J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 33-44).
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CHAPITRE III


L’assemblée se sépara bientôt, car la scène violente qui venait de se passer avait désagréablement affecté tous ceux qui en avaient été témoins. La baronne de Berghes surtout blâmait à haute voix l’imprudence du bourgmestre qui s’était attiré cette aventure humiliante en admettant un inconnu dans sa maison. Elle se retira fort mécontente, et murmura tout le reste de la soirée contre les sujets infidèles, les mauvais catholiques et les magistrats inconsidérés.

Marguerite, pâle et silencieuse, était en proie aux sentiments les plus vifs et les plus contraires.

Elle venait d’acquérir la certitude que Louis de Winchestre n’était point mort ; mais n’était-il pas également perdu pour elle ? Il avait entendu les propos injustes et absurdes de la baronne de Berghes, et devait se croire haï, méprisé, calomnié par celle qui avait eu son amour. N’aurait-il pas raison de lui rendre mépris pour mépris ?

Mais l’amour de la jeune comtesse n’était point si égoïste : quelque idée que pût avoir conçue son amant, il vivait, et il avait conservé, dans une condition peut-être obscure, les sentiments d’un héros. Comme sa conduite paraissait belle, quand on le comparait à ces Flamands dégénérés que la peur ou la déloyauté avaient rendus muets en présence des Espagnols ! Et quelle femme n’eût été fière de faire battre ce noble cœur plus grand que la fortune !

Ainsi la douleur et la joie agitaient en même temps Marguerite, et semblaient se partager son âme. Elle était heureuse d’avoir revu Louis de Winchestre, et cependant des larmes s’échappaient de ses yeux.

La nuit vint, et le sommeil suspendit le courroux de la douairière et la rêverie de sa nièce ; mais toutes deux revirent, dans leurs songes du matin, l’image du jeune homme dont l’audace les avait frappées. La baronne se le représenta pénitent et ramené par elle au giron de l’Église ; Marguerite crut le rencontrer sous les hautes voûtes du palais des Gruthuysen. Il était encore couvert du sang des soldats espagnols ; cependant cette fois elle ne le repoussait point.

Le lendemain, la baronne de Berghes, fidèle à l’usage antique des dames flamandes, consacra les premières heures de la journée à une lecture pieuse : placée dans un grand fauteuil où ses armoiries étaient brodées, elle prit en main le Miroir de la parfaite dévotion, excellent ouvrage qu’elle avait fait garnir d’une couverture de velours cramoisi et de fermoirs dorés. Quoiqu’elle le sût à peu près par cœur, elle n’en lut pas moins quelques chapitres avec une attention parfaite et un profond recueillement. Marguerite, assise à côté d’elle sur un humble tabouret, s’efforçait de l’écouter et s’étonnait de ne pouvoir surmonter sa distraction.

Malgré la forme un peu antique des vêtements qu’elle avait pris pour la matinée, la douairière n’en était pas moins habillée avec assez de soin. C’était une loi qu’elle s’était imposée, afin de ne jamais paraître aux yeux de ses domestiques sans l’appareil convenable à son rang. Sa nièce portait le même costume que dans la soirée de la veille, car elle savait que la vieille dame ne lui eût point permis de se présenter devant elle en négligé ; seulement, elle n’avait point mis de perles dans sa coiffure, et ses beaux cheveux, simplement tressés, n’étaient retenus que par un ruban étroit.

Avant l’heure où l’usage permettait les visites du matin, c’est-à-dire immédiatement après la première messe, le bruit d’un sabre qui traînait sur les carreaux de marbre du vestibule signala l’approche d’un militaire, et un laquais annonça don Christophe de Sandoval.

Marguerite tressaillit. Elle avait déjà rencontré quelquefois à Bruges cet orgueilleux Espagnol, et quoiqu’il se fût efforcé de lui plaire, elle avait été choquée de ses manières arrogantes et de la hardiesse de ses discours ; mais son mépris et son aversion s’étaient changés en horreur depuis la scène de la veille, et c’était un véritable supplice pour elle de revoir cet homme odieux.

La baronne, au contraire, fut charmée de recevoir la visite du commandant de la garnison ; fermant aussitôt son gros livre, elle donna l’ordre d’introduire don Sandoval.

Il entra d’un air dégagé, tenant à la main son chapeau rouge garni de longues plumes. Une large fraise entourait sa figure basanée ; son manteau était de velours violet, son pourpoint de soie jaune, avec des bouffes blanches et des agrafes d’or.

Il s’approcha des dames, les salua profondément et refusa le siège que la baronne le priait d’accepter, protestant qu’il serait encore mille fois trop honoré de pouvoir se tenir debout en leur présence ; mais, malgré ces démonstrations respectueuses, il y avait dans ses regards quelque chose d’impérieux et de dur, et quoiqu’il fût d’une taille élancée et d’une figure régulière, ses traits, sa démarche et toutes ses manières étaient dépourvus de noblesse et de grâce.

