Le Grand Cophte
Théâtre de Goethe, Librairie de L. Hachette et Cie, , tome II (p. 26-127).
PERSONNAGES.
LE CHANOINE. LE COMTE. LE CHEVALIER. LE MARQUIS. LA MARQUISE. LEUR NIÈCE.
LE COMMANDANT de la garde suisse. SAINT-JEAN, domestique du chanoine. LAFLEUR, domestique du marquis. JACK, jockey de la marquise. SOCIÉTÉ D’HOMMES et de DAMES. DEUX BIJOUTIERS de la cour. JEUNES GENS. ENFANTS.
UNE FEMME DE CHAMBRE. SIX SOLDATS suisses. DOMESTIQUES. LE
GRAND COPHTE.
COMÉDIE EN CINQ ACTES[1].
ACTE PREMIER.
Le théâtre représente une salle éclairée : au fond, une table, autour de laquelle soupe une société de douze à quinze personnes. Le chanoine est placé à droite ; à côté de lui, en arrière, la Marquise ; puis divers convives ; le dernier, à gauche, est le Chevalier. Le dessert est servi et les domestiques se retirent. Le chanoine se lève de table, et va et vient sur l’avant-scène d un air pensif. La société parait s’entretenir de lui. Enfin la Marquise se lève de table et s’approche du Chanoine. L’ouverture, qui a continué jusqu’à ce moment, cesse alors et le dialogue commence.
SCÈNE I.
LE CHANOINE, LA MARQUISE, LE CHEVALIER, société d’HOMMES et de DAMES.
LA MARQUISE.
Est-il permis d’être si préoccupé, de fuir la bonne compagnie, de troubler le plaisir de ses amis dans ces heures d’intimité ? Croyez-vous que nous puissions avoir goût au badinage et à la bonne chère, quand notre hôte quitte la table, qu’il a si obligeamment préprré ; ? Toute la soirée, vous n’avez déjà semblé présent que de corps. Vers la fin du souper, les domestiques une fois retirés, nous espérions encore vous voir ouvert et serein ; et vous sortez de table, vous nous quittez, et vous promenez ici tout pensif, à l’autre bout de la salle, comme s’il n’y avait rien auprès de vous qui pût vous occuper et vous plaire.
LE CHANOINE.
Vous demandez ce qui me préoccupe ? Marquise, ma situation vous est connue…. Serait-ce étonnant que je perdisse la présence d’esprit ? Est-il possible que l’esprit, que le cœur d’un homme reçoive plus d’assauts divers que le mien ? De quel tempérament faut-il que je sois pour ne pas y succomber ? Vous savez ce qui me met hors de moi-même, et vous me le demandez !
LA MARQUISE.
En vérité, je ne vois pas cela si clairement. Tout va cependant comme vous pouvez le désirer.
LE CHANOINE.
Et cette attente ! cette incertitude !
LA MARQUISE.
Vous n’aurez à la supporter que peu de jours…. Le comte, notre grand instituteur et maître, n’a-t-il pas promis de nous faire pénétrer tous, et vous particulièrement, plus avant dans ces mystères ? N’a-t-il pas promis d’apaiser la soif de la science secrète qui nous tourmente tous, et de satisfaire chacun de nous selon sa mesure ? Et pouvons-nous douter qu’il tienne sa parole ?
LE CHANOINE.
Bien ! il l’a promis…. Mais n’a-t-il pas défendu en même temps toutes les réunions comme celle-ci, que nous risquons aujourd’hui à son insu ? Ne nous a-t-il pas commandé le jeûne, la retraite, l’abstinence, l’exacte récapitulation et la méditation silencieuse des préceptes qu’il nous a déjà communiqués ?… Et je suis assez imprudent pour assembler secrètement dans ce pavillon une société joyeuse ; pour consacrer au plaisir cette nuit, dans laquelle je dois me préparer à une grande et sainte apparition !… Ma conscience suffit pour me troubler, quand même il n’en apprendrait rien. Et quand je viens à songer que ses esprits lui rapportent tout sans faute ; qu’il est peut-être en chemin pour nous surprendre…. qui pourra tenir devant sa colère ?… De honte, j’en serais atterré…. À chaque moment…. il me semble l’entendre, entendre le pas d’un cheval, le roulement d’une voiture. (Il court à la porte.)
LA MARQUISE, à part.
Ô comte, tu es un fripon inimitable ! tu es un maître affronteur ! Je t’observe sans cesse, et chaque jour je m’instruis avec toi. Comme il sait mettre à profit, comme il sait enflammer la passion de ce jeune homme ! comme il s’est emparé de toute son âme et le domine absolument ! Nous verrons si notre imitation réussira. (Le Chanoine revient.) Soyez sans inquiétude : le comte sait beaucoup de choses, mais il n’a pas la toute-science, et il n’apprendra pas cette fête…. Il y a quinze jours que je ne vous ai vu, que je n’ai vu nos amis ; pendant quinze jours, je me suis tenue cachée dans une misérable maison des champs ; j’ai dù passer bien des heures d’ennui, uniquement pour être dans le voisinage de notre princesse adorée, pour lui faire parfois ma cour en secret, pendant quelques moments, et l’entretenir des intérêts d’un homme chéri. Aujourd’hui, je retourne à la ville, et vous avez été fort aimable de m’avoir préparé un souper, à moitié chemin, dans cette agréable maison de campagne ; d’être venu à ma rencontre, et d’avoir assemblé mes meilleurs amis pour me recevoir. Assurément, vous êtes digne des bonnes nouvelles que je vous apporte. Vous êtes un chaud et agréable ami. Vous êtes heureux ; vous serez heureux. Je souhaiterais seulement que vous jouissiez aussi de votre bonheur.
LE CHANOINE.
Cela viendra bientôt ! bientôt !
LA MARQUISE.
Venez, asseyez-vous. Le comte est absent, pour passer dans la solitude ses quarante jours de jeûne et se préparer au grand œuvre ; il n’apprendra pas notre réunion, pas plus que notre grand secret. (Avec mystère.) Si l’on venait à découvrir, avant le temps, que la princesse pardonne, que vraisemblablement le prince se laissera bientôt fléchir par une fille chérie, comme tout ce bel édifice pourrait aisément s’écrouler par les efforts de l’envie ! La princesse, qui connaît votre liaison avec le comte, m’a expressément ordonné de cacher à cet homme, qu’elle redoute, notre importante affaire.
LE CHANOINE.
Je dépends entièrement de sa volonté ; cet ordre pénible, je le respecterai aussi, bien que, j’en ai la conviction, la crainte de la princesse ne soit pas fondée. Ce grand homme nous aiderait plutôt que de nous nuire. Devant lui, toutes les conditions sont égales. Unir deux cœurs qui s’aiment est son occupation la plus agréable : « Mes élèves, a-t-il coutume de dire, sont des rois ; ils sont dignes de gouverner le monde et dignes de tous les bonheurs…. » Et si ses esprits l’avertissent, s’il voit que la défiance à son égard resserre nos cœurs, au moment qu’il nous ouvre les trésors de sa sagesse….
LA MARQUISE.
Tout ce que je puis dire, c’est que la princesse le demande expressément.
LE CHANOINE.
Soit ! je lui obéirai, quand même je devrais me perdre.
LA MARQUISE.
Et nous garderons aisément notre secret ; car nul ne peut soupçonner, même de loin, que la princesse vous est favorable.
LE CHANOINE.
En effet, chacun me croit en disgrâce, éloigné pour jamais de la cour. Les regards des personnes qui me rencontrent expriment la pitié et même le dédain. Je ne me soutiens que par une grande dépense, par le crédit de mes amis, par l’appui de quelques mécontents. Fasse le ciel que mes espérances ne soient pas trompeuses ! que ta promesse s’accomplisse !
LA MARQUISE.
Ma promesse ?… Ne parlez plus ainsi, mon cher ami. Jusqu’ici, c’était ma promesse ; mais, depuis ce soir, depuis que je vous ai apporté une lettre, n’ai-je pas mis avec elle dans vos mains les plus belles assurances ?
LE CHANOINE.
Je l’ai déjà baisée mille fois, cette lettre. (Il tire la hure de sa poche.) Laissez-moi la baiser mille fois encore ! Elle ne quittera pas mes lèvres, jusqu’au moment où ces lèvres brûlantes pourront s’attacher à sa belle main, à cette main qui me ravit d’une manière inexprimable, en m’assurant à jamais de mon bonheur.
LA MARQUISE.
Et lorsque le voile de ce secret tombera, lorsque, avec tout l’éclat de votre première fortune, et même dans une situation bien plus belle encore, vous paraîtrez aux yeux des hommes, à côté d’un prince qui vous reconnaît de nouveau, d’une princesse qui ne vous a pas méconnu, combien cette nouvelle, cette éclatante fortune n’éblouira-t-elle pas les yeux de l’envie ! et avec quelle joie vous verrai-je à la place que vous méritez si bien !…
LE CHANOINE.
Et avec quelle reconnaissance récompenserai-je une amie à qui je dois tout !
LA MARQUISE.,
Ne parlez pas de cela. Qui peut vous connaître, et n’être pas aussitôt vivement entraîné vers Yous ? Qui ne désire vous servir, même avec dévouement ?
LE CHANOINE.
Écoutez ! une voiture est arrivée. Qu’est cela ?
LA MARQUISE.
Soyez tranquille, elle passe plus loin. Les portes, les volets sont fermés ; j’ai fait couvrir les fenêtres avec le plus grand soin, afin que personne ne puisse remarquer la clarté d’une lumière. Nul ne croira qu’il y ait une société dans cette maison.
LE CHANOINE.
Quel bruit ! quel vacarme ! (Entre un Domestique.)
AE DOMESTIQUE.
Une voiture vient d’arriver. On frappe à la porte, comme si on voulait l’enfoncer. J’entends la voix du comte ; il menace et veut entrer.
LA MARQUISE.
La porte est-elle fermée aux verrous ?… Ne lui ouvrez pas ! ne remuez pas ! ne répondez pas ! Lorsqu’il aura assez tempêté, il s’en ira.
LE CHANOINE.
"Vous ne songez pas à qui nous avons affaire…. Ouvrez-lui ! Nous résistons en vain.
Domestiques, accourant avec précipitation. Le comte ! le comte !
LA MARQUISE.
Comment est-il entré ?
UN DOMESTIQUE.
Les portes se sont ouvertes d’elles-mêmes à deux battants.
LE CHANOINE.
Où fuir ?
LES FEMMES.
Qui nous sauvera ?
LE CHEVALIER.
Courage !
LES FEMMES.
Il vient ! il vient !
SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE.
Le Comte, à l’entrée. Il parle en tournant le dos aux spectateurs. Assaraton ! Pantassaraton ! esprits familiers, demeurez à la porte ; ne laissez personne s’échapper ; ne souffrez pas que personne franchisse le seuil sans être désigné par moi.
LES FEMMES.
Malheur à nous !
LES HOMMES.
Que va-t-il arriver ?
LE COMTE. •
Uriel, à ma droite ; Ithruriel, à ma gauche : entrez ! Punissez les coupables, auxquels, cette fois, je ne pardonnerai pas.
LES FEMMES.
Où me cacher ?
LE CHANOINE.
Tout est perdu !
LE COMTE.
Uriel !… (Une pause, comme s’il écoutait la réponse.) Bien !… « Me voici ! » C’est ton langage ordinaire, esprit docile !… Uriel, prends ces femmes ! (Les femmes poussent un grand cri.) Emmène-les bien loin par monts et par vaux ; dépose-les dans un earrefour ; car elles ne croiront pas, elles n’obéiront pas avant d’avoir subi l’épreuve. Prends-les.
LES FEMMES.
Aïe ! aïe ! il me tient !… Grand maître, au nom de Dieu !
LA MARQUISE.
Monsieur le comte !
LES FEMMES.
Nous demandons grâce à genoux !
LE COMTE.
L’ricl, tu pries pour elles : dois-je me laisser fléchir ?
LES FEMMES.
Uriel, prie pour nous !
LA MARQUISE.
Est-il permis de tourmenter ainsi ces pauvres femmes ?
LE COMTE.
Quoi ? quoi ? A genoux, madame ! à genoux ! non pas devant moi : devant les puissances invisibles qui sont à mes côtés. Pouvez-vou.s tourner un cœur innocent, un regard assuré vers ces figures célestes ?
UNE JEUNE FILLE.
Vois-tu quelque chose ?
SECONDE JEUNE FILLE.
Une ombre, tout près de lui.
LE COMTE.
Que sentez-vous dans votre cœur ?
LA MARQUISE.
Grand maître, épargne le sexe faible.
LE COMTE.
Je suis touché, mais non vaincu. Ithruriel, prends ces hommes ! conduis-les dans mon plus profond caveau !
LE CHANOINE.
Mon seigneur et maître !
LE CHEVALIER.
Pas un mot de plus ! Vos esprits ne nous effrayent pas, et voici une épée contre vous-même. Ne croyez-vous pas que nous ayons encore assez de force et de courage pour nous défendre, nous et ces femmes ?
LE COMTE.
Jeune insensé ! mets l’épée à la main ! frappe ici, frappe cette poitrine nue et sans défense ! frappe, afin qu’un signe s’accomplisse pour toi et pour tous. Une triple armure de loyauté, de sagesse, de vertu magique, protége cette poitrine. Frappe, et cherche à mes pieds, avec confusion, les tronçons de ton arme brisée.
LES HOMMES.
Quelle majesté !
LES FEMMES.
Quelle puissance !
LES HOMMES.
Quelle voix !
LES FEMMES.
Quel homme !
LE CHEVALIER.
Que dois-je faire ?
LE CHANOINE.
Où allons-nous ?
LA MARQUISE.
Que dire ?
LE COMTE.
Levez-vous ! Je fais grâce à l’imprudence humaine. Je ne veux pas rejeter tout à fait mes enfants égarés. Cependant je ne vous quitte pas de tout châtiment. (Aux hommes :) Éloignez-vous ! (Les hommes se retirent dans le fond. Aux femmes :) Et vous, calmez-vous et vous recueillez. (Comme s’il parlait confidentiellement aux esprits :) Uriel, Ithruriel, rejoignez vos frères. (Aux femmes :) Voyons maintenant si vous avez retenu mes leçons…. Quelles sont les vertus essentielles de la femme ?
PREMIÈRE JEUNE FILLE.
La patience et l’obéissance.
LE COMTE.
Quel est leur emblème ?
DEUXIÈME JEUNE FILLE.
La lune.
LE Comte, à la Marquise.
Pourquoi ?
LA MARQUISE.
Parce qu’elle leur rappelle qu’elles n’ont aucune lumière propre, et qu’elles empruntent tout leur éclat de l’homme.
LE COMTE.
Bien ! Ne l’oubliez pas…. Et maintenant, quand vous retournerez chez vous, vous verrez, à votre main gauche, dans le ciel pur, le premier quartier. Dites-vous alors l’une à l’autre : « Voyez comme elle est élégante ! Quelle douce lumière ! quelle jolie taille ! quelle modestie ! C’est la véritable image d’une aimable, adolescente jeune fille. » Quand vous verrez ensuite la pleine lune, avertissez-vous l’une l’autre, et dites-vous : « Qu’elle est brillante et belle, l’image d’une heureuse mère de famille ! Elle tourne son visage vers son époux ; elle reçoit les rayons de sa lumière, qu’elle reflète charmante et douce. » Songez-y bien, et réalisez entre vous cet emblème aussi bien que vous pourrez. Poursuivez vos méditations aussi loin qu’il vous sera possible ; formez votre esprit ; élevez votre cœur ; car c’est seulement ainsi que vous deviendrez dignes de contempler le visage du grand cophte…. Allez maintenant ; ne transgressez aucun de mes commandements, et que le ciel vous préserve de la lumière décroissante et du triste veuvage !… Vous partirez sur-le-champ, toutes ensemble, pour la ville. Une sévère pénitence pourra seule vous mériter le pardon et hâter l’arrivée.du grand cophte. Adieu. La Marquise, à part.
Le maudit fripon ! C’est un visionnaire, un menteur, un trompeur ; je le sais, j’en suis convaincue…. et cependant il m’Impose ! (Les femmes s’inclinent et se retirent.)
SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, excepté les dames.
Le Comte.
Maintenant, chevalier, et vous autres, approchez ! Je vous ai pardonné ; je vous vois confus, et ma générosité abandonne à votre propre cœur la punition et l’amendement.
Le Chevalier.
Nous reconnaissons ta grâce, ô bon maître !
LE COMTE.
Mais si, dans la suite, vous transgressez mes ordres, si vous ne faites pas tout pour réparer la faute commise, n’espérez pas de voir jamais le visage du grand cophte, de rafraîchir jamais à la source de la sagesse vos lèvres altérées…. Maintenant, répondez : avez-vous compris ce que je vous ai enseigné ?… Quand un disciple doit-il se livrer à ses méditations’ ?
LE CHEVALIER.
Pendant la nuit.
LE COMTE.
Pourquoi ?
PREMIER DISCIPLE.
Pour qu’il sente plus vivement qu’il marche dans les ténèbres.
LE COMTE.
Quelles nuits doit-il préférer ?
DEUXIÈME DISCIPLE.
Les nnits où le ciel est clair et où les étoiles étincellent.
LE COMTE.
Pourquoi ?
LE CHEVALIER.
Pour qu’il reconnaisse que des milliers de flambeaux ne suffisent pas à répandre la clarté, et qu’il désire d’autant plus vivement l’unique soleil qui donne la lumière.
LE COMTE.
Quelle étoile doit-il surtout contempler ?
PREMIER DISCiPLE.
L’étoile polaire.
LE COMTE.
Que doit-elle lui représenter ?
DEUXIÈME DISCIPLE.
L’amour du prochain.
LE COMTE.
Comment s’appelle l’autre pôle ?
PREMIER DISCIPLE.
L’amour de la sagesse.
LE COMTE.
Ces deux pôles ont-ils un axe ?
LE CHEVALIER.
Sans doute ; car, autrement, ils ne seraient pas des pôles. Cet axe passe par notre cœur, quand nous sommes de vrais disciples de la sagesse, et l’univers tourne autour de nous.
LE COMTE.
Dites-moi la maxime du premier degré.
LE CHEVALIER.
Ce que tu veux que les hommes fassent pour toi, tu le feras aussi pour eux.
LE COMTE.
Expliquez-moi cette sentence.
LE CHEVALIER.
Elle est claire ; elle n’a besoin d’aucune explication.
LE COMTE.
Bien !… Maintenant, allez au jardin, et fixez vos regards sur l’étoile polaire.
LE CHEVALIER.
Il fait très-sombre, grand docteur ; à peine voit-on briller ça et là une petite étoile.
LE COMTE.
Tant mieux !… Déplorez votre désobéissance, votre légèreté, votre frivolité : ce sont des nuages qui obscurcissent les clartés célestes.
LE CHEVALIER.
Il fait froid ; il souffle un vent désagréable ; nous sommes légèrement vêtus.
LE COMTE.
Descendez ! descendez !… Un disciple de la sagesse doit-il avoir froid ?… Vous devriez jeter vos habits avec délices ; et les brûlants désirs de votre cœur, la soif de la science secrète, devraient fondre la neige et la glace. Sortez ! sortez ! (Le Chevalier et les autres s’inclinent et sortent.)
SCÈNE IV.
LE COMTE, LE CHANOINE.
LE COMTE.
A vous maintenant, chanoine ! à vous ! Un jugement sévère vous attend…. Je n’aurai3 pas cru cela de vous. Le disciple auquel je tends la main plus qu’à tous les autres, que je m’efforce d’-élever jusqu’à moi, auquel j’ai déjà dévoilé les mystères du deuxième degré…. soutient si mal une faible épreuve !… Ni les menaces de son maître, ni l’espérance de voir le grand cophte, ne peuvent le décider à renvoyer ses festins de quelques nuits ! Fi ! Cela est-il d’un homme ? Cela est-il sage ? Les leçons du plus grand des mortels, l’assistance des esprits, la révélation de tous les secrets de la nature, une éternelle jeunesse, une santé toujours égale, une force inébranlable, une impérissable beauté…. tu aspires à ces trésors, les plus grands-du monde, et tu ne peux renoncer à un souper !
Le Chanoine, à genoux. -Tu m’as vu souvent à tes pieds : j’y suis encore. Pardonnemoi ! ne me retire pas ta faveur !… Le charme…. les amorces…. l’occasion…. la séduction…. Jamais tu ne me retrouveras désobéissant ! Commande, impose-moi ce que tu voudras !
LE COMTE.
Comment pourrais-je me ficher avec toi, avec toi, mon favori ? Comment pourrais-je te repousser, toi, l’élu du destin ? Lèvetoi ; viens sur mon cœur, dont tu ne peux t’arracher, même par violence.
LE CHANOINE.
Comme tu me ravis !… Mais oserai-je, dans ce moment où je devrais m’affliger et faire pénitence, oserai-je implorer de toi une grâce, en signe de réconciliation ?
LE COMTE.
Parle, mon cher disciple.
LE CHANOINE.
Ne me laisse pas plus longtemps dans l’incertitude ; donnemoi des lumières plus claires sur l’homme étonnant que tu nommes le grand cophte, que tu veux nous montrer, dont tu nous promets tant de choses. Dis-moi, qui est-il ? où est-il ? Estil déjà proche ? Le verrai-je ? Me jugera-t-il digne de cet honneur ? M’accueillera-t-il ? Me fera t-il part des connaissances auxquelles mon cœur aspire si vivement ?
LE COMTE.
Doucement, doucement, mon fils ! Si je diffère de te révéler tout, c’est en vue de ton plus grand bien…. Éveiller ta curiosité, exercer ton esprit, animer ta science, voilà ce que je désire. C’est ainsi que je voudrais bien mériter de toi…. Tout enfant peut écouter et apprendre : mes disciples doivent observer et deviner. Quand j’ai prononcé le nom de cophte, n’as-tu rien imaginé ?
