Le Citoyen Général
Théâtre de Goethe, Librairie de L. Hachette et Cie, , tome II (p. 131-188).
LE
CITOYEN GÉNÉRAL.
Scène I.
Entends-tu, ma petite Rose ?
Fort bien, mon George !
Je vais au pré détruire les taupinières.
Bien.
Ensuite j’irai voir comment va le champ.
Bon ! Après quoi, tu viendras au plant de choux pour le bêcher, et tu m’y trouveras avec le déjeuner.
Et puis l’on s’assied à côté l’un de l’autre, et l’on se régale.
Tu auras une bonne soupe.
Quand elle serait excellente, il faut que tu manges avec moi ; autrement je n’y trouve point de goût.
C’est comme moi.
Eh bien, adieu, Rose ! (Rose marche, s’arrête, regarde autour d’elle. Ils se jettent des baisers. George revient sur ses pas.) Écoute, Rose… les gens ne disent pas vrai.
Rarement du moins. Quoi donc ?
Ils disent qu’une fois mari et femme, on ne s’aime plus comme auparavant. Ce n’est pas vrai, Rose. Depuis combien de temps sommes-nous mariés ? Attends…
Depuis douze semaines.
Vraiment ! Et c’est toujours George et Rosette, et Rosette et George, comme auparavant. À présent, adieu !
Adieu ! Que de fois ne l’avons-nous pas déjà dit !
Et que de fois ne le dirons-nous pas encore !
Pour nous rechercher et nous retrouver toujours.
C’est là un plaisir !
Je te suis bientôt. Adieu !
Adieu !
George !
Qu’y a-t-il ?
Tu as oublié quelque chose.
Quoi donc ?
Encore un baiser !
Ma Rose !
Mon George ! (Ils s’embrassent.)
Scène II.
Fort bien, mes enfants ! Fort bien ! On ne s’aperçoit pas chez vous que le temps passe.
Nous ne l’apercevons pas non plus, monseigneur.
Bientôt vous ne l’apercevrez pas plus que nous.
Comment donc ?
N’en faites pas un secret !… Elle est si jolie !
Qui ?
Hem ! Rose, tu as raison. Oui, ma foi, bien jolie !
Et vous êtes aussi un beau jeune monsieur.
George, lui permets-tu de parler ainsi ?
À présent plutôt qu’autrefois ; car je dois avouer que vous m’avez souvent donné de la jalousie.
Et tu avais raison : Rose m’a toujours plu.
Vous plaisantez, monseigneur.
Cela ne m’a toujours semblé que trop sérieux.
Il m’a tourmenté assez souvent.
Et elle me l’a bien rendu.
Et maintenant ?
Maintenant Rose est ma femme, et, je pense, une brave femme.
Assurément.
Et vous ?…
Eh bien ?…
Peut-on vous féliciter ?
De quoi ?
Si vous ne le trouvez pas mauvais…
Bientôt vous aurez aussi une charmante petite femme.
C’est dommage que je n’en sache rien.
Dans peu de jours vous ne le nierez plus.
Et si aimable !
Qui donc ?
Mlle Caroline, qui était ici dernièrement en visite avec sa vieille tante.
De là vos soupçons ? Que vous êtes clairvoyants !
Je pensais pourtant que cela sautait aux yeux.
C’est charmant que vous preniez femme aussi.
On devient un tout autre homme. Vous verrez.
Ce n’est que d’à présent que je me plais au logis.
Et il me semble que je suis né dans cette maison.
Et quand mon père lit les gazettes et s’inquiète des affaires du monde, nous nous pressons les mains.
Et quand le bon vieux s’afflige de voir que ça va si mal au dehors, nous nous rapprochons, et nous bénissons le ciel que tout soit calme et paisible chez nous.
C’est ce que vous pouvez faire de mieux.
Et quand mon père ne peut imaginer comment il délivrera de ses dettes la nation française, alors je dis : « George, gardons-nous bien nous-mêmes de faire des dettes. »
Et quand il est hors de lui, de ce qu’on prend là-bas à toutes gens leurs biens et leur avoir, nous cherchons ensemble comment nous pourrons améliorer le petit bien que nous comptons acheter avec l’argent de la loterie.
Vous êtes des jeunes gens avisés.
Et heureux.
Je l’apprends avec joie.
Bientôt vous l’éprouverez aussi.
C’est alors qu’on reverra une fête au château !
Comme du vivant de Mme votre maman !
Auprès de qui l’on courait toujours, si quelqu’un était malade.
Qui vous donnait une eau si excellente, quand on s’était fait une bosse.
Qui savait de si bons onguents, quand on s’était brûlé.
Si je me marie, je chercherai une femme qui lui ressemble.
Elle est déjà trouvée !
Je le crois. Excusez-nous, monseigneur, d’être si indiscrets.
Mais nous ne pouvions attendre…
De vous voir aussi heureux que nous.
Il ne faut pas tarder plus longtemps.
C’est du temps perdu.
Et nous avons déjà de l’avance.
Nous verrons.
Ça ne fait rien, sans doute, si notre petit est un peu plus âgé que le vôtre : il pourra d’autant mieux surveiller le jeune gentilhomme.
Ce sera joli, quand ils joueront ensemble ! Vous permettrez, n’est-ce pas ?
Je voudrais qu’ils y fussent déjà ! Oui, mes enfants grandiront avec les vôtres, comme j’ai grandi avec vous.
Ce sera un plaisir !
Je les vois déjà.
Scène III.
Rose ! Rose ! Où en est le déjeuner ?
Tout de suite ! Tout de suite !
Faut-il donc que j’attende encore ? (Il ferme la fenêtre.)
À l’instant !
Dépêche-toi, Rose !
Je serai grondée.
C’est la faute du baiser où je vous ai surpris. Et moi j’en oubliais mon gibier.
Votre humeur affable en est cause, monseigneur.
Oui, j’en oubliais mon père.
Et moi, mon pré, mon champ et mes choux.
À présent, que chacun suive son chemin ! (Après s’être salués, ils s’en vont par des côtés différents et Rose entre dans la maison.)
Scène IV.
Rose, où es-tu ?
Ici, mon père.
Où t’arrêtes-tu ?
Monseigneur a passé, et, comme il est bon, il jasait avec nous.
Et mon café ?
Il est là.
Je vois bien : mais le lait ?
Sera chaud tout à l’heure. (Elle va à l’armoire, rouvre avec une clef du trousseau qu’elle porte suspendu ; elle y prend la crème et la met sur le feu.)
