E. Flammarion (p. 117-137).
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VI

Ce soir de fiançailles, cette pauvre Ermance ne savait plus où donner de la tête, car Mademoiselle recevait… et ce n’était pas la soirée ordinaire, le petit comité d’artistes sous la présidence du père Gompel groupé à la modeste clarté d’une unique lampe voilée de rose ! Toutes les bougies des candélabres anciens étaient allumées, une splendide corbeille de fleurs blanches, ponctuées d’une seule rose rouge, occupait le milieu de l’atelier et il y avait un extra, un maître d’hôtel très effronté, très encombrant, plein d’une insupportable suffisance, lequel faisait des réflexions embarrassantes à cette brave fille du Morvan.

— Voyons, disait-il, bousculant l’argenterie en bas dans l’obscur office attenant à la cuisine si vous ne trouvez pas les cuillers à glace, comment voulez-vous que je les serve, là-haut ?… Et le plateau ? Celui-ci est chic, mais trop mince. Il ne soutiendra pas toutes vos coupes de cristal taillé, bien trop lourdes ! Quelle empotée vous êtes !

— Je n’ai pas les clefs de l’armoire ! s’obstinait à lui répondre la méfiante Ermance, à qui Marie Faneau avait recommandé de surveiller un peu le nouveau et qui tenait lesdites clefs cachées au fond de sa poche de jupon.

M. Ernest levait les épaules en grommelant :

— Et ça se mêle de recevoir un vrai marquis, un noceur de la haute, tout en demeurant dans un trou de rats, un endroit où que les limousines ne peuvent même pas aborder. Malheur de Dieu ! Faut-il en voir, depuis la guerre, de ces mondes renversés !

— Vous connaissez ce grand bonhomme qui a un pont chez lui ? demanda Ermance, bien anxieuse de savoir ce qui allait arriver pour elle.

— Je pense, ma fille, et j’ai même idée qu’il va vous balancer la maison d’ici par-dessus tous les ponts ! Vous pouvez numéroter vos tabliers ! Tous les journaux annoncent leur mariage.

Et il fila, prestement, dans la spire de l’escalier, en équilibrant ses coupes avec une adresse de jongleur.

La-haut, il y avait, le dos au feu, son ventre pointant sous le gilet, Gompel, qui était le seul être insoucieux de la fête, car il croyait avoir marié sa filleule et pesait de tout son poids dans la balance de leur bonheur. Songez donc ! Un mariage d’amour, un vrai ! Un roi de la guerre épousant la paisible bergère, si laborieuse, deux gloires s’unissant… dans sa galerie ! Quel tableau parmi les autres ! Peut-être le seul vraiment signé ! Il aurait placé ses trois Corot qu’il n’aurait pas eu de plus pure satisfaction. Il envoyait des communiqués à tous les échotiers mondains et exaspérait littéralement Marie Faneau par ses compliments.

Il y avait ce vieux notaire gourmé Me Mahaut de Saupré, chauffant les liqueurs dans ses mains, et inventoriant le mobilier, se livrant à des calculs méticuleux pour deviner l’époque précise du grand divorce. Certes, la demoiselle était charmante, se tenait admirablement, mais… une parisienne… avec le caractère indomptable de son client, son humeur jalouse…

Henri Duhat, médecin, l’ami intime de M. de Pontcroix, breton aussi, garçon fermé, aux yeux intelligents, peu causeur, contemplait la jeune femme avec la muette admiration d’un amateur de victimes. On lui avait dit de venir, il était venu, amenant le comte de la Serra, un Sud-Américain de la meilleure marque, d’une correction austère qui ne sentait pas du tout le rasta, lequel comte, en dehors des sports, ne connaissait pas grand’chose, et ne faisait pas une énorme différence entre les duchesses ou les demi-mondaines, tellement il avait appris à payer partout sous le précieux prétexte qu’il n’était pas Français.

