J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 51-59).
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CHAPITRE V


Pendant que la flotte espagnole s’avançait à pleines voiles une petite chaloupe côtoyait le rivage de la mer. Elle était montée par deux hommes, vêtus en pêcheurs et munis de larges filets. L’un des deux était debout à l’arrière du canot ; l’autre, assis à l’avant, faisait mouvoir deux rames longues et pesantes.

Ces deux marins n’avaient point cet air d’insouciance et de grossièreté ordinaire aux gens de leur profession. Ils observaient attentivement les sinuosités du rivage, ils sondaient la profondeur des eaux, surtout ils épiaient tous les mouvements de la flotte. Celui qui ramait paraissait presque sexagénaire ; mais quoique son front fût ridé et que ses cheveux gris s’échappassent de dessous son bonnet de cuir, il était encore robuste et dispos. Ses mains larges et épaisses, ses épaules carrées, son cou musculeux annonçaient une force peu commune, et ses traits mâles, son teint cuivré, son regard perçant révélaient l’énergie de son caractère. Son compagnon était à la fleur de l’âge. Son costume simple faisait ressortir l’élégance de sa taille et l’heureuse harmonie de ses proportions. La blancheur de son teint eût pu paraître singulière chez un matelot, toujours exposé aux rayons du soleil et au souffle des vents ; mais la noblesse de sa figure s’accordait mal avec ses habits de pêcheur et la fierté de son regard trahissait l’habitude du commandement.

Déjà le soleil avait parcouru près du tiers de sa course, et depuis quatre heures les deux marins s’occupaient à reconnaître les parages dans lesquels ils naviguaient, quand tout à coup celui qui ramait, laissant échapper ses rames, se baissa et saisit un gros mousquet posé au fond de la chaloupe.

— Eh bien ! pilote, s’écria d’un ton impérieux le jeune homme qui se tenait debout à l’arrière du canot, pourquoi nous arrêtons-nous ?

Le vieux marin étendit le bras vers le rivage, et, montrant du doigt un homme qui se tenait près du bord : Mon lieutenant, dit-il, c’est un soldat espagnol.

— Que nous importe ! répliqua l’officier en haussant les épaules.

La surprise se peignit sur la figure basanée du rameur ; cependant il ne lâcha point le mousquet qu’il tenait de la main gauche, il ne détourna point ses regards fixés sur le soldat. Avec l’expression d’une joie cruelle, il répéta seulement de sa voix rauque et gutturale : un Espagnol !

Cet acharnement fit sourire le jeune homme : Veux-tu donc faire feu sur lui ? demanda-t-il.

Un sourire expressif fut la seule réponse du vieux loup de mer.

— Mais, Dirk Dikensen, reprit l’officier, le bruit de ton mousquet nous ferait reconnaître…

Le rameur, convaincu de la justesse de cette observation, baissa tristement la tête et laissa tomber son arme. Mais concevant bientôt une nouvelle espérance, il s’écria : Laissez-moi du moins aller à terre, que je l’assomme à coups de crosse !

Le lieutenant resta inflexible : Nous sommes venus sonder les parages, et non pas chercher des ennemis, répondit-il d’un air ferme ; songeons à notre devoir.

Sans proférer un seul mot, le pilote reprit ses rames, et le petit canot continuant sa marche rapide fut bientôt à quelque distance de l’endroit où se tenait l’Espagnol. On put alors apercevoir plusieurs autres soldats qui suivaient d’assez loin le premier.

— Ils vont toujours par troupes comme des harengs, dit le vieux marin d’un air plein de mépris. Aussi bien n’ont-ils pas tort, car malheur à l’Espagnol qui se hasarderait à parcourir seul les campagnes ! Il y a en Flandre des paysans qui savent manier le fléau.

— Au large, au large, Dirk !

Le rameur obéit, mais il retournait souvent la tête pour regarder les soldats, et sa haine invétérée contre eux se peignait fortement sur son visage cicatrisé.

