Le Grand Silence blanc/Mon chien Tempest et moi

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 235-244).



XIX

MON CHIEN TEMPEST ET MOI


— Quand vous contempleriez jusqu’à demain votre thermomètre, vous ne le feriez pas monter d’un dixième, vous voyez bien qu’il est gelé à bloc.

C’est Gregory Land qui m’apostrophe véhémentement.

Je réponds, vexé :

— Je sais ; le mercure gèle à 40 virgule 12.

J’ai dit : virgule, douze, ce qui provoque le bruit de crécelle rouillée qui est la façon de rire de mon ami, le coureur des bois. Quand un accès d’hilarité est fini, il avale deux gorgées d’une mixture où le gin entre pour une part, le whisky pour l’autre.

Sans se déranger, il tend la main et décroche du mur son thermomètre. Il l’examine avec soin et émet un long sifflement. Je me retourne.

Gregory Land explique.

— Pour un sacré froid, c’est un sacré froid ; savez-vous, Freddy, cher garçon, que nous avons présentement 48 et que nous atteindrons au petit jour 50 ?

Sous zéro, fichtre, c’est, en effet, une belle température. Mais, encore bourru, je réplique :

— Votre thermomètre à pur alcool bat la breloque.

What do you say ?

— Je dis, bat la breloque.

Et pour lui faire comprendre l’expression française, de l’index je toque mon front.

Cette mimique expressive est saisie immédiatement par le postier qui me lance un répertoire d’injures des mieux choisies.

Gregory a cette spécialité de pouvoir jurer dans une quarantaine de langues ou d’idiomes qu’il a ramassés au cours de ses pérégrinations de la British Columbia aux North-West Territories.

Je laisse passer le flot. Après, j’essaye de convaincre mon hôte, à l’aide des données les plus scientifiques, que passé 50 degrés les thermomètres à pur alcool perdent toute précision. Devant des phrases empruntées aux manuels dernière école, Gregory ne dit plus mot ; il hausse les épaules, signe d’un profond mépris pour toutes sciences exactes, et chique, preuve irréfutable que ma conversation ne l’intéresse plus.

Cinquante degrés sous zéro, c’est une affaire. J’ouvre la porte et je sors. J’ai simplement relevé le col en woolverine de ma veste de peau. Cinquante degrés, pas possible ! L’air est pur. Rien ne trouble l’immense silence de la nuit polaire. La silhouette des sapins se découpe, nette, comme au ciseau. Seule, la terre est dure sous le pied. Et cela est une constatation qui ne trompe pas.

Je rentre au bout d’un moment et je dis :

— Vous aviez raison, nous aurons cinquante.

Gregory Land bougonne quelque chose comme « évidemment ». Avant de fermer la porte, je siffle. Dix secondes après, une boule hirsute bondit en jappant.

C’est Tempest.

Du coup, le mutisme du postier cesse. Il recommence à égrener son chapelet d’injures qu’il émaille, aux gros grains probablement, de conseils appropriés.

— Dam ! nom d’un chien, per Dio ! vous n’en ferez rien de cette brute bête. Diavolo, devil, demonio, a-t-on idée d’élever un chien ainsi !

J’arrête le discours de Gregory d’un seul mot.

— Tempest n’est pas un chien.

— Eh, bruto ! qu’est-ce que c’est donc ?

— Tempest est mon ami.

J’ai dit cela si gravement que les grognements de Gregory s’arrêtent net et sa colère tombe avec cette phrase :

— Oh ! alors… vous m’en direz tant.

Devant le feu qui flambe, clair, Tempest se grille le museau et les pattes.

Lorsque j’ai dit : « Tempest est mon ami », il s’est dressé, il est venu mettre son museau sur mes genoux, il a levé ses bons gros yeux vers moi, et sa queue a balayé les cendres.

Et comme pour moi, je parle :

— Il y a longtemps que l’on se connaît, n’est-ce pas, vieux copain ? Une amitié comme la nôtre cela date. Ah ! ça n’est pas d’hier… Où je l’ai rencontré ? C’est toute une histoire… J’étais encore un apprenti qui excitait la commisération et la pitié des aînés lorsqu’il essayait d’atteler ses chiens ou de charger proprement son traîneau. Mais j’avais une chose qui me faisait respecter : deux poings solides et très peu de patience. Les rieurs se turent bientôt, pas vrai, Tempest ?

