Le Grand Silence blanc/Push, chien d’Alaska

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 175-184).



XIII

PUSCH, CHIEN D’ALASKA


— La chose avait été décidée dans un bar de Dawson, le Monte-Carlo, si vous voulez des précisions.

C’était l’époque de la « ruée de l’or » où chaque jour, à Skagway ou Dyea, débarquaient de joyeux garçons qui, sans plus attendre, remontaient le Yukon afin de prendre la chance.

Les uns, les plus riches, achetaient un team, c’est-à-dire un équipage de chiens et un traîneau ; les autres, c’était le cas pour la plupart d’entre eux, chargeaient leur maigre bagage sur leur dos et se mettaient en route.

Les capitalistes n’avaient pas réalisé alors cette chose follement aventureuse : accrocher un chemin de fer sur le granit des rochers à pic.

Combien de compagnons sont restés dans les gorges de la White-Pass, combien ont fini là leur rêve de richesse !

La terre du silence garde son secret.

Mais ce n’est pas là l’histoire, il importe peu de philosopher ; sachez seulement que ceux qui essayèrent de franchir la Passe et réussirent cette performance étaient de rudes hommes.

Hans Troemsen était de ceux-là. C’était un bon géant blond de Scandinavie, silencieux et grave. Pêcheur, il avait abandonné sa barque pour courir sa vie, à travers le Canada et la Colombie Britannique.

À Vancouver, il avait entendu parler des découvertes des champs d’or de Fairbanks et de la Tanana. C’était, si mes souvenirs sont exacts, vers 1902 ou 1903.

Hans Troemsen s’embarqua sur un des vapeurs qui, à travers le méandre des îles, faisaient le trafic sur la côte du Pacifique entre Vancouver et Skagway.

C’était un garçon économe. Il put acheter un team de six chiens, des bêtes du Labrador magnifiques, pas trop usées, mais cependant habituées au trail. Il les choisit en connaisseur.

De Skagway à White-Horse, il y a 111 milles par l’affreuse route que vous savez surplombant l’abîme de 8 à 900 pieds.

À 15 milles à l’heure, le team allait allègrement, Hans excitant ses bêtes de la voix, dans un anglais un peu rauque. Les chiens tiraient, l’ongle dur griffant la glace, le cou en avant ; je dois vous dire que le thermomètre marquait 38° sous zéro.

N’importe, homme et bêtes allaient ; le sleigh, glissant sur ses patins de cuivre, semblait voler, lorsque tout à coup un craquement se fit entendre. Un vieux Yukoner, habitué de la Passe, aurait pris garde à cet avertissement. Hans Troemsen, pas. Il supputait ses bénéfices, les yeux perdus dans le lointain. Et ce qui devait arriver arriva. Un bloc de glace (rongé par quel monstre invisible ?) se détacha qui s’abattit sur le team.

Cinq chiens furent écrasés du coup. Hans, que la commotion avait rejeté contre une roche, gisait la tête ouverte.

Ces blessures-là, quand on n’en meurt pas sur le coup, sont sans importance. Le Scandinave avait le crâne dur.

Lorsqu’il revint à lui, ses yeux rencontrèrent les bons yeux clairs du wheeler (le chien de queue) qui, n’ayant pas de mal, léchait, à petits coups de langue, le sang qui coulait de la blessure de son maître.

C’est de cette heure que data l’amitié de l’homme et de la bête.

Hans Troemsen était heureux dans sa malchance. Il eut la bonne fortune d’être rencontré par le mail stage, qui le rapatria. Le soir même, l’homme et le chien étaient à Dawson.

Le pionnier avait perdu tout son bagage, seule sa ceinture de cuir qu’il portait sur la peau lui restait, et la ceinture contenait encore quelques beaux dollars.

J’en viens maintenant à l’histoire. Donc, ainsi que je vous le disais, la chose avait été décidée dans un des bars de Dawson : le Monte-Carlo.

Il ne faut pas vous imaginer que la Dawson de 1902 était semblable à la ville d’aujourd’hui. Mais combien plus pittoresque !

Naturellement, nous avions eu des bars avant d’avoir une église : nous avions le Bank, l’Exchange, le Northern, le Savoy et surtout le Monte-Carlo où, pour un dollar, nous avions le droit de goûter les charmes de la valse entre les bras d’une dancing girl ; un dollar, yes, sir, pour une valse. Il est vrai que l’on donnait deux dollars pour un cocktail ; bah ! la terre « payait » et la poudre d’or semblait ruisseler entre nos doigts comme l’eau des sluice boxes. Heureux temps tout de même !

Les souvenirs m’emportent, excusez-moi. Or, un soir, au Monte-Carlo, nous vîmes entrer Hans Troemsen suivi de son inséparable chien Push. L’entrée du bon géant fit sensation. En effet, jamais le Scandinave ne franchissait le seuil du cabaret. Il était accompagné par Ralph Harrisson, un mauvais garçon, franc buveur et coureur de filles.

— Jésus et le mauvais larron, fit à voix haute James W. Bilt.

On rit. Ralph dédaigna l’insulte. Les deux compagnons s’assirent à une table écartée. L’orchestre mécanique attaquait une polka. On dansa sans plus prendre garde aux deux hommes.