Vêtue d’une robe de salin bleu, toute unie, la fiancée continuait à ne porter aucun bijou, sinon la bague de fiançailles reçue le matin même : un tragique rubis, énorme, dont les feux sanglants illuminaient sa main. Son frère, exaspéré secrètement, s’était pourtant amusé à se faire habiller chez le tailleur du marquis, et il l’imitait si bien, sous tous les rapports, qu’il semblait son double, très réellement le beau-frère, parce qu’il était joli garçon. Un félin plus caressant, plus souple ou plus affectueux, pas plus rassurant que son noble modèle, quand il s’irritait.

Il n’y avait pas de dames. Marie Faneau ne possédait aucune amie digne de ce nom et toutes les bavardes qui assaillaient son atelier, pour la féliciter ou la questionner, l’excédaient par la futilité de leurs propos.

On causait avec abandon et on en arrivait où l’on en arrive toujours, après de bons dîners ou la fin d’une soirée entre gens qui aiment les vins distingués, les femmes et les fleurs rares, surtout l’émotion délicate : on parlait de l’Au-delà ! Quand on a chaud, qu’on est bien assis et que la digestion se passe bien, il n’est rien de meilleur, ni de mieux porté que faire semblant de croire, non à l’immortalité de l’âme, c’est trop vieux jeu, mais à un petit occultisme de poche que chacun tire de la profondeur de son imagination. Ça ne va généralement pas loin.

— Moi, disait péremptoirement Gompel, homme de sens rassis, je n’ai jamais pu croire à ces histoires-là et je trouve qu’on en abuse depuis la guerre. C’est ennuyeux, ça tient de la place et ça tourne la tête aux malheureuses qui coupent là-dedans. J’ai connu un modèle qui est devenu fou parce qu’on lui avait exhibé un petit squelette dans un miroir, et quand on eut enlevé le cadre de ce miroir qu’il avait brisé, on a découvert une petite poupée articulée en papier intercalée entre deux verres. Selon qu’on penchait le miroir ou le redressait, le petit squelette gigotait. Personne n’a jamais su quel mystificateur avait inventé ça. Toujours est-il que le modèle est devenu fou. C’est abominable, ces blagues-là !

— Il y a tellement plus sinistre dans la nature ! murmura Henri Duhat, le médecin.

— Et les animaux phénomènes ! s’écria le Sud-Américain. Moi, j’ai eu dans mes écuries un cheval qui rêvait. Il se mettait à hennir, vers minuit, jusqu’à ce que les palefreniers s’assemblassent autour de lui. Alors il comptait du sabot jusqu’à trente. Jamais il n’a dépassé ce nombre. On n’a jamais su ce que ça voulait dire, parce que je l’ai fait vendre au manager d’un cirque !

— Et les maisons hantées ? fit le vieux notaire hochant le front. Il ne faut pas dire que ça n’existe pas, car nous avons, dans les environs de Pontcroix, une tour…

— Je vous en prie, mon cher maître, interrompit le marquis de Pontcroix impatienté, ne racontez pas cela à ma fiancée, ou elle ne voudra jamais venir chez moi. (Il rectifia, gracieusement) : Même lorsqu’elle sera chez elle.

— Vous vous trompez ! dit tranquillement Marie Faneau. J’adore les contes de fées tout autant que j’aime les belles images et je n’ai peur de rien.

Ses yeux, largement ouverts, regardaient en face l’homme qu’elle aimait et qu’elle ne comprenait pas. Il représentait bien la seule énigme de sa vie, jusqu’à ce jour si pleine de son grand labeur d’artiste. À trop peindre les apparences avait-elle perdu son temps ? Et n’aurait-il pas mieux valu faire comme les autres femmes, vivre pour ou par l’amour ? Que savait-elle qui pouvait l’initier au mystère d’un homme l’aimant au point de lui tout offrir : nom, fortune, grands cadeaux et petits soins, tout, sauf le très doux baiser sur le front que la plus ingénue des fiancées est en droit d’attendre du plus respectueux des futurs époux ? Et cependant il devait l’aimer terriblement, si elle en jugeait par sa jalousie sans cesse en éveil !