— Vous avez toujours eu un fichu caractère, interrompt Gregory qui crache sa chique dans le foyer.

— Possible, c’est comme ça ! Ça ne vous dit pas comment j’ai connu Tempest ? La chose est simple. Je prospectais à l’ouest des Alpes alaskiennes, le long de la Tanana river, l’affluent de gauche qui se jette dans le Yukon, à Nuklukayet.

— Dix ! laisse tomber Gregory.

— Quoi ?

— Rien. C’est la note que je vous donne… en géographie.

— Bête.

Mais comme je tapote le crâne de Tempest, Gregory ne peut prendre l’épithète pour lui. Je poursuis donc :

— Dans ma hutte, j’ai donné, un soir, l’hospitalité à un Yukonner famélique, enveloppé dans des fourrures râpeuses. L’homme me convenait peu, il avait le regard fuyant, le pli de la bouche mauvais. Un pauvre diable, au demeurant, qu’on ne pouvait faire coucher dehors, n’est-ce pas ?

Dans son team, il avait comme wheeler (chien de queue) une chienne qui était sur le point de mettre bas. Au matin, l’homme, qui entre parenthèses avait bu mon thé et couché sous mon toit sans me dire le moindre : « Je vous remercie », l’homme attelle son team ; la chienne lassée rechigne, il lui décoche un coup de pied dans le ventre qui envoie rouler la bête, hurlante, à dix pas.

J’avais le caractère que vous savez, plus, sur le cœur, la goujaterie du bonhomme ; je lui dis :

— Vous êtes une belle brute !

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde.

Voilà une phrase que je n’aime pas, surtout lorsqu’on a couché chez moi et qu’on a réchauffé sa carcasse à mon feu.

Sans répliquer, je lui allonge un direct et voilà mon homme les quatre fers en l’air.

J’étais fou furieux. Quoiqu’il fût à terre, je le bourrai consciencieusement ; je crois même que je lui administrai, en plus des coups de poing, quelques solides coups de souliers ferrés dans les côtes, histoire de lui apprendre à vivre.

Las de frapper, je m’arrêtai et rentrai dans ma hutte. Lorsque je ressortis, l’homme avait décampé, me laissant en héritage la chienne qui se traînait en geignant.

Elle mit bas le jour même. Cinq chiots morts-nés, un vivant. Le vivant, le voilà, c’était Tempest, ce voyou, ce vieux frère !

Je gratte de mon index le crâne du chien qui rit. Ma parole ! je vous dis que Tempest rit lorsqu’on lui gratte le crâne. Ses yeux pétillent, ses flancs s’agitent et puis, il a une de ces façons de mettre sa gueule de travers.

— C’est bon, c’est bon, je n’insiste pas, fait Gregory Land, il rit, il rigole.

— Parfaitement.

Et je poursuis :

— J’ai soigné la mère et le fiston ; la mère est morte, un matin, écrasée par un bloc de glace. Le fiston, le voici, j’en ai fait un joyeux gaillard. Nous en avons couvert des milles et des milles tous les deux, hein ?

Tempest répond par un grognement affirmatif.

— Ça n’a pas été tous les jours drôle, il a fallu parfois se contenter d’un morceau de phoque gelé ou d’une poignée de maïs ; quelquefois aussi, on a dîné « par cœur ». Pas vrai ? Mais en revanche, les belles lippées de viande fraîche lorsqu’on avait abattu un cariboo… et les saumons de la Mackenzie ! Quelle ventrée, hein, vieux frère ?

Aussi, ne boudait-on pas à l’ouvrage ! On a couru le trail en tous sens. Souvent, l’étape était rude. Nous avons accompli, sir, une traite de 65 milles, comme je vous le dis.

