Le Grand Silence blanc/La vallée du Yukon

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 167-174).



XII

LA VALLÉE DU YUKON


Ce jour-là, Gregory Land m’assura :

— Vous n’entendez rien à la géographie. Il est vrai que ça n’est pas une chose qui s’apprend dans les livres…

Lorsque la nouvelle se répandit que l’on avait trouvé de l’or, au cœur même des solitudes glacées, au-dessus du 60e degré de latitude nord, ce fut une ruée.

Des quatre coins du monde, les aventuriers accoururent pour tenter la chance. La fièvre de l’or les tenait si fort qu’ils en oubliaient les rigueurs impitoyables du Grand Nord.

Les ports du Pacifique, de San-Francisco à Vancouver, fournirent une bonne partie des premiers émigrants ; du Canada et de la Colombie Britannique vinrent les autres.

Ils remontaient la côte du Pacifique, de Vancouver à Skagway, à travers le méandre des îles, sur des petits vapeurs trapus ou sur des embarcations à voiles. Les uns et les autres eurent à affronter les terribles courants de Prince of Wales, et plusieurs se fracassèrent sur le granit des roches, traîtreusement tapies au fond des passes.

Aujourd’hui, les passes ont été explorées, les sondages ont permis d’éviter les fonds pernicieux, quoique, par les grandes marées, la traversée soit encore des plus périlleuses.

Les hommes qui, en 1897, débarquèrent sur la plage boueuse de Dyea ou de Skagway, n’étaient pas au bout de leur peine.

Quelques cabanes de bois groupées au pied de la Pink Mountain, un misérable ponton sur pilotis, telle était Skagway.

Pour atteindre les terrains aurifères, la « terre qui paye », selon l’expression pittoresque des premiers mineurs, il fallait franchir la redoutable White-Pass. De Skagway à White-Horse, il y a cent onze milles par une route affreuse, surplombant l’abîme de huit à neuf cents pieds.

Aujourd’hui, une compagnie audacieuse a agrippé un chemin de fer sur les aiguilles et les arêtes des rochers de basalte. Par quel prodige, à la suite de quels efforts inouïs, la volonté de l’homme a-t-elle pu s’affirmer ? Les centaines de cadavres des ouvriers que la White-Pass engloutit pourraient seuls répondre.

Les mineurs, pour franchir la Passe, confiaient leur destinée soit aux traîneaux que les chiens tiraient le long du trail, soit à des embarcations légères qui devaient résister au tumulte des eaux, aux chutes des rapides, aux sournoiseries des brisants.

La neige, les glaciers, les gouffres s’ouvrant tout à coup et avalant hommes, chiens et traîneaux, quarante degrés sous zéro n’eurent pas raison de l’énergie de ces farouches pionniers, qui avaient résolu d’arracher son secret à la terre mystérieuse.

La folie du Klondyke les soutenait ; nombreux furent ceux qui tombèrent, mais d’autres arrivaient qui réussirent leur aventureuse performance.

Là où rien n’existait que la solitude vierge, sur les berges de ce Yukon, le plus important, le plus grand des fleuves nord-américains du Pacifique, se dressèrent des campements qui, bientôt, devinrent des villes.

Une chose remarquable : dès que la « terre payante » était découverte, les mineurs arrivaient, attirés par la lueur fauve de l’or comme par la lumière, et avec eux, ces hommes amenaient toujours une ou deux dynamos, on posait des fils et les paysages du Grand Nord s’agrémentaient bientôt de poteaux qui sont comme le symbole de la puissance de l’homme. Télégraphe, téléphone, courant électrique, les fils se greffaient parallèles sur les croix de Saint-André clouées au faîte des sapins à peine ébranchés.



Le Yukon qui, en été, a un débit formidable, plus de vingt-cinq mille mètres cubes à la seconde, est long de trois mille trois cents kilomètres (de sa source jusqu’à l’embouchure de son bras principal, le Yukon formant un vaste delta). Il prend sa source au col qui porte le nom du géodésien français Périer, à mille deux cent cinquante mètres d’altitude.

Son bassin crève les frontières officielles de l’Alaska, empiète sur les territoires du Canada et couvre une étendue de plus d’un million de kilomètres carrés (deux fois la superficie de votre France).

