J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 293-306).
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CHAPITRE XXXI


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u moment où Louis de Winchestre sortait du palais un page l’arrêta :

— Seigneur, dit-il, vous êtes Flamand ?

— Je le suis.

— Vos cheveux blonds ont été remarqués de la Reine ; elle a soupçonné les motifs qui peuvent amener un Belge dans ce palais, et elle veut vous entretenir avant que vous ne vous exposiez à des dangers inévitables. Consentez-vous à m’accompagner ?

— Avec joie.

— Suivez-moi donc, mais d’un peu loin ; car c’est ici le séjour de la méfiance.

Le page, passant par une longue suite de corridors étroits et d’escaliers obscurs, arriva enfin à une petite porte et frappa trois coups. À ce signal une des femmes de la Reine, qui l’attendait, ouvrit doucement la porte, et Louis de Winchestre entra ; mais son guide resta dehors.

L’appartement était vaste et orné de belles peintures : entre autres meubles à l’usage de la Reine, le jeune homme remarqua un métier sur lequel était tendu un morceau de tapisserie à peu près terminé : c’était une vue d’Allemagne. On pouvait y distinguer la trace encore humide de quelques larmes que la princesse avait versées au souvenir de son pays.

Elle parut bientôt, et le jeune Belge la reconnut, moins à son riche costume qu’à la noblesse de sa démarche. C’était encore une des plus belles femmes de l’Europe : sa taille haute et majestueuse, ses traits réguliers et son regard imposant annonçaient une reine ; mais ses yeux avaient perdu leur éclat, le brillant coloris de la jeunesse et de la gaîté n’embellissait plus ses joues ; une ride même, une ride profonde, se dessinait sur son front, et ceux qui, deux années auparavant, avaient vu Anne-Marie d’Autriche s’embarquer pour l’Espagne, répandant autour d’elle l’espérance et la joie, ne l’eussent point reconnue dans cette femme pâle, maigre et souffrante qui portait maintenant la couronne.

Laissant ses femmes au fond de l’appartement, elle s’avança seule vers Louis de Winchestre et lui dit d’une voix pleine de douceur : — Ainsi je ne m’étais pas trompée, vous êtes Flamand, et sans doute vous venez implorer la clémence du Roi mon époux ?

Le jeune Belge avait soutenu sans pâlir les regards menaçants du duc d’Albe, et la cruauté froide de Philippe II ne lui avait inspiré que du mépris et de l’horreur ; mais il ne put se défendre d’une vive émotion en recevant de cette auguste princesse un accueil si plein de bienveillance, et ce fut avec un trouble extrême qu’il répondit :

— Telle n’est point mon intention ; non, madame, je ne sollicite point de grâce… Je suis envoyé par le duc d’Albe.

La Reine fit un pas en arrière, et sans chercher à déguiser le mécontentement que trahissaient son geste et sa figure :

— Vous servez ce monstre ? s’écria-t-elle ; vous êtes vendu au tyran qui opprime votre pays ? Jeune homme, c’est un rôle bien vil et bien affreux[1].

Également surpris et charmé de trouver dans la reine d’Espagne tant de franchise et des sentiments si conformes aux siens, Louis de Winchestre ne fut point affecté de ses reproches.

— Que Votre Majesté daigne m’entendre ! dit-il d’une voix respectueuse mais ferme ; je ne suis point le satellite du tyran ; il m’a arraché une promesse et je viens la remplir : mais Dieu m’est témoin que personne plus que moi ne déteste le tigre qui a bu le sang de mes concitoyens.

La princesse hésita quelque temps avant de répondre ; ses yeux fixés sur le Flamand semblaient chercher dans son maintien la confirmation de son discours, mais sa figure exprimait si bien la noblesse et la loyauté qu’Anne d’Autriche ne put le supposer capable de perfidie.

— J’aime à vous croire, reprit-elle ; ce serait un être bien dénaturé que le Belge qui s’attacherait au duc d’Albe : mais, dites-moi, savait-on qu’il dût revenir en Espagne lorsque vous avez quitté les Pays-Bas ?

— J’étais à Bruxelles quand le duc de Médina-Cœli vint lui demander de remettre ses pouvoirs.

— La joie fut sans doute universelle ?

— La joie ! Ah ! madame, la douleur et la désolation succédèrent bientôt à l’espérance. Le duc d’Albe a refusé de reconnaître son successeur.

En apprenant une nouvelle aussi imprévue la Reine changea de visage ; ses joues pâles se teignirent d’un vif incarnat et ses yeux devinrent étincelants :

— L’audacieux ! dit-elle. Mais cette rébellion ne restera pas impunie : don Philippe est jaloux de son autorité…

Le doute et l’incertitude se peignaient dans les regards du jeune homme :

— Je crains, dit-il, que Sa Majesté n’approuve cette action ; Ferdinand de Tolède est adroit et puissant, il saura colorer sa conduite.