Rose, ce n’est pas joli…
Quoi donc, mon père ?
De m’oublier tout à fait pour George.
Comment donc ?
Tu as babillé avec lui ; tu as pris soin de lui.
De lui aussi, mon père. Je lui ai donné une tartine de beurre.
Tu n’as soin que de lui.
Non pas ! De vous tout aussi bien.
Et pourtant tu m’as promis, quand j’ai consenti à te marier…
Que tout resterait comme auparavant.
Eh bien, tiens-tu parole ?
Certainement. Voici le café.
Es-tu, chaque matin, à mes ordres comme autrefois ?
Voici le lait. (Elle court de nouveau à l’armoire.)
Et ne faut-il pas que j’attende après tout ?
Voici la tasse, la cuiller, le sucre. Voulez-vous aussi une tartine ?
Non, non… Tu me dois encore la réponse.
La voilà.
À la bonne heure. Conte-moi quelque chose.
Il faut que je sorte.
Encore !
Porter la soupe à George, qui n’aime pas le café.
Pourquoi ne la mange-t-il pas à la maison ?
Il veut d’abord travailler un peu. Au plant de choux, il a construit un berceau ; nous y faisons un petit feu ; nous réchauffons la soupe et nous la mangeons ensemble.
Va donc… D’ailleurs c’est comme cela !
Que voulez-vous dire ?
Père et mère vous quitterez, et vous suivrez votre mari.
Cela doit être ainsi.
Va toujours.
À midi, vous aurez quelque chose de bon à manger. Je ne dis pas ce que c’est.
Fort bien.
Ne soyez pas grondeur.
Mais non !
Adieu donc !
Va en paix : je sortirai aussi.
Scène V.
C’est bien qu’elle sorte : Schnaps m’a dit hier en passant qu’il viendrait me voir, quand les enfants seraient aux champs, et qu’il avait beaucoup de nouvelles à me conter… C’est un malin drôle, ce Schnaps ! Il sait tout !… Si seulement il était mieux avec George ! Mais George a juré de le rosser d’importance, s’il le retrouve à la maison. Et George tient parole… C’est un bon garçon, un terrible garçon !… J’entends quelque chose. (Il va à la porte.) Ah ! ah ! Schnaps !… C’est lui.
Scène VI.
Êtes-vous seul, père Martin ?
Entrez sans crainte.
J’ai vu George sortir : Rose l’a-t-elle suivi ?
Oui, compère Schnaps, comme toujours.
Me voici !
Vous êtes prudent.
C’est la première des vertus.
D’où venez-vous ?
Hem ! hem !
Voilà huit jours qu’on ne vous a vu.
Je crois bien.
Avez-vous fait quelque cure aux environs ?
Père Martin… j’ai appris à guérir !
Appris ?… Comme si vous aviez encore quelque chose à apprendre !
On n’a jamais tout appris.
Vous êtes modeste.
Comme tous les grands hommes.
Oh ! s’il s’agit de grandeur… vous êtes plus petit que moi.
Père Martin, il ne s’agit pas de cela. Mais ici ! ici ! (Il indique son front.)
J’entends.
Et il y a des gens, dans le monde, qui savent apprécier cela.
Sans doute.
C’est chez eux qu’on trouve de la confiance.
Je le crois.
Qu’on apprend…
Quoi donc ? Parlez !
Et qu’on reçoit des missions.
Vite ! Qu’y a-t-il ?
On devient un homme influent.
Est-ce possible ?
Vous l’apprendrez dans peu de jours.
Tout de suite ! Parlez donc !
Je ne puis. J’en ai assez dit comme cela.
Compère Schnaps…
Que voulez-vous ?
Regardez-moi.
Eh bien ?
Entre les deux yeux.
Comme cela ?
Hardiment !
Que diable ! Je vous regarde assez. Je m’étonne que vous puissiez supporter mon regard.
Écoutez !
Quoi donc ?
Ce que vous avez à me conter ne serait-il pas…
Que voulez-vous dire ?
Peut-être encore une histoire ?
Comment pouvez-vous le penser ?
Ou bien…
Non pas ; père Martin !
Ou bien de ces nombreux Schnaps, vos illustres ancêtres ?
C’était une plaisanterie, une pure plaisanterie ! Maintenant ça commence à devenir sérieux.
Persuadez-moi.
Eh bien donc, puisque vous êtes…
Je suis extrêmement curieux.
Écoutez donc… Mais sommes-nous en sûreté ?
Certainement. George est aux champs, et Rose auprès de lui.
Ouvrez les oreilles ! ouvrez les yeux !
Poursuivez donc.
J’ai souvent ouï dire… Personne ne nous guette ?
Personne.
Que ces fameux jacobins… Il n’y a personne de caché ?
Non certainement.
Recherchent, apprécient, emploient les hommes habiles de tout pays.
On le dit.
Maintenant ma réputation… J’entends quelqu’un !
Non, non !
Ma réputation a retenti au delà du Rhin…
C’est bien loin.
Et, depuis six mois, on se donne toute la peine imaginable…
Achevez !
Pour me gagner à la cause de la liberté et de l’égalité.
Vraiment ?
On connaît à Paris ma capacité…
Hé ! hé !
Mon habileté.
C’est curieux !
Suffit ; depuis six mois, messieurs les jacobins tournent autour de Schnaps, comme les chats autour de la bouillie chaude…
Je ne puis assez m’étonner !
Enfin, il y a huit jours, on m’a donné rendez-vous à la ville.
Vous deviez, disiez-vous, soigner un étranger, qui s’était cassé la jambe.
On me l’avait dit ainsi.
Nous nous demandions avec surprise…
Moi de même.
S’il n’y avait donc pas de chirurgien à la ville ?
Suffit ; j’étais surpris… et j’allai.
Vous avez bien fait.
Je trouve mon malade.
Réellement ?
Et, quand je lève l’appareil, le pied…
Eh bien !
Était aussi sain que le mien.
Comment ?
Je suis bien étonné.
Je le crois.
Le monsieur rit.
Naturellement.
Et se jette à mon cou.
Est-ce possible ?
« Citoyen Schnaps ! » s’écrie-t-il.
Citoyen Schnaps ? C’est curieux !
« Digne frère ! »
Et puis ?
Suffit, il m’a tout découvert.
Quoi donc ?
Qu’il était un émissaire du club des jacobins.