La hausse brusque de la température ne me disait rien qui vaille, on fuyait devant la tempête ; vous savez, camarade, ces woolies qui descendent des montagnes de la côte et qui font trembler les marins. 65 milles, ça n’est pas rien. Les bêtes sont tombées épuisées en arrivant, seul Tempest était vaillant, car Tempest savait qu’on avait sauvé sa peau.

Les autres chiens n’étaient que des bêtes. Tempest, lui, est un homme, mieux qu’un homme, c’est un bon chien.

Sitôt qu’il a pu se tenir debout, il a été plein de courage. Tout petiot, il mordait les pattes du leader pour le faire avancer, et quand le leader dételé venait à lui crocs dehors, Tempest, au lieu de se réfugier comme un chien de ville sous la table ou dans mes jambes, Tempest, lui, tenait tête. Il a reçu de fameuses raclées ; une fois, la peau de son cou pendait comme une loque. C’est ça qui forme le caractère…

Croyez-vous, master Gregory, qu’il n’a jamais voulu être attelé dans le team ! Il lui a fallu la première place, comme cela, tout de suite. Il avait conscience de sa force et de sa supériorité.

Un matin, comme je levais le camp, la chose a été réglée entre lui et Flic, le labrador qui menait mon équipe.

C’était une bête prudente, ce Flic ; il connaissait tous les coups, il avait roulé pas mal et savait qu’il faut se méfier de ces huskies esquimaux qui sont fils du grand loup noir et qui portent en eux l’âme sauvage de leurs ancêtres.

Mais il fallait en finir et vider la querelle une fois pour toutes. Ce fut une mémorable bataille. Le prétexte ? Aucun. Tempest s’était simplement placé à l’avant du traîneau pour être attelé en flèche.

Flic accepte le combat. Les autres chiens se rangent en arc de cercle, heureux de l’aubaine. Dame ! le vaincu, c’est ça qui augmentera l’ordinaire.

Quelques-uns montrent ouvertement et sans aucune retenue leur fringale, claquent des mâchoires et se passent la langue sur les babines. Tous les yeux luisent de convoitise.

Flic sait que les meilleures attaques sont les plus promptes. Il bondit, mais cette sacrée rosse de Tempest se dérobe et Flic va s’assommer contre un des patins de cuivre du traîneau. Il en reste tout étourdi.

L’affaire a été vite réglée, Tempest a profité du moment et a planté ses crocs au travers de la gorge de Flic.

Le robuste animal se relève et secoue mon Tempest comme une chiffe, son corps va de droite à gauche comme le battant d’une cloche, mais il ne desserre pas son étreinte.

Le sang gicle et aveugle Flic ; soudain, un long tremblement agite ses membres, ses jambes fléchissent, la bête gît sur la neige, pantelante, une eau grisâtre mouille son regard. Elle attend son destin…

Un seul aboi jaillit, immense, c’est la meute qui se précipite à la curée. Poor Flic !

Tempest s’est tenu à l’écart, il lèche à petits coups ses poils, vient à moi quêter une caresse. Je lui administre, pour la bonne règle, une magistrale volée ; pensez donc, Flic m’avait coûté 100 dollars… La raclée reçue, têtu, Tempest prend la place du leader

Qu’auriez-vous fait, sir ? Je lui ai passé les harnais du défunt et, depuis, il a conduit mon team comme une vaillante bête qu’il est.

Ce qu’il a fait depuis ? Il faudrait 350 pages d’un livre à 1 dollar 75 pour raconter ses exploits. Il a vécu de ma vie, souffert de ma misère, nous avons exalté ensemble notre joie.

Il sait des choses que les hommes ignoreront toujours. Je lui ai raconté, aux soirs de détresse, les secrets dont mon âme était lourde. Il a compris ma peine… et, parfois, nous avons pleuré tous les deux. Oui, master Gregory, pleuré de vraies larmes, car, je vous le dis en vérité, Tempest pleure.

J’ai cru saisir un ricanement de Gregory. Je me lève, furieux.

— Mais oui, il pleure, c’est une bête sensible qui est meilleure que vous, vous m’entendez ?

Gregory ne s’émeut pas pour si peu, il se verse une copieuse rasade et dit simplement :

— Quand je vous le dis que vous avez un caractère déplorable !