— Jamais ! s’écria la princesse, jamais ! aussi longtemps du moins que je pourrai parler au Roi. Il est vrai, continua-t-elle d’une voix plus faible, que je n’ai pas auprès de lui le crédit auquel devrait s’attendre une parente, une épouse ; mon attachement pour les Belges, dont je me crois la compatriote, nuit à mon pouvoir… peut-être aussi est-ce une faiblesse ; mais la nièce de Charles-Quint pourrait-elle ne point aimer les Flamands ?… Quoi qu’il en soit, je me persuade que don Philippe consentira cette fois à suivre mes avis…

— Plût à Dieu, madame, reprit le Flamand en posant la main sur son cœur, qu’il s’y conformât toujours ! nos malheurs seraient bientôt terminés ; Votre Majesté aurait pitié d’un peuple qui ne demande que la conservation de ses droits antiques.

— Vous me jugez bien, répondit la Reine ; mais que peut une femme sur l’esprit de ce monarque bizarre ? Il se défie de tout le monde, repousse tous les conseils, veut tout faire par lui-même et voit des ennemis dans ceux qui lui sont le plus attachés. En achevant ces mots la princesse fondit en larmes. Oh ! que ne suis-je une pauvre fille des champs ! reprit-elle les yeux levés au ciel ; l’existence la plus laborieuse serait préférable à cette vie d’angoisses et de dissimulation. Jeune homme, ne soyez pas surpris que je vous parle si librement : mon cœur a besoin de s’épancher, et vous êtes le seul compatriote que j’aie rencontré dans ce pays ; car on m’a enlevé ou l’on a corrompu jusqu’à ceux qui me servaient. La fille de l’empereur Maximilien n’est entourée que d’étrangers et d’espions.

Louis de Winchestre, vivement ému, mit un genou en terre et jura de se montrer digne de la confiance que lui témoignait cette illustre souveraine.

— Je puis aspirer à votre estime, dit-il ; car je suis un Gruthuysen, et Guillaume de Nassau m’a remis ses plus chers intérêts.

— Guillaume de Nassau ! répéta la Reine, dont la figure exprimait à la fois l’étonnement et la curiosité ; vous connaissez ce grand homme ?

— J’ai combattu à ses côtés.

— Oh ! dites-lui qu’il y a dans ce palais une personne qui ne partage point la haine injuste qu’on lui a vouée ; dites-lui que mon cœur a compris ses sentiments généreux ; que j’ai pleuré ses malheurs, que j’ai même tâché de les adoucir… Je me suis efforcée de rendre moins cruelle la captivité de son fils.

— Que Dieu vous récompense ! reprit le jeune Flamand ; vous avez mérité l’amour et la reconnaissance de tous les Belges.

— Hélas ! j’ai pu faire bien peu de chose : le fils de Guillaume de Nassau est resté entre les mains de moines fanatiques, qui étouffent dans son âme le germe des vertus. Le prince d’Orange aura un successeur, mais le héros n’a plus de fils…

— Il lui en reste un, madame ; nourri à l’école du malheur et des dangers, il sera digne de son père et de son pays ; mais vous, pardonnez une demande que votre bonté m’encourage à faire, vous, madame, soyez la mère de celui qu’on retient ici prisonnier ; si vous ne pouvez nous rendre un second Guillaume, songez au moins que le sang d’un grand homme coule dans ses veines, et transmettra peut-être ses vertus à ses petits-fils.

— Je veillerai sur lui, dit la Reine d’un ton expressif, pendant le peu de jours qui me restent ; le chagrin abrège la vie ; quelquefois aussi, dans ce palais, on s’impatiente d’attendre le résultat certain, mais trop lent, de la douleur… Mais, je le répète, pendant le peu de jours qui me restent, je veillerai sur le fils de Guillaume de Nassau.

Comme elle achevait ces paroles, on frappa avec violence à la porte de l’appartement : la princesse tressaillit, ses lèvres devinrent pâles et ses genoux tremblèrent…

— C’est de la part du Roi, dit-elle au jeune Flamand : la jalousie du Roi est terrible ; cachez-vous.

Louis de Winchestre se jeta derrière les rideaux épais d’une haute croisée, et la Reine s’assit à son métier, pendant que ses femmes ouvraient la porte. Aussitôt quatre soldats en occupèrent le seuil, et l’on vit entrer un officier suivi d’un homme qui tenait une coupe et un lacet.