— On se demande pourquoi les femmes préfèrent les histoires de l’autre monde aux plaisirs de celui-ci, interjeta Michel, qui buvait sa cinquième coupe de champagne dans la béatitude d’un garçon très sage. Elles ne sont pas logiques. Si elles ne croient plus en Dieu, pourquoi cherchent-elles à cousiner avec le diable ?

— Parce que, cher monsieur, proféra sévèrement Mahaut, Dieu les abandonne à son ennemi. La terre devient trop basse pour qu’il y descende. Il y a tant de louches compromissions, de honteuses débauches, depuis que la religion s’en va.

Michel se mit à rire, de son rire d’enfant gâté :

— Ah ! comme vous avez raison, monsieur. Si Dieu voyageait encore sur terre, il ne monterait certainement pas dans le compartiment des dames seules.

Ce propos fit éclater le Sud-Américain, entraînant dans la même gaîté Henri Duhat et Marie Faneau.

— Et toi, Marianeau, puisque tu n’as peur de rien, pourquoi as-tu la superstition des fleurs rouges ? Ce matin encore, je t’ai entendu dire que cette tache de sang sur les bouquets que tu reçois finissait par te donner sur les nerfs.

L’attaque était directe, mais Yves de Pontcroix la dédaigna et, se tournant vers Marie, il lui murmura :

— Si j’avais su vous déplaire, j’aurais choisi d’autres fleurs, ma belle amie.

— Vous avez parfaitement le droit de teinter de… violence toutes ces pâleurs convenues, mon cher Yves ; je ne suis pas assez fillette pour qu’on adopte le blanc des premières communions à mon égard.

Elle savait qu’elle ne pouvait pas faire une blessure plus douloureuse à l’amour-propre sinon à l’amour de cet homme cruel jusqu’au renoncement.

Michel jubilait. Il y avait des secrets qu’on ne lui révélait pas, soit, mais il saurait bien rendre coups pour coups à celui qui lui ravissait sa sœur et qui, cela commençait à se sentir, rêvait d’éloigner le gêneur, le témoin trop expert, ce frère trop curieux.

Henri Duhat ne paraissait pas un méchant garçon ; il essaya d’une diversion scientifique :

— Le rouge influe sur la rétine à la façon de certaines notes très aiguës sur le tympan ou des corpuscules du vinaigre sur les papilles de la langue. Chez les nerveux tout se transpose… Mademoiselle a probablement les yeux très sensibles étant donné le métier qu’elle exerce.

— Métier ! Vous êtes dur ! s’exclama Gompel.

— Oh ! appuya froidement Yves de Pontcroix, art, métier, travail d’agrément ou travaux de l’ouvrier, tout cela n’est que fatigue pour de si belles mains, et j’espère bien que nous les forcerons, douce violence, à se reposer.

Ce disant, il effleura de ses lèvres la main ornée de la bague, puis lui ôta cette bague lentement, jouant avec et la faisant glisser à son propre annulaire.

— Yves ! Yves ! Ne me l’enlevez pas ! pria Marie tressaillant d’inquiétude.

— Mais, n’est-elle pas rouge aussi, comme les fleurs du bouquet ? Je vous donnerai une perle ou une opale, demain. Un saphir, plutôt, puisque vous aimez le bleu.

— Non, ce ne serait pas la même, celle que vous avez choisie. Laissez-la-moi.

L’Assistance prenait un malin plaisir à voir cette petite querelle d’amoureux, léger nuage sur cette extraordinaire lune de miel, toute en or pur.

Il eut, lui, en la lui rendant, une pression si forte sur le doigt que l’anneau pénétra dans les chairs, de façon à lui imprimer un cercle rouge.

Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.

— Monsieur Mahaut, fit-elle bravement, racontez-nous l’histoire de la tour de Pontcroix. C’est si amusant de se figurer qu’on a peur. Et puis, cela permet d’oublier ses propres terreurs nerveuses, plus ou moins justifiées.

Le champagne était excellent, les glaces d’un parfum exquis, et, en somme, il faisait bon dans cet atelier élégant, devant ce vivant conte de fée qu’est un mariage d’amour.