LE CHANOINE.
Cophte ! cophte !… Si je dois te l’avouer, si j’ose pa/ler sans gêne devant toi, mon imagination quitta aussitôt cette partie du monde froide et bornée ; elle se transporta dans cette chaude région où le soleil couve encore d’ineffables mystères. Je vis tout à coup l’Égypte se présenter devant moi ; une sainte obscurité m’environna ; je m’égarai parmi les pyramides, les obélisques, les énormes sphinx, les hiéroglyphes ; un frisson me saisit…. Là, je voyais errer le grand cophte ; je le voyais entouré de disciples, qui étaient liés, comme par des chaînes, à sa bouche inspirée.
LE COMTE.
Cette fois, ton imagination ne t’a pas égaré. Oui, ce grand, ce sublime, et, j’ose bien dire, cet immortel vieillard, est celui dont je vous parlais, que vous pouvez espérer de voir un jour. Dans une éternelle jeunesse, il voyage depuis des siècles sur cette terre. Les Indes, l’Kgypte, sont sa résidence préférée. Il parcourt nu les déserts de Libye ; il y recherche en paix les secrets de la nature. Qu’il étende son bras impérieux, le lion affamé s’arrête ; le tigre furieux s’enfuit devant sa voix menaçante, pour que la main du sage puisse chercher en paix les racines salutaires, et distinguer les pierres qui, par leurs vertus secrètes, sont plus précieuses que l’or et les diamants.
LE CHANOINE.
Et cet homme admirable, nous le verrons ? Donne-moi un signe qui me montre comment cela est possible.
LE COMTE.
Oh ! que ta vue est bornée ! Quels signes te donnerais-je, à toi dont les yeux sont fermés ?
LE CHANOINE.
Un mot seulement !
LE COMTE.
Il suffit !… J’ai coutume de ne jamais dire ce que l’auditeur doit savoir.
, LE CHANOINE.
Je brûle d’impatience, surtout depuis que tu m’as élevé au deuxième degré des mystères. Oh ! s’il était possible que tu m’accordasses tout de suite le troisième !
LE COMTE.
C’est impossible.
LE CHANOINE.
Pourquoi ?
LE COMTE.
Parce que je ne sais pas encore comment tu as compris les préceptes du deuxième degré, et comment tu les pratiqueras.
LE CHANOINE.
Éprouve-moi sur-le-champ.
LE COMTE.
Il n’est pas temps encore.
LE CHANOINE.
Il n’est pas temps ?
LE COMTE.
As-tu déjà oublié que les disciples du deuxième degré doivent se livrer à leurs méditations pendant le jour, et surtout le matin ?
- LE CHANOINE.
Que ce soit donc demain, au moment convenable.
LE COMTE.
Bien ! Mais maintenant, qu’avant tout, la pénitence ne soit pas négligée…. Descends, et va rejoindre les autres personnes dans le jardin…. Mais tu auras sur elles un grand avantage…. Tourne-leur le dos !… Regarde vers le Midi. C’est du Midi que vient le grand cophte. Je te révèle à toi seul ce secret. Découvrelui tous les vœux de ton cœur. Parle aussi bas que tu veux, il t’entendra.
LE CHANOINE.
J’obéis avec joie. (Il baise la main du Comte el s’éloigne.)
SCÈNE V.
LE COMTE, SAINT-JEAN.
Saint-jean, entrant avec précaution. N’ai-je pas bien fait ma besogne ?
LE COMTE.
Tu as rempli ton devoir.
SAINT-JEAN.
Los portes ne se sont-elles pas ouvertes, comme si des esprits les avaient enfoncées ? Mes camarades ont eu peur et ont pris la fuite ; aucun n’a rien vu ni remarqué.
LE COMTE.
C’est bien ! Je les aurais aussi ouvertes sans toi ; seulement une opération de ce genre demande plus de façons. Je n’ai quelquefois recours aux moyens ordinaires que pour ne pas importuner toujours les nobles esprits. (Ouvrant une bourse.) Voici pour ta peine. Ne dépense pas cet or étourdiment : c’est de l’or philosophique ; il porte bonheur…. Si on le garde dans sa poche, elle n’est jamais vide.
SAINT-JEAN.
Vraiment ! Alors je veux bien le garder.
LE COMTE.
Bien ! Ajoutes-y incessamment deux ou trois pièces, et tu verras des merveilles.
SAINT-JEAN.
Avez-vous fait cet or vous-même, monsieur le comte ?
LE COMTE.
Je n’en donne point d’autre.
SAINT-JEAN.
Que vous êtes heureux !
LE COMTE.
Parce que je fais des heureux.
SAINT-JEAN.
Je vous suis dévoué de corps et d’âme.
LE COMTE.
Cela ne pourra te nuire. Va et tais-toi, afin que les autres n’apprennent pas à connaître cette source. Dans peu de temps, tu auras la place que tu as sollicitée. (Le Domestique sort.)
SCÈNE VI.
LE COMTE, seul.
Heureusement je trouve ici une table bien servie, un dessert exquis, des vins excellents. Le chanoine y pourvoit. Bien. Je puis restaurer ici mon estomac, tandis que les gens croient que je fais mon jeûne de quarante jours-. Je leur parais déjà un demi-dieu, parce que je sais leur cacher mes besoins.
ACTE DEUXIÈME.
SCÈ NE I.
La maison du Marquis
LE MARQUIS, puis LAFLEUR.
Le Marquis, en frac élégant, et se regardant au miroir. Naissance, rang, beauté, que sont toutes ces choses auprès de l’argent ? Combien je suis obligé à l’audacieuse industrie de ma femme, qui me procure tant de richesses ! Comme j’ai une autre tournure, maintenant que, pour la première fois, je suis habillé selon ma condition ! Je ne puis attendre le moment de me montrer en public. (Il sonne.)
LAFLEUR.
Que commande monsieur le marquis ? •
LE MARQUIS.
Donne-moi la cassette.
Lafleur, apportant la cassette. Je n’en ai pas encore porté d’aussi pesante.
Le Marquis, ouvrant la cassette. Qu’en dis-tu ? Ne sont-elles pas belles, ces deux montres que j’achetai hier ?
LAFLEUR.
Très-belles.
LE MARQUIS.
Et cette tabatière ?
LAFLEUR.
Riche et élégante.
LE MARQUIS.
Cette bague ?
LAFLEUR.
Appartient aussi à monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Ces boucles ? ces boutons d’acier ? enfin tout cela ?… Ne me trouves-tu pas habillé avec élégance et distinction ?
LAFLEUR.
Vous efl’acerez certainement bien du monde à la promenade.
LE MARQUIS.
Que cela me fait plaisir !… Par nécessité, toujours se montrer en uniforme ! toujours être perdu dans la foule ! n’attirer l’attention de personne ! J’aurais mieux aimé mourir que de vivre ainsi plus longtemps…. Ma nièce est-elle déjà levée ?
LAFLEUR.
A peine, je crois ; du moins elle n’a pas encore demandé son déjeuner. Il me semble qu’elle ne s’est endormie qu’après que vous vous êtes échappé ce matin de chez elle.
LE MARQUIS.
Impudent !… Silence !
LAFLEUR.
Entre nous, je dois pourtant être sincère.
LE MARQUIS.
Si un mot pareil t’échappait en présence de ma femme !
LAFLEUR.
Ne croyez-vous pas que je suis maître de ma langue ?
LE MARQUIS.
La marquise ne peut absolument rien soupçonner encore. Elle regarde notre nièce comme une enfant : depuis trois ans elles ne se sont pas vues. Je crains, si elle observe bien cette enfant….
LAFLEUR.
Tout cela pourrait aller encore, si seulement elle n’avait pas fait la connaissance de ce vieux sorcier, qui me fait peur. Cet homme est prodigieux. Il sait tout ; ses esprits lui découvrent tout. Que s’est-il passé dans la maison du chanoine ? Le sorcier a découvert un secret important, et l’on voulait ensuite que le valet de chambre eût jasé.
LE MARQUIS.
Il n’est pas, que je sache, très-grand ami de ma femme ?
LAFLEUR.
Ah ! il se mêle de tout, et, lorsqu’il interroge ses esprits, rien ne lui reste caché.
LE MARQUIS.
Serait-ce donc vrai, tout ce qu’on raconte de lui ?
LAFLEUR.
Personne n’en doute. Rien que les prodiges que je connais certainement….
LE MARQUIS.
C’est pourtant singulier !… Vois, j’entends une voiture. (Le domestique sort.) Si ma femme allait apprendre ma liaison avec notre helle nièce !… Tout dépendrait du premier moment. Si elle vient à bout de son dessein, si je lui sers d’instrument, ne me laissera-t-elle pas faire ce que je veux ?… C’est elle-même.
’ 1 SCÈNE II.
LE MARQUIS, LA MARQUISE.
LA MARQUISE.
Je reviens plus tôt que je ne pensais.
LE MARQUIS.
Je me réjouis de te revoir enfin.
LA MARQUISE.
Pourquoi n’es-tu pas aussi venu au-devant de moi ? Le chanoine t’avait invité.
LE MARQUIS.
Pardonne-moi. J’avais justement hier beaucoup de choses à régler. Tu m’avais écrit que je devais me préparer à un voyage.
LA MAHQUISE.
Tu n’as pas beaucoup perdu. Le chanoine était insupportable et la société de mauvaise humeur. De plus, le comte a fini par nous surprendre et nous a dispersés. Il faut décidément souffrir les extravagances de cet homme !
Le Marquis, souriant.
Comment donc marche ta négociation ’ ! (Ironiquement.) T’es-tu bien insinuée à la cour ?
LA MARQUISE.
C’est vrai, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. Tu étais absent quand je partis. Aussitôt que le prince et la princesse se furent retirés dans leur château de plaisance, je louai dans le voisinage une petite maison de campagne, et j’y demeurai tranquille, tandis que le chanoine se figurait que je voyais la princesse tous les jours. Je lui envoyais des messages, ie recevais de lui des lettres, et son espérance était excitée au plus haut point ; car de savoir combien cet homme est malheureux, depuis que sa folle conduite l’a éloigné de la cour ; combien il est crédule, quand on flatte ses espérances, c’est ce qu’on ne peut imaginer. Je n’avais pas besoin d’y mettre autant de finesse que j’ai fait, et je l’aurais néanmoins persuadé.
LE MARQUIS.
Mais, à la longue, cette fable ne peut se soutenir.
LA MARQUISE.
Laisse-m’en le soin. Il touche maintenant au comble de la félicité. Cette nuit, qu’il m’a reçue dans sa maison de campagne, je lui ai remis une lettre de la princesse….
LE MARQUIS.
De la princesse ?…
LA MARQUISE.
Que j’avais écrite moi-même. Elle était conçue en termes généraux ; la messagère, ajoutait-elle, en dirait davantage.
LE MARQUIS.
-Et puis ?
LA MARQUISE.
Je lui annonçai la grâce de la princesse ; je l’assurai qu’elle s’emploierait auprès de son père, et qu’elle obtiendrait certainement pour lui la grâce du prince.
LE MARQUIS.
Bon ! mais quel avantage te promets-tu de tout cela ?
LA MARQUISE.
D’abord une bagatelle, que nous allons partager sur-lechamp. (Elle tire une bourse.)
LE MARQUIS.
Excellente femme !
LA MARQUISE.
J’ai reçu cela du chanoine, pour mettre dans nos intérêts la garde-robe de la princesse. Prends-en d’abord ta moitié, (Le marquis s’approche d’une table et compte les espèces, sans prendre garde à ce que dit la Marquise.) Mais, comme je disais, c’est une bagatelle…. Si seulement mon projet réussit, nous sommes en fonds pour toujours…. Les joailliers de la cour ont depuis longtemps dans leurs mains un riche collier, qu’ils désirent vendre ; le chanoine a tant de crédit, qu’ils le mettront aisément dans ses mains, s’il leur garantit un payement à terme, et je…. LE Marquis, se tournant du côté de la Marquise. Que dis-tu de termes ?… de payement ?
LA MARQUISE.
Tu n’écoutes donc pas ? Tu es tout à l’argent ?
LE MARQUIS.
Voici ta moitié. La mienne sera bien employée. Vois donc comme je me suis ajusté. (Il se montre à la Marquise, et va se regarder au miroir.)
La Marquise, à part. Quel homme vain et petit !
Le Marquis, se retournant. Que voulais-tu dire ?
LA Marquise.
Tu aurais été plus attentif, si tu avais pu soupçonner de quelle importante affaire je parlais. Il ne s’agit de rien moins que de faire notre fortune d’un seul coup.
LE MARQUIS.
Et comment ?
LA MARQUISE.
Te souviens-tu d’avoir entendu parler ilu riche collier que les joailliers de la cour ont fait monter, dans l’espérance que le prince en ferait cadeau à sa fille ?
LE MARQUIS.
Parfaitement. Je l’ai même vu chez eux cette semaine, comme j’achetais cette bague. Il est d’une incroyable beauté. On ne sait ce qu’on doit le plus admirer de la grosseur des pierres, de leur égalité, leur eau, leur nombre, ou du goût avec lequel elles sont assemblées. Je ne pouvais le quitter des yeux ; cette bague ne paraissait plus rien auprès. Je m’en allai fort mécontent, et, pendant quelques jours, ce collier ne pouvait me sortir de la mémoire.
LA MARQUISE.
Et ce collier nous appartiendra.
LE MARQUIS.
Ce collier ? à nous ? Tu m’effrayes ! Quelle étrange pensée !
LA MARQUISE.
Crois-tu que mes vues se réduisent à te fournir de montres, de bagues et de boutons d’acier ? Je suis accoutumée à vivre pauvrement, mais non à penser pauvrement…. Assez longtemps nous avons mené une existence misérable, nous avons dù vivre au-dessous de notre condition, au-dessous de la dignité de mes illustres ancêtres : maintenant qu’une occasion se présente, je ne veux certes pas être pusillanime et la laisser échapper.
LE MARQUIS.
Mais, au nom du ciel, quel est ton dessein ? Comment est-il possible de l’exécuter ?
LA MARQUISE.
Écoute-moi ! Je fais accroire au chanoine que la princesse désire posséder le collier, et en cela je ne dis pas, tant s’en faut, un mensonge ; car on sait qu’il lui a plu extraordinairement, et qu’elle aurait été charmée de le posséder. Je dis ensuite au chanoine que la princesse désire acheter le collier, et lui demande seulement de prêter son nom pour cela, de conclure le marché avec les joailliers, de fixer les termes et de payer d’abord le premier ; qu’elle le dédommagera entièrement, et regardera ce service comme un gage de sa fidélité, de son dévouement.
• LE MARQUIS.
Comme il doit être aveuglé pour risquer autant !
LA MARQUISE.
Il croit aller à coup sûr. Et puis je lui ai déjà remis un écrit, dans lequel la princesse paraît lui promettre sûreté.
LE MARQUIS.
Chère femme, cela devient dangereux !
LA MARQUISE.
Fi donc ! Avec moi, tu peux tout risquer. Je me suis tenue sur mes gardes pour les expressions et la signature. Sois tranquille…. Et quand tout serait découvert, ne suis-je pas, en quelque façon, reconnue comme une branche collatérale de la famille du prince ?… Écoute, le chanoine est à présent au comble de la joie, à cause de cette confiance ; il y voit un signe certain de son retour à la faveur ; il voudrait, de toute son âme, avoir fait l’emplette, et que le collier fût déjà dans les mains de la princesse.
LE MARQUIS.
Et ce collier, tu songes à l’intercepter ?
LA MARQUISE.
Naturellement. Tiens-toi toujours prêt à partir. Aussitôt que le trésor sera dans nos" mains, nous le mettrons à profit. Nous démontons le joyau ; tu passes en Angleterre ; tu vends, tu échanges d’abord avec prudence les petites pierres ; je te suis aussitôt que ma sûreté ne me permet plus de rester ici ; en attendant, je mènerai et embrouillerai si bien l’affaire, que le chanoine restera seul dans l’embarras.
LE MARQUIS.
C’est une grande entreprise. Mais, dis-moi, ne crains-tu pas de former un tel dessein dans le voisinage du comte, ce grand magicien ?
LA MARQUISE.
C’est un grand fripon. Sa magie consiste dans son habileté, dans son impudence. Il sent bien que je le connais. Nous nous comportons l’un envers l’autre comme il convient ; nous savons nous comprendre sans paroles, et nous aider l’un l’autre sans nous être concertés.
LE MARQUIS.
Mais les esprits qu’il a à son service ?
LA MARQUISE.
Plaisanteries !
LE MARQUIS.
Les miracles qu’il fait ?
LA MARQUISE.
Fables !
LE MARQUIS.
Tant de gens ont vu pourtant….
LA MARQUISE.
Aveugles !
LE MARQUIS.
Tant de gens croient….
CŒTHE. — TH II ’ 4
LA MARQUISE.
Imbéciles !
LE MARQUIS.
C’est trop général. Tout le monde en est convaincu.
LA MARQUISE.
Parce qu’on est absurde !
LE MARQUISi
Ces cures merveilleuses ?…
LA MARQUISE.
Charlatanerie !
LE MARQUIS.
Tout cet argent qu’il possède ?…
LA MARQUISE.
Il peut l’avoir gagné de la même façon que nous songeons à gagner le collier.
LE MARQUIS.
Tu crois donc qu’il n’en sait pas plus qu’un autre ?
LA MARQUISE.
Il faut distinguer…. si tu peux. Ce n’est point un fripon ordinaire. Il est aussi entreprenant et impétueux que sage, aussi effronté que prévoyant ; il parle avec autant de raison que de folie ; la plus pure vérité et la plus grande imposture sortent fraternellement de sa bouche. Lorsqu’il fait le hâbleur, il est impossible de distinguer s’il se moque des gens ou s’il est fou…. Et il faut bien moins que cela pour tromperies hommes. Jack, accourant à la Marquise.
Votre nièce demande si elle peut se présenter…. Elle est jolie, votre nièce !
LA MARQUISE.
Te plaît-elle ?… Dis-lui de venir. (Jack sort.) Je voulais justement te demander comment tu t’en es tiré ; si tu l’as amenée heureusement à la ville ?… Qu’est-elle devenue ? Crois-tu qu’elle sera heureuse ?
LE MARQUIS.
Elle est belle, aimable, très-agréable, et plus formée que je ne croyais, pour une personne élevée à la campagne.
LA MARQUISE.
Sa mère était une femme sensée, et il ne manquait pas dans son pays de bonne société…. La voici.
SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, LA NIÈCE.
LA NIÈCE.
Que je suis heureuse de vous revoir, très-chère tante !
LA MARQUISE.
Ma chère nièce, soyez la très-bien venue !
LE MARQUIS.
Bonjour, petite nièce ! Comment avez-vous reposé ? La Nièce, avec confusion.
Très-bien.
LA MARQUISE.
Qu’elle est grandie, depuis que je ne l’ai vue !
LA NIÈCE. ’
Il y a bientôt trois ans.
LE MARQUIS.
Grande, belle, aimable ! Elle est devenue tout ce que son enfance nous promettait.
La Marquise, au Marquis. N’admires-tu pas comme elle ressemble à notre princesse ?
LE MARQUIS.
Oui, légèrement. Dans la figure, dans la.tournure, dans la taille, il y a peut-être une ressemblance générale ; mais cette physionomie n’appartient qu’à elle seule, et je pense qu’elle ne voudra pas l’échanger.
• ’ LA MARQUISE.
Vous avez perdu une bonne mère.
LA NIÈCE.
Je la retrouve en vous.
LA MARQUISE.
Votre frère est allé aux îles.
LA NIÈCE.
Je souhaite qu’il y fasse fortune.
LE MARQUIS.
Ce frère, je le remplacerai.
LA MARQUISE, au Marquis. C’est un poste dangereux, marquis.
LE MARQUIS.
Nous avons du courage.
JACK.
Le chevalier !… Il n’est pas encore devenu plus gracieux.
LA MARQUISE.
Il est le bienvenu ! (Jack sort. La Marquise, à la Nièce :)Vous ferez la connaissance d’un homme aimable.
LE MARQUIS.
. Il me semble qu’elle en a pu connaître déjà beaucoup qui le valent.
SCÈNE IV.
LES PRÉCÉDENTS, LE CHEVALIER.
LA MARQUISE.
Il paraît que vous avez aussi peu dormi que moi.
LE CHEVALIER.
Certes, cette fois le comte a bien éprouvé notre patience, la mienne surtout : il nous a fait rester une heure entière dans le jardin, puis il nous a ordonné de monter en voiture et de nous retirer. Lui-même il a ramené le chanoine chez lui.
LA MARQUISE.
Nous voilà donc tous heureusement revenus à la ville !
LE CHEVALIER.
Est-ce là Mlle votre nièce, que vous nous avez annoncée ?
LA MARQUISE.
C’est elle.
LE CHEVALIER.
Je vous prie de me présenter.
LA MARQUISE.
Voilà le chevalier Greville, mon digne ami.
LA NIÈCE.
Je me félicite de faire une si agréable connaissance.
Le Chevalier, après l’avoir considérée avec attention. Votre tante n’en a pas trop dit : assurément vous serez le plus, bel ornement de notre cercle.
LA NIÈCE.
Je vois bien que, dans le grand monde, on doit s’accoutumer à entendre ces paroles flatteuses. Je sens mon indignité et suis véritablement confuse. Il y a peu de temps, de pareils compliments m’auraient fort embarrassée.
LE CHEVALIER.
Comme elle parle bien !
La Marquise, s’asseyant. Ne vous ai-je pas annoncé qu’elle pourrait devenir dangereuse pour vous ?