Comment est-il fait ?
Comme un autre homme.
Ne vous a-t-il pas fait peur ?
Moi, avoir peur ?
Et vous lui avez parlé comme à votre égal ?
Naturellement !… Tous les hommes sont égaux.
Eh bien, dites.
Faut-il tout conter en détail ?
J’écouterai volontiers.
Il me reçut dans sa société.
Comment cela s’est-il passé ?
Avec beaucoup de cérémonies.
Je voudrais bien les connaître.
Vous pourrez tout voir.
Comment donc ?
Écoutez !… Ici, dans ma trousse, je porte tout le secret.
Est-ce possible ?
Regardez.
Voyons ?
L’un après l’autre.
Poursuivez donc !
D’abord il m’embrasse encore une fois.
Un monsieur bien poli !
Que le diable le lui rende !
Je ne saurais pas…
Puis il apporta… (Il tire de su trousse un bonnet ronge.)
Le bonnet rouge ? Vous n’êtes pourtant pas marié !
Ignorant !… Le bonnet de la liberté.
Voyons ?
Il m’en coiffa. (Il met le bonnet sur sa tête.)
Vous avez une drôle de mine !
Et après, l’habit. (Il produit un uniforme national.)
Voilà un joli costume.
Aidez-moi, père, il est un peu juste.
Oh ! c’est une misère ! cela gêne.
C’est l’uniforme de la liberté.
J’aime mieux ma large blouse de paysan.
À présent, voyez ! Que dites-vous du sabre ?
Bon !
Et la cocarde ?
Est-ce la cocarde nationale ?
Sans doute. (Il la met à son chapeau.)
Comme elle pare le vieux chapeau !
Ne voudriez-vous pas aussi en porter une ?
Il faudrait voir.
Quand l’étranger m’eut ainsi habillé…
Lui-même ?
Sans doute. Aujourd’hui, nous nous servons les uns les autres.
C’est charmant.
Il me dit…
Je suis curieux…
« J’ai déjà enrôlé beaucoup de monde dans le pays. »
C’est donc bien vrai ?
« Mais je n’ai trouvé personne sur qui je me repose plus que sur vous. »
C’est flatteur.
« Remplissez donc mes espérances… »
Et comment ?
Voyez vos amis, et faites-leur connaître nos principes. »
Faites-les connaître.
Tout à l’heure… « Et lorsque mille braves gens… »
Mille braves gens ! C’est beaucoup.
« Bien pensants et hommes de cœur, seront par vous réunis… »
Eh bien ?
« Commencez la révolution dans votre village. »
Dans notre village ? Ici, dans notre village ?
Sans doute !
Dieu nous en préserve !
Mais où donc ?
Eh ! que sais-je ? Ici ou là ! Partout ! Mais pas ici.
Écoutez toujours, voici le plus important.
Encore quelque chose de plus important ?
« Commencez la révolution, » a-t-il dit.
Dieu ait pitié de nous !
« Je vous donne pour cela pleine autorité, et je vous fais en même temps… »
Quoi ?
« Citoyen général. »
Général… M. Schnaps, M. Schnaps, cela sonne à peu près comme gouverneur général des Indes orientales.
Paix ! Il n’est pas temps de railler.
Il paraît bien.
Et, comme insigne, je vous donne cette moustache.
Une moustache ?
Que doit porter tout citoyen général.
Est-ce possible ?
Vous avez alors une prestance…
Vraiment !
Une autorité…
Étonnante !
Et, à la tête des hommes libres, vous ferez des merveilles.
Sans doute, monsieur le général.
On ne dit pas : « Monsieur le général ; » on dit : « Mon général, citoyen général !… » Il n’y a point de monsieur.
Mon général !
Qu’y a-t-il, citoyen ?
Je ne suis qu’un paysan.
Nous sommes tous citoyens.
Dites-moi, je vous prie, où cela mène.
On appelle cela nos principes.
Où cela mène-t-il ?
Oui !
Je croirais quasi que cela finira par des coups.
À présent, écoutez…
Quoi donc ?
Les principes que je dois répandre.
Je les avais absolument oubliés.
Écoutez !
Ô malheur !
Qu’y a-t-il ?
Monsieur le général… mon général, voilà George qui arrive de la montagne.
Diable !
Monsieur… mon général, il porte un gros bâton.
Je le crois.
Je crains…
Cela me semble ainsi.
George, croyez-vous peut-être ?…
Non pas !… le bâton.
Rien au monde que d’être trahi.
Vous avez raison.
La bonne cause souffrirait, si l’on découvrait trop tôt notre dessein.
Sans doute.
Cachez-moi.
Montez au grenier.
Oui, oui.
Sous le foin.
Fort bien.
Sauvez-vous, monsieur le général, l’ennemi approche !
Vite, la trousse ! (Il l’emporte.)
Sauvez-vous ! sauvez-vous !
Ne me trahissez pas.
Non, non.
Et ne croyez pas que j’aie peur.
Non pas.
Simple prudence.
Et digne d’éloge. Mais faites vite.
Simple prudence.
Scène VII.
Où est le drôle ?
Qui ?
Est-ce vrai, père ?
Quoi donc ?
Rose m’a dit qu’en sortant elle a vu Schnaps se glisser dans la maison.
Il est venu, mais je l’ai aussitôt mis à la porte.
Vous avez bien fait. Je lui casserai bras et jambes, si je le trouve ici.
Tu es beaucoup trop échauffé.
Comment ! après tous ses tours ?
C’est fini.
Il n’a point de repos encore. À présent que Rose est ma femme…
Quoi donc ?
Il ne cesse pas de nous taquiner, de nous inquiéter.
Comment donc ?
Il dit à Rose, en passant : « Bonsoir, Rose. Comme vous donnez dans l’œil à tout le monde ! L’officier qui a passé à cheval s’est informé de vous. »
Cela peut être vrai.
Qu’a-t-il besoin de le redire ? Non, ce sont de purs mensonges.
Probablement.
Et il vient une fois, et dit : « L’étranger qui a demeuré au château vous a beaucoup vantée. Voulez-vous lui faire visite à la ville ? Il en sera charmé. Il demeure à la Grand’Rue, numéro 636. »
Cela s’appelle faire l’entremetteur.
Il est capable de tout.
Je le crois bien.
Et Rose le traite toujours comme il mérite, et le mauvais drôle lui en veut. Je crains qu’il ne nous joue un tour.