Le vieux notaire, flatté, allait pontifier le plus sérieusement possible en glissant quelques parchemins officiels dans son récit, ce qui l’aurait rendu plus monotone encore, lorsque Yves de Pontcroix intervint :

— Puisque ma fiancée a la curiosité de cette légende, essayons de la satisfaire. Moi, je me la rappelle très mal. Je n’en connais guère que l’histoire véridique. Il s’agissait, je crois, d’une femme infidèle qui fut condamnée, par un de mes ancêtres, à mourir de faim ?

— C’est ça. C’est bien ça ! fit avec bienveillance le vieux notaire. Et n’oubliez pas, mon cher marquis, que votre aïeul, sous Louis XIII, revenait de la cour ayant un peu négligé cette jeune dame laissée au logis pour une autre personne, beaucoup plus âgée, la duchesse de…

— Oh ! coupa le fiancé, il importe peu de connaître les torts du mari, ceux de la femme nous suffisent.

Michel pouffa.

— Ils sont magnifiques, les preux de ce temps-là ! C’est le genre de freux dont nous parle notre Ermance, le corbeau à reflet pourpre !…

Marie Faneau eut un signe de mécontentement. L’enfant terrible savait trop bien son histoire naturelle, s’il connaissait mal son histoire de France !

Pontcroix s’accouda sur le dossier du fauteuil de sa fiancée, les yeux tout à coup rivés à la somptueuse chevelure fauve de la jeune femme :

— Je pense qu’elle était blonde, murmura-t-il d’un ton doux qui ne semblait plus le sien. Elle recevait toutes les nuits son page, un garçon souple et habile en l’art de se glisser partout, prenant les chemins les plus dangereux pour en venir à ses fins, lesquelles étaient, bien entendu, la chambre à coucher de la marquise, située dans une tour que reliait un pont-levis à l’autre corps de bâtiment. Cette chambre ronde, immense, s’éclairait de deux fenêtres en ogives placées en face l’une de l’autre. (Elle formera, certainement, un très bel atelier, Marie, quand vous y travaillerez un jour pour votre seul plaisir !) Et chaque soir on relevait le pont-levis parce que le mari jaloux…

— … qui faisait la noce à la cour ! interjeta Michel.

— …le mari jaloux faisait surveiller la femme légitime, l’élue entre toutes, qui doit être respectée de tous, y compris d’un mari noceur, et que rien n’est plus simple comme de prendre certaine précaution.

— Cela s’appelle, aujourd’hui, préméditation.

— Michel, gronda doucement Marie, ne m’empêche pas d’écouter. Tu es fatigant… et ces Messieurs vont te supposer un peu moins que l’âge de raison.

— Donc, chaque soir, le pont-levis était relevé, la tour laissée sans aucune communication avec le reste du château ; mais le page avait trouvé ingénieux de tendre une corde que la belle lui lançait et qu’il attachait au barreau d’une meurtrière. Se suspendant par les mains, il cheminait dans les airs… jusqu’au paradis de ses rêves. Un soir, quelqu’un coupa la corde, le page s’abattit en tournoyant comme un grand oiseau, les bras étendus, se fracassa la tête dans les douves et on ne rabattit plus jamais le pont-levis. Quant à ce qui se passa dans la chambre de la marquise…

— Nul ne l’a jamais su, ponctua funèbrement le vieux notaire en se frottant les mains. Je pense pouvoir affirmer que cela se peut situer vers l’année 1631 !