Le Chevalier, s’asseyant près de la Marquise. Vous plaisantez, marquise ! (Le Marquis demande par gestes à la Nièce d’arranger quelque chose à la cocarde de son chapeau, au cordon de sa canne ; elle le fait, en s’asseyant à une petite table, visà-vis de la Marquise. Le Marquis reste debout près de la Nièce.)
LA MARQUISE.
Comment avez-vous laissé le chanoine ?
Le Chevalier.
Il paraissait chagrin et embarrassé. Je ne lui en fais pas un reproche : le comte nous a surpris, et, je puis bien le dire, il est venu à contre-temps pour tout le monde.
LA MARQUISE.
Et vous vouliez résister aux esprits, l’épée à la main ?
LE CHEVALIER.
Je vous assure que depuis longtemps l’arrogance du comte m’était insupportable. Je lui aurais déjà résisté quelquefois en face, si son rang, son âge, son expérience, ses autres grandes qualités, plus que sa bonté pour moi, ne m’inspiraient pas le plus grand respect. Je ne le nie pas, il m’est souvent suspect. Parfois il me semble un menteur, un imposteur ; et tout à coup je me sens de nouveau attaché à lui et comme enchaîné par le pouvoir de sa présence.
LA MARQUISE.
A qui n’en arrive-t-il pas autant ?
LE CHEVALIER.
A vous aussi ?
LA MARQUISE.
A moi aussi.
LE CHEVALIER.
Et ses prodiges ? ses esprits ?
LA MARQUISE.
Nous avons des preuves si grandes, si certaines, de sa puissance surnaturelle, que, si mon cœur est choqué de sa conduite, je lui soumets toutefois sans balancer ma raison.
LE CHEVALIER.
Je suis dans le même cas, quoique mes doutes soient plus forts. Mais il faut maintenant que la chose se décide bientôt, aujourd’hui même ; car je ne sais comment il pourra l’éviter…. Ce matin, lorsqu’il nous tira du jardin (car je dois avouer que nous lui avons obéi ponctuellement, et que nul n’osait faire un seul pas), il vint à nous enfin et s’écria : « Soyez bénis, vous qui reconnaissez et respectez la main d’un père qui vous châtie. Soyez assurés pour cela de la plus belle récompense. J’ai lu au fond de vos cœurs. Je vous ai trouvés sincères. Aussi, aujourd’hui même, vous verrez le grand cophte. »
LA MARQUISE.
Aujourd’hui même ?
LE CHEVALIER.
Il l’a promis.
LA MARQUISE.
A-t-il déclaré comment il le ferait voir ? Dans quel lieu ?
LE CHEVALIER.
Dans la maison du chanoine, dans la loge égyptienne, où il nous a initiés. Ce soir
LA MARQUISE.
Je ne comprends pas. Le grand cophte serait-il arrivé ?
LE CHEVALIER.
C’est incompréhensible pour moi.
LA MARQUISE.
Le chanoine le connaîtrait-il déjà, et l’aurait-il nié jusqu’à présent ?
LE CHEVALIER.
Je ne sais que penser, mais, quoi qu’il arrive, je suis résolu à démasquer l’imposteur, aussitôt que je l’aurai pénétré.
LA MARQUISE.
En amie, je ne puis vous conseiller une si héroïque entreprise. Croyez-vous que ce soit une chose si facile ?
LE CHEVALIER.
Quel miracle a-t-il donc fait devant nos yeux ? Et, s’il continue à se moquer de nous avec le grand coplrte ; si cela aboutit enfin à une momerie, où il nous produise un vagabond de son espèce, comme le grand maître de son art : avec quelle facilité le chanoine et toute l’école ouvriront les yeux !
LA MARQUISE.
Ne le croyez pas, chevalier. Les hommes préfèrent l’obscurité au grand jour, et c’est justement dans l’obscurité que les fantômes apparaissent. Et puis songez à quel péril vous vous exposez, si vous offensez un tel homme par une action brusque et précipitée. Je le révère toujours comme un être surnaturel…. Et sa magnanimité, sa libéralité, sa bienveillance pour vous !… Ne vous a-t-il pas ouvert la maison du chanoine ? Ne vous favorise-t-il pas de toute manière ? Ne pouvez-vous pas espérer de faire par lui votre fortune, dont vous êtes fort éloigné, comme troisième fils ?… Mais vous êtes distrait…. Me trompé-je, chevalier, ou vos yeux ne sont-ils pas plus occupés de ma nièce que votre esprit de mes paroles ?
LE CHEVALIER.
Excusez ma curiosité : un nouvel objet attire toujours.
LA MARQUISE.
Surtout quand il est attrayant. Le Marquis. Il s’est entretenu jusqu’alors à voix basse avec la Nïece.
Vous êtes distraite et vos regards semblent dirigés de l’autre côté.
LA NIÈCE.
Je regardais’ma tante. Elle n’est pas changée depuis que je l’ai vue.
LE MARQUIS.
Et moi, je vous trouve fort changée, depuis que le chevalier est entré.
LA NIÈCE.
Depuis ce peu d’instants ?
LE MARQUIS.
O femmes ! femmes !
LA NIÈCE.
Calmez-vous, marquis. Quelle fantaisie vous prend ?
LA MARQUISE.
Ne faisons-nous pas une promenade ce matin, petite nièce ?
LA NIÈCE.
Comme il vous plaira.
LE CHEVALIER.
Oserai-je m’offrir pour vous accompagner ?
LA MARQUISE.
Non pas cette fois. Le temps vous semblerait long. Notre voiture nous mènera de boutique en boutique. Nous avons beaucoup d’emplettes à faire ; car il ne faut pas que cette jolie tournure manque d’aucun ajustement. Ce soir, nous nous retrouverons à la loge égyptienne.
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE, JACK.
JACK.
Le comte….
Le Comte, entrant aussitôt. N’est annoncé nulle part. Aucune porte ne lui est fermée ; il entre partout à l’improviste, et, dùt-il, inattendu, importun, tomber comme un coup de tonnerre, jamais il ne s’en ira sans laisser derrière lui, comme un orage bienfaisant, la bénédiction et la fertilité. (Jack, qui est resté immobile, observant le Comte et l’écoutant, secoue la tête et s’en va. Le Comte s’assied ; et, dans celle scène, comme dans celles qui ont précédé et dans les suivantes, il garde son chapeau sur la tête, et, tout au plus, le lève un peu pour saluer.) Je vous retrouve ici, chevalier ? Allez-vous-en, livrezvous à la méditation ; et, ce soir, à l’heure fixée, trouvez-vous dans l’antichambre du. chanoine.
LE CHEVALIER.
J’obéis, et je présente mes civilités à toute la compagnie. (Le Chevalier sort.)
LA NIÈCE.
Qui est monsieur ?
LE MARQUIS.
Le comte Roslro, le plus grand et le plus admirable de tous les mortels.
LE COMTE.
Marquise, marquise, si j’étais moins indulgent, que deviendriez-vous ?
LA MARQUISE.
Que voulez-vous dire, monsieur le comte ?
LE COMTE.
Si j’étais moins indulgent et moins puissant tout ensemble ! Vous êtes un peuple léger ! Que de fois ne m’avez-vous pas supplié à genoux de vous introduire plus avant dans les mystères ! N’avez-vous pas promis de vous soumettre à toutes les épreuves, si je vous faisais voir le grand cophte ; si je vous faisais voir et toucher au doigt sa puissance sur les esprits ?… Et qu’avez-vous tenu ?
LA MARQUISE.
Point de reproches, excellent comte ! Vous nous avez assez punis.
LE COMTE.
Je me laisse fléchir. (Après un moment de ré/lexion.) Je vois bien que je dois m’y prendre autrement, et, par une consécration toute particulière, par l’emploi le plus énergique de mes dons merveilleux, vous rendre, en peu d’instants, purs et capables de paraître devant cet homme prodigieux. C’est une opération qui*, si elle ne réussit pas, peut être dangereuse pour chacun de nous : je préfère toujours que mes disciples se préparent d’eux-mêmes, afin que je puisse les introduire, paisiblement et sûrement, hommes transformés, dans la société des esprits.
LA MARQUISE.
Ne nous faites pas attendre plus longtemps. Rendez-nous heureux dès aujourd’hui, s’il est possible. J’aime mieux m’exposer au plus grand péril, qui ne dure qu’un instant, que de me soumettre à l’ordre sévère, qui, durant des mois, me dérobe mes jours et mes nuits.
LE COMTE.
Vous voulez tout obtenir aisément, aisément et sans gêne, et vous ne demandez pas combien le travail me deviendra difficile !
LA MARQUISE.
Difficile pour vous !… Je ne sache pas ce qui pourrait vous devenir difficile.
LE COMTE.
Difficile, pénible et dangereux ! .. Croyez-vous que le commerce avec les esprits soit une chose agréable ? On ne les dompte pas, comme vous autres hommes, avec un regard, un serrement de main. Vous ne songez pas qu’ils me résistent, qu’ils me donnent de l’occupation, qu’ils s’efforcent de me subjuguer, qu’ils épient chacune de mes fautes, pour me surprendre. Déjà deux fois dans ma vie j’ai craint d’y succomber. C’est pourquoi je porte toujours cette arme sur moi (il tire de sa poche un pistolet.) pour m’ôter la vie, si j’avais à craindre de devenir leur sujet.
La NIÈCE, au Marquis. Quel homme ! La frayeur fait trembler mes genoux ! Je n’entendis jamais parler de la sorte, jamais parler de choses pareilles ! Je n’ai jamais rêvé à rien de semblable !
LE MARQUIS.
Si vous connaissiez une fois les lumières, la puissance de cet homme, vous seriez confondue.
LA NIÈCE.
Il est dangereux ! Je suis saisie de frayeur et d’angoisse !.,. (Pendant ce temps, le Comte est assis immobile, et regarde fixement devant lui.)
LA MARQUISE.
Où êtes-vous, comte ? Vous semblez absent !… Écoutez donc ! (Elle le saisit et le secoue.) Qu’est cela ? Il ne remue pas ! Écoutezmoi donc !
Le Marquis, s’approchant. Vous êtes connaisseur en pierreries : combien estimez-vous cette bague ?… Il a les yeux ouverts et ne me regarde pas. La Marquise, le tenant encore par la main. Aussi roide que le bois, comme s’il n’y avait en lui aucune vie !
LA NIÈCE.
Serait-il évanoui ? Il parlait avec tant de véhémence ! Voici des sels à respirer.
LE MARQUIS.
Non pas ! Il est ferme sur son siége. Il n’y a pas trace de faiblesse chez lui.
LA MARQUISE.
Silence ! Il remue. (£c Marquis et la Nièce s’éloignent de lui.) Le Comte, d’une voix forte et animée, en se levant brusquement
de son siège. Ici ! arrête, cocher ! Je veux descendre ici !
LA MARQUISE.
Où êtes-vous, comte ?
Le Comte, après un profond soupir.
Ah !… Voyez-vous ce qui m’arrive ? (Après une pause.) Vous en avez un exemple. (Une pause.) Je puis bien vous le confier…. Un ami, qui vit maintenant en Amérique, s’est trouvé, à l’improviste, dans un grand danger ; il a prononcé la formule que je lui ai révélée : alors je n’ai pu résister ! Mon âme s’est séparée de mon corps, et j’ai couru dans ces contrées. En peu de mots, il m’a découvert sa peine ; je lui ai donné un prompt avis : maintenant mon esprit est de retour, réuni à cette enveloppe terrestre, qui, dans l’intervalle, est restée comme une masse inanimée…. (Une pause.) Le plus singulier, c’est qu’une pareille absence se termine toujours par ceci, qu’il me semble aller en voiture effroyablement vite, voir ma demeure et appeler le postillon, qui est sur le point de passer outre…. N’ai-je pas fait quelque cri de ce genre ?
LA MARQUISE.
Sans doute, et vous nous avez effrayés…. Chose étrange et bizarre ! (A part.) Quelle impudence !
LE COMTE.
Mais vous ne sauriez croire combien je suis fatigué. Toutes mes jointures sont comme brisées ; il me faut des heures pour me remettre. Vous n’en soupçonnez rien ; vous imaginez qu’on fait tout à son aise avec la baguette magique.
LE MARQUIS.
Homme prodigieux et vénérable ! (A part.) Quel audacieux menteur !
La Nièce, s’approchant. Vous m’avez bien alarmée, monsieur le comte. LE COMTE.
Bonne et naïve enfant ! (.4 la Marquise.) C’est votre nièce ?
LA MARQUISE.
Oui, monsieur le comte. Elle a perdu dernièrement sa mère. • Elle a été élevée à la campagne, et n’est à la ville que depuis trois jours.
Le Comte, regardant la Nièce avec une vive attention. Ainsi donc Uriel ne m’a pas trompé.
LA MARQUISE.
Uriel vous a-t-il dit quelque chose de ma nièce ?
LE COMTE.
Pas directement : il m’a seulement préparé à la voir.
La Nièce, bas au Marquis.
Au nom du ciel, il sait tout : il va tout découvrir.
Le Marquis, bas à la Nièce.
Restez tranquille ; écoutons.
Le Comte.
j’étais ces jours-ci fort embarrassé, en réfléchissant à l’importante .affaire qui doit s’accomplir aujourd’hui même…. Aussitôt que le grand cophte se sera manifesté à vous, il jettera les yeux autour de lui et dira : « Où est l’innocente ? où est la colombe ? » Il faut que je présente à ses yeux une jeune fille innocente. Je me demandais quelquefois où je pourrais la trouver, comment je l’introduirais parmi nous. Alors Uriel sourit et dit : « Sois tranquille, tu la trouveras sans la chercher. Quand tu reviendras d’un grand voyage, la plus belle, la plus pure colombe se trouvera devant toi. » Tout est accompli, comme je ne pouvais du tout l’imaginer. Je reviens d’Amérique, et cette innocente enfant est là devant moi.
Le Marquis, à voix basse.
Cette fois Uriel s’est grossièrement trompé.
La Nièce, de même.
Je tremble et je frémis.
Le Marquis, de même.
Écoutez donc jusqu’au bout.
LA MARQUISE.
Il faut présenter au grand cophte une jeune fille innocente ? Le grand cophte vient de l’Orient ? Je n’espère pas….
Le cOiMTE, à la Marquise. Éloignez toute pensée étrangère et malicieuse. (Ala Nièce, avec douceur et bienveillance.) Approchez, mon enfant ; approchez sans crainte…. Bien !… Montrez-vous précisément comme cela au grand cophte. Ses yeux perçants vous observeront ; il vous conduira devant une glace brillante, éblouissante ; vous y verrez les esprits qu’il évoque ; vous jouirez du bonheur auquel d’autres aspirent en vain ; vous instruirez vos amis, et vous prendrez aussitôt un rang élevé dans la société où vous entrez, vous, la plus jeune, mais aussi la plus pure…. Gageons, marquise, que cette enfant verra des choses qui rendront le chanoine souverainement heureux ? Gageons-nous, marquise ?
LA MARQUISE.
Gager ? Avec vous, qui savez tout ?
La Nièce, qui, jusqu’alors, s’est efforcée de dissimuler
son embarras.
Épargnez-moi, monsieur le comte ! Je vous en prie, épargnezmoi.
LE COMTE.
Soyez tranquille, chère enfant ! L’innocence n’a rien à craindre.
La Nièce, dans une extrême agitation. Je ne puis voir les esprits ! J’en mourrai !
Le Comte, d’un ton caressant. Prenez courage ! Cette crainte même, cette humilité vous sied bien, et vous rend digne de vous produire devant nos maîtres. Veuillez l’encourager, marquise. (La Marquise parle bas avec la Nièce.)
VE MARQUIS.
Ne puis-je être aussi témoin de ces merveilles ?
LE COMTE.
A peine ! Vous êtes encore plus mal préparé que ces dames. Vous avez constamment évité nos assemblées.
LE MARQUIS.
Pardonnez-moi : j’étais occupé.
LE COMTE.
A vous parer !… ce que vous devriez abandonner aux femmes.
LE MARQUIS.
Vous êtes trop sévère.
LE COMTE.
Pas assez sévère pour exclure celui qui me donne encore de l’espérance. Venez, venez ! Promenons-nous un quart d’heure ensemble. Au moins faut-il que je vous examine et vous prépare. Adieu ! au revoir, toutes deux.
La Nièce, retenant le comte.
Je vous prie ! je vous conjure !
LE COMTE.
Encore une fois, mon enfant, croyez, sur ma parole, que rien d’effrayant ne vous menace, que vous trouverez les immortels doux et propices. Marquise, donnez-lui une idée de nos réunions ; instruisez l’aimable enfant. Notre ami le chanoine interrogera certainement le grand cophte sur ce qui lui tient le plus au cœur ; je suis persuadé que cette apparition fortifiera ses espérances. Il mérite d’être content, il mérite d’être heureux ; et combien ne vous appréciera-t-il pas, ma colombe, si les esprits lui annoncent par vous son bonheur ! Adieu ! Venez, marquis. La Nièce, courant sur les pas du Comte.
Monsieur le comte ! monsieur le comte !
SCÈNE VI.
LA MARQUISE, LA NIÈCE. Après que le Comte et le Marquis sont sortis, la Nièce reste debout au fond du théâtre, dans l’attitude du désespoir.
La Marquise, à part, sur ravant-scène. Je comprends ce signe. Je te remercie, comte, de me tenir pour ton égale. Il ne faut pas qu’il t’en coûte de m’être utile…. Il remarque depuis longtemps que j’amuse le chanoine avec l’espérance de lui gagner la faveur de la princesse. Il ne soupçonne rien de mon grand dessein ; il le croit dirigé vers de petites fourberies. Maintenant il songe à m’étre utile, en se servant de moi ; il me met en mesure de faire accroire au chanoine, par le moyen de ma nièce, ce que je voudrai, et je ne puis le faire, sans fortifier la croyance du chanoine aux esprits…. Bien, monsieur le comte ! C’est ainsi que les habiles doivent s’entendre, pour s’assujettir les hommes imbéciles et crédules. (5e retournant.) Petite nièce, où êtes-vous ? que faites-vous ?
LA NIÈCE.
Je suis perdue ! (Elle avance vers sa tante, d’un pas mal assure, et s’arrête à moitié chemin.)
LA MARQUISE.
Remettez-vous, ma chère !
LA NIÈCE.
Je ne puis…. je ne verrai pas les esprits !
LA MARQUISE.
Chère enfant, laissez-moi ce soin. Je vous conseillerai, je vous aiderai.
LA NIÈCE.
Les conseils, les secours sont inutiles. Sauvez-moi, sauvez une infortunée d’un affront public. Le magicien me rejettera ; je ne verrai pas les esprits ; je me trouverai confondue devant tout le monde.
La Marquise, à part. Que peut signifier cela ?
LA NIÈCE.
Je vous en prie à genoux, je vous en supplie : sauvez-moi ! J’avouerai tout. Ah ! ma tante ! ah ! ma chère tante !… si j’ose encore vous donner ce nom…. Vous ne voyez point devant vous une jeune fille innocente. Ne me méprisez pas ! ne me repoussez pas !
La Marquise, à part. Quelle surprise ! (A sa Nièce.) Levez-vous, mon enfant !
LA NIÈCE.
Je ne pourrais pas, quand je le voudrais : mes genoux ne peuvent me soutenir. Cela me fait du bien d’être ainsi à vos pieds. C’est dans cette position seulement que j’ose vous dire : Peutêtre suis-je excusable…. Ma jeunesse, mon inexpérience, ma situation, ma crédulité !…
LA MARQUISE.
Je vous croyais plus en sûreté sous les yeux de votre mère que dans un couvent. Levez-vous. (Elle relève sa Nièce.)
LA NIÈCE.
Ah ! dois-je dire ? dois-je avouer ?
LA MARQUISE.
Eh bien ?
LA NIÈCE.
Dès la mort de ma mère, le repos et le bonheur ont fui loin de moi.
LA MARQUISE.
Comment ? (Se détournant.) Serait-ce possible ? (Haut.) Continuez.
LA NIÈCE.
Oh ! vous me haïrez ; vous me rejetterez. Malheureux jour, où votre bonté même m’a perdue !
LA MARQUISE.
Expliquez-vous.
LA NIÈCE.
O Dieu, qu’il est pénible d’exprimer ce que l’erreur d’un instant funeste nous fit croire si doux !… Pardonnez-moi de l’avoir trouvé aimable ! Ah ! comme il était aimable ! Le premier homme qui m’eût pressé la main avec ardeur, qui eût arrêté ses yeux sur les miens et juré qu’il m’aimait ! Et dans quel temps ? Dans les moments où mon cœur, longtemps oppressé, d’une manière inexprimable, par la perte la plus cruelle, s’épanchait enfin en larmes brûlantes, se fondait de tendresse !… lorsque, dans le monde désert, je ne voyais autour de moi, à travers les nuages de la douleur, que dénûment et chagrin…. Oh ! il me parut alors comme un ange ; l’homme que j’avais déjà respecté dans mon enfance parut comme mon consolateur. Il pressa son cœur contre le mien…. J’oubliai qu’il ne pourrait jamais être à moi…. qu’il vous appartenait…. J’ai tout dit !… Vous ne détournez pas le visage ? Haïssez-moi, je le mérite ! Repoussez-moi ! Laissez-moî mourir ! (Elle se jette sur un siège.)
La Marquise, à part.