Tandis que nous dansions, un marché était conclu. Hans Troemsen achetait « sur la chance », c’est-à-dire sans autre information que la parole du vendeur, un creek, à vingt jours de marche de Dawson, du côté de Ruppert City, sur la Datkeena.

On avait trouvé par là de la « paye » en quantité et les terrains s’enlevaient à coups de dollars.

Au moment de régler, Hans, qui était un garçon pratique et méfiant, ne donna qu’un tiers de la somme, promettant le surplus sur place.

Ralph fit bonne contenance, empocha les dollars et promit de conduire lui-même le nouveau propriétaire. On partirait le lendemain.

Hans Troemsen sortit, Push sur ses talons ; et Ralph, qui était le plus enragé gambler de la terre, entreprit une partie de faro avec quelque rushler

À cent onces d’or le point, Ralph, qui n’avait pas la chance, eut tôt fait d’être à sec.

Le lendemain, néanmoins, il attela son team et partit avec Hans Troemsen, précédé par Push qui jappait, libre, à la tête de la meute.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux jours après, dans ce même Monte-Carlo, nous vîmes revenir Ralph Harrisson. Il était seul et portait un énorme bandage autour de la tête. Son poignet droit était aussi serré dans un pansement.

Il conta l’aventure. Hans Troemsen avait voulu conduire le team à l’indienne. Peu accoutumé, le Scandinave n’avait pu, à un tournant, rassembler assez vivement les guides et le team était tombé dans un ravin ; lui, Ralph Harrisson, avait prévu la chute ; debout sur le taku, il avait sauté juste à temps, cependant que chiens, homme et traîneau se fracassaient dans le gouffre.

Ralph avait la tête un peu cassée, mais solide ; un team qui rentrait à Dawson l’avait heureusement reconduit vers la ville.

Ces sortes d’accidents étaient quotidiens. Personne ne s’apitoya sur la triste fin de Hans et comme Ralph payait une tournée générale, on le proclama le meilleur des garçons.

Il avait le verre en main — je le vois, tenez, comme si c’était d’hier — il était accoudé sur le bois du comptoir et tenait son verre de la main gauche. Il regardait la liqueur à hauteur de son œil et riait d’un rire qui découvrait une double rangée de dents blanches, des dents aiguës comme celles des loups. Il buvait et riait et les filles le trouvaient beau, la tête un peu pâlie dans son maillot de linge…

Il allait porter la santé lorsque quelque chose de hirsute se précipita.

De la porte au comptoir, il y avait bien quinze pieds ; un seul bond et l’espace fut franchi. Les buveurs s’arrêtèrent. La chose : un chien hurlait à la mort devant Ralph.

Quelqu’un dit : « C’est Push. »

— Push ?

— Oui, Push, le chien du Norvégien…

Push, heureux d’être reconnu, arrêta son aboiement et remua la queue. Puis il se livra à un étrange manège : il allait de l’un à l’autre en gémissant, des larmes voilaient véritablement ses regards ; arrêté devant Ralph, l’aboiement devenait rauque et furieux.

Ralph fit bonne figure, il voulut chasser le chien d’un coup de pied ; mais la bête s’élança, furieuse, sur lui. James W. Bilt le retint, au vol, par le collier.

Il apaisa Push d’une tape amicale et s’avançant vers Harrisson, il lui dit :

— C’est le chien de votre compagnon ?

— Oui.

— Il n’était donc pas tombé dans le ravin ?

— Je ne sais… je croyais bien… toutefois…

— Oh !

D’un geste brusque, James W. Bilt venait d’enlever le pansement ; la tête de Ralph apparut, nette, sans blessure…

Se voyant démasqué, le bandit eut un geste vers sa ceinture ; il ne put l’achever, vingt poings s’étaient abattus…

Trois garçons partirent sur-le-champ, guidés par Push. Ils suivirent le trail jusqu’au Yukon. Là, la piste remontait vers le nord ; à un jour de marche, ils reconnurent que le trail avait été abandonné pour une piste nouvelle.

À trois milles du point de départ, dans une gorge solitaire, Push poussa des gémissements insensés. Il grattait la neige durcie avec ses pattes… On déblaya la place et l’on trouva d’abord le cadavre des chiens, gelés à bloc, puis celui de Hans Troemsen, qui avait fini là sa carrière de chercheur d’or.

Comme il portait entre les deux omoplates la trace nette d’une balle, les trois compagnons revinrent.

La justice d’alors ne s’embarrassait pas d’enquête ni de paperasses inutiles. Pour le surplus, Ralph avouait.

Il avait manqué à la loi du Nord, il serait pendu… La chose devait arriver un jour ou l’autre à un garçon comme Ralph. La sentence ne l’émut pas. Il avait perdu. Il payerait.

On l’amena, un peu hors la ville, en face du Yukon. Là, il y avait un saule, véritablement confortable pour l’usage auquel on l’employait.

Le prisonnier fut amené, mais comme James W. Bilt lisait la sentence, Push se précipita sur l’assassin de son maître et lui ouvrit la gorge d’un seul coup. Ce fut précis, rapide, personne n’eut le temps d’intervenir…

Mais, comme Ralph avait été condamné à être pendu, quoique mort on le pendit tout de même. Car la loi doit toujours suivre son cours… Il faut qu’il en soit ainsi pour toute chose.