Il n’est pourtant pas si méchant. C’est pure plaisanterie.
Belle plaisanterie ! Mais je le trouverai.
Prends garde ! On en paye la peine.
Je la payerai volontiers ; et je la lui garde bonne de m’avoir fait quitter Rose tout à l’heure. Pourvu qu’il ne soit pas là dehors auprès d’elle ! Vite, vite ! il me faut courir. (Il sort à la hâte.)
Scène VIII.
C’est heureux qu’il ne le soupçonne pas ici ! Cela aurait fait de belles affaires ! (À la fenêtre.) Comme il court ! Il est déjà à la montagne. À présent, mon général peut sortir de l’embuscade. C’est curieux pourtant qu’aujourd’hui ce soient toujours les plus méchants qui s’élèvent. C’est ce qu’on lit dans toutes les gazettes. Celui qui est là-haut ne vaut rien du tout, et il parvient à de tels honneurs ! Qui sait ce qui en arrivera ? Les temps sont dangereux ; on ne sait plus du tout qui l’on a autour de soi. À tout hasard, je veux le flatter : il pourra me servir à son tour… Mon général !
Est-il parti ?
Il est déjà bien loin.
Je descends.
Vous semblez tout en désordre, général Schnaps.
En campagne, ce n’est pas autrement : on ne peut toujours se tenir propret.
Descendez toujours.
Est-il vraiment parti ?
Il est déjà bien loin. Il craignait que, dans l’intervalle, vous ne vous fussiez insinué auprès de Rose, et il a couru, comme s’il avait le feu sur les talons.
À merveille ! Maintenant, fermez la porte de la maison.
Cela semblera suspect.
Suspect vaut mieux que surpris. Fermez, père Martin. En deux mots, je vous dirai tout.
À la bonne heure.
Si quelqu’un frappe, je plie bagage et me dérobe par la porte de derrière, et vous ferez ce qu’il vous plaira.
Scène IX.
Si seulement je lui avais attrapé un déjeuner ! Une vraie honte ! Un homme riche et toujours si ladre ! (Il tourne autour des armoires.) Tout fermé, comme à l’ordinaire, et Rose a emporté les clefs… Après cela, il me faut encore une couple de gros écus de contribution patriotique. (Il retourne à l’armoire.) Les portes battent, les serrures ballottent, l’estomac gronde, la bourse encore plus : Schnaps, citoyen général, en avant ! Fais un essai de ton industrie !
Tout est en sûreté. À présent, soyez bref.
Autant que la chose le comporte.
Je crains que les enfants ne reviennent.
Nous avons du temps. Quand ils sont ensemble, ils ne savent s’il est jour ou nuit.
C’est vous qui risquez le plus.
Écoutez-moi donc !
Dépêchez-vous donc !
Mais, quand je réfléchis…
Encore une réflexion ?
Vous êtes un homme habile, c’est vrai.
Grand merci !
Mais sans étude.
Ce n’est pas mon affaire.
Aux bonnes gens non lettrés, qu’on avait coutume autrefois d’appeler les gens du commun…
Eh bien ?
On explique mieux les choses par des exemples, par des comparaisons.
Cela s’entend.
Ainsi, par exemple… (Il se promène vivement et heurte Martin.)
Par exemple, cela est grossier.
Pardon ! c’était dans mon ardeur révolutionnaire.
Qui ne me plaît pas le moins du monde.
Par exemple… (S’avançant brusquement contre Martin.)
Ne m’approchez pas !
Par exemple, nous nous sommes réunis…
Qui ?
Nous deux, et encore neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres.
Gens d’honneur ?
Cela fait mille.
Justement.
Nous marchons en armes sur le château, avec fusils et pistolets…
D’où viendront-ils, ces fusils et ces pistolets ?
Tout cela se trouve. Ne voyez-vous pas que j’ai déjà un sabre ? (Il prend Martin à un coin du théâtre.)
Fort bien !
Nous marchons sur le château, et nous faisons capituler le seigneur. Nous entrons… (Il représente par ses gestes l’entrée au château.)
Écoutez, je dois vous dire que je ne peux vous accompagner. Nous devons au seigneur beaucoup de reconnaissance.
Bagatelles ! La reconnaissance est la première chose que vous devez mettre de côté.
Est-il possible ?
C’est tout naturel. Mettez-la de côté, vous dis-je. Vous trouverez que l’ingratitude est la chose du monde la plus commode.
Je n’aurais pas cru !
Faites-en l’épreuve et venez. Ne faites pas de cérémonies : Ce n’est qu’une comparaison.
Ah ! fort bien, une comparaison !
Ainsi, nous entrons… Mais savez-vous quoi ?
Quoi donc ?
Il vaut mieux que vous représentiez le seigneur. (Il le mène de l’autre côte.) Placez-vous là.
À la bonne heure.
J’arrive avec mon élite de citoyens.
Avec les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ?
Plus ou moins.
Bon !
« Monsieur ! » lui dis-je.
Doucement !
Non, ce n’est pas cela : il n’y a plus de monsieur.
Alors, comment direz-vous donc ?
Attendez !… Tout bonnement : « Au nom de la liberté et de l’égalité, ouvrez vos caves et vos offices. Nous voulons manger, et vous êtes rassasié. »
Si c’est après dîner, cela peut passer.
« Ouvrez vos armoires : nous sommes nus. »
Fi ! vous ne serez pas cependant…
Pas autrement !… « Ouvrez votre bourse : nous ne sommes pas en fonds. »
Cela, chacun le croira.
À présent, répondez.
Bah ! que dois-je dire ?
« Que voulez-vous dire ? »
Doucement !
« Que pouvez-vous dire ? Vous êtes un téméraire ! (S’élançant vers l’armoire.) Vous avez des caveaux fermés ! »
C’est l’armoire où Rose tient son laitage.
Fi ! Vous devez rester dans la comparaison.
Ah ! ah !
« Et des coffres cadenassés ! »
Renfermant les habits.
« Où sont les clefs ? »
Rose les a emportées. Elle est très-ménagère, très-soigneuse, elle enferme tout et porte les clefs sur elle.
« Défaites ! tergiversations ! Où sont les clefs ? »
Je ne les ai pas.
« Alors je devrai faire effraction. » (Il dégaine son sabre et attaque l’armoire.)
Est-ce que le diable vous possède ?
Ce n’est qu’un exemple.
Arrêtez !
« Quoi ! vous résistez ? » (Il entame les tringles.)
