Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/3

3.

L’âge d’or

Platon, dans son Traité des Lois, ne prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de vendre son champ ; il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à croire que dans les temps anciens la propriété était inaliénable. Il est assez connu qu’à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de terre… Enfin Aristote nous apprend d’une manière générale que, dans beaucoup de villes, les anciennes législations interdisaient la vente des terres… Il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de Rome, et dans l’Italie avant l’existence de Rome, la terre était inaliénable comme en Grèce.
Fustel de Coulanges.

L’âge d’or, c’est l’âge de la terre inaliénable et de la communauté agraire, le souvenir évoqué par les poètes latins d’un temps heureux où la terre, propriété de tous, ne connaissait pas encore la haie mitoyenne. Le dieu Terme, ancêtre du cadastre, n’avait pas encore été promu à la dignité de gardien de la propriété éternelle.

À vrai dire nous ne savons pas grand chose de cette communauté foncière : les regrets des poètes ne nous apportent aucune précision sur le régime social de ces jeunes républiques, et si, aux âges heureux, les peuples n’ont pas d’histoire, ils n’ont dès lors pas d’historien.

Toutefois, cette communauté foncière, qui prépara la grandeur de Rome, nous pouvons nous en faire une idée très exacte ; car toutes les sociétés humaines la pratiquent dans leur enfance. De nos jours nous la trouvons non seulement chez des peuples tout frais émoulus, mais encore chez de plus anciens auxquels elle a certainement apporté une formule de possession conforme à leurs aspirations et à leur caractère puisqu’ils l’ont conservée jusqu’à nos jours, insensibles aux séductions de la propriété individuelle. Ces survivants des communautés agraires sont, je l’ai déjà indiqué, le mir russe, la dessa javanaise, les allmenden de l’Allemagne et de la Suisse.

Le mir russe est une forme de communauté rurale qui, au delà du Dnieper, groupe trente millions de paysans. Les économistes du monde entier ont étudié cette organisation agraire qui, selon les démocrates d’il y a trente ans, contenait la solution du problème social en vain cherchée par Saint-Simon, Owen ou Proudhon. On conte que Cavour dit un jour à un diplomate russe : « Ce qui rendra votre pays maître de l’Europe plus tard, ce ne sont pas ses armées, c’est son régime communal. »

En Russie le mir avait[1] d’ardents partisans dans toutes les classes de la société, dans toutes les nuances de l’opinion. Conservateurs, slavophiles, socialistes démocrates, tous s’exaltaient à la pensée des grandes destinées que le mir réservait à la race slave. De fait il apparaît comme la réalisation du rêve des sages. Qu’on en juge :

Le prolétariat avec toutes ses misères et tous ses dangers, ainsi que le paupérisme, sont inconnus dans le mir. Les enfants ne portent pas injustement la peine de la paresse, de la malchance ou des dissipations de leurs parents. Leur société communautaire est préservée des bouleversements sociaux qui, à chaque instant, nous menacent ; en effet, chaque famille étant usufruitière d’une partie du sol, il existe un élément d’ordre, de conservation et même de tradition, généralement répandu, en quelque sorte vulgarisé. La lutte entre le travail et le capital qui désole les États modernes est inconnue dans le mir, le sol restant le patrimoine inaliénable de tous les habitants. Le mir colonise tout naturellement pour utiliser son excédent de force. De l’agglomération-mère trop peuplée se détache un groupe qui s’avance vers l’Est, dans les profondes forêts et les vastes steppes, défrichant et cultivant. Dans le mir, les prescriptions de Malthus ne trouvent jamais d’adeptes ; l’organisation du mir est telle qu’elle constitue par le jeu naturel de ses lois, ipso facto, une prime à la multiplication des enfants dont chacun représente une paire de bras travailleurs qui, au prochain partage, seront pourvus de terre. Stuart Mill va même jusqu’à craindre un excès de population ! Le travail est ici le seul titre légitime de propriété pour les produits qu’il crée. Mais le sol qu’il n’a pas créé, il n’a pas le droit d’y prétendre et n’y prétend point. Il n’y a pas de riches ni de pauvres, en lutte les uns contre les autres, chacun pouvant vivre des produits de son activité.