Cet officier, armé de toutes pièces et le sabre à la main, marcha droit à la princesse : sa figure brutale, sa démarche lourde et son maintien ignoble annonçaient une origine basse et un caractère grossier ; son regard était menaçant et son sourire féroce ; mais quand ses yeux rencontrèrent ceux d’Anne d’Autriche il resta interdit ; la parole expira sur ses lèvres entr’ouvertes, et sans proférer un seul mot il la salua gauchement.

— Que me voulez-vous ? dit la Reine.

— Madame, répondit l’officier tremblant,… Votre Majesté,… Madame,… le Roi mon maître… Pardonnez-moi, Madame,… et à chaque mot il reculait d’un pas.

La princesse eut la patience d’attendre qu’il se fût un peu calmé ; tortillant alors ses moustaches d’une main, tandis que de l’autre il caressait le pommeau de son sabre, il parvint à se rappeler la harangue qu’il avait préparée : Madame, dit-il,… d’après l’avis du conseil de conscience et de la sainte inquisition, Sa Majesté le Roi croit devoir punir le zèle que vous avez témoigné dans toutes les rencontres pour la cause des hérétiques ; mais, respectant dans Votre Majesté sa parente et son épouse, il vous laisse le choix du genre de mort. Comme vous avez reçu hier soir l’absolution, et que vous avez communié ce matin, le Roi pense qu’il n’y a pas besoin que Votre Majesté se prépare longtemps à ce sacrifice expiatoire.

— J’y étais préparée, répondit Anne d’Autriche sans témoigner de surprise ni de frayeur ; je savais le sort de celle qui m’a précédée. Que la volonté du Roi s’accomplisse ! la mort sera le don le plus précieux que j’aie reçu de lui. Je sais que son infernale jalousie en est la seule cause, mais je meurs innocente ; laissez-moi seulement quelques minutes pour prier.

Elle s’agenouilla sur un prie-Dieu, et, sans montrer la moindre faiblesse, éleva son âme vers Celui qui connaissait toute son innocence, le priant de lui remettre les légères fautes de sa vie et de pardonner à son assassin.

— Allons ! madame ; le temps presse, s’écria l’officier ; choisissez le lacet ou le poison…

— Une minute encore, dit la Reine d’un air calme.

— Je ne le puis…

— Je voudrais écrire quelques lignes.

— Impossible ! Il faut mourir.

Pendant ce dialogue le jeune Flamand était en proie à la plus vive agitation : il voyait la petite-fille de ses souverains, une reine moins grande encore par son rang que par ses vertus, la seule personne de la cour qui eût osé élever la voix en faveur des Belges opprimés, il la voyait victime de ses sentiments généreux et près de mourir d’une mort infâme. Ne consultant que son courage, il voulut trois fois s’élancer seul sur les farouches satellites du tyran, et trois fois il s’arrêta, supposant que ce n’était qu’une épreuve, et qu’après avoir cherché à effrayer la Reine et à lui extorquer quelques aveux, on lui laisserait la vie et la liberté. Enflammé d’une vertueuse indignation, mais craignant de compromettre la princesse en se montrant, il restait immobile, frémissant de colère, tenant à deux mains son épée, dont, dans son impatience, il mordait avec force le pommeau ; mais quand il entendit ces paroles sinistres : il faut mourir ! quand il vit l’officier appeler du geste le bourreau qui le suivait, et déjà étendre la main pour saisir la Reine, il poussa un cri de fureur et fondit le glaive nu sur les meurtriers, en répétant : il faut mourir ; oui, misérables, il faut mourir.

Les regards seuls de l’officier et de son infâme aide révélèrent leur surprise et leur terreur : avant que leurs traits eussent pu changer d’expression, avant que leurs joues fussent décolorées, avant qu’ils eussent quitté leur attitude menaçante, le fer vengeur les avait atteints tous deux : le glaive de Louis de Winchestre fendit le casque et ouvrit le crâne du militaire, et, d’un coup de pointe, il perça le cœur du bourreau.

À la vue du sang qui coulait en abondance, cette princesse qui venait de soutenir avec tant de courage les approches de la mort, saisie maintenant d’une horreur profonde, détourna la tête, s’appuya sur le prie-Dieu, et resta un moment sans connaissance ; ses femmes ne firent pas un seul pas pour la secourir : accoutumées à demeurer passives au milieu des scènes affreuses qui se renouvelaient si souvent dans le palais du Roi, elles avaient vu d’un œil sec leur maîtresse vouée au supplice, et le seul sentiment qui régnât dans leurs cœurs avilis et corrompus c’était la crainte qu’on ne leur fît un crime d’avoir été témoins de cet épouvantable meurtre.