Bientôt il aperçut deux dames, qui venaient de traverser les dunes et s’étaient arrêtées sur le rivage pour contempler la flotte qu’on découvrait au loin. Pour la seconde fois alors, il lâcha ses rames, et, prenant son mousquet, il s’assura que la batterie était en bon état.

Le mécontentement éclatait dans les regards du jeune officier. — Dirk Dirkensen, dit-il, faut-il donc que je vous rappelle que vous êtes sous mes ordres ?

— Pardon, mille fois pardon, mon lieutenant ! répliqua le vieux marin sans se déconcerter ; mais je connais cette maudite race de Castillans ; et vous aussi, mon lieutenant, je vous connais ; deux minutes ne se passeront pas sans que vous m’ordonniez de tourner vers la terre.

Le jeune homme, surpris de cette réponse, jeta les yeux sur le rivage ; il vit les deux dames accompagnées d’un seul domestique et pressentit les funestes intentions des soldats qui les guettaient : il pâlit, ses mains se serrèrent avec force et sa poitrine se gonfla ; mais il ne proféra pas une seule parole.

— Virerai-je de bord ? demanda le pilote impatient de rejoindre ceux dont il était l’implacable ennemi.

— Non, répondit le lieutenant d’une voix étouffée.

— Et nous laisserons insulter impunément ces pauvres femmes ?

Un combat terrible s’élevait dans le cœur de l’officier : il hésita quelque temps, en proie à l’émotion la plus puissante. Enfin, levant les yeux au ciel et mettant la main sur son cœur : Il le faut, dit-il ; le sort de la patrie peut dépendre du rapport que nous devons faire. Exposer maintenant notre vie, ce serait trahir la cause sacrée que nous défendons.

— Permettez-moi de vous dire, lieutenant, reprit le brave vieillard, que notre rapport sera fort inutile : l’amiral connaît ces eaux comme sa boussole, et d’ailleurs il doit être bientôt rejoint par Claas Claassens et par Joos de Moor.

— À terre donc ! s’écria l’officier avec l’accent de la plus vive joie. À terre ! puisque l’honneur nous le permet. La mort eût été cent fois moins cruelle que la vue de ces dames outragées à mes yeux.

Le pilote avait déjà ressaisi ses rames, et, s’en servant avec une vigueur et une adresse extraordinaires, il fit glisser rapidement le petit canot à la surface de l’onde.

Cependant le jeune homme craignait encore de se rendre coupable envers ceux qui lui avaient confié l’importante mission de reconnaître les parages que la flotte espagnole devait traverser. — Ami, dit-il à son compagnon, contente-toi de tirer de loin sur ces Espagnols, afin qu’au moins l’un de nous puisse retourner auprès de notre amiral.

Le vieux marin fit la grimace. Arrivons toujours, répondit-il en regardant avec complaisance son mousquet, je sais ce que j’aurai à faire.

— Si je succombe, reprit l’officier, tu diras à nos compagnons que mes derniers vœux ont été pour la liberté de mon pays.

— Si vous succombez, répliqua le vieillard d’un ton grave et avec un regard expressif, notre barque voguera sans conducteur, et le vieux Dirk Dirkensen passera au service d’un plus puissant amiral !

Il continua à ramer vigoureusement, et pour dissiper les images funestes qui s’offraient à sa pensée il chantait à demi-voix une chanson de matelot. L’officier impatient se tenait debout à la proue du petit esquif, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée en avant.

Quelque diligence que fit le pilote, la barque, repoussée par un courant contraire, n’arriva près du rivage qu’au moment où quatre soldats entraînaient déjà la belle Marguerite. Le jeune homme, furieux à cette vue, s’élança dans les flots en tenant ses pistolets élevés au-dessus de sa tête. Le vieux loup de mer poussa la chaloupe jusque contre le bord, et s’arrêta un moment pour l’amarrer d’une manière solide.

À la vue d’un homme qui accourait seul, et dont le costume n’annonçait qu’un pauvre pêcheur, les ravisseurs n’éprouvèrent d’abord aucune inquiétude ; mais ils reconnurent bientôt à quel ennemi redoutable ils avaient affaire : deux coups tirés d’une main sûre renversèrent deux d’entre eux sur l’arène. Jetant alors ses pistolets loin de lui, l’intrépide marin tira son sabre et se précipita sur les deux autres.