Séduite … par mon mari !… L’un et l’autre me surprennent ; l’un et l’autre viennent mal à propos…. Remettons-nous..,. Loin de moi toute petitesse, tous sentiments étroits ! La question est de savoir si je ne puis mettre encore à profit cette circonstance ?… Certainement !… Oh ! elle n’en sera que plus docile, et plus disposée à m’obéir aveuglément !… Et cette découverte me donne aussi sur mon mari de nouveaux avantages. Pourvu que j’atteigne mon but, tout le reste m’est indifférent…. {Haut.) Venez, ma nièce, remettez-vous. Vous êtes une bonne et honnête enfant ! Je pardonne tout. Venez, baissez votre voile ; nous sortirons en voiture : vous avez besoin de vous distraire.
La Nièce. Elle se lève et se jette au cou de la Marquise. Chère tante, bonne tante, comme vous me faites rougir !
Vous trouverez en moi une amie, une confidente. Seulement, il ne faut pas que le marquis en soit informé : épargnons-lui cette confusion.
Et, pour ce qui regarde les esprits, je vous découvrirai les plus merveilleux secrets, et vous trouverez assez amusante cette - épouvantable société. Venez, venez seulement.
LA MARQUISE.
LA NIÈCE.
Quelle générosité !
LA MARQUISE.
Vous l’éviterez adroitement ; je vous aiderai.
LA NIÈCE.
Je me remets entièrement à vous.
LA MARQUISE.
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE I.
La chambre du Chanoine : au fond, une cheminee, aux deux côtés de laquelle sont deux portraits de grandeur naturelle, l’un d’un homme âgé, l’autre d’une jeune dame.
Le Chanoine, seul. Il tient des papiers à la main.
Princesse adorée, dois-je reparaître une fois encore devant tes beaux yeux, le cœur plein de joie et d’espérance ? L’amour, qui ose élever jusqu’à toi ses regards, peut-il enfin attendre de tes lèvres quelque consolation ?… Je flotte encore dans l’incertitude. (Montrant les papiers.) Les voilà devant moi ces lignes précieuses ; je reconnais ta main ; je devine tes sentiments : mais ce n’est encore qu’une politesse générale ; sur ces feuilles, pas encore une syllabe de ce que je désire si passionnément…. Insensé, et que veux-tu donc ?… N’est-ce pas assez qu’elle t’écrive ? qu’elle t’en écrive autant ?… Son chiffre tout seul ne serait-il pas déjà un témoignage de ses sentiments heureusement changés ?… Changés ?… Non, elle n’a jamais changé. Elle s’est tue lorsqu’on m’a écarté ; elle a dissimulé pour me servir. Elle me récompense maintenant en redoublant de confiance, et trouvera bientôt l’occasion de me relever…. Elle désire le riche collier ; elle me donne la commission de lui procurer ce joyau, à l’insu de son père ; elle m’envoie sa garantie ; elle restera toujours en rapport avec moi pour les payements : j’avancerai volontiers le premier, terme, pour l’attacher à moi plus fermement encore…. Oui, tu seras…. tu seras…. Osé-je le dire en présence de ton image ?… Tu seras à moi !… Quelle parole !… Quelle pensée !… Déjà la joie la plus pure remplit de nouveau mon cœur. Oui, cette
image semble se ranimer, me sourire, m’adresser des signes d’amitié…. Déjà le front du prince a perdu sa sévérité : il me regarde d’un air gracieux, comme au temps où, par une faveur inattendue, il me fit présent de ces précieux tableaux. Et toi !… Descends, divinité, descends !… ou élève-moi jusqu’à toi, si tu ne veux pas que j’expire à tes yeux !
• SCÈNE II.
LE CHANOINE, UN DOMESTIQUE, puis LES BIJOUTIERS DE
LA COUR.
LE DOMESTIQUE.
Monseigneur a demandé les bijoutiers de la cour : ils sont à la porte.
LE CHANOINE.
Fais-les entrer. (Aux Bijoutiers.) Eh bien, êtes-vous satisfaits du projet de contrat que je vous ai envoyé ?
• UN BIJOUTIER.
Nous aurions encore quelques observations à faire au sujet de la somme.
LE CHANOINE.
Je croyais pourtant que la parure était bien payée. Vous ne trouverez pas facilement un acheteur. N’y a-t-il pas un an déjà, que le collier vous reste ?
LE BIJOUTIER.
Hélas !… Et puis…. Pardonnez, monseigneur….
LE CHANOINE.
Qu’y a-t-il encore ?
LE BIJOUTIER.
Quand même nous nous contenterions de la somme offerte, et quand nous accepterions les termes fixés, vous ne seriez pas offensé, si nous hésitions à livrer ce précieux joyau sur votre simple signature. Ce n’est certes pas méfiance ; mais notre sûreté, dans une affaire si importante….
LE CHANOINE.
Je ne trouve pas mauvais que vous no vouliez pas me confier sans autre garantie une somme si forte ; mais je vous ai déji dit que je n’achète pas ce collier pour moi ; je l’achète pour une dame qui devrait assurément avoir tout crédit auprès de vous.
LE BIJOUTIER.
Nous avons une entière confiance en votre parole, et nous souhaiterions seulement voir une ligne de la main de cette gracieuse dame.
LE CHANOINE.
Je vous ai déjà dit que cela n’est pas faisable, et je vous recommande encore une fois le secret. Il suffit que je sois votre débiteur. Mais, pour que vous ne croyiez pas que j’agis précipitamment, et que je n’ai pas su nous mettre à couvert vous et moi, lisez ceci. (Il leur donne à lire un papier, et Use parle à luimême, pendant que les Bijoutiers lisent.) La marquise m’a demandé, il est vrai, expressément, de ne montrer le papier à personne, et de le garder uniquement pour ma propre sûreté…. Mais, si ces gens pensent aussi à leur sûreté, s’ils veulent aussi savoir qui est notre garant à eux et à moi pour une si forte somme !… (Haut.) Qu’en dites-vous, messieurs ?
Le Bijoutier, rendant le papier.
Pardon, monseigneur : nous n’hésitons pas un instant…. Même sans cela nous aurions livré le collier. Le voici. Vous plairait-il de signer le contrat ?
LE CHANOINE.
’ Très-volontiers. (Il signe et il échange le papier contre l’écrin.) Adieu, messieurs ! Les termes seront exactement payés, et, à l’avenir, nous aurons encore affaire ensemble. (Les Bijoutiers se retirent en faisant de profondes révérences.)
t
SCÈNE III.
LE CHANOINE, puis UN DOMESTIQUE, et ensuite JACK.
Le Chanoine, considérant le collier. Magnifique ! très-magnifique !… et digne du col blanc et délicat qui doit te porter ; digne du sein adorable que tu dois toucher ! Vole chez elle, brillante parure, afin qu’elle sourie un moment, et qu’elle pense avec plaisir à l’homme qui hasarde beaucoup pour lui procurer cette joie. Va, sois-lui témoin que je suis prêt à tout faire pour elle. (Considérant le collier.) Si j’étais roi, tu lui serais un cadeau, une surprise, et bientôt tu serais éclipsé par des cadeaux plus précieux…. Ah ! que je suis affligé, humilié, de ne pouvoir faire aujourd’hui que le courtier !
Un Domestique, apportant un billet.
Un messager de la marquise.
Le Chanoine.
Qu’il attende. (Le Domestique sort. Le Chanoine lit.)
» Si le joyau est dans vos mains, remettez-le sur-le-champ au porteur. J’ai la plus belle occasion de l’envoyer. Une femme de chambre est à la ville : j’envoie par elle à notre divinité différents articles de toilette, et j’y joindrai les bijoux. La récompense de ce petit service vous attend dès cette nuit. Dans un quart d’heure je serai chez vous. Qu’est-ce qui ne nous attend pas aujourd’hui ? La vue du grand cophte et la vue d’un ange ! Adieu, heureux élu ! Brûlez cette lettre…. » En croirai-je mes yeux ? Cette nuit même ? Vite ! vite ! Sois le précurseur du plus heureux des mortels ! (Il écrit quelques mots et cachette Vècrin ) Pourquoi donc tout se presse-t-il aujourd’hui ? Une seule soirée doit-elle me dédommager de tant d’ennuis, de tant d’impatience et de douleurs ? Paraissez, heures fortunées, avec ardeur attendues ! Esprits, conduisez-moi dans le sanctuaire des connaissances secrètes ! Amour, conduis-moi dans ton sanctuaire ! (H sonne. Entre un Domestique.) Qui est là de chez la marquise ?
LE DOMESTIQUE.
Jack, son laquais.
LE CHANOINE.
Fais-le entrer, (fx Domestique sort.) Je n’aurai point de repos que je ne sache ce bijou dans ses mains.
JACK.
Que commande monseigneur ?
LE CHANOINE.
Porte ce paquet à ta gracieuse maîtresse. Cours, tiens-le ferme, et ne va pas le perdre.
JACK.
Aussi peu que ma tête.
LE CHANOINE.
Tu es si étourdi !
JACK.
Non pas dans les commissions.
LE CHANOINE.
Va donc.
JACK.
Monseigneur, vous gâtez les messagers.
LE CHANOINE.
Je comprends. (Il lui donne de l’argent.) Tiens : fais-en un bon emploi.
JACK.
Je vais le dépenser tout de suite, de peur de le perdre. Merci très-humblement. (A demi-voix, comme pour lui-même, mais de façon que le Chanoine puisse l’entendre, ) Quel maître ! Il mérite d’être prince ! (Il se retire, après plusieurs révérences folâtres.)
LE CHANOINE.
Vite ! vite !… Quel bonheur d’avoir pu exécuter sitôt cette commission !… La seule chose qui m’inquiète, c’est d’être obligé de cacher cela au comte…. C’était la volonté formelle de la princesse…. O bons génies, qui m’avez assisté si visiblement, restez de mon côté, et cachez, du moins pour quelque temps, l’histoire à votre maître !
SCÈNE IV.
LE CHANOINE, LE CHEVALIER, UN DOMESTIQUE.
SAINT-JEAN.
Le chevalier.
LE CHANOINE. ’
Trois siéges. ( Saint-Jean place les sièges. )
LE CHEVALIER.
Me voici ! Je pouvais à peine attendre ce moment. Depuis longtemps je me promène çà et là avec impatience. L’heure sonne et j’accours.
LE CHANOINE.
Soyez le bienvenu.
LE CHEVALIER. .
J’ai trouvé le comte dans l’escalier. Il m’a parlé avec une affabilité, une douceur, à laquelle il ne m’a pas accoutumé. Il sera ici tout à l’heure.
LE CHANOINE.
Est-il passé de l’autre côté, dans la loge ?
LE CHEVALIER.
C’est ce que j’ai cru voir.
LE CHANOINE.
Il se prépare à des actes solennels ; il veut d’abord vous recevoir dans la deuxième classe, puis m’élever dans la troisième, ut nous présenter au grand cophte.
LE CHEVALIER.
Oui, il avait le visage d’un bienfaiteur, d’un père. Ce vjsage m’a donné beaucoup d’espérance. Oh ! comme la. bonté brille avec charme sur la figure de cet homme puissant !
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE.
Le Comte, étant son chapeau et le remettant aussitôt. Je vous salue, hommes du deuxième degré !
LE CHANOINE.
Nous te remercions.
LE CHEVALIER.
Me donnes-tu aussi ce nom dès à’présent ?
LE COMTE.
Celui que je salue ainsi est élu par là même. ( Il s’assied sur le siège du milieu. ) Couvrez-vous.
LE CHANOINE.
Tu l’ordonnes. ( Il se couvre. )
LE COMTE.
Je n’ordonne pas : vous usez de votre droit ; je ne fais que vous le rappeler.
Le Chevalier, à part, en mettant son chapeau.
Quelle douceur ! Quelle indulgence ! Je brûle du désir d’apprendre les secrets du deuxième degré.
LE COMTE.
Asseyez-vous, mes amis ; asseyez-vous, mes compagnons !
LE CHANOINE.
Les compagnons doivent rester debout devant le maître, pour exécuter promptement ses ordres, comme des esprits familiers.
LE COMTE.
Bien parlé ! Mais ils s’asseyent auprès de lui, parce qu’ils sont ses conseillers plus que ses serviteurs. (Ils s’asseyent tous deux. Au Chevalier. ) Comment appelle-t-on les hommes de la deuxième classe ?
LE CHEVALIER.
Compagnons, si j’ai bien entendu.
LE COMTE.
Pourquoi peuvent-ils porter ce nom ?
LE CHEVALIER.
Vraisemblablement parce que le maître les trouve assez éclairés et assez actifs pour concourir à ses vues et accomplir ses desseins.
LE COMTE.
Que penses-tu des fins de ce degré ?
LE CHEVALIER
Je ne puis imaginer autre chose, sinon que nous devons commencer à mettre en pratique ce que le premier degré nous a enseigné. On montre de loin à l’écolier ce qui est à faire ; on fournit au compagnon les moyens d’atteindre le but.
LE COMTE.
Quel est le but que l’on propose aux écoliers ?
LE CHEVALIER.
Chercher son plus grand bien dans le plus grand bien d’autrui.
LE COMTE.
Le nouveau compagnon qu’attend-il donc ?
LE CHEVALIER.
Que le maître lui indique les moyens d’avancer le bien général.
LE COMTE.
Explique-toi plus clairement.
LE CHEVALIER.
Tu sais mieux que moi-même ce que j’ai à dire. Dans tout bon cœur est placé par la nature le noble sentiment, qu’il ne peut être heureux pour lui seul, qu’il doit chercher son bonheur dans le bien-être des autres. Ce beau sentiment tu sais l’éveiller, le fortifier, le vivifier, dans les disciples de la première classe…. Et comme il est nécessaire de nous encourager au bien !… Noire cœur, qui, dès l’enfance, ne trouve son bonheur que dans la sociabilité ; qui se donne si volontiers, et qui ne goûte ses jouissances les plus élevées et les plus pures que lorsqu’il peut se sacrifier pour un objet aimé…. ah ! ce cœur est malheureusement arraché par le tourbillon du monde à ses rêves les plus doux ! Ce que nous pouvons donner, personne ne veut le prendre ; si nous nous efforçons d’agir, nul ne veut nous aider ; nous cherchons, nous essayons, et nous nous trouvons bientôt dans la solitude.
Le Comte, après une pause. Poursuis, mon fils.
LE CHEVALIER.
Et, ce qui est pire encore, nous sommes petits et découragés. Qui décrira les douleurs d’un cœur aimant, qui est méconnu, repoussé de toutes parts 1 Qui exprimera les lentes et longues tortures d’une âme qui, née pour une bienfaisante sympathie, abandonne à regret ses vœux et ses espérances, et doit enfin y renoncer pour jamais ? Heureuse encore, si elle réussit à trouver une épouse, un ami, auxquels elle puisse consacrer isolément ce qui était destiné à tout le genre humain ; heureuse, si elle peut faire éprouver à des enfants, même à des animaux, son assistance et ses bienfaits !
LE COMTE.
Vous avez d’autres choses à dire encore : poursuivez.
LE CHEVALIER.
Oui, ce beau sentiment, vous le ranimez dans vos disciples ; vous leur donnez l’espérance que les obstacles qui s’opposent à l’homme vertueux ne sont pas insurmontables ; qu’il est possible, non-seulement de se connaître, mais aussi de se perfectionner ; qu’il est possible, non-seulement de reconnaître les droits des hommes, mais aussi de les faire valoir, et, en travaillant pour les autres, de s’assurer en même temps la seule belle récompense….
Le-Comte, au Chanoine, qui s’est jusqu’alors agité sur sa chaise. Que dites-vous de ces déclarations de notre chevalier ?
LE Chanoine, souriant. Qu’elles sont d’un disciple, et non pas d’un compagnon. Le Chevalier.
Comment ?
LE CHANOINE.
Il ne faut pas l’interroger, il faut l’instruire.
LE CHEVALIER.
De quoi ?
LE CHANOINE.
Dis-moi la maxime du premier degré.
LE CHEVALIER.
Ce que tu veux que les hommes fassent pour toi, fais-le pour eux !
LE CHANOINE.
Apprends, en revanche, la maxime du deuxième degré : Ce que tu veux que les hommes fassent pour toi, ne le fais pas pour euxl
Le Chevalier, bondissant. Ne le fais pas ! Se moque-t-on de moi Un homme raisonnable, généreux, doit-il parler ainsi ?
LE COMTE.
Assieds-toi : écoute. (Au Chanoine.) Où est le centre du monde, auquel tout doit se rapporter ?
LE CHANOINE.
Dans notre cœur.
LE COMTE.
Quelle est notre loi suprême ?
LE CHANOINE.
Notre intérêt propre.
LE COMTE.
Que nous apprend le second degré ?
< LE CHANOINE.
A être sages et prudents.
LE COMTE.
Quel est l’homme le plus sage ?
LE CHANOINE.
Celui qui ne sait et ne veut rien d’autre que ce qui arrive
LE COMTE.
Quel est le plus prudent ?
LE CHANOINE.
Celui qui trouve son avantage dans tout ce qui lui arrive. Le Chevalier, se levant de nouveau brusquement.
Laissez-moi partir ! Il m’est impossible, il m’est insupportable d’entendre de pareils discours !
Le Chanoine, avec un demi-sourire.
J’ai éprouvé presque la même chose que vous. (Au Comte.) Il faut lui pardonner de se montrer si récalcitrant. (Au Chevalier.) Calmez-vous ; vous rirez bientôt de vous-même, et vous nous pardonnerez le rire qui vous fâche en ce moment. En quittant le champ du jeune enthousiasme, où le maître mène ses disciples à la lisière, on croit passer par un pont d’or dans un charmant pays de fées ; et certes l’attente est bien trompée, lorsqu’on est ramené brusquement dans le monde réel, d’où l’on croyait s’éloigner.
Le Chevalier.
Messieurs, vous permettez que je me retire, que je me remette de mon étonnement.
Le Chanoine.
Allez seulement, allez, et observez le monde, observez votre propre cœur. Plaignez, je le veux bien, les fous, mais tirez parti de la folie. Voyez comme chacun cherche à tirer d’autrui tout ce qu’il peut et à lui rendre le moins possible. Chacun aime mieux commander que servir, aime mieux qu’on le porte que de porter. Chacun demande largement l’estime et le respect, et les rend aussi maigrement qu’il peut. Tous les hommes sont égoïstes : un écolier, un fou, peuvent seuls vouloir les changer. Celui qui ne se connaît pas lui-même niera seul que les choses se passent ainsi dans son propre cœur.
Le Chevalier.
Où suis-je tombé ?
Le Chanoine.
C’est ce cours du monde que le maître vous développera entièrement dans le deuxième degré. Il vous montrera qu’on ne peut rien demander aux hommes sans se jouer d’eux et sans flatter leur caprice ; qu’on se fait des ennemis implacables, si l’on veut éclairer les sots, réveiller les somnambules et ramener les égarés ; que tous les hommes éminents ne furent et ne sont que des charlatans…. assez habiles pour fonder leur autorité et leur revenu sur les vices de l’humanité.
LE CHEVALIER.
Abominable ! abominable !
LE COMTE.
Il suffit. Qu’il réfléchisse lui-même à présent. Encore un mot avant de nous séparer. Comment appelle-t-on le premier degré ?
LE CHANOINE.
La science.
LE COMTE.
Pourquoi ?
LE CHANOINE.
Afin que les disciples croient qu’ils savent quelque chose.
LE COMTE.
Comment appelle-t-on le second degré ?
LE CHANOINE.
L’épreuve.
LE COMTE.
Et pourquoi ? .
LE CHANOINE.
Parce qu’elle éprouve l’esprit de l’homme, et qu’on voit à quoi il est propre.
LE COMTE.
Parfaitement. (Bas au Chanoine.) Laisse-nous seuls : il faut que je tâche de calmer cette mauvaise tête.
LE CHANOINE.
J’espérais que tu exaucerais mes vœux, et que tu m’élèverais au troisième degré.
LE COMTE.
Je n’ose pas prévenir le grand cophte. Attends son apparition. Dans peu de temps tous tes désirs seront comblés.
SCÈNE VI.
LE COMTE, LE CHEVALIER.
LE COMTE.
Jeune homme !
Le Chevalier, qui, dans VintervaUe, est demeuré pensif et
immobile. Adieu, monsieur le comte….
LE COMTE.
Où allez-vous ? Je ne vous laisse point partir.
LE CHEVALIER.
Ne me retenez pas ! Je ne souffrirai pas qu’on me retienne !
LE COMTE.
Restez !
LE CHEVALIER.
Seulement le temps nécessaire pour vous remercier du bien que vous m’avez fait, des connaissances que vous m’avez procurées, de la bienveillance que vous m’avez témoignée. Et maintenant, adieu, adieu pour jamais ; car je ne voudrais pas me montrer ingrat envers mon bienfaiteur. Adieu ! et laissezmoi seulement vous dire encore que vos bienfaits ne me faisaient point rougir, parce que je croyais les devoir à un homme noble et grand.
, LE COMTE.
Poursuivez, poursuivez ; osez tout dire : vous ne quitterez pas la place auparavant.
LE CHEVALIER.
Vous le voulez, vous l’ordonnez, soit !… O comte, comment avez-vous, en ce quart d’heure, anéanti mon bonheur, mes espérances ? Ne m’avez-vous pas mieux connu, mieux jugé ?
LE COMTE.
En quoi me suis-je donc si fort trompé ? J’appris à vous connaître, comme un jeune homme qui désirait faire fortune, qui recherchait avec ardeur, même avec passion, le rang, la richesse, et d’autant plus passionnément, que sa position lui permettait moins de grandes espérances.
LE CHEVALIER.
Fort bien ! Mais ne me suis-je pas aussi montré avec un cœur qui dédaignait les moyens bas et vulgaires ? Ne désirais-je pas fonder mes meilleurs titres sur ma loyauté, ma droiture, ma fidélité, sur toutes les qualités enfin qui décorent un homme noble, un soldat ?… Et maintenant ?…
LE COMTE.
Et maintenant vous avez peur de la peau du renard, dont il vous faudrait couvrir votre crinière de lion ?