À chacun de ses compliments et à chacune de ses révérences la vieille dame souriait de l’air le plus encourageant ; mais Marguerite restait immobile, les mains jointes et les yeux baissés.

Cette excessive froideur surprit un peu l’Espagnol ; il comprit que sa visite si matinale avait besoin d’être justifiée par un prétexte quelconque, et, feignant de rire de son étourderie : Par saint Jacques ! s’écria-t-il, j’allais oublier pourquoi j’ai pris la liberté, peut-être excessive, de venir vous déranger dès le point du jour ; mais vous m’excuserez, j’espère, quand vous


Il s’approcha des dames, les salua profondément…


connaîtrez mes motifs. On vient de signaler une grande flotte espagnole qui arrivera dans quelques heures, et il paraît certain qu’elle nous amène un nouveau gouverneur des Pays-Bas, le duc d’Albe ayant donné sa démission. C’est don Juan de la Cerda, duc de Médina-Cœli, dont la famille a toujours eu des prétentions au trône de Castille, comme issue de nos anciens monarques. Un seigneur d’une si haute origine, et honoré de toute la confiance du roi, mérite bien un accueil brillant ; aussi presque toute la noblesse de l’Écluse se propose-t-elle d’aller à sa rencontre. On a préparé de petites embarcations, et j’ai retenu la plus riche, dans l’espoir que Vos Seigneuries daigneraient me permettre de les accompagner.

La baronne remercia don Sandoval avec politesse ; elle était reconnaissante de ses offres, mais elle ne pouvait se décider à braver les périls d’une promenade sur l’eau. Sa nièce, toujours silencieuse, ne changea point d’attitude, et l’on aurait pu douter qu’elle eût entendu la proposition galante de l’Espagnol.

L’officier se mordit les lèvres. Cependant il ne perdit pas encore courage et se flatta de vaincre cette froideur extraordinaire en faisant parade de ses opinions ; car il croyait la jeune fille parfaitement d’accord avec sa tante sur ce point. Il reprit donc, d’une voix moins douce et en gesticulant avec feu : Mon cœur bondit de joie lorsque je songe que cette flotte nous donnera enfin les moyens d’atteindre les rebelles de Zélande, de foudroyer leurs villes et d’anéantir leur race. Île de Walcheren, repaire des gueux de mer, il ne restera pas une muraille debout, pas un arbre sur pied dans toute ton enceinte ; les monstres des mers dévoreront les cadavres de tes habitants, et si l’on épargne leurs femmes et leurs enfants à la mamelle, ce sera pour les envoyer au fond des mines de l’Amérique. Alors les superbes seront humiliés ; Satan courbera sa tête ; la sainte inquisition régénérera les Belges, et, couverts d’une gloire immortelle, nous goûterons un repos acheté par des victoires sans nombre.

En s’exprimant de la sorte il regardait attentivement Marguerite, s’attendant à recevoir d’elle quelques marques d’approbation ; mais à mesure qu’il parlait le visage de la jeune comtesse semblait devenir plus sévère.

Peste ! se dit don Sandoval, voilà une royaliste bien difficile à contenter. Que je meure, si mon imagination me fournit rien de plus beau, de plus digne du catholique le plus ardent ! Mais peut être réussirai-je mieux d’une autre manière.

Il parut réfléchir un moment, et, après s’être caressé les moustaches, il demanda à la baronne si elle savait maintenant qui était ce jeune téméraire dont l’action avait causé tant de scandale chez le bourgmestre.

À cette question Marguerite, sortant de son indifférence, releva la tête avec vivacité et fixa les yeux sur l’Espagnol.

Celui ci continua : Je puis vous assurer que c’était un espion des révoltés.

La jeune fille changea de couleur, tandis que la baronne, levant les mains au ciel, jurait qu’elle ne s’exposerait plus jamais à se trouver avec de pareilles gens.

L’officier triomphait : il était enfin parvenu à intéresser la belle Marguerite, et ne doutait point qu’il ne lui inspirât bientôt une vive admiration. Frappant donc avec force sur le pommeau de son sabre, il reprit d’un air expressif : ne craignez pas, mesdames, de rencontrer désormais ce jeune imprudent ; il n’insultera plus personne…

— Vous l’avez tué ! s’écrièrent à la fois la douairière et sa nièce ; l’une d’un air satisfait, l’autre tremblante et glacée de frayeur.

Don Sandoval ne répondit que par un geste affirmatif, mais l’expression de sa figure le trahit : Marguerite lut dans ses regards la fausseté de son assertion ; elle se rassura, et sourit du sourire de l’incrédulité et du mépris.

La vanité de l’Espagnol fit qu’il se trompa sur le sens de ce sourire. Ainsi périsse, s’écria-t-il avec emphase, quiconque refuse obéissance à notre invincible souverain ! Ainsi meurent sans confession, et gisent sans sépulture, tous ces misérables Flamands qui ont bravé les forces de l’Espagne ! Que leurs cadavres soient la proie des oiseaux et des chiens ! que leur mémoire soit flétrie et leur écusson brisé !

