Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/4

4.

Le droit d’abus

Malheur à ceux qui joignent maison à maison et qui approchent un champ de l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace, et que vous vous rendiez seuls habitants du pays.
Isaïe.

Il faut bien se garder de croire que l’histoire de la propriété à Rome nous présente un événement exceptionnel. L’histoire d’Angleterre renouvelle le phénomène des latifundia, l’envahissement de la petite propriété par la grande. Sous une forme ou sous une autre, il s’est d’ailleurs renouvelé partout, variable en ses façons et figures, toujours pareil au fond, parce que représentation d’un même instinct.

Letourneau a montré que le désir de l’appropriation est simplement l’une des manifestations de l’instinct de conservation, c’est-à-dire quelque chose d’impérieux, de tyrannique, comme tout ce qui est primordial. À la vérité un des instincts les plus puissants, le plus durable certainement, inspirateur de meurtre comme tous les instincts : l’histoire paysanne, héritages ou rivalités de voisins, est pleine de récits où l’on se tue pour un lopin de terre.

Dès que les circonstances favorisent son développement, l’instinct d’appropriation atteint rapidement au paroxysme. L’histoire, la grande, et dans tous les pays, nous offre de nombreux exemples de ce délire d’autant plus général que dans le passé la terre fut, avec l’esclave et le bétail, l’un des rares objets sur lesquels pût s’exercer cet instinct. Aussi du sol tout lui est bon. La terre est toujours la terre et du moment que la terre des champs est propriété absolue, pourquoi la terre des routes ne le serait-elle pas aussi ? Et de fait la féodalité s’est emparée de cette propriété.

N’était-il pas juste, dira-t-on, que le voyageur qui emprunte une route contribuât à son entretien ? Si juste que, la plupart du temps, on dépouillait sous ce prétexte le marchand qui passait. Le droit dégénère vite en abus quand l’autorité du propriétaire est toute-puissante. Et d’ailleurs le caractère de la propriété, au sens romain, n’est-ce pas précisément le droit d’abuser, jus abutandi ? L’abus fait partie intégrante de la définition du droit de propriété. Comment dès lors s’étonner du foisonnement de tous ces droits de passage, de péages, de ponts, de barrière et de navigation ? Écoutez Championnière : « Les communications de plus en plus difficiles et coûteuses cesseront tout à fait, et avec elles un élément de civilisation des plus actifs ; devant ces contributions qui s’élèvent à chaque pas sur la route du commerçant, les relations vont s’éteindre, les populations s’isoler, les localités se parquer, la féodalité s’établir et diviser le territoire, la centralisation disparaître et la barbarie du xe siècle envahir les mœurs et couvrir l’histoire de sa nuit obscure. Peut-être l’abus des droits de passage a-t-il été la cause la plus efficace de désorganisation de l’empire de Charlemagne. »

Marquons ce point : une fois de plus nous voyons le droit de propriété, dans l’exercice de son droit d’abus, amener la décadence d’un empire.

Mais cette misère économique du moyen âge est si éloignée de nous et la féodalité est en elle-même une forme politique si différente de la nôtre qu’on pourrait méconnaître la leçon qui se dégage des troubles de cette époque lointaine. On pourrait croire qu’à dix siècles d’intervalle le changement dans les mœurs, les institutions sociales, le commerce et l’industrie rompt une analogie qui apparaîtrait comme plutôt menaçante. L’exemple de l’Angleterre, où les progrès de l’inégalité et la féodalisation de la terre se sont produits de la façon la plus régulière et la plus complète, est là pour nous rappeler la possibilité et même l’imminence de troubles analogues à ceux dans lesquels mourut la féodalité.

À partir de la fin du xiiie siècle, commença dans la situation agraire de l’Angleterre une révolution lente et insensible qui parut d’abord favorable aux cultivateurs et qui eut cependant pour résultat final d’en réduire singulièrement le nombre : elle leur apporta la liberté, mais leur enleva la propriété.

