je puis t’envoyer aux enfers. Vois ces soldats qui te couchent en joue : déclare tout ou tu es mort.

— Je n’ai rien à déclarer.

— Tu le veux, eh bien ! meurs.

C’en était fait de l’intrépide Flamand si la rage dont le Roi était transporté lui eût laissé sa présence d’esprit ; mais, tandis qu’il étendait le bras pour


Déclare ce que je te demande ou tu vas mourir. (P. 312.)


donner à ses hallebardiers le signal funeste, sa main gauche, appuyée sur un ressort secret qui était caché dans un des bras du fauteuil, fit un mouvement d’impatience. Le ressort déplacé joua, et aussitôt, comme par enchantement, les portes du cabinet se fermèrent et mirent une barrière entre les soldats et celui sur lequel ils allaient faire feu.

Philippe II pâlit à cette vue ; car ces portes avaient été faites, d’après ses propres dessins, avec tant d’art qu’elles s’emboîtaient d’elles-mêmes en se rejoignant et qu’on ne pouvait les ouvrir du dehors. Il se trouvait donc enfermé dans son propre cabinet avec l’homme qu’il avait menacé du supplice, et cet homme était encore tout couvert du sang des soldats tombés sous son glaive redoutable : quelle résistance eût pu lui opposer le monarque déjà affaibli, infirme et peureux ?

Les hallebardiers, qu’un obstacle imprévu séparait de leur proie, essayèrent vainement d’ébranler ces portes massives : le Roi avait présidé à leur construction et les avait fait faire assez solides pour résister à tous les efforts extérieurs. C’était une précaution qu’il avait prise contre la malveillance : il avait cru par là se mettre à l’abri des coups de ceux qu’il aurait poussés au désespoir, et maintenant il se voyait victime des mesures qu’il avait calculées pour sa sécurité.

Pâle, tremblant, à demi mort, il tira son épée ; mais elle s’échappa de ses mains quand il vit le jeune Belge s’approcher de lui :

— Ne me frappe pas, murmura-t-il d’une voix étouffée par la crainte ; ne porte pas la main sur l’oint du Seigneur ; je suis le Roi Catholique, ne me frappe pas.

Sans daigner lui répondre un seul mot, Louis de Winchestre s’approcha de la porte et chercha les moyens de l’ouvrir : il y réussit, grâce à son adresse et à sa force prodigieuse ; car, quoiqu’il se trouvât du côté où le mécanisme était à découvert, comme il n’en connaissait point le secret, il eut quelque peine à le faire jouer.

Les soldats demeurèrent interdits quand ils virent celui contre lequel ils étaient armés leur livrer lui-même le passage et s’exposer à leurs coups ; Philippe aussi fut frappé de cette action courageuse.

— Retirez-vous, dit-il aux hallebardiers ; ne lui faites pas de mal…

Mais dès qu’ils eurent fait quelques pas sa défiance reprit de nouvelles forces, et il leur cria de rester.

Se retournant ensuite vers Louis de Winchestre, et s’efforçant de lui parler du ton qui convient à un maître, quoiqu’il tremblât encore du danger qu’il avait couru :

— Jeune homme, dit-il, celui qui avait touché l’arche sainte, même pour la soutenir, fut mis à mort par le Dieu jaloux de sa grandeur. Rappelez-vous cet exemple, et vous comprendrez quelle est ma clémence de vous laisser libre et impuni après m’avoir approché de si près : allez, ne reparaissez jamais devant moi, et qu’aucune indiscrétion ne vous échappe ; car le bras des rois est long.

Louis de Winchestre s’inclina légèrement et sortit du cabinet. Quand il passa devant les hallebardiers il les entendit répéter plusieurs fois le nom de brave.