Le Grand Silence blanc/La cité des phoques

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 81-88).


V

LA CITÉ DES PHOQUES


Entre le 171e et le 169e degré de longitude, à l’ouest de Greenwich, il est une île qui, sur la carte, a l’air d’une poule s’enfuyant déplumée. C’est Saint-Paul, l’île des Phoques.

Cette poule a trois poussins, Saint-Georges au sud-est, l’île des Morses à l’est et l’île des Loutres au sud-ouest. Toutes quatre sont connues des navigateurs et des géographes sous le nom des îles Pribilov, que les Esquimaux Aléoutes nomment plus simplement Atik.

Saint-Paul, la poule déplumée, est une île rocheuse, parsemée de cônes et de cratères. Il est fort probable qu’elle serait restée inconnue s’il n’avait pris, un jour, la fantaisie à Messieurs Phoques de la choisir comme domaine.

Hélas ! Rudyard Kipling nous a conté, avec humour, la belle histoire du phoque blanc, histoire qui lui a été rapportée, dit-il, par Limmershin, le roitelet d’hiver, et Kipling nous a prouvé que là où il y avait des phoques des hommes surgissaient, habiles à les traquer.

Il est vrai que Kotik, le phoque blanc, découvre à la fin de l’aventure la terre bénie où les chasseurs ne viennent jamais. Heureux Kotik !

Mais je n’ose croire à tant de bonheur pour Messieurs Phoques et de mon temps, tous n’avaient pas abandonné les rivages de l’île Saint-Paul pour s’en aller chercher fortune dans les idéales prairies de Sea Cow !

Ils étaient là par milliers, couvrant la grève.

Après M. de Buffon, le naturaliste aux manchettes de dentelle, ou l’honorable M. Cuvier, après le grand poète anglais à qui le livre de la mer est aussi familier que le livre de la jungle, rechanterai-je les héroïques combats des phoques mâles pour la possession d’un terrain de trente mètres carrés, et les batailles homériques pour — comment dirai-je — pour l’usage personnel des huit ou quinze Dames Phoques élues de leur cœur !

Jamais la loi de la force ne s’est affirmée, dans la nature, avec autant de précision.

Depuis que les Messieurs Phoques évoluent dans l’empire des mers, c’est à date fixe, la même volonté de vaincre, c’est aux premiers jours de juin que, précédés par le vieux bull au pelage gris-fer, ils arrivent. On les voit s’avancer, le mufle large hors de l’eau, fortement moustachus ; ils donnent l’assaut au rivage ; comme leurs pattes postérieures sont dirigées en arrière, ils ne peuvent se soulever, leur marche est une succession de sauts où les muscles du tronc jouent le principal rôle.

S’aidant autant que possible des pattes de devant, ils cherchent la meilleure place. Pour qu’une place soit bonne, il faut qu’elle réunisse la triple condition d’être rapprochée du rivage, abritée du vent, exposée au soleil.

Hélas ! la place n’est pas au premier occupant, mais bien à celui qui sait la faire respecter.

Mordant, griffant, écrasant leur adversaire sous leur poids, les forts assurent leur conquête. Et le nombre des cicatrices qui couturent certaines peaux disent suffisamment les escarmouches livrées.

Lorsque la maison est en ordre, il n’y a plus qu’à attendre l’hôtesse. Celle-ci arrive quelques jours après.

La cité des Phoques a un gardien vigilant, qui, haut perché, signale l’approche du danger ou les événements mémorables. L’arrivée de Mesdames Phoques est un événement mémorable.

Par un cri guttural, qui tient du mugissement et du soufflet de l’orgue, le guetteur signale que ces dames sont en vue.

Aussitôt les bulls prennent la mer, faisant leurs plus beaux plongeons, ébauchant leurs plus savants ébats nautiques, beuglant, meuglant, ils virent, chavirent, reviennent à l’air, crachant l’eau en soufflant, ils font pour elles mille grâces et mille tours.

C’est un bruyant cortège nuptial qui se dirige vers la grève où se choisissent les épouses.

Quelques-uns, très gourmands, se constituent un harem. On a vu certains bulls s’offrir jusqu’à quinze femelles.

Mais avec le mariage adieu la tranquillité. Monsieur Phoque est jaloux, rageur, soupçonneux ; il veille sur sa propriété avec une telle attention qu’il ne quitte plus sa « rookerie ». Deux, trois mois, tant que durera la belle saison, le vieux mâle ne quittera plus son poste, s’abstenant de courir la mer, oubliant de manger. Si bien que venu en juin gros et gras, il part à l’automne réduit à sa plus simple expression, ayant perdu, parfois, jusqu’à quatre cents livres.