LE CHEVALIER.
Raillez, si cela vous plaît ! Je veux parler sérieusement, pour la dernière fois, avec un homme que je croyais mon ami. Oui, je vous le confesse, votre conduite m’a été longtemps suspecte. Ces connaissances secrètes, dans le vestibule desquelles je trouvais une nuit plus sombre qu’auparavant dans le vaste monde ; ces forces merveilleuses, qui nous étaient affirmées comme articles de foi ; cette parenté avec les esprits, ces stériles cérémonies, tout cela ne me présageait rien de bon : mais la grandeur de vos sentiments, que j’appris à connaître dans beaucoup de circonstances, l’éloignement de tout égoïsme, votre sympathie, votre obligeance, votre libéralité, tout cela m’annonçait au contraire le fonds inépuisable d’un noble cœur. J’étais suspendu à vos lèvres ; je suçai vos doctrines jusqu’à ce moment, qui a ruiné toutes mes espérances. Adieu !… Pour devenir un misérable et bas coquin, pour suivre le torrent et m’assurer seulement, au préjudice des autres, un éphémère et misérable avantage, il n’était pas besoin de ces préparations, de cet appareil, qui me font rougir et m’humilient. Je vous quitte. Arrive de moi ce qu’il pourra !
LE COMTE.
Regardez-moi, chevalier.
LE CHEVALIER.
Que désirez-vous de moi ?
LE COMTE.
Ce que vous me voyez faire, faites-le aussi. (Il ôte son chapeau.)
’ LE CHEVALIER.
Faut-il nous quitter avec cérémonie ?
LE COMTE.
La simple politesse vous ordonne de m’imiter.
LE CHEVALIER, ÔlaiXt SOU ClwpedU.
Eh bien, j’ai l’honneur de vous saluer.
Le Comte, jetant de côté son chapeau. Allons, chevalier !
Le Chevalier.
Que signifie cela ?
LE COMTE.
Je demande que vous fassiez comme moi.
Le Chevalier, jetant aussi son chapeau. Que je fasse donc, pour la dernière fois, quelque chose de fou et d’incompréhensible !
LE COMTE.
Pas aussi fou que tu crois ! (Il marche à lui, les bras ouverts. ) Regarde-moi face à face, mon élu ! Viens dans mes bras, pressetoi sur mon cœur, maître sublime !
Le Chevalier.
Que veut dire cela ? Laissez-moi aller !
LE COMTE.
Jamais ! si je ne devais pas te laisser avant que fût épuisée la joie que me cause mon excellent ami !
LE CHEVALIER.
Expliquez-vous, vous me troublez.
LE COMTÉ.
Te rappelles-tu - comment le chanoine nommait le second degré ?
LE CHEVALIER.
L’épreuve, ce me semble.
LE COMTE.
Bien ! Tu l’as surmontée.
LE CHEVALIER.
Expliquez-vous !
LE COMTE.
Laisse-moi d’abord t’exprimer toute la vivacité de ma joie par ces embrassements.
LE CHEVALIER.
Je reste muet.
LE COMTE.’’ ’ ’
Que je l’ai rarement goûtée ! Je félicite et vous et moi.
LE CHEVALIER.
Ne me laisse pas plus longtemps dans l’incertitude. *
LE COMTE.
Tu as mis à fin la plus étrange aventure ; tu t’es donné toimême la dignité de maître ; tu as enlevé, comme d’assaut, les priviléges du troisième degré.
LE CHEVALIER.
Je suis encore dans le doute et l’incertitude.
LE COMTE.
Je souhaiterais maintenant que ta raison t’expliquât ce que ton cœur a mis en pratique. Avec un peu d’attention, tu en viendras à bout facilement. Quelles étaient tes espérances comme disciple du premier degré ?
LE CHEVALIER.
De devenir meilleur que je ne suis, et de réaliser, par votre secours, le bien que je reconnais.
LE COMTE.
Et qu’as-tu appris, quand tu as entendu de la bouche du chanoine les maximes du second degré ?
LE CHEVALIER.
J’ai appris avec horreur que vous n’aviez fait jusqu’alors que dissimuler et vous jouer de vos disciples ; que ceux que vous appelez compagnons, l’on voulait en faire des politiques, les façonner en égoïstes, arracher de leur sein les plus tendres sentiments de l’amitié, de l’amour, de la fidélité et de tout noble élan qui rend notre cœur irrésistible ; et que l’on voulait, j’ose le dire, en faire des hommes vulgaires, absolument vulgaires, mauvais, absolument mauvais. Tu sais avec quelle horreur j’ai rejeté cette transformation. Je n’ai rien à dire de plus ; je ne changerai pas de sentiments, et…. laisse-npi partir.
LE COMTE.
C’est justement pour cela que je te presse sur mon cœur ; qu’en ta présence je jette mon chapeau loin de moi, et te salue comme maître. Tu as surmonté l’épreuve, tu as échappé à la tentation, tu t’es montré l’homme que je cherche. Tout ce que tu as entendu de la bouche du chanoine, ce que cet infortuné prend, hélas ! avec beaucoup d’autres, pour la vérité, n’est qu’une épreuve, une tentation. Quand les maîtres supérieurs, grands, désintéressés, veulent faire avancer un élève qui donne de belles espérances, ils l’éprouvent d’abord, et l’épreuve la plus sûre est de lui présenter les avantages apparents d’une conduite intéressée. S’il les saisit, il fait un pas en arrière, lorsqu’il croit en faire un en avant. Nous le laissons longtemps dans ses sentiments, et il est heureux, lorsque, peu à peu et par de longs détours, nous le conduisons à la lumière.
LE CHEVALIER.
Je ne sais que dire. Le chanoine croit-il donc que les maximes qu’il m’a exposées avec tant de calme soient les justes, les véritables ?
LE COMTE.
Assurément il le croit, le malheureux !
LE CHEVALIER.
Et toi, son ami fidèle, tu ne l’arraches pas à cette erreur ?
LE COMTE.
J’y travaille, mais c’est plus difficile que tu ne penses. La présomption d’un égoïste demi-sage l’élève au-dessus de tous les hommes ; en croyant les surpasser, il se permet tout, et donne, par là même, aux autres occasion de le surpasser, de le dominer.
LE CHEVALIER
Vous ne devriez point avoir de repos qu’il n’eût les yeux ouverts.
LE COMTE.
Pour que tu apprennes combien cela est difficile, il faut que tu m’aides à l’amener dans le bon chemin.
Le Chevalier, après une pnv.se.
Il serait donc vrai que je ne me suis pas trompé sur votre compte ; que, plus longtemps je t’observe, plus je trouve toujours en toi le meilleur, le plus grand, l’incompréhensible ! Ma reconnaissance est sans bornes ; ma joie reste muette dans cet embrassement.
LE COMTE.
Va maintenant, mon fils. De l’autre côté, sont disposés, dans la chambre, les habits sous lesquels seulement on doit se
GŒTHE. TH. — H ~ • (5
montrer au grand cophte. Si tous ceux qui se présentent à lui dans ce jour étaient purs comme toi, il éprouverait lui-même une grande joie de son apparition. Tu verras de grandes merveilles, et tu les comprendras bientôt ; bientôt même tu apprendras à les produire. Va, admire et garde le silence.
LE CHEVALIER.
Je suis entièrement, je suis pour jamais à toi !
SCÈNE VIL
LE COMTE, puis un DOMESTIQUE.
LE COMTE.
Encore un qui serait donc aussi mis à sa place, selon son caractère. Il faut proportionner les hameçons et les filets aux poissons que l’on se propose de prendre, et, quand c’est une baleine, on l’attaque avec les harpons. On tend des trébuchets pour les souris, des piéges en fer pour les renards ; on creuse des fosses pour les loups, et l’on écarte les lions avec des flambeaux. J’ai aussi réduit au repos ce jeune lion avec un flambeau, et je peux risquer le coup de maître qui doit affermir chez tous mon autorité. La décoration est prête, la marquise m’a compris, et tout ira bien.
Un Domestique, en longue robe blanche.
Tout est prêt, monsieur le comte. Le chanoine, le chevalier, les dames, tout le monde est habillé. Voulez-vous mettre ici vos habits ? Dois-je vous les apporter ?
LE COMTE.
Non, je vais. Suis-moi et remplis ton office.
SCÈNE VIII.
Vestibule et entrée de la loge égyptienne. On entend de la musique. Six enfants, vêtus de longues robes blanches, avancent deux à deux, les cheveux flottants et couronnés de roses, lis portent des encensoirs. Six jeunes gens les suivent ; leurs habits sont blancs, mais courts ; ils sont aussi couronnés de roses ; chacun tient deux flambeaux en croix sur la poitrine, tls traversent le théâtre en cérémonie et se placent des deux cotés.
LE CHŒUR.
CHOEUR DES ENFANTS.
Déjà le temple, déjà les portiques, les caveaux sont ouverts ; encens, purifie l’air qui circule autour de ces colonnes.
CHOEUR DES JEUNES GENS.
Aimables enfants, tendres rejetons, demeurez dans le vestibule, et vous, sages, vous, adeptes, hâtez-vous d’entrer dans le sanctuaire. (Musique. Les membres de la loge s’avancent deux à deux par les coulisses opposées ; chaque fois paraissent un homme et une dame. Ils se rencontrent, se saluent et marchent vers la porte de la loge.)
CHOEUR DES ENFANTS ET DES JEUNES GENS.
Petits et misérables comme les nains, profondément enveloppés de fumée et d’erreurs, nous sommes debout devant la sainte montagne…. Esprits, oserons-nous y monter ?
Chœur, partant de l’intérieur.
Apportez des sentiments sérieux à une affaire sérieuse ; venez à la lumière du sein des ténèbres et de l’erreur ! De peur que le cophte ne s’éveille, approchez doucement, doucement. (Laporte s’ouvre ; il entre un couple d’adeptes et la porte se ferme ; puis survient un nouveau couple, et ainsi de suite. Iji cérémonie et le chant sont répétés. Il se trouve que le Chanoine et la Nièce se rencontrent et entrent ensemble dans le sanctuaire. Ils sont les derniers. La musique se perd dans le pianissimo ; les enfants se retirent dans les coulisses ; les jeunes gens tombent à genoux aux deux côtés de V avant-scène.)
SCÈNE IX.
Le rideau se lève et l’on voit une salle décorée d’images et d’ornements égyptiens. Au milieu est un grand fauteuil, où est assis et couché un personnage vêtu de drap d’or, la tête couverte d’un voile blanc. A droite, le Chanoine est à genoux, à gauche, le Chevalier : en avant, près du Chanoine, la Marquise ; près du Chevalier, le Marquis, puis la Nièce. La musique cesse peu à peu.
LE CHANOINE, LE CHEVALIER, LE MARQUIS, LA MARQUISE, LA NIÈCE, LE GRAND COPHTE.
LE CHANOINE.
Sublime, immortel vieillard, tu permets à des indignes d’approcher de tes pieds pour implorer ta grâce et ton secours. Tu dors ou plutôt tu sembles dormir ; car nous savons que, même dans ton repos, tu es attentif et agissant, et tu avances le bonheur des hommes. Donne-nous un signe auquel nous reconnaissions que tu nous entends, que tu nous es favorable ! (im musique fait entendre quelques sons ; In personne voilée lève la main droite.)
LE CHEVALIER.
Tu vois ici devant toi des personnes, qui, animées par la promesse de ton plus digne élève, s’approchent de toi pleins de confiance, et espèrent que tu satisferas leurs besoins. A la vérité, ces besoins sont très-divers ; mais même ce qu’il y a de plus divers devient simple devant ton regard universel, devant ta vaste puissance. Nous exauceras-tu, quoique indignes ? (La musique recommence, en rapport avec la situation ; la personne voilée se redresse sur son siège.)
LA MARQUISE.
Pardonne à l’impatience d’une femme : laisse-nous voir ton visage. Il y a des mois que nous soupirons après ta présence. La musique recommence. La personne voilée se lève, et demeure immobile devant le fauteuil.)
LE MARQUIS.
Permets-nous d’approcher de toi, afin de baiser le bord de ton vêtement. Les vœux qui si longtemps dormirent dans nos cœurs sont maintenant éveillés : en ta présence, ils deviennent d’une insupportable vivacité. (La musique recommence. La personne voilée descend lentement les degrés.)
La Nièce, à part. Je tremble de tous mes membres. j
LE CHANOINE.
Ne nous refuse pas plus longtemps la lumière de ton visage.
TOUS.
Grand cophte, nous t’implorons ! (La musique fait entendre quelques sons rapides. Le voile tombe.)
Tous, en se levant et s’approchant à la fois.
Le comte ! (Lesjeunes gens se lèvent.)
Le Comte, s’avançanl.
Oui, le comte ! L’homme que vous appeliez jusqu’à présent d’un nom sous lequel le monde le connaît dans ce moment. 0 aveugles ! ô cœurs endurcis ! Voici près d’une année que je vis avec vous, que j’instruis votre ignorance, que j’anime votre intelligence morte : je vous signale le grand cophte, je vous donne les marques les plus décisives, et vos yeux ne s’ouvrent pas pour reconnaître que vous l’avez continuellement devant vous, l’homme que vous cherchez ; que vous recevez journellement de ses mains les biens après lesquels vous soupirez ; que vous avez plus sujet de rendre grâces que de prier ! Cependant j’ai compassion de votre intelligence terrestre ; je m’accommode à votre faiblesse. Voyez-moi donc dans ma magnificence. Vos yeux peuvent me reconnaître, si votre cœur m’a méconnu. Et, si le pouvoir que j’ai exercé sur vos âmes a laissé votre foi chancelante, croyez maintenant aux prodiges que j’accomplis hors de vous, mais en votre présence.
Le Chanoine, à part.
Je suis confondu !
LE CHEVALIER, à part.
Je reste muet.
LA MARQUISE, « part.
Son effronterie passe mon attente.
LE MARQUIS, Ù part.
Je suis curieux de voir où ceci aboutira.
LE COMTE.
Vou3 êtes troublés ? Vous baissez les yeux ? Vous osez à peine
jeter sur moi un regard oblique ? Tournez vers moi vos visages ; fixez avec joie et confiance vos yeux sur les miens ; éloignez x toute crainte ; élevez vos cœurs !… Oui, vous voyez devant vous l’homme qui, aussi vieux que les prêtres égyptiens, aussi sublime que les sages indiens, s’est formé dans le commerce des plus grands hommes que vous admirez depuis des siècles ; qui est au-dessus de tous les rangs, qui n’a besoin d’aucune richesse ; qui fait en secret le bien que le monde attribue tantôt à une cause, tantôt à une autre ; qui vit dans une société secrète d’hommes répandus sur toute la terre, plus ou moins semblables, entre eux, se révélant rarement eux-mêmes mais très-souvent par leurs œuvres.
LE CHANOINE.
Est-il possible qu’il y ait d’autres hommes pareils à toi ?
LE COMTE.
Chaque être trouve son semblable, un seul excepté ! (Il montre le ciel.)
LE CHEVALIER
Quelle sublime pensée !
LA MARQUISE, (’( pari.
Quel vaurien ! Mêler à ses mensonges la chose la plus sainte !
LE COMTE.
Oui, regardez. Le soleil brûlant, la neige mordante, ne peuvent rien sur cette tête. Avec ce bras étendu et désarmé, j’arrêtai dans les déserts de Libye un lion affamé et rugissant ; de cette voix, qui vous parle, je le menaçai jusqu’à ce qu’il vînt ramper à mes pieds. Il reconnut son maître, et je pus ensuite l’envoyer à la chasse, non pour moi, qui ne mange point de chair, et qui à peine ai besoin d’une nourriture terrestre, mais pour mes disciples, pour le peuple, qui se rassemblait souvent autour de moi dans le désert. Ce lion, je l’ai laissé à Alexandrie ; à mon retour, je trouverai en lui un fidèle compagnon.
LE CHANOINE.
Les autres maîtres de ta société ont-ils d’aussi grands pouvoirs que toi ?
LE COMTE.
Les dons sont diversement répartis ; aucun de nous ne peut dire qu’il soit le plus grand.
LE CHEVALIER.
Le cercle de ces grands hommes est-il fermé, ou est-il possible d’être admis dans le nombre ?
LE COMTE.
Cela serait possible à beaucoup de personnes ; cela ne réussit qu’à un bien petit nombre : les obstacles sont trop grands.
LE CHANOINE.
Pour que ton apparition ne nous rende pas plus malheureux que nous n’étions auparavant, donne-nous du moins un signe, sur lequel nous puissions diriger notre attention, nos efforts.
• LE COMTE.
C’est mon dessein…. Après toutes les épreuves que vous avez soutenues, il est juste que je vous, fasse avancer d’un pas ; que je vous mette, pour ainsi dire, à la main une boussole, qui vous montre où vous devez diriger votre course. Écoutez !…
LE CHANOINE.
Je suis tout oreilles !
LE CHEVALIER.
Mon attention ne saurait être plus vive.
Le Marquis, à part. Ma curiosité est extrême.
La Marquise, à part.
Que va-t-il dire ?
LE Comte.
Quand l’homme, non content de ses forces naturelles, rêve quelque chose de meilleur, désire quelque chose de plus élevé ; quand il songe à s’assurer par degrés une santé inaltérable, une vie permanente, une richesse inépuisable, l’affection des hommes, l’obéissance des animaux, même l’empire sur les éléments et les esprits : cela ne se peut faire sans une profonde connaissance de la nature. Je vous en ouvre la porte…. Les secrets, les vertus et les effets les plus grands sont cachés…. in verbis, herbis et lapidibus ’.
rous.
Comment ?
1. Lorsque Lavater, qui fut curieux de voir et d’entendre Caglioslro, lui demanda en quoi consistait sa science, il lui répondit : In verbis et in herbis.
LE COMTE.
Dans les paroles, les herbes et les pierres. (Une pause.)
La Marquise, à part. Dans les pierres ? S’rl entend par là celles que j’ai dans ma poche, il a parfaitement raison.
LE MARQUIS.
Dans les herbes ? On dit qu’il ne croît point d’herbe qui puisse reculer le terme fixé à notre vie ; et pourtant une herbe pareille doit vous être connue, puisque vous avez non-seulement prolongé beaucoup votre vie, mais encore conservé si longtemps vos forces et votre extérieur.
LE COMTE.
L’immortalité n’est pas l’affaire de chacun.
LE CHANOINE.
Dans les paroles ? C’est de là que j’attends le plus, sublime docteur. Assurément vous avez une écriture, un langage, par lesquels sont exprimés de tout autres choses qu’avec nos misérables sons, à l’aide desquels nous ne pouvons rendre que les choses les plus communes. Sans doute tu possèdes les caractères secrets avec lesquels Salomon évoquait les esprits ?
LE COMTE.
Je les possède tous, et même les caractères les plus étranges qu’on ait jamais vus ; des paroles que des lèvres humaines peuvent à peine prononcer.
LE CHEVALIER.
Oh ! apprends-nous à les épeler peu à peu !
LE COMTE.
Avant toutes choses, il vous faut reconnaître que l’important ce ne sont pas les lèvres, ni les syllabes articulées, mais le cœur qui envoie ces mots sur nos lèvres. Tous allez apprendre le pouvoir qu’une âme innocente exerce sur les esprits. La Nièce, à part.
Ah ! Dieu, il va m’appeler. Je tremble et je frémis ! Que je jouerai mal mon rôle ! Je voudrais être bien loin d’ici et n’avoir jamais vu cet homme.
Le Comte.
Approche, belle et innocente enfant ; approche sans crainte. sans inquiétude, avec une douce joie d’avoir été choisie pour le bonheur après lequel tant de monde soupire.
LE CHANOINE.
A quoi cela va-t-il aboutir ?
LE CHEVALIER.
Quel est votre dessein ?
LE COMTE.
Patience et soyez attentifs ! (La musiquejoue. Le Comte fait un signe. Il sort de terre un trépied, sur lequel est fixé un globe illuminé. Le Comte fait un signe à la Nièce, et place sur elle le voile qui l’a couvert lui-même auparavant ; mais le visage reste libre. Elle se place derrière le trépied. Pendant cette pantomime, le Comte quitte son air impérieux, il se montre fort gracieux et prévenant, et prèsque respectueux avec la Nièce. Les enfants, portant les encensoirs, s’approchent du trépied. Le Comte se tient auprès de la Nièce ; les autres personnes se groupent avec intelligence. Les jeunes gens sont à l’avant-scène. La Nièce a les yeux fixés sur le globe, la société sur elle, avec la plus grande attention. La jeune fille semble articuler quelques mots, regarde encore le globe, se courbe ensuite en arrière, avec l’air étonné d’une personne qui voit quelque chose d’inattendu, et demeure dans cette position. La musique cesse.)
LE COMTE.
Que vois-tu, chère fille’/ Ne t’effraye pas ; courage ! Nous sommes près de toi, mon enfant.
LE CHEVALIER.
Que peut-elle voir ? Que dira-t-elle ?
LE CHANOINE.
Silence ! elle parle. (La Nièce dit quelques mots, mais si bas qu’on ne peut les comprendre.)
LE COMTE.
Distinctement, ma fille, plus distinctement, afin que tous comprennent.
LA NIÈCE.
Je vois des bougies brillantes, des bougies qui brûlent dans une chambre magnifique. Maintenant je distingue des tapis de Chine, des sculptures dorées, un lustre. Beaucoup de lumières m’éblouissent.
LE COMTE.
Accoutume tes yeux ; regarde fixement. Que vois-tu encore ? N’y a-t-il personne dans la chambre ?
LA NIÈCE.
Ici !… Laissez-moi le temps…. Ici, dans cette clarté, près d’une bougie…. assise à la table…. je vois une dame…. Elle écrit ; elle lit….
