Le Gouvernement de la défense nationale - La Conquête de la France par le parti républicain/02
PAR LE PARTI RÉPUBLICAIN
De ces sommets qui élèvent au-dessus de lui leurs hauts promontoires de calme, le Midi apparaît bas et vaste, comme une mer déroulant la faible houle de ses ondulations aux caresses du soleil, et, comme sous de légers embruns, lumineux sous une poussière d’or. Les montagnes qui le dominent au Nord ne lui font pas une barrière continue : elles laissent ouvertes deux brèches par où il contourne leur base et pénètre au-delà de leur rempart. Entre le fossé de la Gironde et le mur du Cantal, les vallées du Périgord et du Quercy communiquent de plain-pied par plusieurs couloirs, et font insensible le passage d’une région à l’autre : ce sont les petites entrées du Midi. La grande s’ouvre entre le Massif central et les Alpes, où la vallée du Rhône laisse pénétrer largement, jusqu’aux abords de Lyon, le climat de la plaine chaude.
Dans ces contrées la vie circule plus rapide et plus ardente. Là, une double partialité de la nature supprime les plus dures servitudes qui, ailleurs, absorbent, dans les sollicitudes du pain quotidien, le temps et les pensées : car elle accroît la fertilité du sol et diminue les besoins de l’homme. Il échappe aux dépenses qu’imposent le froid rigoureux, le sol humide, le jour obscurci, à l’usure que les climats hostiles font de la richesse la plus précieuse, la santé. Contre cette destruction quotidienne il a moins besoin de cette défense réparatrice qui, dans le Nord, incite si aisément à la gloutonnerie et à l’ivresse. L’atmosphère qui épargne les corps répand une vertu, car elle entretient la sobriété générale. Là, le soleil est le législateur suprême des habitudes et des caractères, autant que des heures. La maison bien close qui, dans le Nord, est le centre de l’existence, n’en est ici que l’accessoire : entre ses murs, où le charme de la contrée hospitalière ne pénètre pas, l’homme tient à l’abri ce qu’il possède, mais aime moins à s’enfermer lui-même. Une existence attirée au dehors par les actes mêmes de la vie domestique, rend plus continu le voisinage des habitans. Le travail mieux récompensé laisse plus de temps libre pour le plaisir et le plaisir aussi rassemble les populations. Des fêtes nombreuses interrompent la monotonie des jours ouvrables, et toutes, sous les cieux des arènes, dans les rues décorées des villes, par les gais sentiers des pèlerinages, promènent des chants, des farandoles, des cortèges, et associent la joie des multitudes à la joie de la nature amie. Enfin, à certains instans, l’activité même du plaisir, comme celle du travail, accable, et cette lassitude enseigne le goût et l’art du repos. C’est encore au dehors que se passent le plus souvent ces heures d’immobilité. Il n’est pas de bourgade qui n’ait sa place plantée de vieux arbres. Sous leur feuillage, quand il fait une tache noire sur la blancheur du sol, les oisifs cherchent abri contre les flèches éblouissantes de la lumière embrasée. Et, tandis que le corps se repose, échanger des nouvelles, des idées, ou seulement des propos, est la ressource de tous les âges et de toutes les conditions. Ainsi ces populations vivent d’une vie publique où la puissance permanente est la parole. Or le sujet où les gens de toute profession trouvent toujours de l’intérêt à dépenser, du nouveau à apprendre, des controverses à soutenir, au moins de grands gestes à faire et de grands mots à prononcer, est la politique. La politique doit donc prendre là une importance qu’elle n’a pas ailleurs. Le contraste est complet entre les populations du Nord à la voix sourde, à l’accent lourd, à l’esprit réfléchi dont la lenteur semble paresseuse, et les populations méridionales aux curiosités impatientes, au verbe clair, facile, intarissable. Dans les cités du Nord, le siège séculaire des intérêts communs est « l’hôtel de ville » : conçu pour le service d’assemblées restreintes, les principaux des métiers, des corporations, des quartiers, il est prêt à