Ces succès économiques du mir rappellent les succès tout analogues et l’extension rapide des couvents et communautés religieuses quand ceux-ci s’occupaient encore d’exploitation agricole ou, mais ce fut plus rare, industrielle. Un économiste qui, par principe, ne saurait être tenu comme prédisposé en faveur d’un communisme quelconque, fût-il historique ou géographiquement lointain, M. Anatole Leroy-Beaulieu, dans son ouvrage l’Empire des Tzars, insiste aussi sur les avantages du mir, ce mir qui l’emporte même sur les seigneurs à qui il rachète des étendues considérables de terre. Par exemple, dans le gouvernement de Koursk, les paysans des communes ont, en un an, acquis deux millions de roubles de terres. Ces avantages du mir n’ont pas échappé aux colons germaniques venus s’établir en Russie ; ils ont adopté rapidement le régime de la terre commune et s’en sont bien trouvés. Fait plus curieux encore, lorsque, par suite de circonstances particulières trop longues à exposer, le mir a été, en certains endroits, transformé en commune par lots de propriété individuelle, les paysans reconnurent rapidement les inconvénients de l’héritage et du morcellement indéfini et revinrent spontanément à l’ancien régime du mir communautaire.

Quel est donc exactement ce régime si avantageux du mir ? En principe le mir, personne idéale et collective, symbole de tout le village, est seul propriétaire des terres. Chaque habitant, mâle et majeur, a droit à la culture d’une part égale de ces terres. Au début même, la terre entière était cultivée en commun, le partage ne se faisant que sur les récoltes ; ce système est encore en vigueur parmi les Raskolniks silvestres et dans quelques cantons de la Bosnie.

Plus récemment on en vint au partage des terres qui sont distribuées tous les 3, 9, 12 ou 15 ans. Les partages furent espacés ainsi toujours davantage et certains économistes y voient un acheminement vers le régime de la propriété persistante et privée. C’est conclure peut-être vite et asseoir précairement une hypothèse. Les partages trop fréquents comportent des inconvénients dont le paysan s’est bien vite rendu compte ; l’usufruitier dans ces conditions n’a guère intérêt à améliorer sa terre et ses cultures ; si, au contraire, le mir lui laisse jouissance de son lot pour plus longtemps, le paysan a tout intérêt à chercher l’amélioration de son exploitation ; son initiative individuelle est stimulée par le gain d’un bien-être possible, d’un bien-être nullement égoïste, puisque plus tard c’est un autre usufruitier, c’est la commune qui en profitera. Ainsi, loin de tendre vers une propriété privée dont il n’a pas même l’idée, le mir, en espaçant les partages, se défend instinctivement contre la routine et l’exploitation agricole insuffisante et hâtive, deux reproches qu’on aurait pu, sans cela, lui faire.

La propriété personnelle et héréditaire existe concurremment, mais très restreinte. Elle est en fait limitée à la maison qui est même, sous certaines conditions, soit aliénable, soit déplaçable, étant construite en bois et en matériaux légers. Quand la famille s’éteint, cette propriété revient à la commune. Il n’y a donc point de propriété immobilière complètement libre.

L’initiative individuelle, il faut le reconnaître, est fort bridée par le mir. Tous les lots doivent être cultivés en même temps et toutes les opérations agricoles faites simultanément ; l’assemblée des chefs de famille, présidée par un staroste, en décide l’époque. D’autre part, tous les lots étant égaux en principe, tant par l’étendue que par la qualité du sol, ce qui nécessite l’établissement de lots composés de trois ou quatre parcelles à différentes distances du village, cette simultanéité de l’exploitation en arrive à une sorte d’harmonie, bien près de paraître mécanique. Et cela comporte certains inconvénients, mais corrigibles.