En hiver, par les grands froids, le fleuve est gelé, parfois à bloc, c’est-à-dire jusqu’au fond de son lit. En été, il est navigable jusqu’en amont de sa jonction avec la Lewis river. C’est-à-dire sur plus de trois mille kilomètres.

Les mineurs bloqués à Dawson attendent avec impatience l’époque de la débâcle qui leur permet d’espérer la venue des bateaux de ravitaillement.

C’est un spectacle féerique dans le mystère de ces contrées silencieuses que celui du craquement monstrueux qui annonce le dégel.

Sous la rude poussée du fleuve, la glace casse, les blocs se heurtent, s’entre-choquent et se précipitent. On dirait un combat de monstres antédiluviens. Au lac Labarge, la sensation est grandiose : c’est la ruée des blocs qui essayent de passer tous à la fois ; malheur à l’embarcation du pilote inhabile qui, impatient, s’est aventuré sur le fleuve avant que les temps soient révolus !

Dès sa source, dans la région volcanique, qu’il a à traverser, il forme de nombreux lacs qui sont d’anciens cratères.

La pureté des eaux est telle que le paysage s’y reflète comme dans un miroir ; ce fait a frappé les premiers pionniers ; aussi, les mirror lakes sont légion dans toute la vallée.

Le Yukon descend les pentes rocheuses des monts Chilkoot ; ses eaux s’enfuient, dans des couloirs, sombres et tortueux, étranglés dans les immenses parois à pics des roches de basalte ; elles sautent de cascades en cascades, augmentées par les eaux des torrents issus des glaciers.

Gregory Land prend sa respiration, puis il repart sur le ton d’un maître d’école :

— Il reçoit, à droite et à gauche, d’importants affluents, la Hotalinqua, la Newberry, la Big Salmon-River, la Pelly, la Lewis, puis en aval de la traversée des Rocheuses, la Stewart et la Porcupine (dont la vallée se profile parallèle à la rive de l’Océan Polaire), la Tanana, la Cooper river, la Koyukuk, qui vient des toundras.

Là, il atteint 2,500 mètres de large ; on pourrait croire qu’il va se jeter dans la baie de Norton, dont il est séparé par une quarantaine de kilomètres. Mais non, il tourne brusquement vers le sud-ouest, puis vers l’ouest, remonte au nord et se sépare enfin en plusieurs branches qui forment un delta.

Les rives de ce delta changent constamment du fait de l’apport considérable d’alluvions, mais aussi (et surtout) du fait de l’érosion causée par les glaces.

Les énormes blocs minent la rive, la mangent peu à peu, et la font écrouler dans les flots.

Parfois, l’embâcle tardant, il y a des conséquences inattendues : les saumons ne peuvent remonter le cours des diverses branches du fleuve, le frai ne peut se faire et les populations indigènes souffrent cruellement de la faim.



Le postier boit une rasade et poursuit :

— Dawson, qui s’étend sur plus d’un kilomètre le long du Yukon, est aujourd’hui une ville importante.

Ce n’est plus le camp des mineurs où certain hors-la-loi célèbre dans les annales de la cité imposait autrefois sa volonté.

Ses rues numérotées coupent à angle droit (selon la mode américaine), huit avenues. Dawson qui, à l’époque héroïque, s’enorgueillissait de ses bars fameux, le Northern, l’Exchange, le Monte-Carlo, a maintenant des églises, des temples, un vaste bâtiment postal, qui encombre la Troisième Avenue, des trottoirs en bois, et si la ville a perdu en pittoresque, certes elle a gagné en sécurité.

Encore quelques années et le vieux Yukoner, chaussé de mocassins en peau de wolverine, aux fourrures lépreuses, revêtu de l’indispensable overall en grosse toile imperméable bleue ou kaki, retenu aux épaules par de courtes bretelles, le vieux Yukoner, aux gants de cuir fourrés serrés au-dessus du coude, ne sera plus qu’un souvenir.

Et le soir, dans un hôtel confortable de la Cité de l’or, devant un feu clair, les belles dames en quête de sensation ou les beaux messieurs neurasthéniques entendront conter les exploits légendaires de ceux qui ouvrirent, à force de courage, les portes mystérieuses de la Terre de l’Éternel Silence.

Gregory Land soupire… et pour chasser ce tableau désolant, il s’offre un double Martini coktail.