E. Flammarion (p. 139-149).
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VII

La croyance aux vampires humains, c’est-à-dire à la survie animale des cadavres… mal morts, si on peut s’exprimer ainsi, remonte à la plus haute antiquité.

Presque toujours une légende repose sur un mystère animal ou une aventure inexplicable que la crédulité populaire explique à sa façon, qui n’est pas toujours la bonne. Les sirènes furent des femmes-poissons et sont encore des poissons ; le lamantin, par exemple le plus doux des phoques, a des yeux ombragés de longs cils qui lui donnent l’air de la plus rêveuse des jeunes filles, n’étaient ses formes un peu lourdes. Les faunes furent des hommes aux pieds de chèvre, et, aux temps des naïvetés sexuelles, quelques créatures eurent des faiblesses coupables pour un bouc ou, simplement surprises, mirent au monde le dieu chèvre-pied. Quant aux centaures, il put y avoir d’assez bons cavaliers faisant corps avec leur cheval et… illusion !

Pour le vampire animal, c’est une grande chauve-souris, de l’espèce dénommée : roussette. Le corps est de la grosseur d’un gros rat, mais les ailes atteignent jusqu’à soixante-quinze centimètres d’envergure. Cette bête, fort paisible, que l’on rencontre dans l’Amérique tropicale et les Indes, d’apparence complètement endormie le jour, se réveille la nuit et fait la chasse aux insectes, aux petits animaux, quelquefois, très rarement, s’attaque aux hommes qu’elle trouve plongés dans le sommeil et leur fait de petites plaies, relativement insignifiantes, par lesquelles on s’imagine qu’elle peut sucer leur sang. En réalité, dans les pays très chauds, ces plaies s’enveniment et déterminent ou une grave infection ou la mort. La légende s’est emparée d’une très ancienne histoire de reine, enterrée encore vivante dans un de ces tombeaux souterrains comme on en trouve sous les Pyramides, une jeune reine qui put se traîner hors de sa couche funèbre et que l’on découvrit baignant dans son sang, alors vraiment morte, ayant été saignée à l’orteil par un vampire qui habitait aussi sa chambre funéraire. L’oiseau, que l’on guetta, probablement, revint chercher le corps et on le vit se remettre à son hideux festin, en éventant la pauvre suppliciée de ses ailes ; mais il eut vite fait de s’apercevoir que le sang ne coulait plus et que la décomposition commençait. Ce qui fit croire, sans doute, que le vampire d’Égypte aime le sang des jeunes filles encore capables de ressentir les souples caresses de leurs ailes.

Un vampire aime normalement le sang de n’importe quel individu, pourvu qu’il puisse être encore chaud, et on a vu un animal de ce genre éventer de ses ailes silencieuses une simple génisse endormie qu’il mordit à la cuisse, et dont il suça une quantité relativement énorme de sang tout en agitant ses ailes au-dessus de la bête passive pour l’étourdir ou la maintenir dans un état d’agréable sommeil.

M. de Gasparin prétend que dans les pays désolés par le vampirisme (?) on devient vampire en mangeant de la viande que les vampires ont infectée et il ajoute… que le vampirisme est contagieux. Ici nous entrons en pleine superstition et il ne serait pas mauvais de faire remarquer, aux lecteurs soucieux de s’instruire, que le mot : vampire nous vient d’Allemagne, malgré que le vampirisme remonte, en tant que croyance populaire, beaucoup plus haut et plus loin que la nation allemande. La superstition allemande, bien allemande celle-là, veut, en outre, que certains morts mâchent comme des porcs dans leur tombeau et qu’il est facile de les entendre grogner quand ils sont en train de dévorer. Cette croyance était si généralement établie, qu’au siècle dernier, deux Allemands, très érudits, comme ils le sont tous, publièrent chacun un traité sur les morts qui mangent dans leur sépulcre. Ils prétendent que la voracité de certains morts (?) va jusqu’à se dévorer eux-mêmes ; aussi dans quelques endroits de l’Allemagne, pour empêcher les morts de mâcher, on leur met une motte de terre sous le menton.

(Il serait peut-être de très mauvais goût d’insister, ici, sur la goinfrerie de nos ennemis, qui les porte naturellement à… rêver qu’ils mangent encore, même durant leur sommeil éternel !)

Certainement les gens enterrés vivants (et il en est, hélas, de tous les pays !) et qui dans leur désespoir avaient dévoré un de leurs membres ont pu donner naissance à cette croyance populaire.