Enfin, il faut noter que l’assemblée générale des pères de famille peut, si la majorité des deux tiers est acquise, introduire la propriété individuelle et mettre fin au régime de la communauté.

Pareil était à peu près, au temps de Tacite, le régime de la tribu germanique. Pareil encore, ces temps derniers, le régime de la zadrouga serbe et de nombreux cantons de la Croatie et de la Slavonie, des confins militaires. Dans toutes ces organisations, le droit de propriété privée est limité et très limité soit à la maison, soit à un petit pécule, mais ne s’applique surtout jamais à la terre.

De Russie, transportons-nous à Java, l’une des colonies les plus riches du monde. L’étendue des terres mises en culture y augmente constamment ; de 1872 à 1910, cette augmentation a porté sur 225.000 hectares environ. Les régions de plaine sont aujourd’hui presque entièrement couvertes de cultures et la population y est tout aussi dense qu’en Belgique. On estime que le doublement s’y opère en trente ans, à peu près aussi vite qu’aux États-Unis d’Amérique, mais là l’immigration contribue fortement à l’augmentation de la population qui n’y est plus, comme à Java, uniquement imputable à l’excédent des naissances sur les décès. Le paupérisme est inconnu dans cette colonie et des groupes d’habitants se détachent de villages trop peuplés pour aller défricher des terres encore incultes et s’y établir, étendant ainsi les cultures sur les versants des régions montagneuses.

Or, quel est le régime de propriété qui assure à Java de tels avantages économiques : extension des cultures, accroissement de la population, absence du paupérisme, colonisation ? Tous ces mêmes heureux témoignages d’un état d’équilibre économique, nous les avons rencontrés comme effets du régime communautaire du mir russe ; aux mêmes effets, qui la confirment avec une sûreté presque expérimentale, correspond une même cause, ou au moins très analogue. Le régime de propriété en vigueur à Java est en effet aussi un régime communautaire où la propriété privée est fort limitée. Le village javanais ou commune se nomme dessa. C’est à la dessa impersonnelle et collective qu’appartiennent toutes les terres. Ou plutôt il semble que le propriétaire véritable des terres soit, au delà de la dessa, l’État, la dessa n’étant qu’une première usufruitière, sorte de gérante. Chaque habitant du village reçoit un lot de terre à cultiver, qui est plus grand s’il est possesseur d’un attelage de bœufs. Le partage se fait tantôt par la voie du sort, tantôt d’après un registre avec rotation régulière des parcelles entre les usufruitiers. Ces allotements sont périodiques, à des intervalles qui ont varié avec le temps et varient aussi suivant les régions ; et, ici comme dans le mir, on observe un allongement progressif des périodes d’usufruit d’un an à six et même jusqu’à la jouissance viagère. Toutefois le cultivateur javanais semble accueillir avec joie le moment du retour de sa parcelle à la dessa et d’un nouveau partage, qui lui donnera, à son tour, droit à la jouissance des lots considérés comme meilleurs. Les parts ne sont pas toutes égales et aux chefs, aux anciens, aux maîtres d’école, aux fossoyeurs sont dévolues des parts meilleures. En plus de ces parts, tout défrichement donne droit à une jouissance temporaire de durée variable, mais déterminée, à l’expiration de laquelle le terrain conquis à la culture doit faire retour à la dessa dont il agrandit le domaine communal.

Correspondant à la communauté foncière, existe une communauté de responsabilités devant l’impôt. C’est en effet la dessa solidairement qui acquitte ces redevances de l’impôt, et ce système fait si bien partie intégrante de la mentalité javanaise que lorsque les Anglais tentèrent de favoriser l’établissement d’une propriété individuelle en taxant individuellement chaque membre de la dessa, on vit ces communistes s’acquitter d’abord envers le fisc comme il leur était commandé, puis mettre leurs charges en commun et les répartir à nouveau entre eux suivant le système de la communauté et du partage. C’est assez dire que les Javanais n’ont guère le goût de la propriété privée, qu’ils sont profondément attachés à leur système communautaire, dont ils comprennent les avantages.