Êtes-vous possédé du diable ?
Il faut que cela s’ouvre. (Il brise.) Cric ! crac !
Rose ! Rose ! Où es-tu ?
Ça marche ! Cric ! crac !
George ! George !
Tenez votre langue, et songez que je vous expose cela simplement par forme de récit.
Par forme de récit ? Cela me semble assez palpable.
Figurez-vous donc que vous êtes maintenant le seigneur. (L’armoire s’ouvre.)
Dieu me préserve ! voilà l’armoire ouverte ! les tringles sont arrachées, la serrure brisée ! Rose, que dira-t-elle ? Allez au diable ! Savez-vous que je ne souffrirai pas cela ? que ce sont des grossièretés, des insolences ? que j’appellerai les voisins ? que j’irai chez le juge ?
Chez le juge ?… votre ennemi mortel ?… chez ce drôle si fier ?
Pst !
Sachez que vous serez juge vous-même, dès que nous aurons élevé ici l’arbre de liberté.
Juge ? Je me souviens encore comment on devait me faire juge de paix.
Les temps ont changé : on ne trompe plus personne.
J’en serais charmé.
On ne se moque de personne.
Cela m’est agréable.
Maintenant, avant toutes choses…
Faites que je devienne juge !
Sans doute… Mais, avant toutes choses, écoutez de quoi il s’agit.
Il s’agit de refermer les armoires.
Nullement.
De reclouer les tringles.
En aucune façon. Il s’agit de vous faire comprendre pourquoi l’on m’a élu général.
En vérité, je ne vois pas trop pourquoi.
Eh bien, exempli gratia…
Encore un exemple ?
Nous n’en avons pas eu encore.
Que trop !
Je disais donc… (Il prend un grand pot de lait et le place sur la table.)
Au nom du ciel, ne touchez pas à ce pot ! Rose dit que c’est son meilleur.
Je suis charmé de l’apprendre.
Prenez du moins un petit pot, s’il en faut passer par la.
Non, il me faut le plus grand pour mon exemple.
À présent, je vous dis, en deux mots, que je ne veux rien savoir de toutes ces sornettes.
Ah !
Et que vous n’avez qu’à détaler.
Hé !
Et que je ne veux rien entendre absolument.
Vous ne voulez rien entendre ?
Non.
Vous ne voulez rien savoir ?
Non.
Rien écouter ?
Non.
Sachez donc que je vais vous ouvrir l’intelligence.
À coups de sabre ? C’est une belle manière !
Sachez que votre devoir est de vous instruire, d’acquérir de nouvelles idées ; qu’il vous faut devenir habile ; qu’il vous faut recevoir la liberté ; qu’il vous faut recevoir l’égalité, que vous le vouliez ou non.
George, George, si tu venais seulement ! Je me garderais bien de le cacher.
Vous écoutez donc de bon cœur ?
Certainement.
Et vous n’avez aucune répugnance à vous instruire ?
Aucune.
C’est fort bien.
Je le trouve aussi.
Eh bien, soyez attentif !
Très-volontiers.
Ce pot représente un village.
Un village ?
Ou une ville.
C’est curieux !
Ou une forteresse.
Merveilleux !
Oui, par exemple, une forteresse.
Si seulement j’étais délivré de ces exemples !
Je marche sur la place.
Qu’arrive-t-il ?
Je lui fais sommation. (Il imite le bruit de la trompette.) Trétin ! trétin !
Il est absolument fou.
Elle fait des difficultés, et ne veut pas se rendre.
En cela elle fait bien. (À part.) Si seulement Rose venait débloquer la forteresse.
Je la canonne. Pou ! pou !
Cela devient sérieux.
Je lui fais un feu d’enfer ; je la presse jour et nuit. Pou ! pou ! pou ! Elle se rend.
Elle a tort.
J’entre dans la place.
Cela ira mal pour elle.
J’assemble la bourgeoisie.
C’en est fait.
Les hommes bien pensants s’empressent d’accourir. Je prends place (il s’assied) et je les harangue.
Pauvre pot !
« Citoyens et frères ! » leur dis-je.
Cela sonne assez agréablement.
« Je vous vois, par malheur, divisés. »
Mais dans le pot tout est tranquille.
« Il règne une secrète fermentation. »
Je n’en aperçois aucune marque.
« Vous avez abandonné l’état primitif d’égalité. »
Comment donc ?
« Tant que vous fûtes ensemble du lait pur, une goutte était semblable à l’autre. »
Cela ne se peut contester.
« Mais à présent vous avez tourné à l’aigre. »
Les citoyens ?
« Vous vous êtes séparés. »
Voyons donc !
Et je trouve les riches, qui sont représentés par la crème aigrie…
Voilà qui est drôle !
Les riches surnagent.
Les riches sont la crème aigrie ? Ah ! ah !
Ils surnagent ! Cela ne se peut souffrir.
C’est insupportable.
Aussi je les écrème. (Il puise dans le pot et verse dans une assiette.)
Ô malheur ! Il se jette dessus.
À présent que j’ai levé la crème, je trouve le lait.
Naturellement.
Qui n’est pas non plus à dédaigner.
C’est assez mon avis.
C’est l’honnête, la riche bourgeoisie.
Le lait caillé, la bourgeoisie ? Quelles idées !
J’en use à plaisir. (Il puise.)
Il s’y entend.
Maintenant je mêle tout ensemble, (il remue) et je leur apprends comme on s’accorde.
Qu’en arrivera-t-il à présent ?
Je regarde autour de moi dans la contrée, (il tire de l’armoire un gros pain) et je trouve un château.
C’est-à-dire un pain.
Les nobles ont toujours les meilleurs champs dans le pays : aussi sont-ils convenablement représentés par le pain.
Cela y passera-t-il aussi ?
Naturellement ! Il faut que tous deviennent égaux.
Si seulement il n’avait pas le sabre au côté ! Cela rend notre jeu diablement inégal.
Ici le nécessaire est encore coupé et…
Ah ! si George venait !
Émietté sur la râpe.
Émietté ?
Oui, pour humilier la fierté, l’orgueil.
Ah ! ah !
Et bientôt mêlé et brassé avec le reste.
Avez-vous bientôt fini ?
Il ne manque plus que les biens du clergé.
Où les prendrez-vous ?
Je trouve ici un sucrier. (Il prend celui qui est auprès de la cafetière.)