Le vampire spectre (mammifère) est d’un brun roux et a la tête allongée du rat, mais beaucoup plus grosse. La feuille sus-nasale, propre aux phyllostomes, est ovale et creusée en entonnoir. Les dents canines sont fortes. L’aspect de l’animal est hideux, mais c’est à cause de l’étrange mélange d’animalité et d’humanité qui le caractérise. La chauve-souris n’est répugnante que parce qu’elle est à la fois un oiseau et une souris. De tous les temps, les êtres de complexion hybride firent mauvaise impression. Mais, lorsqu’on examine attentivement l’animal soyeux et silencieux qu’est le vampire spectre, on lui découvre une grâce à nulle autre pareille ; ses yeux, profondément enfoncés sous leur fourrure frisée, sont d’une merveilleuse luminosité, car ils concentrent la clarté du jour pour s’en servir la nuit et parfois leur cri, guttural, s’adoucit jusqu’à la plainte amoureuse. Un chasseur, qui tua, de jour, un de ces animaux, lui vit croiser ses ailes sur sa poitrine comme deux voiles de deuil et des larmes véritables coulèrent de ses yeux d’une admirable nuance d’or et qui passèrent en un instant, par toutes les couleurs du prisme ou du spectre solaire. Les femelles portent souvent leurs petits accrochés à leurs ailes, intérieurement, et quand elles les ouvrent, on peut apercevoir ces minuscules réductions de la mère pondues autour d’elle, comme un étalage de poupées sur un manteau.

Maintenant, il ne sera pas inutile de lire un extrait du célèbre ouvrage de don Calmet : Le traité sur les apparitions des esprits et des vampires.

Auguste Calmet, 1672, théologien et historien, professeur de théologie, entra chez les bénédictins à Moyen-Moutier 1698, passa plusieurs années à Paris 1706-1714, fut prieur de Nancy. C’est un érudit consciencieux, mais qui voit, naturellement, les choses comme on les voyait de son temps. En tout cas, il nous renseigne avec une redoutable précision sur les faits et gestes des vampires humains, qu’il désigne ainsi : « Mort qui sort de son tombeau, spécialement la nuit, pour tourmenter les vivants, le plus souvent en les suçant au cou et d’autres fois en leur serrant la gorge au point de les étouffer ». Il paraîtrait que du temps de don Calmet, l’Illyrie, la Pologne, la Hongrie, la Turquie et une grande partie de l’Allemagne (qui n’existait pas en qualité d’Allemagne) étaient infestées de ces vampires humains ayant été de leur vivant mordus par un vampire animal ou par une personne ayant mangé de la viande infectée par la morsure du vampire animal. Nous laissons la parole, et toute responsabilité, au prieur de Nancy :


Il y a environ cinq ans qu’un certain heïduque, habitant de Medieiga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par la chute d’un charriot de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement et de la manière que meurent, suivant les traditions du pays, ceux qui sont molestés par les vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté qu’aux environs de Cassova, et sur les frontières de la Serbie turque, il avait été tourmenté par un vampire turc (car il croit aussi que ceux qui ont été vampires passifs pendant leur vie le deviennent actifs après leur mort, c’est-à-dire que ceux qui ont été sucés sucent aussi à leur tour), mais qu’il avait trouvé moyen de se guérir, en mangeant de la terre du sépulcre du vampire et en se frottant de son sang ; précaution qui ne l’empêcha pas cependant de le devenir après sa mort, puisqu’il fut exhumé quarante jours après son enterrement et qu’on trouva sur son cadavre toutes les marques d’un archi-vampire. Son corps était vermeil ; ses cheveux, ses ongles, sa barbe s’étaient renouvelés, et ses veines étaient toutes remplies d’un sang fluide et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était environné. Le hadnagi (bailli du lieu), en présence de qui se fit l’exhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le cœur du défunt Arnold Paul un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part, ce qui lui fit, dit-on, jeter un cri effroyable, comme s’il était en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête et l’on brûla le tout. Après cela on fit la même expédition sur les cadavres de ces quatre autres personnes mortes de vampirisme, crainte qu’elles ne fissent mourir d’autres personnes à leur tour. Toutes ces expéditions n’ont cependant pas pu empêcher que vers la fin de l’année dernière, c’est-à-dire au bout de cinq ans, ces funestes prodiges n’aient recommencé et que plusieurs habitants du même village n’aient péri malheureusement. Dans l’espace de trois mois, dix-sept personnes de différents sexes et de différents âges sont mortes de vampirisme, quelques-unes sans être malades et d’autres après deux ou trois jours de langueur. On rapporte, entre autres, qu’une nommée Stanoska, fille du heïduque Jotuctzo, qui s’était couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en faisant des cris affreux et disant que le fils du heïduque Millo, mort depuis neuf semaines, avait manqué de l’étrangler durant son sommeil. Dès ce moment elle ne fit que languir, et, au bout de trois jours, elle mourut. Ce que cette fille avait dit du fils de Millo le fit d’abord reconnaître pour un vampire, on l’exhuma et on le trouva tel. Les principaux du lieu, les médecins, les chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme avait pu renaître après les précautions qu’on avait prises auparavant. On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avait tué non seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux dont les nouveaux vampires avaient mangé et entre autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps. Parmi une quarantaine, on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidents du vampirisme. Aussi leur a-t-on transpercé le cœur et coupé la tête et ensuite on les a brûlés et jeté leurs cendres dans la rivière.