Les soldats espagnols étaient braves, et de nombreuses cicatrices attestaient les périls qu’ils avaient affrontés. Déposant à terre leur fardeau, ils se mirent en défense ; mais, quoique souvent ils eussent vu briller le fer d’un ennemi, ils se sentirent troublés à l’approche de ce jeune inconnu, dont les formes athlétiques, la démarche assurée et l’œil étincelant semblaient présager leur défaite. L’un des deux tomba après s’être faiblement défendu, l’autre jeta son sabre et s’enfuit.

Le vainqueur allait le poursuivre. — En panne, en panne, mon lieutenant ! lui cria Dirk Dirkensen, qui arrivait enfin fatigué et hors d’haleine, laissez-moi le plaisir d’en expédier un.

En prononçant ces mots il couchait en joue le fuyard ; et quoique la distance fût considérable, le mousquet pesant et la course de l’Espagnol rapide, la balle alla frapper le but, et le soldat mordit la poussière. Le pilote, appuyé sur le bout de son mousquet, contempla d’un air triomphant les mouvements convulsifs de ce misérable Le voilà enfoncé, dit-il, et il ne reviendra plus sur l’eau ; la main du vieux Dirk Dirkensen ne tremble pas encore, et plus d’un jeune homme serait fier d’avoir tiré ce coup.

Cependant la jeune comtesse, délivrée d’une manière aussi inattendue, était prosternée sur le sable et rendait grâces au Tout-Puissant : sa tante, agenouillée devant le vainqueur, couvrait ses mains de baisers et de larmes, le nommant son ange gardien et son saint patron ; car elle croyait fermement qu’il avait fallu un miracle pour sauver sa nièce. Mais quelle fut sa surprise et presque sa terreur lorsque, levant les yeux sur cet être surnaturel, elle reconnut le marin dont les discours hardis avaient causé tant de scandale chez le bourgmestre ! Elle pâlit, recula et murmura… Un gueux de mer !

— Mais non, reprit-elle après un moment, on vous avait calomnié, brave jeune homme ; vous devez être bon catholique et fidèle royaliste, car vous avez montré du courage et de l’humanité. Quel bonheur que vous avez échappé à don Sandoval !

— Echappé ! répéta le jeune homme en rougissant ; je ne crois pas avoir jamais évité personne, et si don Sandoval m’eût suivi, nous aurions mesuré nos épées…

À cette voix Marguerite releva la tête, et par un mouvement involontaire, étendant ses bras vers celui qui l’avait sauvée, elle laissa échapper de ses lèvres le nom de Louis de Winchestre.

L’officier l’entendit, mais il ne montra aucune émotion : son regard était sévère et dédaigneux, et la jeune fille se sentit plus malheureuse dans ce moment que lorsqu’elle était au pouvoir de ses farouches ravisseurs. Elle retomba sur le sable, et sa tante, se jetant dans ses bras, la trouva inanimée.

Cependant le pilote accourait à toutes jambes : — Des voiles, criait-il, des voiles ennemies ! j’aperçois d’autres Espagnols. Allons, mon lieutenant, levons l’ancre et emportons ces dames !

L’officier ne répondait rien. — Je me chargerai de la jeune fille, reprit Dirk, et quand nous serons dans la chaloupe une petite goutte de genièvre lui rendra bientôt la vie. Vous, mon lieutenant, comme le plus fort et le plus alerte, veuillez bien prendre sous votre convoi cette vieille dame qui se désole là fort inutilement.

En achevant ces mots le vieux loup de mer repoussa un peu durement la baronne, qui s’attachait à sa nièce évanouie. Entourant d’un de ses grands bras la taille svelte de Marguerite, il la souleva de terre et la porta dans la chaloupe avec autant de facilité que si c’eût été un enfant. Le lieutenant s’était chargé de la douairière ; il la plaça à côté de sa nièce, coupa lui-même la corde qui retenait le petit esquif, et le laissa entraîner par le courant.