Arrêtez ! N’y touchez pas ! Rose me pèse toujours le sucre pour toute la semaine : il faut que cela me suffise.
Citoyen !
Patience !
Messieurs du clergé ont toujours les propriétés les plus succulentes, les plus friandes…
Il faut bien que quelqu’un les possède.
Et ils seront en conséquence convenablement représentés par le sucre. Il est aussi râpé…
Que dois-je résoudre ?
Et répandu sur le reste.
J’espère que tu me le payeras. (À la fenêtre.) Écoutons ! N’est-ce pas George qui vient ?
Et voilà comme on prépare le lait aigre-doux de la liberté et de l’égalité.
Ce n’était rien.
Venez ici ! Que faites-vous à la fenêtre ?
Je croyais entendre quelqu’un.
Cependant George ne vient pas ? (Il se lève.)
Tout est tranquille.
Voyons un peu. (Il va à la fenêtre et s’appuie sur Martin.)
Scène X.
Qui diable est auprès du père ! Serait-ce Schnaps ?
Ne me serrez pas ainsi !
Il faut bien que je voie.
Quoi donc ?
Comment mes soldats se comportent.
C’est sa voix. Comme le drôle est arrangé !
Bravo, mes vaillants amis !
À qui parlez-vous donc ?
Ne voyez-vous pas comme mes gens dansent autour de l’arbre de la liberté ?
Êtes-vous fou ? Pas une âme ne bouge.
C’est lui certainement. Qu’est-ce que ça signifie ? Le père s’enferme avec lui ? Comme il est déguisé ! Heureusement j’ai trouvé ouverte la porte de derrière.
Voyez donc pourtant comme on donne à vos femmes et à vos filles des idées de liberté et d’égalité.
C’est trop fort !
Que disent-ils donc ensemble ? Je n’y comprends rien. (Il regarde autour de lui.) Que signifie cela ? L’armoire ouverte, le lait caillé tout préparé ! Ce doit être un déjeuner.
Réjouissez-vous donc de voir tout le monde uni et content.
Il faut que votre tête soit merveilleusement remplie de fantômes ! Je ne vois rien.
Écoutons un peu.
Je vois tout cela en esprit. Vous le verrez bientôt de vos yeux devant votre maison.
Je ne vois déjà rien de bon au dedans.
Tout est sûr et tranquille. Maintenant vite au déjeuner. (Il s’approche de la table.)
Que je voudrais te voir ailleurs !
Aimable soupe de la liberté et de l’égalité, je te bénis !… Voyez donc !
Qu’y a-t-il ?
Le citoyen général se met à l’œuvre.
Je pensais bien.
Et la mange.
Tout seul ?
Non pas !… Avec les siens.
C’est honnête.
Asseyez-vous, citoyen Martin.
Grand merci.
Régalez-vous.
Je n’ai pas d’appétit.
Ne vous gênez pas pour moi : nous sommes tous égaux.
Je m’en aperçois.
Vous êtes un brave citoyen.
Je n’en sais pas un mot.
Vous serez mon caporal.
C’est beaucoup d’honneur.
Asseyez-vous, mon caporal.
Vous plaisantez, mon général.
Mon caporal !
Mon général ! (George, qui s’est avancé doucement, frappe Schnaps de son bâton, au moment où il s’incline.)
Qu’est cela ?
Mon général !
Bravo, George !
Mon caporal !
Sainte Liberté, assiste-moi !
Je te trouve ainsi ?
Continue !
Sainte Égalité, prends ma défense !
Chante toujours : je bats la mesure.
Sainte Révolution, délivre-moi !
Quoi ? Tu veux te défendre ?
Prends garde à toi : le drôle est désespéré.
Le vaurien ! Qu’il y vienne ! (Il s’élance sur Schnaps.)
Oh ! malheur à moi !
Tu le sentiras !
Qu’il rende le sabre !
Je l’ai déjà.
À présent, il faut capituler.
Avance.
Excellent George, je ne fais que plaisanter…
Moi aussi. (Il veut le frapper et ne frappe que la table.)
Frappe le drôle !
Autrement… (Il quitte son poste et court par la chambre.)
Tu n’y gagneras rien.
Au secours ! au secours !
Silence !
Au feu ! au feu !
Ferme-lui la bouche !
Épargnez-moi ! C’est assez !
Veux-tu sortir ?
Tenez !
Attends un peu !
Quelque fou ! (Il s’échappe par la porte de derrière.)
Je t’attraperai bien. (Il court après Schnaps.)
Le scélérat ! Ma jambe ! Mais il me l’a bien payée.
Scène XI.
Père ! père !
Ô malheur !… Rose !… Que dira-t-elle de cette aventure ?
Ouvrez, père ! Quel vacarme est-ce là ?
J’y vais ! Attends !
Le maudit coquin ! Il s’est enfermé dans la chambre, mais j’ai mis tout de suite le cadenas : il ne peut nous échapper.
Père, qu’attendez-vous ? Ouvrez !
C’est Rose.
Va, je boite. Ouvre-lui la porte. (George va ouvrir.) Voici le diable à présent. Pauvre Rose ! Le beau pot ! (Il s’assied.)
Regarde, Rose !
Qu’est cela ? Qu’est-il arrivé ?
Pense donc…
Mon pot !… Père, qu’est-ce que ça signifie ?
Schnaps…
Figure-toi…
Mon armoire ! le sucre ! (Elle court çà et là.) Hélas ! hélas !… Schnaps ?… Où est-il ?
Sois tranquille ! Il est enfermé.
C’est bien. Nous le livrerons aux officiers de justice. Déjà ils viennent.
Qui ?
Les voisins ont couru chez le juge, au bruit qui se faisait dans la maison.
Chez le juge ? Ô malheur ! Nous sommes perdus !
Mon beau pot !
Il le payera.
Écoutez-moi, enfants, écoutez-moi ! Oubliez le pot et le reste.
Pourquoi donc ?
Tais-toi, écoute ! Ne trahissons pas Schnaps ; ne parlons pas de lui.
Ce serait beau !
Écoute donc ! Nous sommes tous perdus, s’ils le trouvent. C’est un envoyé du club des Jacobins.
Impossible ! Ce faquin !
Pourquoi pas ? Ils le trouvent en uniforme : il ne peut nier.
Oui, il l’a endossé.
Et nous serons suspects, nous serons emprisonnés ; il nous faudra comparaître devant le juge ! Dieu sait !