Au temps des Saxons, comme l’Italie aux premiers temps de la république, l’Angleterre est peuplée d’hommes libres, propriétaires et soldats, réglant eux-mêmes leurs intérêts et administrant la justice. Après la conquête normande, la féodalité réduit le plus grand nombre en servage ou dans un état de grande dépendance, mais peu à peu ils font fixer leurs prestations en travail et en nature, les convertissent en redevances pécuniaires non sujettes à augmentation et reconquièrent ainsi une sorte de propriété.

Cette émancipation fut d’abord favorisée par l’emploi du numéraire, qui eut une fortune rapide dans ce pays essentiellement commerçant et amena le remplacement de la corvée par le bail à ferme. Après la grande peste qui enleva un nombre considérable d’hommes, les salaires haussaient à tel point que les seigneurs n’avaient plus d’intérêt à exploiter eux-mêmes leurs terres et trouvaient plus avantageux de les louer. Comme, d’autre part, les cours de justice décidèrent, sous Édouard IV, que les cultivateurs ne pouvaient être expulsés aussi longtemps qu’ils remplissaient les obligations déterminées par la coutume, la location devint en fait une possession permanente.

C’est ainsi que, à la faveur de conditions économiques propices et alors qu’ailleurs le servage devenait plus pesant, il se constitua en Angleterre une classe nombreuse de cultivateurs propriétaires, classe aisée, indépendante, comprenant une infinité de degrés, depuis le squire, qui touchait à la noblesse, jusqu’au cotier, ouvrier rural qui avait sa maison et son champ. C’est cette yeomanry qui a fait la force de l’Angleterre. « C’est la fière indépendance de cette noble souche de libres propriétaires fermiers qui a, écrit Hallam, donné une si forte trempe à notre caractère national et mis tant de liberté dans notre constitution. » Quand la chevalerie française, c’est-à-dire la féodalité traînant ses soldats mercenaires, se mesura avec ces yeomen anglais, c’est au côté qui avait la supériorité, c’est-à-dire la justice économique, que revint naturellement la victoire et cela pendant tout un siècle.

Comme avaient disparu les cultivateurs de l’Italie ancienne, les yeomen ont disparu, qui avaient si fortement contribué à la grandeur de l’Angleterre au dedans et au dehors. Ils ont disparu dans le temps même où s’accroissaient la richesse et la puissance de leur patrie. Leur forte race s’est éteinte en laissant l’exemple unique d’un grand pays où la propriété de la terre est entièrement enlevée à ceux qui la cultivent.

La spéculation a renouvelé une fois de plus le phénomène économique des latifundia. Le point de départ fut une hausse considérable des laines au xve siècle. Les lords, maîtres de la terre, envisagèrent tout le parti qu’il y avait à tirer de la transformation de terres arables en prairies et ils s’y appliquèrent avec sauvagerie. La petite propriété fut pour ainsi dire balayée et engloutie par paquets, au cours des operations de clearance, de « nettoyage », semblables à celles qui eurent lieu naguère en Irlande. Tous les moyens furent mis en œuvre pour arriver au but, et les pires : usurpation des droits très importants que les cultivateurs exerçaient sur les communaux ; usurpation des propriétés privées par une suite séculaire d’actes de fraude, de violence et de chicane ; destruction des fermes, des villages et des petites villes, qui constituaient de précieux marchés pour les produits de la petite culture. Il faut ajouter à cela les dons des terres de la couronne faits par la reine aux grandes familles. L’économiste anglais Newman a ainsi apprécié ces largesses : « L’aliénation illégale des biens de la couronne, soit par vente, soit par donation, forme un chapitre scandaleux de l’histoire d’Angleterre, une fraude gigantesque commise sur la nation. »

