J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 45-50).
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CHAPITRE IV


Quand le carrosse fut sorti des portes de la ville, Marguerite et sa tante remarquèrent des soldats espagnols qui les suivaient ; mais ils s’éloignèrent avec empressement dès que l’on parut faire attention à eux, et l’on n’en vit plus qu’un seul qui, se tenant sans cesse assez près du rivage, semblait ne songer qu’à découvrir la flotte que l’on attendait.

De vastes prairies s’étendaient des deux côtés de la route, mais on n’y voyait point paître les troupeaux que nourrissait ordinairement cette belle contrée ; car les paysans, instruits par une funeste expérience, n’osaient plus laisser le bétail, qui faisait toute leur richesse, errer sous la garde d’une femme ou d’un jeune garçon.

Au delà des vastes plaines qui s’étendaient jusqu’au rivage de la mer s’élevait une chaîne de dunes jaunâtres, où ne croissaient que quelques tiges de genêt. Ce fut là que la baronne se fit conduire. Elle descendit de voiture au pied des dunes, les traversa, et, sous l’escorte seulement d’un vieux domestique, elle s’avança avec sa nièce jusqu’à l’endroit où les flots venaient mourir.

Là elles virent se déployer sur une mer calme et unie l’immense flotte du gouverneur. Plus de cinquante vaisseaux s’avançaient en bon ordre vers l’embouchure du bras de mer qui conduit à l’Écluse. Leurs voiles blanchâtres, aperçues de loin, ressemblaient à une troupe de grands oiseaux de mer, déployant leurs ailes majestueuses. Le ciel était pur, le vent favorable, et tout semblait s’unir pour rendre plus brillante l’arrivée de celui auquel était maintenant confié le sort de la Belgique.

Pendant que les deux dames contemplaient avec admiration ce spectacle imposant, une dizaine de soldats espagnols s’approchaient sans bruit. Marguerite les remarqua la première et frémit en reconnaissant leur uniforme, mais la baronne n’en fit que rire. En vérité, ma nièce, dit-elle, vous ressemblez à ces pauvres enfants que nous avons rencontrés hier sur la route de Bruges ; la vue d’un soldat vous effraie, quoique ces braves gens ne soient armés que pour nous protéger, et je crois que votre propre père vous ferait peur, vêtu de son uniforme. La jeune comtesse ne répondit point. Toute son attention était fixée sur les soldats, dont l’air menaçant et les regards sinistres lui faisaient trop pressentir les mauvaises intentions.

Ils s’approchèrent de deux dames, et celui qui paraissait le chef de la bande prit la parole : Nous sommes fort heureux, dit-il, de rencontrer sitôt Vos Seigneuries, ayant un petit message pour elles. C’est de la part du capitaine qui commande la garnison.

— De la part de don Sandoval ? répéta Marguerite.

— Précisément, belle demoiselle… Mais veuillez rassurer cette bonne dame qui tremble comme une feuille. Nous sommes Castillans, et incapables de manquer au beau sexe.

La figure de celui qui parlait de la sorte et celles de ses camarades ne pouvaient faire prendre que pour une ironie amère leurs protestations de respect aux dames, car tous leurs traits exprimaient la brutalité de leur caractère, et ils ressemblaient moins à des soldats qu’à des bouchers.

— Si vous avez quelques égards pour nous, reprit la douairière, toujours prête à croire aux promesses d’un Espagnol, veuillez continuer votre chemin. Ne voyez-vous pas que votre présence effraie ma nièce ?

— J’espère que vous vous trompez, ma chère dame, répliqua l’Espagnol en ricanant ; cette belle demoiselle ne peut craindre les soldats de son adorateur. Par saint Jacques ! nous sommes tous prêts à verser notre sang pour elle.

Pendant ce petit dialogue le vieux domestique qui accompagnait les dames avait eu l’adresse de s’éloigner, et il courait à toutes jambes chercher du secours. L’Espagnol devina son intention. — Il faut nous hâter, dit-il. Que Vos Seigneuries nous permettent d’exécuter nos ordres ! Il ne s’agit que de conduire cette divine personne à la chapelle la plus voisine. La sainteté du lieu et la présence d’un prêtre vous feront assez comprendre la pureté des desseins de notre capitaine ; il n’a voulu que vous épargner les ennuyeuses formalités d’une longue défense.

— Le misérable ! s’écria la jeune comtesse.

Le soldat ne parut point avoir pris-garde à cette exclamation. Il continua du ton de l’indifférence : Le trajet serait un peu fatigant pour vous, à travers ces hautes dunes ; mais nous aurons l’honneur de vous porter.

En achevant ces mots il s’avança pour la saisir : Marguerite éperdue ne prononçait pas une seule parole, ne faisait pas le moindre mouvement ; elle restait pâle et froide comme une statue. Mais sa tante, devenue intrépide à l’aspect du danger, se jetait entre elle et les soldats, les repoussant avec une force qui paraissait au-dessus de son sexe et de son âge, et remplissant l’air de ses cris ; mais elle fut enfin renversée sur le sable. Alors quatre des Espagnols enlevèrent la jeune comtesse, tandis que les six autres, mettant le sabre à la main, marchaient à la rencontre des domestiques qui accouraient trop tard.

C’en était fait de Marguerite : emportée par quatre hommes robustes, auxquels elle ne pouvait opposer aucune résistance, elle se voyait près de tomber entre les mains d’un être sans honneur, dont elle avait pénétré la fourberie, l’avarice et la lâcheté. Elle le connaissait déjà assez pour savoir que le mépris et l’horreur quelle éprouvait pour lui ne l’empêcheraient point d’en vouloir faire son épouse, car l’immense fortune dont elle devait jouir avait cent fois plus d’attraits pour cet homme avide que les charmes et les vertus de la jeune comtesse.

Vainement la douairière, qui s’était relevée avec l’ardeur et l’énergie d’une mère, poursuivait-elle les ravisseurs de ses offres, de ses prières et de ses malédictions ; les féroces soldats la repoussaient brutalement, riaient de ses larmes et ne lui répondaient que par les plus cruelles injures. Témoin de son désespoir, Marguerite souffrait plus de la douleur de cette bonne parente que de ses propres douleurs.

Faible et mourante, elle promenait ses regards autour d’elle, cherchant à découvrir quelque compatriote qui la secourût ; elle savait que les habitants de la côte cachaient sous un extérieur grossier un caractère loyal et généreux : mais aucun être vivant n’apparaissait sur le rivage. D’un côté s’étendait une chaîne de dunes arides, désertes et nues, et de l’autre côté mugissait l’immense Océan. Elle ne voyait que des flots et du sable, elle n’entendait que le bruit des vagues et le cri plaintif des oiseaux marins.

Une grosse lame, semblable à une montagne d’eau, s’approchait en écumant : elle s’élève, reste un moment suspendue, retombe enfin, et, s’entr’ouvrant avec fracas, laisse apercevoir une petite barque montée par deux pécheurs ; l’un ramait, l’autre, debout à la proue, semblait impatient d’atteindre la terre. Arrivé à cent pas du bord, il s’élance dans les flots, gagne rapidement la rive, court aux ravisseurs, et le bruit d’une balle qui siffle, le cri d’un Espagnol qui tombe mourant, annoncent à Marguerite un secours qu’elle n’osait espérer.