D’ailleurs, la propriété individuelle n’est pas totalement exclue de Java. Outre la part dite sawah du domaine commun qui est absolument hors commerce, chacun peut posséder en outre des biens hérités, surtout la maison, inaliénables également, et enfin des biens résultant du travail personnel, aliénables, non pas cependant librement ni sans contrôle.

En résumé on voit à Java le régime de la communauté des terres et de la propriété privée extrêmement restreinte, assurer à la dessa, comme au mir, une vie économique fort avantageuse. Si l’on songe aussi que l’irrigation des rizières, qui sont la principale culture javanaise, nécessite de véritables travaux d’art pour amener l’eau depuis les torrents des montagnes, et que ces travaux non seulement sont accomplis malgré l’allotement périodique, mais encore n’auraient pu être menés à bien sans le régime de la communauté, on comprendra que l’habitant soit si fortement attaché à un système de répartition du sol qui lui assure une vie heureuse. Le Javanais garde d’ailleurs, au sein de sa communauté, une certaine indépendance ; s’il désire par exemple augmenter son bien-être ou ses revenus, il le peut en obtenant des secondes récoltes, dont la culture est tout à fait libre et individuelle.

Des résultats d’une enquête faite à Java par le gouvernement hollandais de 1876 à 1880 il résulte que, depuis 1830, la propriété collective a gagné considérablement de terrain sur la propriété privée. Le même rapport constate que les terres communes sont cultivées de la même façon que les terres privées.

À différentes reprises, il a été question dans les chambres néerlandaises d’introduire à Java la propriété privée, en partageant le domaine commun de la dessa entre les habitants. On invoquait l’exemple de l’Europe où les mêmes communautés ont existé sous la forme de la « marche » et qui ont cependant disparu devant la propriété individuelle pour la plus grande prospérité de l’agriculture. Les partisans du régime communal javanais objectaient que cette organisation agraire, qui date de temps immémorial et qui est en rapport intime avec le système de culture pratiqué dans ce pays, assurait le bonheur de plus de deux millions de familles d’agriculteurs groupées dans plus de trente mille dessas. Ils ajoutaient que le Javanais, comme tous les Asiatiques, est imprévoyant, et M. Baud, ancien ministre des colonies hollandaises, écrivait : « Le Javanais n’est pas de force à résister aux entreprises des Européens et des Chinois. Quand ceux-ci se seront emparés du patrimoine du peuple ; quand une société orientale, mais heureuse, se sera transformée en une mauvaise imitation de nos sociétés européennes ; quand le Javanais, privé de sa propriété, sera ravalé au triste sort d’un coolie, d’un manœuvre, alors, au sein de ces classes déshéritées, appauvries, le malaise et le mécontentement se répandront et une révolution sociale sera à craindre. »

De son côté, Laveleye écrit : « Le redoutable problème de l’organisation politique et économique de la démocratie est loin d’être résolu. Soyons donc prudents. Étudions beaucoup, comparons les faits mais gardons-nous d’imposer aux autres nos lois et notre régime agraire, alors que de toutes parts on en demande la réforme. Pour Java surtout rien n’y réclame un changement dans le régime rural ; c’est la colonie la plus prospère et la mieux administrée du monde. L’étendue des terres mises en culture permanente augmente constamment et la population s’accroît aussi rapidement qu’aux États-Unis, sans que le paupérisme apparaisse : que veut-on de plus ? Si les crofters de l’Écosse, les petits tenanciers de l’Irlande et les contadini italiens étaient aussi heureux que les Javanais, comme ils béniraient le ciel ! »

  1. Cet imparfait marque surtout l’imperfection de notre documentation sur la Russie soviétique et souligne une ignorance qui nous oblige à nous reporter de plusieurs années en arrière. Ceci n’a d’ailleurs aucune importance.