Cependant les quatre soldats qui gardaient la porte s’étaient précipités sur le téméraire jeune homme ; mais lui, déployant une force et une agilité surnaturelles, détourna leurs coups, brisa leurs hallebardes, et fracassa leurs armures : son sabre est comme une muraille d’airain que les piques ne peuvent traverser, on dirait qu’il se multiple pour faire faire de toutes parts, et, quoique seul contre quatre, l’intrépide Flamand n’a point encore reçu une seule blessure, tandis que le sang de ses adversaires coule à grands flots.

— À moi, Wallons ! à moi, compatriotes ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre en redoublant ses efforts. Braves gens de Liège et du Hainaut, au secours !

Il y avait dans un corridor voisin un poste de gardes wallonnes : comme ces braves soldats avaient souvent querelle avec les autres troupes, ils s’imaginèrent qu’un de leurs compagnons était en danger ; ils accoururent aussitôt, l’épée à la main, et, fondant sur les quatre Espagnols, ils les hachèrent en pièces, comme des traîtres et des assassins.

Cependant un homme pâle et hors d’haleine accourait à toutes jambes ; c’était le Roi lui-même : dépouillant cette fois la gravité qui ne le quittait jamais, il n’était plus qu’un époux ardent, fougueux, passionné, en proie aux transports les plus violents. — Arrêtez ! cria-t-il de loin d’une voix mal assurée ; au nom du Ciel, arrêtez : elle est innocente, on m’avait surpris ; … arrêtez, arrêtez !…

Les soldats ne prirent garde qu’à ces derniers mots : — Il n’est plus temps, Sire, répondirent-ils, un peu confus mais sans crainte ; nous avons fait notre devoir.

— Il n’est plus temps ! répéta le Roi, et un rire affreux contracta tous les muscles de sa figure : il n’est plus temps !… Mais je la vois reprit-il en faisant un geste d’épouvante ; son ombre est là… Isabelle ! don Carlos ! venez, venez aussi, venez avec elle dévorer mon cœur !

Les soldats, quoique vieillis dans les armées et accoutumés à l’horrible spectacle du carnage, ne purent soutenir la vue de Philippe poursuivi par le remords : ils se couvrirent le visage de leurs mains, pour ne plus apercevoir cette figure effrayante, plus horrible mille fois que l’image de la mort la plus horrible. Les cheveux du Roi étaient hérissés, ses yeux sortaient de leur orbite ; des nuances livides, jaunes et verdâtres se succédaient sur ses joues comme les nuages que chasse devant lui l’ouragan : tous ses muscles étaient tendus, tous ses membres tremblaient : sa respiration était pénible et entrecoupée, et des sons inarticulés s’échappaient de ses lèvres.

La Reine, qui avait repris connaissance, eut seule le courage d’approcher de ce prince aussi malheureux que coupable. — Calmez-vous, Sire, lui dit-elle d’un ton qui ne ressemblait point à celui du reproche ; Anne d’Autriche est sauvée.

— Sauvée ! répéta Philippe en reculant de surprise ; sauvée ! dites-vous ? et il passa la main devant ses yeux comme pour s’assurer s’il n’était point le jouet de quelque illusion : vous vivez, madame ! et par quel miracle ?

— Ce jeune homme m’a défendue, répondit la princesse en montrant Louis de Winchestre.

Le Roi tourna vers le Belge ses yeux ternes et semblables à ceux d’un mourant : il parut l’examiner, et bientôt sa pâleur fit place à une rougeur brûlante, ses yeux reprirent leur éclat, et une violente jalousie se peignit dans tous les traits de sa-figure.

— Un jeune homme ! murmura-t-il : qu’on s’assure de lui !

— Arrêtez, Sire, s’écria la Reine ; c’est mon libérateur, et ma mort suivrait de près la sienne…

— Au moins, madame, reprit le monarque avec un regard soupçonneux, vous ne refuserez pas de me dire comment ce jeune homme s’est trouvé présent…

La princesse restait muette. — Sire, dit Louis de Winchestre avec une fermeté mâle et digne d’un héros, je suis prêt à satisfaire Votre Majesté ; mais j’ose vous supplier que ce soit dans un autre appartement, et qu’on s’occupe en attendant de secourir la Reine.

— Vous avez raison, répondit Philippe d’une voix sourde et avec un regard qui témoignait que cette attention même avait confirmé tous ses soupçons ; les femmes de Sa Majesté prendront soin d’elle. Suivez-moi.

Ils s’éloignèrent ensemble : le Roi marchait le premier ; il avait soin de tourner à chaque moment la tête, pour surprendre les regards du jeune homme et de son épouse.



  1. Tous les historiens parlent de la haine de cette princesse pour le duc d’Albe, haine quelle manifesta lors de son passage à Anvers, en détournant les yeux à la vue de la statue qu’il s’y était fait ériger.