— Je vous demande pardon, maître Mahaut, répliqua ironiquement Yves de Pontcroix, j’ai la prétention de le savoir, moi, je sais que l’histoire s’arrête là et que la légende commence. Il est convenu qu’on entend, aux minuits de certaines fêtes anniversaires, des gémissements qui évoquent assez le cri d’un grand duc, à moins que ce ne puisse être le contraire et qu’une humble chouette ne profère ces cris mystérieux en chassant la souris dans les combles de la tour. Mais voici ce qui se passa chez la marquise. Une nuit, comme elle ressentait les premières douleurs de la faim, qui sont des hallucinations, elle s’imagina qu’une ombre s’agitait devant le vitrail d’une ogive. Un grand oiseau tournoyait, remontant des douves, non pas le freux dont M. Michel nous parlait tout à l’heure, mais un animal plus fort, plus redoutable, à la tête presque humaine, un oiseau de proie, un carnassier qui a des dents, au bec en forme de lèvre et qui aspire, celui que les Fakirs de l’Inde appellent l’endormeur, l’envoûteur, et auquel ils attribuent une singulière propriété, celle d’endormir leur patient, homme ou animal, pour qu’il souffre moins… puisque aussi bien il faut qu’il le tue ! La femme, déjà folle, ouvrit la fenêtre… Oh ! la belle nuit de printemps, Marie, et quels parfums, venant de la lande en fleurs ! Quelle très douce brise apportant les soupirs des bois et les odeurs sauvages des verdures ! Qui donc peut décrire l’enchantement des nuits bretonnes, peuplées d’elfes dansants et de sirènes qui chantent, au loin, sur la mer ? Mon pays est capable de tout, Marie, même d’ensorceler ceux qui n’ont plus le courage de vivre et de leur offrir la survie en échange de leur amour…

À ce moment du récit, Marie Faneau se tourna irrésistiblement vers le narrateur. Ses beaux yeux tristes s’illuminèrent. Oui, ce breton-là était capable de tout… et même d’un amour passionné. Elle aussi venait d’être frappée de folie, du vertige de l’espoir dont se leurreront toujours ceux qui ont faim de passion. C’était cet homme froid, correct, d’une cruauté si parfaitement mondaine, qui parlait de cette façon frémissante ?

Les autres auditeurs, malgré qu’ils fussent prévenus qu’il s’agissait de la légende, même le railleur Michel écoutaient, agréablement surpris, cette voix dont les inflexions un peu gutturales s’étaient subitement adoucies jusqu’aux tendresses de l’extase.

— … Les nuits bretonnes sont divines parce qu’elles contiennent à la fois la force d’une terre sous laquelle se cache le granit noir dont on fait les belles pierres tombales, et la douceur des légendes, des chansons mélancoliques, dont on subit l’emprise sans pouvoir se les expliquer ! Ce qui s’explique, Marie, est tellement inutile à la joie de vivre ou à la douleur de mourir ! La femme ouvrit cette fenêtre et crut se précipiter dans les bras d’un amant enfin retrouvé. L’oiseau monstre était-il son fantôme ? Les vampires sont-ils des morts désespérés qui ont, eux, la puissance de chercher dans une ivresse nouvelle, l’oubli de tous leurs désespoirs ?… Les grandes ailes mouvantes, à grands coups d’éventail, bercèrent l’agonie de la belle condamnée pendant que l’amoureux bourreau, le bec enfoui dans sa poitrine, lui buvait le sang jusqu’au cœur.

— Oh ! s’écria Henri Duhat, le jeune médecin, se levant pour aller prendre sa coupe sur un guéridon, vous êtes atroce, mon cher ! Ceci dépasse toutes les plaisanteries permises et vous mériteriez…

— Quoi ? fit le marquis avec son rire sourd habituel.

Et il eut un claquement sec des doigts comme s’il rappelait un chien à l’ordre.

— Rien ! Nos seuls compliments pour le frisson que vous venez de nous donner ! ajouta le docteur Duhat buvant d’un trait un vin qui dut tout à coup lui paraître trop capiteux, car il devint rouge.

— Bravo ! fit Gompel. Ça, c’est un belle histoire, parce qu’au moins on comprend que c’est inventé de toutes pièces.

— Si c’était en vers, déclara M. de la Serra, ça ferait moins d’effet, mais ce serait plus facile à redire.

On s’était levé et le notaire, le plus âgé, parlait de se retirer.

Marie essayait de réagir contre ce moment d’étrange émotion. Elle appela le valet de chambre pour un nouveau service, ordonna de débarrasser le piano et, secouant le malaise bizarre qui l’envahissait, elle les retint.