La jeune fille ne put retenir un mouvement d’indignation. Madame, dit-elle à sa tante, de tels discours peuvent vous plaire ; mais je ne crois pas que vous vouliez condamner la fille d’un officier flamand à les entendre. Permettez donc que je me retire…

L’étonnement se peignit sur la figure de la douairière. Pour l’officier, qui découvrait enfin combien il s’était grossièrement trompé, il grinçait des dents, et la fureur contractait tous les muscles de son visage. Arrêtez ! s’écria-t-il d’une voix étouffée ; c’est à moi de vous quitter, puisque j’ai eu le malheur d’offenser Votre Seigneurie. Adieu donc, mesdames, adieu ! Souvenez-vous de don Christophe de Sandoval.

Il sortit le sourire sur les lèvres et la rage dans le cœur. La baronne n’avait point essayé de le retenir ; elle restait interdite de l’audace que sa nièce avait montrée, et ce ne fut qu’après quelques minutes quelle trouva la force de s’expliquer.

— Marguerite, mon enfant, dit-elle d’une voix faible et en s’arrêtant presque à chaque syllabe, comment osez-vous traiter ainsi un défenseur de la bonne cause ?… un soldat du roi ?… J’avoue que don Sandoval ne montre pas assez d’estime pour nos Flamands… et la fierté que vous avez montrée était loin de me déplaire… car vous êtes d’une maison… le sang des Waldeghem… (Ici la bonne dame toussa deux ou trois fois pour reprendre le fil de ses idées.) Mais, ma nièce, cet accident va me faire regarder comme une femme tolérante en matière d’opinions. Il y a tant de personnes jalouses de ma réputation politique et religieuse ! Comme elles vont profiter de l’occasion pour me faire déchoir du premier rang ! Et que dira votre père, si le bruit de cette aventure parvient jusqu’à Madrid, où il jouit de toute la faveur du roi ? N’accusera-t-il pas le seigneur de Gruthuysen et moi de vous avoir inspiré des sentiments patriotiques ?

Il eût été facile à la jeune comtesse de répondre ; mais moins sa tante était capable de soutenir la plus légère discussion, plus elle se croyait obligée de lui montrer de déférence et de soumission : car elle respectait son âge, ses droits et ses vertus. Au lieu donc de se justifier, elle demanda pardon à la vieille dame de son emportement, et lui baisa la main de si bonne grâce, que la douairière enchantée oublia tout le reste.

— Mon aumônier aura soin d’arranger cette affaire, dit-elle. Malheureusement le digne homme est absent pour aujourd’hui ; mais demain nous prendrons son conseil. En attendant, chère Marguerite, digne sang des Waldeghem, comptez sur toute mon affection : quoi qu’on en dise, je ne veux faire de testament ni en faveur de mon aumônier ni des jésuites, vous hériterez de toute ma fortune.

Après avoir prononcé ces mots d’un air solennel, la baronne fit appeler ses gens, et leur donna ordre de décorer de tentures la façade de son hôtel, afin de célébrer l’arrivée prochaine du duc de Medina-Cœli. Elle fit déployer des drapeaux, tresser des guirlandes et des couronnes ; elle voulut que ses laquais se revêtissent de leur plus belle livrée, et prit elle-même un costume brillant.

Cependant le son des cloches et les décharges de l’artillerie annonçaient l’arrivée prochaine de la flotte ; les maisons étaient décorées de feuillages, et le pavillon espagnol flottait sur les tours des édifices publics.

Les rues voisines retentissaient de cris et de chants joyeux. Le peuple, informé de l’approche d’un nouveau gouverneur, se livrait à une allégresse irréfléchie. Quoique l’on sût à peine le nom de celui qui venait succéder au duc d’Albe, la multitude, avide d’espérance, lui prêtait d’avance toutes les qualités et toutes les vertus qu’elle suppose ordinairement à ses maîtres aussi longtemps qu’elle ne les connaît pas.

Une foule innombrable se portait à la rencontre de la flotte. C’étaient des personnes de tout âge et de toute condition, vêtues de leurs habits de fête, l’air joyeux et la démarche empressée. On remarquait, au milieu des flots du peuple, des corporations d’ouvriers avec leurs costumes uniformes, des ordres religieux qui se rendaient processionnellement au devant du défenseur de l’Église et de l’État, et des confréries d’archers et d’arbalétriers avec leur musique, leurs drapeaux et leurs canons. Mais rien n’était aussi riche et aussi brillant que les petites chaloupes qui se réunissaient dans le port, et qui devaient porter au devant du nouveau gouverneur les magistrats, la noblesse et plusieurs des principales dames de la ville.

La contagion de la curiosité gagna la baronne de Berghes : Marguerite, dit-elle, je veux vous conduire aussi du côté par où viennent ces vaisseaux ; mon carrosse nous portera assez loin d’ici pour n’être point incommodées de la foule, et nous jouirons à notre aise du beau spectacle d’une flotte à la voile.

La jeune comtesse y consentit avec joie, et bientôt la voiture fut prête et les reçut toutes deux.