LE CHANOINE.
Parle, peux-tu la reconnaître ? Quel air a-t-elle ? Qui est-elle ? Ne cache rien.
LA NIÈCE.
Je ne puis voir son visage ; toute la figure flotte devant mes yeux, comme une image sur une eau agitée.
La Marquise, à part. La bonne enfant nous répète sa leçon à merveille.
Le Marquis, à part. J’admire sa dissimulation. Bonne nature, de quoi n’es-tu pas capable !
LA NIÈCE.
A présent ! à présent !… Je puis voir sa robe plus distinctement ; elle est d’un bleu céleste, et tombe autour de son siêge, et, comme le ciel, elle est semée d’étoiles d’argent.
Le Chanoine, à la Marquise.
Je suis au comble du bonheur ! C’est ma chère princesse. On m’a parlé de cette robe bleue avec des mouches d’argent, qui, aux yeux de cette enfant, paraissent des étoiles ! Écoutons.
La Nièce.
Que vois-je ? Grand maître, sublime cophte, laisse-moi aller ! Je vois des choses effrayantes.
LE Comte.
Demeure sans crainte et parle. Que vois-tu ?
LA NIÈCE.
Je vois deux esprits derrière le fauteuil. Ils parlent tour à tour à l’oreille de la dame.
LE COMTE.
Sont-ils d’un aspect repoussant ?
LA NIÈCE,
Non pas, mais je frissonne….
Le Comte, au Chanoine. Ces esprits parlent dans l’intérêt d’un ami. Peux-tu reconnaître la dame ? Connais-tu l’ami ?
Le Chanoine, baisant la main du Comte. Sois assuré de mon éternelle reconnaissance !
La Nièce.
Elle est inquiète ; le chuchotement des esprits l’empêche de lire, l’empêche d’écrire. Elle se lève avec impatience…. les esprits ont disparu. ( Elle détourne le visage. ) Laissez-moi un moment !
Le Comte.
Sois tranquille, ma fille. Si tu savais sous quelle protection tu te trouves ! ( Il la soutient. )
Le Chevalier, à part.
Oh ! qu’elle est aimable ! Qu’elle a d’attraits dans son innocence ! Jamais une jeune fille ne m’a tant ému ! Jamais je n’ai éprouvé une pareille inclination ! Que cette aimable enfant m’inspire d’intérêt ! Certainement le chanoine, la tante, la céleste créature, ne soupçonnent pas dans quel péril elle se trouve. Oh ! que je voudrais l’en avertir, la sauver, dussé-je m’oublier moimême tout à fait ! •
LE COMTE.
Recueille-toi, ma colombe ; regarde. Certainement tu as encore d’autres choses à nous révéler.
La Nièce, regardant le globe.
Elle s’avance vers la cheminée ; elle regarde au miroir…. Ahi !
LE Comte.
Que t’arrive-t-il 1
LA NIÈCE.
Ahi !
LA MARQUISE.
Qu’as-tu donc ?
LA NIÈCE.
Ah ! dans le miroir…. je vois le chanoine.
LE CHANOINE
O bonheur ! Maître…. je…. comment dois-je te remercier ? Tu fais tout pour moi !
LA NIÈCE.
Elle regarde au miroir ; elle sourit…. Le chanoine a disparu ; elle se voit elle-même.
LE CHEVALIER.
Quelle puissance merveilleuse ! Quels dons !
La Nièce, avec joie et sentiment. Oui, à présent…. Je vois tout cela clairement ; je vois cette beauté ravissante, cet aimable visage. Comme lui sied bien la tristesse qui est répandue sur tous ses traits !
Le Chanoine, qui a tenu jusque-là les mains du Comte et les a souvent baisées. Tu procures à ton serviteur un bonheur indescriptible, inexprimable !
LA NIÈCE.
Elle est inquiète ; la chambre lui semble trop étroite ; elle s’avance vers la porte vitrée ; elle veut sortir. Ah ! ah !…
LE COMTE.
Courage ! Encore un moment ! Regarde encore une fois !
La Nièce, troublée. Les e’sprits sont à ses côtés. Ils ouvrent la porte : dehors il l’ait sombre….
La Marquise, au Chanoine. Elle va au-devant de toi.
Le Chanoine.
Est-ce possible ?
La Marquise.
Tu l’apprendras.
LA NIÈCE.
Ah ! ( Elle tombe évanouie. )
LE CHEVALIER.
O Dieu ! secourez-la ! épargnez-la ! C’est impardonnable de ne l’avoir pas laissée libre plus tôt.
LA MARQUISE.
Voici des sels. (Les personnages principaux se pressent autour d’elle ; les jeunes gens accourent de l’avant-scène au milieu du théâtre ; les enfants s’approchent timidement. L’ensemble forme un beau groupe, mais d’un aspect tumultueux. )
LE COMTE.
Laissez-la à mes soins. Un baume céleste lui peut seul rendre les sens. ( Le rideau tombe. )
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
La chambre de la Nièce.
LA NIÈCE, une FEMME DE CHAMBRE.
La Nièce, est à sa toilette. La Femme de chambre l’aide à s’habiller, et passe ensuite dans un cabinet ; elle revient avec un paquet ci traverse le théâtre.
LA NIÈCE.
Que portes-tu là ? Qu’y a-t-il dans ce paquet ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
C’est l’habit que vous m’avez ordonné de porter au tailleur.
LA NIÈCE.
Bien. Que je l’aie, s’il est possible, demain ou après-demain. (La Femme de chambre sort. ) Maintenant je suis habillée comme ma tante l’a ordonné…. Que peut signifier cette nouvelle mascarade ?… Quand je songe à ce qui m’est arrivé aujourd’hui, j’ai tout à craindre. A peine suis-je remise de cette affreuse scène, qu’on exige que je me déguise, et, si je m’observe bien, c’est à peu près comme j’ai décrit la princesse. Le chanoine l’aime et je dois peut-être la représenter ? Dans quelles mains suis-je tombée ? Que puis-je attendre ? Quel cruel usage fait ma tante de la confiance que je lui ai trop tôt témoignée ! Malheur à moi ! Je ne vois personne à qui je puisse recourir. Les sentiments du marquis se montrent à moi plus clairement. C’est un homme vain, impudent, léger, qui m’a rendue malheureuse, et qui consentira bientôt à ma perte, pour se délivrer de moi. Le chanoine est tout aussi dangereux. Le comte est un imposteur…. Ah ! le chevalier serait le seul homme vers lequel je pourrais me tourner. Sa figure, sa conduite, ses sentiments, me l’ont signalé, dans le premier instant, comme un jeune homme honnête, actif et loyaj, et, si je ne me trompe, je ne lui étais pas indifférente…. Mais hélas ! trompé par l’impudente momerie de la scène des esprits, il me tient pour une créature digne du plus grand respect. Que lui dois-je déclarer ? Que lui dois-je confier ? Arrive ce qu’il pourra, je veux le risquer ! Qu’ai-je à perdre ? Et ne suis-je pas déjà, en quelques heures, presque réduite au désespoir ?… Quel qu’en soit le résultat, il faut que je lui écrive. Je le verrai, je me confierai à lui : cet homme généreux peut me condamner, mais non me repousser. Il me trouvera un asile. Un couvent, une pension, n’importe, sera pour moi un séjour agréable. ( Elle parle et écrit. ) « Une malheu« reuse jeune fille, qui a besoin de votre secours, et dont vous « ne devez pas avoir une plus mauvaise opinion, parce qu’elle
- se fie à vous, vous demande demain matin un quart d’heure « d’entretien. Tenez-vous dans le voisinage : je vous ferai dire
- si je suis seule. La triste position dans laquelle je me trouve « me force à cette démarche équivoque….» C’est résolu…. Le petit Jack me sera, j’espère, un messager fidèle. (Elle s’approche de la porte et appelle.) Jack !
SCÈNE II.
LA NIÈCE, JACK.
LA NIÈCE.
Petit garçon, connais-tu la demeure du chevalier Greville ?
JACK.
J’y suis allé souvent.
LA NIÈCE.
Veux-tu bien lui porter tout de suite un billet ? Mais sans que personne en sache rien.
JACK.
Très-volontiers. Que me donnerez-vous pour cela ?
La Nièce, en lui donnant de l’argent. Un écu de six livres.
Jack, pirouettant plusieurs fois sur un pied. J’ai des aile3.
La Nièce, lui remettant le billet.
Tiens.
JACK.
L’argent sera bientôt gagné. Probablement il est dans le voisinage. A cette heure, il a coutume de se rendre au café du coin.
LA NIÈCE.
Ce serait heureux. Mais de la précaution !
JACK.
Donnez seulement ; reposez-vous sur moi.
LA NIÈCE.
Tu es un rusé fripon.
Jack. . •
Bon à mettre en œuvre : votre tante le sait bien.
SCÈNE III.
LA NIÈCE, seule.
Que cet enfant est effronté ! comme il est stylé ! Voilà ce que je deviendrais moi-même ; et, si ma tante y fut allée plus doucement, elle m’aurait conduite pas à pas à ma perte. Heureusement, j’ouvre lee yeux, et je me sens encore assez de force pour me sauver. Ombre de ma mère, assiste-moi ! Une faute m’a arrachée à l’état d’indifférence dans lequel je sommeillais jusqu’ici entre la vertu et le vice. Oh ! puisse cette faute me ramener à la vertu !
SCÈNE IV.
LA NIÈCE, LA MARQUISE.
LA MARQUISE.
Voyons, ma nièce, comment vous trouvez-vous dans ce nouvel habit ?
LA NIÈCE.
Pas tout à fait aussi bien que si ce fût le mien propre.
LA MARQUISE.
Allons, allons, il ne va pas mal. Tout ne vous sied-il pas ?
LA NIÈCE.
Même la tromperie, comme vous l’avez vu aujourd’hui.
LA MARQUISE.
Qui tiendra ce langage ? (Arrangeant quelque chose à la toilette de sa Nièce.) Là ! Ceci doit être plus juste à la taille, et ce pli doit tomber plus richement. La voiture -viendra bientôt, et nous irons aujourd’hui même à la campagne.
LA NIÈCE.
Aujourd’hui même ?
LA MARQUISE.
Oui, et vous avez aujourd’hui même un nouveau rôle à jouer.
LA NIÈCE.
Un nouveau rôle ? Vous êtes impitoyable, ma tante. Le premier m’a déjà coûté tant de peine, que vous devriez m’épargner le second.
LA MARQUISE.
C’est précisément à cause de cela, mon enfant. Encore celuici, et puis le troisième et le quatrième, et cela ne vous coûtera plus de peine.
LA NIÈCE.
Je crains que vous ne me trouviez pas de moitié aussi habile que vous le croyez.
LA MARQUISE.
Il s’agit d’un essai. Cette nuit, vous aurez un très-petit rôle à remplir.
LA NIÈCE.
Sous cet habit magnifique ?
LA MARQUISE.
Je veux dire pour le fond. Vous avez à représenter une amante à moitié muette.
LA NIÈCE.
Comment l’entendez-vous ?
LA MARQUISE.
Je vous mène dans un jardin ; je vous conduis sous une treille ; je vous donne une rose, et vous attendez un instant. Un cavalier vient à vous ; il se jette à vos pieds ; il vous demande pardon ; vous laissez échapper un mot insaisissable : » Monsieur !… » ou ce que vous voudrez…. Il continue à demander pardon : « Le
GŒTHE. — TÔ. H 7
vez-vous ! » répondrez-vous tout bas. Il demandera votre main comme un gage de paix. Vous lui donnerez votre main ; il la couvrira de mille baisers. * Levez-vous ! direz-vous alors ; éloignez-vous ! On pourrait nous surprendre. » Il hésitera. Vous vous lèverez de votre siége. « Éloignez-vous ! » direzvous avec instance, et vous lui glisserez la rose dans la main. Il voudra vous retenir. « Quelqu’un vient, » direz-vous en chuchotant, et vous fuirez du berceau. Il voudra, pour adieu, risquer un baiser. Vous l’arrêtez, lui pressez la main, et lui dites doucement : « Nous nous reverrons, » et vous lui échappez.
LA NIÈCE.
Chère tante, pardonnez-moi, c’est une commission difficile, dangereuse. Qui est cet homme ? Qui dois-je représenter ? La nuit, les circonstances ne le rendront-elles pas plus entreprenant ? Pouvez-vous m’exposer ainsi ?
LA MARQUISE.
Tu ne risques rien, mon enfant. Je serai près de là, et ne tarderai pas un moment, quand j’entendrai ces derniers mots. Je m’approcherai et le ferai fuir.
LA NIÈCE.
Comment puis-je bien jouer mon rôle, ne sachant pas qui je représente ?
LA MARQUISE.
Prenez des manières nobles, parlez bas : la nuit fera le reste.
LA NIÈCE.
Quel soupçon éveillent chez moi cette robe bleue, ces mouches d’argent !
LA MARQUISE.
A la bonne heure, si vous le soupçonnez, si vous le devinez ! Vous représentez la princesse, et le cavalier sera le chanoine.
LA NIÈCE.
Chère tante, comment pouvez-vous imposer à une malheureuse jeune fille abandonnée une si étrange entreprise ? Je ne comprends pas la liaison ; je ne vois pas en quoi cela peut vous être utile : mais songez que ce n’est pas une plaisanterie. Avec quelle sévérité ne serait pas puni celui qui imiterait, dans quelque signature, la main du prince ; qui se permettrait de graver l’image de son roi sur un faux métal ! Kt moi, misérable que je suis, je devrai me donner sciemment pour la personne sacrée d’une princesse ; je devrai, avec des traits menteurs, avec des habits empruntés, contrefaire l’extérieur de cette auguste personne, et, dans le même instant, déshonorer par ma conduite la noble modestie qui fait le caractère de cette grande princesse ! Je me blâme moi-même ; je mérite d’être condamnée, d’être punie. Ayez pitié de moi, car vous ne me sauverez pas si l’on me condamne. Voulez-vous faire de moi une criminelle, parce que je vous ai confessé une faute ?
LA MARQUISE.
On n’y peut rien changer.
La Nièce, d’un ton suppliant.
Ma tante !
La Marquise, impérieusement. Ma nièce !… Aussitôt que la voiture sera arrivée, vous serez avertie. Enveloppez-vous alors de votre manteau et suivez-moi.
La Nièce.
Je souhaiterais….
La Marquise.
Vous savez ce que vous avez à faire : on n’y peut rien changer.
SCÈNE V.
LA NIÈCE, puis JACK.
LA NIÈGE.
Ainsi mes soupçons étaient fondés. C’est justement ce que je craignais. Elle veut, d’une manière ou d’une autre, me livrer aux mains du chanoine, et peut-être le marquis lui-même est-il d’accord avec elle. De telles personnes, il faut tout attendre, et j’ai fait d’autant mieux de me tourner vers le chevalier. Je saurai bien me conduire aujourd’hui ; et demain, si je ne me suis pas trompée sur son compte….
Jack, à la porte.
Est-elle sortie ?
LA NIÈCË.
Entre.
JACK.
Aussitôt dit aussitôt fait.
LA NIÈCE.
Quelle réponse m’apportes-tu ?
JACK.
Voici une petite lettre ! (Pendant qu’il lui remet le billet et qu’il tourne en sautant.) Et encore un gros écu du chevalier pour ma peine ! Employez-moi toujours, mademoiselle !
LA NIÈCE.
Où l’as-tu trouvé ?
JACK.
Au café vis-à-vis, comme je disais.
LA NIÈCE.
T’a-t-il dit quelque chose ?
JACK.
Il m’a demandé si vous étiez à la maison, si vous étiez seule…. Je vais voir ce que c’est : j’entends madame qui sort en voiture.
SCÈNE VI.
LA NIÈCE, puis LE CHEVALIER.
LA NIÈCE, lisant le billet.
« Je sais apprécier votre confiance et je m’en réjouis infini« ment. Je vous ai déjà plainte en silence. Dans quelques mi« mîtes je suis chez vous. » O Dieu ! que veut dire cela ? « Je ne « puis commander à mon impatience jusqu’à demain matin. J’ai * demeuré quelque temps dans votre appartement, et, par ha« sard, j’en possède encore le passe partout. Je cours à votre « cabinet de toilette. Soyez sans inquiétude ; je ne serai vu de ’ personne, et, de toute manière, fiez-vous à ma discrétion. » Je suis dans le plus horrible embarras ! Il me trouvera sous ces habits ! Que dirai-je ?
LE Chevalier, sortant du cabinet.
Excusez mon empressement. Comment aurais-je pu dormir tranquille cette nuit !
La Nièce.
Monsieur
Le Chevalier, l’observant avec attention. Comme je vous trouve changée ! Quelle toilette ! quel étrange habillement ! Que dois-je en penser ?
LA NIÈCE.
O monsieur, je ne vous attendais pas à présent. Éloignezvous ; hùtez-vous. La marquise m’attend à cette heure. Demain matin….
LE CHEVALIER.
Vous voulez vous confier à moi demain matin et pas aujourd’hui ?
LA NIÈCE., • ’
J’entends quelqu’un venir : on va m’appeler.
LE CHEVALIER.
Je m’en vais. Dilcs-moi seulement ce que signifie cet habit ?
LA NIÈCE.
O Dieu !
LE CHEVALIER.
Qu’est-ce donc que votre confiance, si vous me taisez cette bagatelle ?
LA NIÈCE. ’
J’ai toute confiance en vous, mais…. ce n’est pas mon secret. Cet habit….
LE CHEVALIER.
Cet habit est assez remarquable pour moi : la princesse s’est produite quelquefois sous ce costume. Aujourd’hui même les esprits vous l’ont montrée ainsi vêtue, et maintenant je vous trouve….
LA NIÈCE.
Ne m’imputez pas cette mascarade.
LE CHEVALIER.
Quels affreux soupçons !
LA NIÈCE.
Ils sont fondés.
LE CHEVALIER.
La scène des esprits ?,
LA NIÈCE.
Était une tromperie.
LE CHEVALIER.
Les apparitions ?
LA NIÈCE.
Convenues.
LE CHEVALIER.
Oh ! malheureux que je suis ! Oh ! que n’avez-vous gardé avec moi un éternel silence ! Que ne m’avez-vous laissé cette douce erreur ! Vous détruisez la plus agréable illusion de ma vie !
LA NIÈCE.
Je ne vous ai pas appelé pour vous flatter, mais pour vous supplier, comme un homme généreux, de me secourir et me sauver. Hàtez-vous ; éloignez-vous !… Nous nous reverrons demain. Ne dédaignez pas une infortunée créature, qui lève les yeux vers vous comme vers un Dieu sauveur.
LE CHEVALIER.
Je suis perdu, perdu pour jamais ! Si vous saviez ce que vous m’avez ravi dans ce moment, vous trembleriez, vous n’imploreriez pas ma pitié. Je n’ai plus de pitié ! Vous m’avez arraché la foi à moi-même et aux autres, à la vertu, à l’innocence, à tout ce qui est grand et digne d’amour. Plus rien ne m’intéresse, et vous demandez que je m’intéresse à vous ! Ma confiance a été trompée de la manière la plus infâme, et vous voulez que je me fie à vous, à vous, double et triple comédienne ! Quel bonheur que je sois venu ici ce soir, et ne vous aie pas laissé le temps de vous préparer, de mettre le masque, avec lequel vous songiez aussi à m’abuser !
LA NIÈCE.
Mon malheur est au comble. Hàtez-vous ! Éloignez-vous ! On vient.
LE CHEVALIER.
Je m’en vais pour ne jamais vous revoir.
SCÈNE "VIL
LA NIÈCE, LE MARQUIS.
Le Marquis, entr’ouvranl la porte. Étes-vous seule, ma nièce ? Un mot seulement ! La Nièce. Pendant que le Marquis regarde encore au dehors, elle jette, à la dérobée, un coup d’œil au miroir. Je suis tout éplorée, toute troublée ! Que dirai-je ?
Le Marquis, l’embrassant et la pressant avec force sur son cœur. Douce, délicieuse enfant !
La Nièce, te repoussant. Au nom du ciel, monsieur le marquis !
LE MARQUIS.
Nous sommes seuls : ne craignez rien ! •
La Nièce, s’arrachantdc ses bras. La marquise m’attend. (A part.) Si le chevalier était encore là !
LE MARQUIS.
Qu’avez-vous ? Vous semblez toute bouleversée.
LA NIÈCE.
Ah Dieu ! les exigences de ma tante….
LE MARQUIS.
Tu m’affliges, chère enfant ; mais je veux te sauver.
LA NIÈCE.
Vous savez pourtant que cette nuit je dois jouer le rôle de la princesse. C’est épouvantable ! Venez ! (Dans l’intervalle, elle regarde avec crainte du cote du cabinet.)
LE MARQUIS.
Restez, restez : c’est précisément pourquoi je suis ici. Jouez bien votre rôle cette nuit : vous n’avez rien à craindre.
LA NIÈCE.
Eh bien, allons.
LE MARQUIS.
Non pas ; je voulais vous dire….
LA NIÈCE.
Nous aurons le temps demain.
LE MARQUIS.
Nullement. Vous semblez ne pas craindre ces aventures autant qu’il conviendrait.
La Nièce. Même jeu. Je suis dans la plus grande perplexité.
Le Marquis.
Cette nuit vous réserve encore quelque chose d’étrange, à quoi vous ne pensez pas.
La Nièce. Quoi donc ? Vous m’effrayez !
LE MARQUIS.
Vous partirez avec moi.
LA NIÈCE.
Avec vous ? *
LE MARQ*UIS. g
■ Et vous dites cela avec une sorte de répugnance ?
La Nièce. Même jeu que plus haut. Je ne sais ce que je dois dire.
LE MARQUIS.