Mais nous pourrions dire…
Va, cours, et dis qu’il ne s’est rien passé.
Pourvu qu’ils le croient. (Il sort à la hâte.)
Je ne me tiens pas pour satisfaite. Mon beau pot !
Enfantillages ! Songe à quelque moyen de sauver nos têtes !
On ne la perd pas tout de suite ! Vous n’avez qu’à dire comme le drôle a voulu vous enrôler, comme George l’a bravement rossé.
Ce serait excellent ! Pourquoi cette idée ne te venait-elle pas d’abord ? À présent, George est parti, et il ne dit rien de Schnaps : à présent, nous sommes suspects. C’est un malheur ! un malheur !
Maudite affaire !
Scène XII.
Non, non, il faut que j’examine la chose.
Ce n’est rien.
Faut-il que je voie le juge dans ma maison ! Malheureux que je suis !
Rose Ne prenez pas la peine, monsieur le juge…
Ce n’est pas une peine : c’est un devoir. Qui a crié au feu ?
C’était une plaisanterie.
On ne plaisante pas ainsi. Qui a crié au secours ?
Je… je… me lutinais avec George.
Vous vous lutiniez ?
J’avais là dans l’armoire au lait un beau pot de lait caillé… et j’ai fermé l’armoire et m’en suis allée… Alors George est venu… Attends seulement, George !… Alors George est venu, et il se sentait en appétit… et il a forcé l’armoire…
Hé ! hé !
Et il m’a écrémé le pot… et s’est arrangé un déjeuner… le voilà encore… Alors je suis revenue à la maison… et me suis fâchée… et… lui ai donné un soufflet… Alors il m’a prise, et m’a chatouillée, et puis j’ai crié… et puis nous nous sommes chamaillés, et puis nous avons renversé les chaises… et puis il en est tombé une sur les pieds du père… N’est-ce pas vrai, père ?
Vous voyez comme je boite.
Alors j’ai crié encore plus fort… et…
Et puis j’ai menti au juge.
Je ne mens pas.
Je crois que vous n’en savez rien vous-même, tant cela coule aisément de vos lèvres. Croyez-vous que l’on n’ait pas mieux l’œil sur vous ?
Comment donc ?
N’avez-vous pas tout à l’heure passé devant ma maison ?
Oui.
N’avez-vous pas rencontré ces gens-là ?
Je ne m’en souviens pas.
Ne l’avez-vous pas rencontrée ?
Oui, et elle nous a parlé, et nous lui avons dit qu’il se faisait chez son père un grand vacarme.
À présent, nous sommes perdus !
Ô malédiction !
Voilà ce qui arrive avec les détours !
Et vous voilà maintenant ! Que direz-vous à cela ? (Ils se regardent les uns les autres ; le juge marche en long et en large et trouve le bonnet.) Oh ! oh ! Qu’est cela ?
Je ne sais.
Et ceci ?
Je ne comprends pas.
Eh bien, peut-être savez-vous ? Peut-être comprenez-vous ?
Que dois-je dire ?
Il faudra donc que je vous l’explique. Ceci est un bonnet de liberté ; ceci est une cocarde nationale. Une belle découverte ! Maintenant vous voilà immobiles et muets, parce que c’est trop clair… Dans cette maison est donc le club des conjurés, le rendez-vous des traîtres, le siége des rebelles… Voilà une trouvaille ! Voilà un bonheur !… Vous vous êtes sans doute brouillés, comme les Français… et vous vous êtes pris aux cheveux… Vous vous êtes trahis vous-mêmes. C’est déjà fort bien… Nous allons entendre le reste.
Mon cher monsieur le juge…
Tout à l’heure vous étiez si mutine ! À présent, vous savez prier !
Il vous faut savoir…
Il faut ?… Bientôt vous parlerez autrement.
Monsieur mon compère !…
Suis-je donc compère encore ?
N’êtes-vous pas mon parrain ?
Depuis ce temps-là, les choses ont bien changé.
Laissez-moi vous dire…
Silence ! Ne vous permettez pas de m’importuner. N’avez-vous point déjà fait quelques préparatifs pour l’arbre de liberté ? N’avez-vous point déjà convenu de me pendre au premier poteau ? On sait comme le peuple séditieux parle aujourd’hui de ses magistrats ! comme il pense ! Il s’en trouvera mal. Vous vous en trouverez mal. (Aux Paysans.) Qu’on les emmène ! Et tout de suite, chez le justicier ! Il faut mettre les scellés, il faut prendre inventaire. Il se trouvera des armes, de la poudre, des cocardes !… Cela demande une enquête. Partez ! partez !
Malheureux que je suis !
Laissez-nous vous expliquer, seigneur juge…
Quelque mensonge, mamselle Rosette ? Partez ! partez !
Si cela va de la sorte, il faut que Schnaps en soit aussi. L’affaire s’expliquera.
Que dites-vous de Schnaps ?
Je dis…
Heureusement voici monseigneur.
Il apprendra assez tôt…
Appelle monseigneur !
Monseigneur ! monseigneur ! Au secours ! au secours !
Taisez-vous donc ! Il ne vous prêtera point secours. Il sera charmé de voir de pareils coquins découverts. Et puis c’est une affaire de police, une affaire criminelle, qui m’appartient, qui appartient au justicier, au gouvernement, au prince. Il faut faire un exemple.
Bon ! voici encore l’exemple !
Scène XIII.
Qu’y a-t-il, mes enfants ?
Venez à notre secours, monseigneur.
Vous voyez, monseigneur, ce qu’on trouve dans cette maison.
Quoi donc ?
Un bonnet de liberté.
C’est singulier !
Une cocarde nationale.
Que signifie cela ?
Conjuration ! Révolte ! Haute trahison ! (Il garde le bonnet et la cocarde à la main.)
Laissez-moi les interroger.
Laissez-nous informer ! Qui sait ce qui est encore caché dans cette maison ?
Paix !
Monseigneur !
Ces objets ?
C’est Schnaps qui les a apportés dans la maison.
En mon absence.
Il a forcé l’armoire…
S’est jeté sur les pots de lait…
Et voulait m’enseigner la liberté et l’égalité.
Où est-il ?
Dans la chambre de derrière. Il s’y est enfermé, comme je le poursuivais.
Qu’on l’amène. (George sort avec le Juge et les Paysans.) Ainsi donc c’est encore un tour de M. Schnaps, à ce que je vois.
Pas autre chose.
Comment est-il venu dans la maison ?