— Quel dommage que nous n’ayons pas ici des danseuses alors que M. Duhat, M. de la Serra et mon frère sont d’excellents danseurs. Je crois que nous devons réagir un peu. Trop d’occultisme ! Nous sommes tombés dans le travers à la mode.

— Et comment appelez-vous le tango ? riposta le fiancé, d’ailleurs tout aussi disposé qu’elle à réagir, car il semblait fort gai, tout à fait jeune.

— Michel, appela Marie, si M. de Pontcroix n’y voit pas d’inconvénient, tu vas nous danser ton pas espagnol. Va chercher tes castagnettes. Nous allons oublier la voix des enchanteurs bretons.

C’était tellement pressant que le fiancé ne put que s’incliner et Michel bondit en criant : Olé !

Son smoking enlevé, il le remplaça par une courte veste-boléro brodée d’or et, ayant pris la pose, au premier accord du piano, on élargit le cercle autour de lui.

— Il est merveilleux, ce garçon ! murmurait le comte de la Serra. Où a-t-il appris à danser ?

— Dans les bals de l’atelier Fusard dont il fait partie, monsieur, répondit Marie Faneau tout en jouant la danse endiablée. Les jeunes artistes aiment à se dérider quelquefois parce qu’ils travaillent beaucoup.

Le marquis de Pontcroix redevenait sombre pendant que les autres applaudissaient, absolument remis dans la joyeuse vie normale par le bruit des castagnettes. On fit une ovation au danseur et à son chef d’orchestre. Cela clôturait bien une soirée qui aurait pu tourner au macabre sans l’esprit de la maîtresse de la maison.

Les invités partirent enchantés, accompagnés dans l’escalier par Michel, bon prince, laissant quelques minutes de tête à tête aux deux fiancés qu’il jugeait un peu en froid.

— Monsieur de Pontcroix, dit Marie, la gorge serrée, je vous remercie pour cette bague et ces fleurs. J’accepte la couleur de vos dons sans m’en plaindre. Vous êtes un poète… et la légende bretonne ne m’épouvante pas. Je serai fidèle. N’ayant eu qu’un amour, je peux lui consacrer toute ma vie.

Elle souriait héroïquement, mais ses lèvres tremblaient. Il saisit ses mains, l’attira jusqu’à lui.

— Ma belle chérie, vous ai-je fait de la peine ? Je regardais vos cheveux, qui ont la nuance du sang, le reflet pourpre du coucher du soleil sur les fleurs d’or des landes de mon pays… j’étais complètement ivre.

Se raidissant, craintive, contre son enlacement impérieux, elle questionna :

— Cette légende… Où l’avez-vous lue ?

— Elle n’existe pas, pour la seconde partie. La Bretagne ne connaît pas les secrets des hypogées de l’Inde.

— C’est affreux ! Vous y croyez, vous, aux vampires ?

Elle se raidissait de plus en plus, prise d’une insurmontable horreur et cependant attirée, magnétisée. Pour toute réponse, le marquis de Pontcroix se pencha sur son cou ; là, derrière l’oreille rose, sur cette chair fine comme les pétales des fleurs de la corbeille, il mit les lèvres et, sous le baiser brutal, odieux, le sang jaillit, deux gouttelettes pourpres de l’exacte nuance du rubis de la bague des fiançailles.

Michel surgit entre eux, les sépara :

— Monsieur, fit-il, crispant les poings, votre voiture est en bas. Tous mes nouveaux compliments pour l’histoire du vampire. C’est furieusement Grand Guignol ; seulement, pour employer une expression de notre chère Ermance, ça se passera comme ça, dans la vie, quand les poules auront des dents ! Au moins pourront-elles se défendre !…

Sans les domestiques, éteignant les bougies et emportant les coupes, les deux jeunes hommes se seraient rués l’un sur l’autre.

— Au revoir, Michel, dit Pontcroix se calmant le premier, avec sa grande habitude du masque mondain.

— Au revoir, marquis… de Sade ! gronda Michel.

— Tais-toi ! cria Marie en s’enfuyant dans sa chambre. C’est moi qui me suis écorchée en relevant mes cheveux ! Ce rubis coupe comme un diamant…