Je vous instruirai aisément. La mascarade pour laquelle vous êtes équipée est une simple plaisanterie. Ma femme a demandé au chanoine, au nom de la princesse, un service important, et vous devez exprimer à cet homme abusé la reconnaissance de la princesse.
La Nièce. Même jeu. Je dois lui donner une rose.
LE MARQUIS.
Digne récompense d’un tel service ! Car l’aveugle passion du chanoine ne s’est laissé persuader rien moins que d’acheter aux joailliers de la cour le beau collier.
La Nièce.
Le collier ?…
LE MARQUIS.
Que nous admirâmes tant hier, quand nous achetâmes cette bague.
LA NIÈCE.
Ce n’est pas possible !
LE MARQUIS.
Tellement possible, que j’en ai déjà une partie dans ma poche.
LA NIÈCE.
Vous ? Que signifie cela ?… On pourrait écouter….
LE MARQUIS.
Eh bien, venez de ce côté. (Il s’approche du cabinet.) Oui, mon enfant ! Le chanoine l’a possédé à peine un quart d’heure ; il a d’abord passé dans les mains de ma femme, pour être remis ce soir même à la princesse. Que ma femme fut heureuse à ce moment ! Et moi, pas moins ! Elle brisa impitoyablement ce beau travail. Cela me faisait mal au cœur de voir mis en pièces ce précieux joyau, et je n’ai pu être consolé que par le magnifique petit coffret qu’elle a préparé pour mon voyage. J’ai au moins pour cent mille livres de pierreries dans ma poche. Je pars aujourd’hui même pour l’Angleterre ; je vends tout, j’achète de la vaisselle d’argent et mille raretés.
La Nièce, qui a dissimulé jusqu’alors le plus grand embarras.
Quelle dangereuse entreprise !
LE MARQUIS.
Il ne faut pas nous inquiéter maintenant, mais oser !
LA NIÈCE.
Je vous souhaite du bonheur.
LE MARQUIS.
Non, tu me l’apporteras avec toi. Tu seras, tu dois être ma compagne de voyage.
LA NIÈCE.
Vous voulez m’exposer à ce danger ?
LE MARQUIS.
Le danger est bien plus grand si tu restes. Ma femme est assez hardie pour soutenir cette fable aussi longtemps qu’il se pourra…. Jusqu’au premier terme de payement, même plus tard encore, elle est assez en sûreté : cependant je ne peux te laisser ici.
LA NIÈCE.
Songez….
LE MARQUIS.
Je ne sais comment je dois m’expliquer ta conduite. Serait-il possible qu’on m’eût déjà dérobé ton creur ?… Non, ce n’est pas possible ! Tu es embarrassée, mais tu n’es pas changée. Ne te laisse pas éblouir par l’apparente richesse du chanoine : nous sommes à présent plus riches que lui, qui se verra bientôt dans le plus grand embarras. J’ai tout calculé exactement. Tu peux . encore jouer cette nuit le personnage de la princesse…. C’est l’intention de ma femme que je vous accompagne au sortir d’ici, et que je parte aussitôt après. Je prends pour cela une voiture particulière. Dès que la scène sera jouée, je déclarerai tout net à la marquise que tu m’accompagnes. Tu pourras un peu résister ; je t’entraînerai de force : elle n’osera pas faire d’esclandre, de peur que tout ne se découvre…. Tu n’écoutes pas ? Que t’arrive-t-il ?
LA NIÈCE.
Excusez-moi…. ce projet…. Je suis troublée…. je reste muette…. Songez dans quelle situation nous laisserons ma tante !
LE MARQUIS.
Elle s’en tirera bien ; elle est assez habile. C’est elle qui a mené cette affaire jusqu’ici, et nous ne gâterons rien à son plan. Enfin je ne veux, je ne puis me passer de toi, et, si tu doutas jamais de mon amour, tu vois maintenant quelle en est l’ardeur. Je ne te laisserai pas ici exposée à tant de piéges, à tant de périls ; avant qu’il fut huit jours, tu serais perdue pour moi. La folle passion du chanoine pour la princesse ne le détourne pas d’autres galanteries. Encore quelques jours, et tu serais, sous le voile, sa souveraine et, sans le voile, sa très-obéissante amie. Viens !… Je l’ai ainsi résolu, et je n’y renoncerai pas. (I l l’embrasse.) Tu es devenue ma conquête et tu ne me seras plus ravie. Ma femme ne me fut jamais un obstacle, et, pourvu qu’elle sauve heureusement les pierreries, elle nous pardonnera volontiers…. Qu’as-tu donc ? Tu n’es pas à toi.
LA NIÈCE.
Je suis perdue ! Menez-moi où vous voudrez.
LE MARQUIS.
Sache que tout est arrangé ! Sous un autre prétexte, j’ai fait empaqueter le plus nécessaire par ta femme de chambre. Dans peu de jours nous serons habillés de neuf et mieux que jamais. Il ne faut pas nous charger de vieille friperie, (Le Marquis entraîne la Nièce, qui le suit desespérée, et regarde encore une fois en arrière du côté du cabinet.)
SCÈNE VIII.
Le Chevalier, seul. Il s’élance hors du cabinet.
Qu’ai-je entendu, et dans quel abîme de trahison et de scélératesse ai-je plongé mes regards ! Je ne pus jamais estimer ces gens, avec lesquels il me fallait vivre ; ils me furent souvent suspects, mais, quand on les aurait accusés devant moi de telles infamies, j’aurais pris leur défense contre tout le monde. Jecomprends maintenant, belle séductrice, pourquoi tu ne voulais me voir que demain matin. Assurément elle savait que le marquis devait partir cette nuit ; mais qu’il dût la forcer de partir avec lui, elle ne le pensait pas. Elle croyait sans doute son goût pour elle passé, comme le sien pour lui. Oh ! l’abominable ! Feindre cette innocence !… Elle était devant nous comme un génie céleste, et les plus purs esprits semblaient parler par sa bouche, tandis que, lasse d’un amant, elle cherche à se pourvoir d’un autre, et, par-dessus le globe magique, jette des œillades aux hommes séduits, qui l’adorent comme une divinité. Comment dois-je mettre ordre à tout ce que j’ai entendu ? Que dois-je faire ? Le comte et la marquise ourdissent la trame la plus inouïe. Pour exécuter leur horrible dessein, ils osent abuser du nom d’une excellente princesse, et même contrefaire sa personne dans une farce scandaleuse. Tôt ou tard cela sera découvert, et, quelle que soit l’issue de l’affaire, elle sera extrêmement désagréable au prince et à la princesse. La chose ne souffre aucun délai…. Dois-je courir chez le chanoine trompé et lui ouvrir les yeux ? Il serait encore possible de le sauver ! Le collier est en pièces, mais le marquis est encore ici : on peut les arrêter, leur enlever le joyau, confondre les fourbes et les chasser sans bruit…. Bon, je vais !… Mais, quoi ?… Le ferai-je pour ce politique égoïste et froid ? Il me remerciera, et, pour l’avoir sauvé d’un affreux péril, il me promettra sa protection, m’assurera une charge considérable, aussitôt qu’il sera rentré en faveur. Cette expérience ne le rendra point sage ; il se livrera de nouveau au premier habile imposteur ; il se conduira toujours avec passion, sans jugement, sans raison et sans suite ; il me souffrira dans sa maison comme un parasite ; il avouera qu’il m’a des obligations, et j’attendrai vainement un appui réel, car, malgré ses beaux revenus, il manque toujours d’argent comptant…. (Il se promène pensif de long en large.) Homme insensé ! homme à courte vue ! Et tu ne vois pas qu’il s’ouvre ici devant toi ce chemin de la fortune, que tu as si souvent cherché en vain ! C’est à bon droit que le chanoine s’est moqué de toi aujourd’hui, comme d’un écolier ; à bon droit que le comte a indignement abusé de ta bonhomie ! Tu méritais cette leçon, puisque même
par elle tu n’es pas devenu plus sage Ils ne croyaient pas t’in
struire pour leur perte…. Bien ! mon parti est pris ! Je cours chez le ministre. Il est justement à la maison de campagne où ces fourbes vont se jeter ensemble dans le piége. Ils sont indignes de tout ménagement. C’est le bien de l’humanité qu’ils soient punis selon leur mérite, qu’ils soient mis hors d’état de poursuivre leurs artifices. J’y cours : le moment est décisif ! S’ils sont pris sur le fait, tout est prouvé. Les pierreries, que le marquis a dans sa poche, témoignent contre lui. Il dépendra du prince de traiter les coupables comme il jugera bon, et certainement je ne serai pas leurré par de vaines promesses. Je vois naître ma fortune à la pointe du jour ! Il n’y a pas un moment à perdre. Allons ! allons !
ACTE CINQUIÈME.
Un jardin d’agrément ; à droite de l’acteur, un berceau. —11 fait nuit
SCÈNE I.
LE COMTE, LAFLEUR.
LAFLEUR.
Je n’entends personne encore. Rien ne remue dans tout le jardin. Je suis fort embarrassé. J’ai pourtant bien écouté. Le Comte, arec importance. Tu as bien écouté.
LAFLEUR.
Soit ! si vous le savez vous-même, c’est d’autant mieux ; car vous pouvez être assuré que je dis toujours la vérité. Mes maîtres se proposaient de se rendre, à cette heure, ici, dans ce jardin. Je ne sais ce qu’ils projettent. Ils sont partis avant nous, à quatre chevaux, et leur voiture s’arrêtera sans bruit à la petite porte. Je les ai laissés, pour cela, descendre de l’autre côté. Je soupçonne que le chanoine a aussi rendez-vous dans ce lieu. Le Comte. Même jeu.
Attends ! (Il tient son petit doigt près de son oreille.) Cet anneau me dit que tu parles vrai, jusqu’à un certain point.
LAFLEUR.
Jusqu’à un certain point ?
LE COMTE.
Oui, c’est-à-dire pour autant que tu peux le savoir toi-même. Je n’ai pas la toute-science, mais cet anneau me dit toujours si les hommes mentent ou s’ils se trompent.
LAFLEUR.
Si j’avais un conseil à vous donner…. mais vous savez assez ce qu’il y a de mieux à faire.
LE COMTE.
Parle toujours, je verrai bien si tu me donnes le meilleur conseil.
LAFLEUR., .
Je crois que nous ferions bien de remonter doucement cette allée sombre et d’écouter, toujours en cheminant, si nous n’entendons point quelque bruit de pas ou quelque chuchotement.
LE COMTE.
Fort bien ! Va toujours en avant, et observe si le chemin est sûr.
SCÈNE II.
LE COMTE, Seul.
Je ne comprends pas cela…. et, selon toutes les circonstances que cet homme rapporte, la chose est très-vraisemblable. La marquise donne, ici dehors, rendez-vous au chanoine : serait-ce possible qu’elle eût réussi à gagner la princesse, ce que j’ai toujours considéré comme une absurde entreprise, comme un mensonge et une tromperie !… Si cela lui réussit, qu’est-ce qui neréussira pas désormais ! (Il s’en va, par la gauche, dans le fond.)
SCÈNE III.
LE CHEVALIER, LE COMMANDAIT DE LA GARDE SUISSE, SIX SUISSES. Ils arrivent de la gauche, par les coulisses d’avantscène.
Le Commandant, qui parait le dernier, à la cantonade. Restez là cachés, et, quoi qu’il arrive, ne remuez pas avant que vous entendiez le son du cor. Au moment où il cessera, avancez et faites prisonniers ceux que vous trouverez dans le jardin. (Aux Suisses qui sont sur le théâtre.) Vous ferez attention au même signal. Quatre se cacheront, près de la grande porte : laissez entrer qui voudra, mais ne laissez sortir personne.
UN SUISSE.
Ils pourront entrer ; personne ne sortira.
LE COMMANDANT.
Et qui voudra sortir, arrêtez-le.
LE SUISSE.
Nous l’empoignerons bravement.
LE COMMANDANT.
Et, quand les cors cesseront, amenez ici ceux que vous aurez pris ; mais deux de vous garderont la porte.
LE SUISSE.
Oui, commandant. Mon camarade et moi nous vous amènerons les prisonniers, et Michel et Rodolphe resteront à la porte, de crainte qu’un autre ne s’échappe.
LE COMMANDANT.
Allez donc, mes enfants, allez ; c’est bien ainsi. (Les quatre Suisses s’en vont.) Vous deux, entrez dans le bosquet, environ à dix pas d’ici. Vous savez le reste.
LES SUISSES.
Bon.
LE COMMANDANT.
Ainsi, chevalier, tous nos postes sont occupés. Je doute qu’aucune personne nous échappe ; mais, s’il faut le dire, c’est à cette place, je le crois, que nous ferons la meilleure capture.
LE CHEVALIER.
Pourquoi cela, monsieur le commandant ?
LE COMMANDANT.
Comme il s’agit d’amourettes, ils choisiront certainement cette petite place. Dans le reste du jardin, les allées sont trop droites, les places trop claires : ce bosquet, ces berceaux, sont assez touffus pour les espiègleries de l’amour.
LE CHEVALIER.
Je suis bien inquiet, en attendant la fin de tout cela.
LE COMMANDANT.
C’est justement dans de pareilles circonstances qu’un soldat devrait se trouver à son aise.
LE CHEVALIER.
J’aimerais mieux occuper, comme soldat, un poste dangereux. Vous me pardonnerez d’être inquiet du sort de ces gens, quoiqu’ils soient assez mauvais, et mes intentions tout à fait louables.
LE COMMANDANT.
-Soyez tranquille. J’ai l’ordre du prince et du ministre de terminer la chose promptement. On s’en repose sur moi ; et le prince a bien raison ; car, s’il y a des difficultés, si l’aventure fait du bruit, alors le monde pensera de la cbose ce qu’il voudra : il vaut donc mieux y mettre fin sans bruit. Votre service en devient d’autant plus grand, cber jeune homme, et certainement il ne restera pas sans récompense. Il me semble que j’entends quelque chose. Retirons-nous à l’écart.
SCÈNE IV.
LE MARQUIS, LA MARQUISE, LA NIÈCE.
La Marquise, au Marquis, qui vient de paraître. Restez toujours dans ce bosquet, et tenez-vous tranquille. Je vais vous rejoindre à l’instant. (Le Marquis se retire. ) Voici le bosquet, chère enfant ; voici la rose : vous savez le reste.
LA NIÈCE.
O ma chère tante, ne m’abandonnez pas ! Agissez humainement avec moi ; songez à ce que je fais pour l’amour de vous, à ce que je hasarde pour vous complaire !
LA MARQUISE.
. Nous sommes près de vous, mon enfant. Courage ! Il n’y a aucun danger ; dans cinq minutes, tout sera fini. (La Marquise se retire.)
La Nièce, seule. O Dieu ! qu’importe qu’une profonde nuit couvre la faute ? Le jour sourit à toute bonne action faite en secret, et montre un austère et redoutable visage au malfaiteur.
SCÈNE V.
LA NIÈCE, LE CHANOINE. La Nièce s’assied sous le berceau ; elle tient la rose à la main.
Le Chanoine, arrivant du côte opposé, par le fond du théâtre.
Un profond silence me présage ina prochaine félicité. Je n’entends aucun bruit dans ces jardins, qui d’ordinaire, par la faveur du prince, sont ouverts à tous les promeneurs, et qui, • dans les" belles soirées, sont souvent visités par un malheureux amant solitaire, et plus souvent par un couple joyeux et fortuné. Oh ! je te remercie, flambeau céleste, de t’envelopper aujourd’hui d’un voile mystérieux ! Vents orageux, nuages menaçants et sombres, vous me charmez, de faire peur aux sociétés légères qui souvent folâtrent vainement çà et là dans ces allées, remplissent de rires bruyants les berceaux, et, sans jouir ellesmêmes, troublent, pour les autres, les plus doux plaisirs. O vous, beaux arbres, comme vous me paraissez grandis depuis quelques étés, depuis qu’un triste exil m’éloigna de vous ! Je vous revois maintenant, je vous revois avec les plus belles espérances, et les songes qui m’occupaient un jour sous vos jeunes ombrages seront maintenant accomplis. Je suis le plus heureux des mortels !
La Marquise, s’approchant doucement du Chanoine.
Est-ce vous, chanoine ? Approchez-vous, approchez-vous de votre bonheur ! Voyez-vous là-bas sous le berceau 1
LE CHANOINE.
Ah ! je suis au comble de la félicité ! (La Marquise se retire. Le Chanoine s’approche du berceau et se jette aux pieds de la Nièce.) Adorable mortelle, ô la première des femmes, laissez-moi muet à vos pieds, laissez-moi exhaler sur cette main ma reconnaissance, ma. vie !
LA NIÈCE.
Monsieur….
LE CHANOINE.
N’ouvrez pas la bouche pour moi, ô déesse ! c’est assez de votre présence. Quand vous disparaîtrez loin de moi, j’aurai
GŒniE. — TH. H H
pour des années de jouissance dans cet heureux instant. Le monde est plein de vos perfections ; votre beauté, votre esprit, votre vertu, ravissent tous les hommes. Vous êtes comme une divinité ; nul ne s’en approche que pour l’adorer, que pour lui demander l’impossible : et moi aussi je suis à vos pieds, ma princesse….
LA NIÈCE.
Oh ! levez-vous, monsieur….
LE CHANOINE.
Daignez m’en tendre…. Moi aussi je suis à vos pieds, mais non pour vous prier ; j’y suis pour vous remercier, vous remercier du prodige divin par lequel vous me sauvez la vie. La Nièce, en se levant.
Assez !…
Le Chanoine, toujours à genoux et la retenant. Oui, c’est assez de paroles, déjà trop de paroles. Pardon ! Les dieux mêmes pardonnent, quand nous leur adressons de longues prières, quoiqu’ils connaissent dès longtemps nos besoins, nos désirs. Pardonnez à mes paroles ! Le pauvre mortel, qu’a-t-il de mieux que des paroles, quand il voudrait donner ce qui lui appartient tout à fait ? Vous donnez beaucoup aux hommes, auguste princesse ; pas un jour qui ne soit marqué par vos bienfaits ; mais j’ose me glorifier, dans cet heureux instant, d’être le seul qui éprouve à ce point votre faveur, le seul qui se puisse dire : « Elle t’accorde ta grâce d’une manière qui t’élève plus que ta chute ne put jamais t’abaisser ; elle t’annonce sa faveur d’une façon qui est pour toi un gage éternel de ses sentiments ; elle fait ton bonheur, elle l’affermit, elle l’éternise, et tout cela en un moment. »
La Nièce. Elle fait un mouvement en avant, qui oblige le Chanoine
à se lever.
Éloignez-vous ! On vient ! Nous nous reverrons. (En se levant elle lui a tendu la main, et, en se retirant, elle lui laisse la rose.)
LE CHANOINE.
Oui, je veux fuir maintenant ; je veux vous quitter, je veux résister au brûlant désir qui me pousse à la plus grande témérité. {Il s’approche d’elle avec transport et recule aussitôt.) Non, ne craignez rien ! Je pars, mais laissez-moi le dire, car ma vie ne dépend plus désormais que de votre volonté. J’ose tout avouer, parce que j’ai sur moi-même assez d’empire pour affronter ici, en quelque sorte, ce fortuné moment. Bannissez-moi pour jamais de votre présence, si vous me refusez l’espérance de me reposer un jour dans ces bras de tous mes tourments justement et injustement soufferts. Dites un seul mot. ( Il la prend par la main. )
La Nièce, lui pressant la main. Oui, tout ! mais à présent quittez-moi !
Le Chanoine, baisant les mains de la Niècc. Vous me rendez le plus heureux des hommes ; vous régnez absolument sur moi ! ( On entend dans l’éloignement deux cors de chasse, qui exécutent une délicieuse mélodie. Pendant ce temps, le Chanoine presse de ses lèvres les mains de la Nièce. )
SCÈNE VI.
LES PRÉCÉDENTS, LA MARQUISE, LE MARQUIS, puis LE COMMANDANT de la garde suisse, SUISSES.
La Marquise, passant entre le Chanoine et la Nièce. Mon ami, hàtez-vous de vous éloigner. J’ai entendu quelque bruit ; vous n’êtes pas un moment en sûreté. On pourrait remarquer au château l’absence de la princesse. Hàtez-vous ; il nous faut partir.
Le Chanoine, faisant effort sur lui-même. Je dois, je veux partir. Adieu ! Ne me faites pas languir à toujours ! (Il se retire doucement au fond du théâtre, vers la gauche. )
La Marquise.
A présent, suivez-moi, ma nièce. Adieu, marquis. Faites bien vos affaires. Vous reverrez bientôt votre femme…. votre amie. Embrassez-le pour l’adieu, ma nièce.
Le Marquis. 77 embrasse la Nièce et l’entraîne de son co/é.
Par ici, belle enfant ; venez avec moi : ma voiture est devant cette porte.
La Nièce, hésitant. O Dieu ! comment cela finira-t-il ?
La Marquise, s’emparant de sa Nièce. Que veut dire cela, marquis ? Étes-vous fou ?
LE MARQUIS.
Point d’esclandre. La jeune fille est à moi. Laissez-moi cette beauté, dont je suis éperdument amoureux, et je vous promets d’exécuter fidèlement tout ce dont vous m’avez chargé. Je vais en Angleterre ; je soigne vos intérêts ; nous vous y attendons, et vous y recevrez de nous un bon et fidèle accueil ; mais laissezmoi cette jeune fille.
La Marqu.se.
C’est impossible ! Suivez-moi, ma nièce ! Que répondrez-vous à la témérité de mon mari ? Parlez, étes-vous avec lui d’intelligence ?
La Nièce, avec hésitation.
Ma tante….
Le Marquis, entraînant la Nièce. Avouez-lui…. Point de dissimulation. C’est convenu ! Venez ! Point de résistance, ou je fais du bruit, et, dans ce moment de désespoir, je suis capable de nous trahir tous.