L’histoire d’Angleterre, elle en a vu bien d’autres dans cette monstrueuse et lente confiscation de la terre : mais elle a aussi enregistré les tentatives des législateurs clairvoyants pour y mettre obstacle. Bacon, dans son Histoire d’Henri VII, vante les actes du Parlement et la sagesse du roi s’opposant aux usurpations des grands, qui eurent pour effet d’enlever les terres communales aux habitants, de détruire les fermes et de dépeupler le pays. Comme à Rome, on fit des lois ; mais comme à Rome encore, elles furent impuissantes contre une classe forte et organisée. Sous Henri VII, une loi défend d’abattre les bâtiments de ferme qui sont loués avec vingt acres de terre. « Beaucoup de maisons et de villages, dit le préambule de la loi, sont aujourd’hui déserts. La terre arable qui en dépendait est enclose et convertie en prairie et l’oisiveté devient générale ; où naguère deux cents personnes vivaient de leur travail, on voit maintenant deux ou trois bergers. » Les lois succèdent aux lois, toutes ayant le même objet et toutes inefficaces. Une loi de 1634 a pour but de s’opposer aux envahissements des moutons. « Plusieurs individus, dit l’exposé de la loi, ont accumulé en leurs mains des étendues énormes de terre, où ils nourrissent d’innombrables moutons. Certains d’entre eux possèdent 10.000 et 24.000 moutons. Par suite, le labourage est abandonné et le pays se dépeuple. » L’évêque Latimer, dans son fameux sermon de la Charrue, prêché à la cour d’Édouard VI en 1549, reproche aux nobles de transformer les yeomen en esclaves déshérités : « Le berger avec son chien, s’écrie-t-il, a pris la place des habitants disparus. »

Trente-et-un ans plus tôt, Thomas Moore faisait entendre les mêmes plaintes, criait les mêmes accusations. Dans son Utopie il parle de cet étrange pays « où les moutons, jadis si doux, sont devenus si féroces qu’ils dévorent les hommes eux-mêmes, les champs, les maisons, dévastent et ravagent les villes ».

Pétitions des évêques, soulèvements nombreux des paysans à la grande insurrection de 1549 et tout au long du xvie siècle, institution de commissions extraordinaires pour examiner la situation et y chercher un remède, ce ne sont là que stériles efforts puisque les intéressés sont de puissants seigneurs et que le prix de la laine monte. Aussi les expulsions de cultivateurs ne s’arrêtèrent plus et la destruction des petits propriétaires a continué jusqu’à nos jours, favorisée par les enclosures acts votés de 1710 jusqu’en 1843. Ces lois qui permettaient aux lords d’enclore à leur usage les communaux, à tort considérés comme leur propriété, ont fait entrer dans le domaine privé le tiers de la superficie cultivée de l’Angleterre. M. de Sismondi a rendu célèbre le fameux clearing exécuté, de 1814 à 1820, par la duchesse de Sutherland, qui expulsa 3.000 familles et transforma en domaine seigneurial 800.000 acres de terre, soit 325.000 hectares environ, qui étaient jadis propriété du clan. En Irlande, la comtesse de Strafford put expulser d’un coup 15.000 fermiers de ses terres. En 1856, dans un discours prononcé à Birmingham, M. Bright disait : « Savez-vous que la moitié du sol de l’Écosse appartient à dix ou douze personnes ? Êtes-vous instruits de ce fait que le monopole de la propriété foncière va sans cesse croissant et devient de plus en plus exclusif ? »

Si à l’usurpation des biens communaux, représentant le tiers de la propriété cultivée en Angleterre, on ajoute les biens de la couronne distribués aux grandes familles, on voit que la part de la nation anglaise dans la propriété, aujourd’hui consacrée, des grands lords, n’est pas précisément négligeable. Faut-il s’étonner après cela que ce soit précisément en Angleterre que le projet de restituer à la nation la propriété foncière ait réuni le plus d’adhérents et obtenu le plus grand retentissement ?

« Le pays, écrit Laveleye, qui s’est le plus éloigné de l’organisation primitive de la propriété est donc également celui où l’ordre social paraît le plus menacé. »