En l’absence de mes enfants.
Il a peur de George.
Il m’a rendu curieux.
On dit que vous l’êtes quelquefois.
Excusez-moi !
Et de plus un peu crédule.
Il me faisait si bien croire qu’il savait les choses les plus importantes !
Et il s’est moqué de vous.
À ce qu’il semble.
Il ne s’agissait pour lui que de faire un déjeuner. Voyez donc, monseigneur, quel beau lait caillé il s’est préparé avec du pain râpé et du sucre et tout. Ces bonnes choses, il faut les jeter à présent. Aucun honnête homme n’en voudrait manger depuis que ce malpropre a mis son museau là-dessus.
Il voulait donc attraper un déjeuner ?
À sa façon. Il se disait envoyé par les Jacobins.
Et puis ?
Il a endossé un uniforme et s’est armé.
Assez fou !
Et il a dit qu’il était citoyen général, et il devenait à chaque instant plus grossier.
C’est la manière.
D’abord il a fait le câlin et le bon enfant ; puis il est devenu brutal, et m’a brisé l’armoire et a pris ce qui lui plaisait.
Justement comme ses collègues.
Je m’en trouve fort mal.
Pas si mal encore que les provinces où ses pareils ont fait ravage ; où de bons imbéciles se sont aussi joints à eux d’abord ; où ils ont commencé avec des flatteries et des promesses, et fini par la violence, le pillage, la proscription des honnêtes gens, et par toute espèce de mauvais traitements. Remerciez Dieu d’en sortir à si bon marché !
Ainsi vous nous protégez, monseigneur ?
Il paraît que vous n’êtes coupables de rien.
Les voici.
Scène XIV.
En avant, monsieur le général.
Voici le chef de la révolte ! Observez-le seulement ! Tout comme le disent les gazettes ! L’uniforme ! le sabre ! (Il lui met le bonnet et le chapeau.) le bonnet ! le chapeau ! Il faut le mettre comme cela au pilori ! Vite chez le justicier ! Qu’on fasse une enquête ! Qu’il soit garrotté, enchaîné, et qu’on le traîne à la résidence.
Doucement ! doucement !
Envoyons des messagers ! Le drôle n’est pas seul ! Il faut le mettre à la question ! Il faut découvrir les conjurés. Il faut faire marcher des régiments. Il faut faire une visite domiciliaire.
Doucement… Schnaps, quelles farces jouez-vous ?
Oui certes, de vraies farces.
D’où viennent ces habits ? Vite ! Je sais déjà…
Vous ne pouvez savoir, monseigneur, que j’ai hérité ces habits, avec tout l’équipement militaire, d’un pauvre diable…
Hérité ! Vous avez plutôt coutume de voler.
Écoutez-moi !
Que va-t-il dire ?
Quand le dernier transport de prisonniers français traversa la ville…
Eh bien ?
Je me suis faufilé par curiosité.
Après ?
Dans une auberge du faubourg resta un pauvre diable, qui était fort malade.
Ce n’est sûrement pas vrai.
Je pris soin de lui, et… il mourut.
C’est très-vraisemblable.
Il me légua ses effets pour la peine que j’avais prise…
De le tuer.
Consistant en cet habit et ce sabre.
Et le bonnet ? la cocarde ?
Je les trouvai dans son havre-sac, parmi de vieilles guenilles.
C’est là que vous trouvâtes votre brevet de général ?
Je vins ici et je rencontrai ce nigaud de Martin…
Ce nigaud de Martin ? L’impudent !
Par malheur je n’ai réussi qu’à moitié : je n’ai pu manger l’excellent laitage que j’avais trempé. J’ai eu là-dessus une petite querelle avec George…
Sans détours ! Est-ce la pure vérité, ce que vous dites ?
Informez-vous dans la ville : j’indiquerai l’endroit où j’ai vendu le havre-sac. J’ai apporté ici ces bardes dans ma trousse de barbier.
Tout s’arrangera.
Ne le croyez pas.
Je sais ce que j’ai à faire. Si tout se trouve vrai, il ne faut pas faire de bruit d’une pareille bagatelle. Cela ne ferait qu’exciter la crainte et la défiance dans un pays tranquille. Nous n’avons rien à craindre. Enfants, aimez-vous, cultivez bien vos champs, et tenez bien votre ménage !
C’est notre affaire.
Nous nous en tiendrons là.
Et vous, bon vieillard, mettez votre gloire à bien connaître la nature du pays et les saisons, et réglez vos semailles et vos moissons en conséquence. Laissez les pays étrangers arranger eux-mêmes leurs affaires, et n’observez tout au plus l’horizon politique que les dimanches et les jours de fête.
Ce sera sans doute le meilleur.
Que chacun commence par soi, et il trouvera beaucoup à faire ; que l’on mette à profit le temps de paix qui nous est accordé ; que l’on se procure à soi et aux siens de légitimes avantages : on contribuera de la sorte au bien général.
Mais l’affaire n’en peut absolument rester là ! Songez aux conséquences ! Une pareille chose resterait impunie !…
Calmez-vous. Des ordres intempestifs, des punitions intempestives ne servent qu’à faire éclater le mal. Dans un pays où le prince ne se dérobe à personne ; où toutes les classes ont de la bienveillance les unes pour les autres ; où personne n’est empêché d’exercer son activité à sa manière ; où les idées et les connaissances utiles sont généralement répandues : là il ne peut se former des partis. Ce qui se passe dans le monde excitera l’attention ; mais les sentiments séditieux de nations entières n’auront aucune influence. Dans notre État paisible, nous serons reconnaissants de voir sur nos têtes un ciel serein, tandis que de malheureuses tempêtes dévastent d’immenses contrées.
Comme on vous écoute avec plaisir !
C’est vrai, Rose !… Parlez encore, monseigneur !
J’ai tout dit. (Il fait avancer Schnaps.) Et n’est-ce pas déjà, beaucoup, que nous ayons pu rire un moment de cette cocarde, de ce bonnet et de cet habit, qui ont fait tant de mal dans le monde ?
Oui, il a une bien drôle de mine M. Schnaps !
Oui, bien ridicule !
Il faut que j’en passe par là. (Il lorgne le laitage.) Si seulement, avant ma retraite, j’osais m’adjuger l’autre moitié de la contribution patriotique !
Vous n’aurez pas cette satisfaction.
- ↑ Goethe a écrit en prose cette burlesque satire des excès révolutionnaires.