Après le vampire, pur et simple, si on peut dire ! dont il vient d’être question, existe, au seul point de vue superstitieux, un autre vampire d’une espèce plus compliquée parce que touchant de plus près la croyance religieuse et par conséquent plus sacrée, sinon plus consacrée. Il s’agit du : broucolaque.


Les Grecs modernes ont désigné les vampires sous le nom de broucolaques. Les Grecs sont persuadés que les excommuniés ne peuvent se putréfier dans leur tombeau, qu’ils apparaissent la nuit comme le jour, et que leur rencontre est très dangereuse. Un voyageur du xvie siècle affirme que, dans l’île de Chio, les habitants ne répondent que lorsqu’on les appelle deux fois, persuadés que les broucolaques ne peuvent les appeler qu’une seule fois. Quand un broucolaque appelle une personne vivante et que celle-ci répond, le broucolaque disparaît, mais celui qui a répondu meurt au bout de quelques jours. Il n’est qu’un moyen de se garantir des broucolaques, c’est de les déterrer et de les brûler après avoir récité sur eux des prières : le corps ainsi réduit en poussière ne reparaît plus jamais. Un voyageur qui parcourut le Levant dans le xviie siècle rapporte l’anecdote suivante : un homme étant mort excommunié fut enterré sans cérémonie dans un lieu écarté et non en terre sainte. Les habitants furent bientôt effrayés par d’horribles apparitions, qu’ils attribuèrent à ce malheureux. On se décida à ouvrir son tombeau, et l’on trouva le corps enflé, mais sain et bien dispos. Ses veines étaient gonflées du sang que le vampire avait sucé. On reconnut, à n’en pas douter, que c’était un broucolaque. On délibéra sur ce qu’il y avait à faire et l’on résolut de couper ses membres et de les faire bouillir dans du vin, moyen employé depuis un temps immémorial contre l’influence des broucolaques. Les parents obtinrent, à force de prières qu’on différerait l’exécution ; et ils envoyèrent en hâte à Constantinople demander au patriarche l’absolution du défunt. Pendant ce temps, le corps fut mis dans l’église, où l’on faisait tous les jours des prières pour son repos. Un matin, pendant le service divin, on entendit tout à coup une forte détonation dans le cercueil ; on l’ouvrit, et l’on trouva le corps dissous, comme doit l’être celui d’un mort enterré depuis sept ans. Tournefort raconte, dans le récit de ses voyages, un incident tout à fait semblable dont il fut témoin dans l’île de Mycone, avec cette différence que le broucolaque ne fut pas si traitable, qu’il fallut le déterrer un nombre illimité de fois, et que pendant plus d’un mois les habitants furent obligés de déguerpir de leurs maisons dans lesquelles le spectre se permettait mille licences, excepté toutefois dans celle du consulat, où logeait Tournefort.

Les Grecs et les Turcs s’imaginent que les cadavres des broucolaques mangent pendant la nuit, qu’ils se promènent pour faire leur digestion, en un mot qu’ils se nourrissent réellement. Ils racontent qu’en déterrant ces vampires on leur trouve un coloris vermeil, que leurs veines sont gonflées de la quantité de sang qu’ils ont sucée et qu’on n’a qu’à les ouvrir pour le voir couler aussi frais que celui d’un jeune homme de vingt ans.

Toutes ces superstitions, ou ces phénomènes d’hallucination, répandus par des érudits de différentes croyances religieuses ou scientifiques, ont été bien capables de laisser dans l’âme humaine, toujours crédule, une place pour le désir, sinon la terreur de la survie animale. On a connu des malades, doués d’une imagination trop vive, qui, frappés par une violente commotion cérébrale, ne concevaient plus l’acte d’amour que sous l’empire de l’idée fixe de voir couler du sang et devenaient des sadiques, malgré leur propension à la plus romanesque des pudeurs.