Malheur au « célibataire » qui rôde autour du harem. Il lui en coûte sinon la vie, du moins une belle raclée, et le jeune présomptueux revient clopin-clopant à l’emplacement qui lui est réservé.

N’ayant pas su vaincre, les faibles, les moins bien armés pour la lutte, sont réduits au célibat. Ils sont refoulés par leurs congénères, loin dans l’intérieur des terres, en des endroits mal abrités où le soleil n’arrive pas, où les vents froids du nord soufflent en tempête.

Ne produisant pas, ne reproduisant pas surtout, ce sont eux qui sont voués à la mort, car les règlements édictés par les hommes sont impitoyables et les célibataires sont seuls frappés et détruits.

Les faiseurs de statistique affirment que plus de trois millions de phoques tombent assommés tous les ans, sous la matraque des chasseurs.

Pauvres bachelors !

Quelle leçon de morale, les phoques donnent aux hommes !

Mais laissons là ces considérations et revenons à Mesdames Phoques, lesquelles ont assisté impassibles aux batailles de leur maître et seigneur.

Peu après son arrivée, Madame Phoque met bas — un seul petit généralement — qui vient au monde couvert d’un duvet laineux. Il y a des centaines d’espèces ; MM. les zoologistes vous diront en latin leur nom, genre, famille, succédané, etc…

Baby Phoque est un déluré qui prend la mer quelques heures après sa naissance, mais ce sont des précoces pareils à ces bouts d’homme qui jouent du violon à trois ans. Chez les gens raisonnables, Phoquelet attend d’avoir perdu son pelage laineux, ce qui prend bien une quinzaine.

Tous les Babies Phoques déclarent que ce n’est pas un jour de noce, pour eux, le jour où ils perdent leur « bourre ». Maman Phoque survient et traîne, par la force, yes, gentlemen, par la force, leur progéniture dans les flots. Bêlements, soupirs, rien n’y fait. Maman est impitoyable. À l’eau, à l’eau et flac, elle vous jette son petit qui barbote, qui barbote dans l’eau salée.

Si l’aventure tourne mal, Madame Phoque, d’un coup de queue, ramène l’imprudent au rivage. Mais, pour peu qu’il soit intelligent, Phoquelet se débrouille et, en peu de temps, devient un nageur émérite. Dès lors, il a un nouveau terrain de jeu où il peut batifoler avec les camarades.



Dans l’île Saint-Paul, la cité des Phoques, il y a des quartiers, des places, des rues, où chacun va à ses petites affaires et où chacun jouit de la plus stricte liberté, liberté selon la formule la mieux conçue et qui consiste à faire tout ce qui vous plaît, à la condition de ne pas gêner son voisin.

Mais là des animaux commandent et non des hommes.



Et quand la saison est finie, lorsque les premières brumes d’automne enveloppent les hautes falaises de Saint-Georges et les cônes volcaniques de Saint-Paul, Messieurs Phoques, suivis de Mesdames Phoques et des Babies Phoquelets, se mettent en route vers les mers du Sud.

Des milliers de célibataires — les bachelors, comme disent les marins anglais — qui les années précédentes évoluaient libres dans la mer libre, ne reviendront pas ; ils ne pourchasseront plus le flétan et le saumon, ils ne joueront plus sur la crête des vagues en renâclant et soufflant, ils ne se laisseront plus porter, les griffes ouvertes, par les courants.

Hélas ! leurs dépouilles sèchent, depuis des semaines déjà, sur les claies des abattoirs ; leur peau, tondue au rasoir, débarrassée des poils raides et couchés, ne garde que la bourre brune qui, entre les mains du faiseur de Londres ou de Paris, deviendra pour les épaules de nos belles ladies de la « loutre marine ».

Pauvre bachelor dépouillé, ta chair, qui est loin d’être savoureuse, a fait les délices de quelques-uns de mes amis Aléoutes ou Inuits, et ta graisse bouillie, fondue, a été échangée aux trafiquants contre quelques dollars ou plus souvent quelques gallons de whisky.

Tout ce qui vient de toi, le plus inoffensif, le plus sage peut-être de tous les animaux, sert au trafic.

Jusqu’à tes dents que, pour dix cents la pièce, on peut se procurer dans les shops de Seattle et de Vancouver.

Avoir couru le Pacifique de l’île Juan-Fernandez à l’archipel de Pribilov pour finir en breloque sur le ventre tendu d’un bourgeois satisfait, quelle triste destinée ! Vrai, ce sont bien là inventions des hommes.