LA MARQUISE.
Horrible ! horrible ! Je suis perdue ! ( Les cors de chasse, après avoir joue un morceau vif, se taisent tout à coup.) Le Commandant. Suivi de deux Suisses, il ramène le Chanoine. Par ici, monsieur, par ici !
LE CHANOINE.
Qu’osez-vous faire ? Cette promenade est ouverte à tout le monde.
LE COMMANDANT.
A tous les promeneurs, mais non aux malfaiteurs. Vous n’échapperez pas : rendez-vous de bonne grâce.
LE CHANOINE.
Croyez-vous que je sois sans armes ?
(Il tire de sa poche un pistolet. )
LE COMMANDANT.
Cachez ce pistolet. Vous pouvez tirer sur moi, mais vous ne sortirez pas de ce jardin. Toutes les issues sont occupées. Nul ’ ne sortira. Soumettez-vous au sort que vous êtes venu chercher étourdiment.
La Marquise, qui a prêle l’oreille à cet entretien. Quelle scène nouvelle et inattendue ? Arenez de ce côté. Si nous ne restons unis, nous sommes perdus tous ensemble. (Le Marquis, la Marquise, la Nièce, veulent se retirer du côté par lequel ils sont entrés ; deux Suisses leur ferment le passage.) Nous sommes perdus.
LE MARQUIS.
Nous sommes trahis.
LA NIÈCE.
é
C’est fait de moi. . Le Chanoine, qui se trouve en ce moment à côté de la Nièce. O Dieu !
LE COMMANDANT.
Que personne ne quitte la place. Vous êtes tous mes prisonniers.
Le Chanoine,’indiquanl la Nièce. Madame aussi ?
LE COMMANDANT.
Sans doute ! %
LE CHANOINE.
Mon malheur est si grand que je ne. puis l’envisager.
LE COMMANDANT.
Pas aussi grand que votre imprudence.
LE CHANOINE.
J’accepte tous les reproches, tous les châtiments que peut m’infliger une justice offensée ; je vous suis, traînez-moi dans un cachot, si cela vous est ordonné, mais respectez cette personne céleste ! Cachez ce que vous avez vu, mentez, inventez. Vous rendrez au prince un plus grand service, qu’en lui découvrant la triste, l’affreuse vérité, que sa fille, sa fille uniquement chérie….
LE COMMANDANT.
Je connais mon devoir. Je ne vois ici que mes prisonniers ; je ne connais que mes ordres, et je les remplirai.
LA MARQUISE.
Où allons-nous ?
LE MARQUIS.
Ah ! pourquoi suis-je venu ici ?
LA NIÈCE.
Ma crainte était fondée.
LE CHANOINE.
Je suis donc le plus malheureux des hommes ! Que veut-on faire ? Est-ce possible ? Que peut entreprendre le prince contre ce qu’il a de plus cher au monde ? Ma souveraine…. mes. amis…. c’est moi qui fais votre malheur ! Oh ! pourquoi me faut-il vivre ? pourquoi aimer ainsi ? Pourquoi n’ai-je pas suivi la pensée, qui m’est venue plus d’une fois, d’émousser sur d’autres objets, dans un pays étranger, mon ambition et ma tendresse ? Pourquoi n’ai-je pas fui ? Ah ! pourquoi ai-je été rappelé sans cesse ? Je voudrais vous faire des reproches, je voudrais me maudire, me détester : et cependant, si je me considère à cette heure, je ne puis désirer que les choses fussent autrement. Je suis encore le plus heureux des hommes au milieu de mon malheur !
LE COMMANDANT.
Achevez, monsieur, car il en est temps, et écoutez-moi.
LE CHANOINE.
Oui, j’achève, mais d’abord laissez libre notre souveraine. Comment ? Elle devrait rjester ici dans la nuit humide, et entendre l’arrêt d’un malheureux à qui elle s’intéresse ? Non, qu’elle retourne dans, ses appartements, qu’elle ne reste pas plus longtemps exposée aux regards de ces valets, qui jouissent de sa confusion ! Hâtez-vous, hàtez-vous, ma princesse !… Qui peut s’opposer à vous ? Et cet homme, qui ose me retenir prisonnier, ces colosses, qui m’opposent leurs hallebardes, sont vos serviteurs. Allez ! adieu. Qui voudrait vous retenir ? Mais n’oubliez pas un homme qui put enfin se prosterner à vos pieds, qui osa enfin vous jurer que vous êtes tout pour lui dans le monde. Jetez encore un regard sur son tourment, sur sa douleur, et puis abandonnez-le au sort cruel, qui s’est conjuré contre lui. (Il se jette aux pieds de la Nièce, qui s’appuie sur la Marquise. Le Marquis est auprès, l’air embarrassé, et ils forment, au côté droit du théâtre, un beau groupe, dans lequel les deux Suisses ne doivent pfts être oubliés. Le Commandant et deux Suisses sont à gauche. )
SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE.
Le Comte, que deux Suisses font marcher devant eux avec leurs hallebardes retournées. Je vous dis que vous expierez votre grossièreté toute votre vie ! Me traiter ainsi ! Moi, le plus grand des mortels ! Sachez (jue je suis le comte de Rostro, de Rostro, impudents ! étranger respectable et universellement respecté ; maître dans toutes les sciences occultes, qui a pouvoir sur les esprits….
LE SUISSE.
Dis cela à notre commandant, qui comprend le welche, voistu ; et, si tune marches pas droit, nous te donnerons à droite et à gauche dans les côtes, et nous te montrerons le chemin, comme il nous est commandé.
LE COMTE.
N’avez-vous donc aucun bon sens, vous autres ?
LE SUISSE.
Il en a celui qui nous commande. Je te dis de marcher droit, tout droit, où se trouve notre commandant.
Le Comte, d’un ton impérieux.
Gardez-vous de me toucher.
Le Chanoine, qui, à la voix du Comte, revient à lui
et se lève soudain.
Oui, je t’attendais, grand cophte, digne maître, le plus sublime des mortels. Tu as laissé tomber ton fils pour le relever par un prodige. Nous te sommes tous à jamais obligés. Je n’ai pas besoin de t’avouer que j’ai entrepris à ton insu cette aventure. Tu sais ce qui est arrivé ; tu sais comme la chose a mal fini : sans cela tu ne serais pas venu. Dans cette seule apparition, grand cophte, tu obliges plus de nobles âmes que tu n’en as vu peut-être rassemblées, dans ton long pèlerinage sur la terre. Devant toi est un ami, il y a quelques instants, le plus heureux, maintenant le plus malheureux des hommes. Ici, une dame digne du sort le plus beau, ici, des amis, qui, avec le plus vif intérêt, ont cherché a faire le possible et l’impossible. Il est arrivé quelque chose d’incroyable. Nous sommes ici réunis, et nous ne souffrons que pour nous être défiés de toi. Aurais-tu ménagé cette rencontre ? Ta sagesse, ton pouvoir, auraient-ils combiné les circonstances ?… (Il réfléchit un moment et poursuit avec résolution.) Non, je ne veux rien dire, rien souhaiter…. car, si tout fût allé comme il était convenu, tu n’aurais pas eu l’occasion de te montrer dans ta splendeur, de descendre, comme un dieu, d’une machine et de terminer notre embarras. (Il s’approche du Comte avec confiance et en souriant.) Que résolvez-vous, mon ami ? Voyez, nos gardes sont déjk comme stupéfaits ; un mot seulement de votre bouche, et ils seront saisis d’un sommeil dans lequel ils oublieront ce qui s’est passé, et cependant nous nous éloignerons heureusement. Vite, mon ami, pressezmoi sur votre cœur, pardonnez-moi et sauvez-moi !
Le Comte, l’embrassant avec gravité.
Je te pardonne ! (Au Commandant.) Nous partirons bientôt d’ici tous ensemble ;
Le Commandant, souriant.
Oh ! oui, très-volontiers.
Le Chanoine.
Quel prodige !
La Marquise, au Marquis. Que signifie cela ? S’il nous sauvait encore !
Le Marquis. Je commence à croire qu’il est sorcier.
LE COMMANDANT.
Je n’ai que faire d’écouter ces discours davantage ; je ne vois que trop clairement à qui j’ai affaire et comment je dois agir. (A la cantonade.) Approchez aussi Jeune homme ; vous m’avez laissé seul assez longtemps.
SCÈNE VIII.
LES PRÉCÉDENTS, LE CHEVALIER.
LE CHEVALIER.
Me voici, pour confondre les infâmes et plaindre les insensés.
Tous, excepté le Commandant. Eh quoi ? Le chevalier ? Quelle horreur ! C’est impossible !
LE CHEVALIER*. "
Oui, me voici, pour témoigner contre vous tous !
LA NIÈCE.
La.faute en est à moi seule.
LE CHANOINE.
Qu’entends-je ? J’en deviens fou.
LE COMMANDANT.
Vous connaissez donc cet homme ? Rien que de naturel en tout ceci, sauf qu’il soit resté honnête dans une pareille compagnie. Il a observé vos friponneries, il les a révélées au prince, et j’ai la charge d’informer et de punir. ( Au Chanoine. ) D’abord, afin que vous voyiez par quel chemin on vous a conduit, par qui vous avez été mené, combien vous êtes abusé, reconnaissez enfin le fantôme avec lequel on a outragé ce soir notre princesse. (Il lève le voile qui couvrait le visage de la Nièce : le Chanoine la reconnaît, et il exprime par gestes son saisissement. )
LE CHEVALIER.
Telle la princesse, tels les esprits !… Voilà les hommes auxquels vous vous êtes confié.
LE CHANOINE.
Je me fiais à vous aussi, et je vois que vous m’avez perdu.
LE COMMANDANT.
Ces misérables se sont servis de votre faiblesse, et vous ont excité aux plus criminelles entreprises. Que pouvez-vous attendre ?
LE CHANOINE.
Monsieur le commandant. ..
LE COMMANDANT.
Rassurez-vous ! Et sachez d’abord que le prince pense assez noblement pour punir, cette fois encore, avec indulgence votre étourderie, votre témérité. Que dis-je, punir ? Il veut plutôt essayer, une seconde fois, s’il est possible de vous corriger et de vous rendre digne de vos illustres ancêtres. Votre éloignement de la cour, qui dure depuis deux ans, vous a peu profité. Je vous annonce que vous êtes libre, mais à la seule condition que vous quitterez le pays dans les huit jours, sous prétexte qu’il vous plaît de faire un grand voyage. Tout sera convenu et réglé avec votre oncle, que le prince estime particulièrement et honore de sa confiance. Vous pourrez retourner chez vous librement dans votre voiture, aussitôt que vous aurez appris ce qu’il en est de la dangereuse affaire des joyaux, dans laquelle vous vous êtes engagé.
LE CHANOINE.
Que dois-je apprendre ? Que dois-je souffrir ?
LE Commandant, au Marquis. Restituez d’abord les pierreries que vous avez dans votre poche.
LE MARQUIS.
Les pierreries ? Je ne sais ce que vous voulez dire.
UN SUISSE.
Il a tout de suite jeté là quelque chose dans le bosquet. Ça ne doit pas être loin. ( On cherche et l’on rapporte le coffret, qui est remis au Commandant. )
LE COMMANDANT.
Que sert de feindre plus longtemps ? Tout est découvert. (A la Marquise.) Où sont les autres pierreries ? Avouez ! Vous ne retournerez pas chez vous, et chez vous tout est maintenant sous le scellé. Méritez l’indulgence avec laquelle on se propose de vous traiter.
LA MARQUISE.
Les voici. ( Elle présente l’ccrin. ) Je ne croyais pas m’en séparer ainsi.
Le Commandant, au Chanoine. On rendra ces bijoux aux joailliers et l’on retirera, en échange, votre reconnaissance. Vous nous laisserez, de votre côté, la fausse signature de la princesse- Je ne vous retiens plus : vous pouvez vous retirer.
Le Chanoine.
Oui, je me retire. Vous m’avez vu confondu, mais ne croyez pas que je sois humilié. Ma naissance me donne droit aux premiers emplois de l’État ; nul ne peut me ravir ces priviléges, et l’on arrachera moins encore de mon cœur la passion que j’éprouve pour ma princesse. Dites-lui combien ce fantôme m’a rendu heureux ; dites-lui que toutes les humiliations ne sont rien, auprès de la douleur de m’éloigner d’elle encore davantage ; d’aller dans un pays où mes yeux ne pourront plus même l’apercevoir, au passage de sa voiture ; mais son image et l’espérance ne sortiront jamais de mon cœur, aussi longtemps que je vivrai. Dites-lui ces choses. Vous autres, je vous méprise. Vous vous agitiez autour de ma passion, comme des insectes autour d’un arbre florissant ; vous avez pu en dévorer le feuillage, en sorte que je reste, au milieu de l’été, comme un rameau sec ; mais les branches, les racines, ont bravé vos atteintes. Prenez l’essor, volez où vous trouverez encore de la pâture. ( Le Chanoine se retire. )
LE COMMANDANT.
Les autres seront conduits secrètement, sous bonne escorte, dans une forteresse frontière, jusqu’à ce qu’on ait suffisamment examiné si peut-être leurs friponneries ne se sont pas étendues plus loin. S’il se trouve qu’ils ne sont mêlés dans aucune autre affaire, on les bannira sans bruit du pays, et l’on se délivrera ainsi de tous ces fourbes. Ils sont justement quatre, une voiture complète. Qu’ils partent. Qu’on les accompagne jusqu’à la grande porte, où se trouve une voiture, et qu’on les remette aux dragons.
LA NIÈCE.
Si une malheureuse jeune fille ose demander grâce d’une sévère sentence, veuillez m’entendre. Je me soumets à tous les châtiments ; mais séparez-moi de ces gens, qui sont de ma famille, qui se disaient mes amis, et qui m’ont précipitée dans la plus profonde misère. Enfermez-moi, éloignez-moi : mais, par pitié, jetez-moi dans un couvent !
LE CHEVALIER.
Qu’entends-je ?
- LE COMMANDANT.
Parlez-vous sérieusement ?
LA NIÈCE.
Ah ! si cet homme avait voulu croire que mes sentiments étaient sincères, nous ne serions pas tous où nous en sommes. Chevalier, vous n’avez pas agi noblement. Par mon imprévoyance, par un hasard, vous avez découvert le secret. Si vous aviez été l’homme que je croyais, vous n’en auriez pas fait cet usage. Vous pouviez instruire le chanoine, ressaisir les joyaux et sauver une jeune fille, qui est irrévocablement perdue. Sans doute on vous récompensera de ce service ; notre malheur sera un capital dont vous tirerez de gros intérêts. Quand vous jouirez de la faveur du prince, des emplois lucratifs, en possession desquels vous vous trouverez bientôt, je ne demande pas que vous songiez aux larmes d’une pauvre jeune fille, dont la confiance vous a fourni l’occasion de vous mettre aux écoutes ; mais, à présent que vous Êtes un homme considérable à la cour, employez votre influence pour obtenir ce que je vous demandais avec prière, quand vous n’aviez ou du moins ne laissiez voir autre chose que des sentiments que je devais honorer. Obtenez de cet homme sérieux et respectable que je ne sois pas emmenée avec cette société ; que ma jeunesse ne soit pas exposée dans un pays étranger à de plus grandes humiliations que celles dont je fus déjà victime dans celui-ci. (Au Commandant.) Je vous en prie, je,vous en conjure, monsieur, si vous avez une fille, dont vous attendiez votre bonheur, faites-moi partir, mais seule ! Enfermez-moi, mais ne me bannissez pas !
LE COMMANDANT.
Elle me touche !
Le Chevalier, à la Nièce. Parlez-vous sérieusement ?
LA NIÈCE.
Plût à Dieu que vous l’eussiez cru plus tôt !
LE COMMANDANT.
Je puis satisfaire à votre désir sans sortir de mes instructions.
LA NIÈCE.
Oui, vous remplirez vos instructions, si l’on veut, comme il paraît, assoupir cette entreprise téméraire. Ne me bannissez pas, ne m’envoyez pas dans les pays étrangers, car la curiosité sera éveillée. On contera l’histoire, on la répétera. On se dira : « Quelle est la figure de cette jeune aventurière ? Il faut qu’elle ressemble à la princesse : sans cela on ne pouvait imaginer, on ne pouvait jouer cette comédie. Où est-elle ? Nous voulons la voir, nous voulons la connaître. » O chevalier, si j’étais une créature telle que vous supposiez, cette aventure serait à souhait pour moi, et je n’aurais pas besoin d’autre établissement pour faire fortune dans le monde.
LE COMMANDANT.
Il suffit ! (Aux Suisses. ) Accompagnez ces trois personnes jusqu’à la voiture : l’officier auquel vous les remettrez sait le reste. Le Marquis, bas à la Marquise. Il n’est question que de bannissement : retirons-nous humIcmcnt, pour ne pas rendre le mal plus grave.
La Marquise, à pari. La fureur et le chagrin me dévorent le cœur ; la peur d’un mal plus grand m’empêche seule d’éclater.
LE COMMANDANT.
Allons, partez !
LA MARQUISE.
Considérez, monsieur le commandant, et faites considérer au prince, quel sang coule dans mes veines ; que je suis sa parente, et qu’il blesse son propre honneur, s’il m’humilie.
LE COMMANDANT.
C’est ce que vous auriez dû vous-même considérer…. Allez, on a déjà tenu compte, en votre faveur, de cette parenté, qui est loin d’être prouvée.
LE COMTE.
Monsieur, vous mêlez avec cette canaille un homme accoutumé à se voir traité partout avec respect.
LE COMMANDANT.
Obéissez !
LE COMTB.
Cela m’est impossible.
LE COMMANDANT.
Eh bien, c’est une chose que l’on vous apprendra.
LE COMTE.
Un voyageur, qui, partout où il arrive, répand les bienfaits….
LE COMMANDANT.
On verra bien.
LE COMTE.
A qui on devrait bâtir des temples comme à un génie protecteur….
LE COMMANDANT.
Cela viendra.
LE COMTE.
Qui a prouvé qu’il est le grand cophte.
LE COMMANDANT.
Comment ?
LE COMTE.
Par des miracles.
LE COMMANDANT.
Répétez-en un ou deux ; appelez vos génies ; faites-vous délivrer.
Le Comte :
Je ne vous estime pas assez pour faire paraître devant vous ma puissance.
LE COMMANDANT.
C’est penser noblement ! Dans ce cas, soumettez-vous à l’ordre.
LE COMTE.
Je le fais, pour montrer ma longanimité ; mais bientôt je me manifesterai. Je communiquerai à votre prince de tels secrets, qu’il ordonnera que je sois ramené en triomphe, et vous précéderez à cheval la voiture dans laquelle le grand cophte reviendra glorifié.
LE COMMANDANT.
Nous verrons tout cela ; mais aujourd’hui il m’est impossible de vous accompagner. (Aux Suisses.) Qu’on les emmène.
UN SUISSE.
Allons ! C’est l’ordre du commandant, et, si vous ne marchez pas, vous sentirez nos hallebardes.
LE COMTE.
Misérables, vous me présenterez bientôt les armes.
Les Suisses, le frappant. Veux-tu avoir le dernier mot ? (Les Suisses sortent avec le Comte, le Marquis et la Marquise.)
Le Commandant, ô la Nièce. Et vous, cette nuit même, vous serez conduite dans un couvent de femmes, qui n’est pas à un quart de lieue d’ici. Si vous êtes sérieusement décidée à vous séparer du monde, vous en trouverez l’occasion.
LA NIÈCE.
C’est ma ferme résolution. Je n’ai plus d’espoir dans ce monde. (Au Chevalier.) Mais je dois vous dire encore que j’emporte avec moi dans la solitude ma première, ma vive inclination…. pour vous,
LE CHEVALIER.
Ne le dites pas, ne me punissez pas si cruellement. Chacune de vos paroles me fait une profonde blessure. Auprès du mien, votre sort est digne d’envie. Vous pouvez dire : * On m’a rendue malheureuse ; •» et quelle insupportable douleur dois-je ressentir, quand je me dis : * Elle te compte aussi parmi les hommes qui ont concouru à sa perte ! » Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez à une passion qui, par un malheureux hasard, en désaccord avec elle-même, a blessé ce qui était pour elle, peu d’instants auparavant, l’objet le plus cher et le plus précieux du monde. Il faut nous séparer ! La douleur que j’éprouve, dans cette situation, est inexprimable. Reconnaissez mon amour et plaignez-moi. Oh ! pourquoi n’ai-je pas suivi mon sentiment, et n’ai-je pas couru chez le chanoine après cette fortuite découverte ! J’aurais gagné un ami, une amante, et j’aurais pu jouir avec joie de mon bonheur. Tout est perdu pour moi.
LE COMMANDANT.
Remettez-vous.
LA NIÈCE.
Adieu ! Ces dernières, ces consolantes paroles me seront toujours présentes. (Au Commandant.) Je vois dans vos yeux qu’il faut que je parte. Puisse votre humanité recevoir sa récompense ! (Elle s’éloigne avec la garde.)
LE COMMANDANT.
La pauvre enfant me fait pitié. Venez ! Tout s’est bien passé. Votre récompense ne se fera pas attendre.
LE CHEVALIER.
Qu’elle soit ce qu’elle voudra, aussi digne d’un prince que je puis l’attendre, je ne pourrai jouir de rien, car je n’ai pas bien agi. Je n’ai plus qu’un désir et qu’une espérance, c’est de consoler cette bonne jeune fille et de la rendre à elle-même et au monde.
FIN DU GRAND COPHTE.
- ↑ Goethe a écrit cette pièce en prose. L’affaire du collier et les jongleries de Cagliostro (ici le comte Rostro) en forment le sujet.