recevoir les représentans de la population pas la population elle-même. L’espace clos et couvert qu’il faut pour la contenir et l’abriter des intempéries ne se trouve pas aisément ; où il se trouve, s’en assurer la disposition ne fût-ce que quelques heures, coûte trop pour que ces assemblées soient fréquentes ; les rendez-vous ordinaires de la pensée pour le peuple sont les cabarets où il ne s’assemble que par petits groupes, où chaque rendez-vous coûte, cens que les plus ordonnés et les plus misérables ne peuvent payer : ainsi manquent les rencontres où s’enflamment les passions collectives Dans les villes du Midi, le forum d’ombre est ouvert à tous, assez vaste pour tous, attire tous à l’assemblée plénière et quotidienne où ils peuvent raisonner et déraisonner à leur gré. Ce n’est pas le vin, c’est la parole qui fait l’ivresse sobre du Midi. Orateurs, ils se la versent les uns aux autres, et si assembler les hommes est les émouvoir, nuls ne doivent être aussi agités, parce que nuls ne sont si habituellement réunis. Et comme la foule s’amasse, s’informe, se passionne sur la place publique, elle achève de s’exalter par le spectacle de sa force toute prête, elle aspire à l’action, et c’est tout un pour elle de la désirer et de l’entreprendre. De là les ressources qu’elle offre à ses meneurs, de là le caractère soudain, parfois irrésistible, de ses mouvemens et de ses excès.
D’ailleurs cette région de lumière et de chaleur n’est pas partout semblable à elle-même. Toute plate qu’elle paraisse, elle se relève près des montagnes auxquelles elle s’appuie, et, par deux pentes insensibles, incline vers l’Océan et vers la Méditerranée. Son versant occidental, qui touche aux Cévennes silencieuses, à l’Espagne hautaine, aux Landes tristes, au golfe inclément de Gascogne, est ceint de gravité. Sortis de ces flots et arrêtés par ces montagnes, des nuages voilent parfois le ciel, et le sol recueille abondante l’eau des sources et des pluies. La masse des habitant a pu fixer sa demeure au milieu des domaines qu’elle cultive, et habite des métairies éparses à travers les campagnes. Le souci de se rapprocher pour se défendre ne préoccupe pas les habitans de la région qui, en France, a été le moins envahie. Entre Bordeaux et Toulouse, les villes importantes ne dépassent guère trente mille habitans et sont peu nombreuses. Dans le versant oriental, les hautes bornes des Cévennes et des Pyrénées s’abaissent et disparaissent : vide de ces obstacles, il s’élargit, des plaines où se hâte le Rhône aux grèves où dort la Méditerranée, et se termine aux pieds des Alpes qui le séparent de l’Italie. Entre les inépuisables réservoirs des glaciers et de la mer, il manque d’eau. Celle que la chaleur de son soleil évapore de la mer et suspend dans les nuages est d’ordinaire emportée au loin ; les torrens qui des Alpes tombent dans des lits tour à tour trop étroits et trop larges, s’écoulent tout d’un coup, et les inondations ne sont pas un remède à la sécheresse. Bien que les profondeurs du sol gardent une humidité cachée, la surface de la terre se crevasse et poudroie sous les brûlures du soleil. Rares sont les sources, rares les campagnes où la population puisse vivre dispersée. Les cultivateurs le plus souvent n’habitent pas sur les terres qu’ils exploitent, ils s’y rendent pour le travail, mais ont leur demeure où l’eau, non moins nécessaire que le pain, est, soit offerte par la nature, soit captée. Plus elle est rare, plus autour d’elle les groupes sont denses ; les paysans eux-mêmes vivent réunis, non par villages, mais par petites cités. Cet intérêt eût suffi à accroître la population et à réduire le nombre de ces centres[2]. L’histoire aussi a contribué à les former. Le nom même de la Provence rappelle son origine. Elle fut la première province conquise par Rome hors de l’Italie. Rome étendait sa puissance comme elle l’avait commencée, elle fondait des villes, chacune de ses colonies était une petite Rome. Celles qui se succédaient sur les rivages de la Méditerranée et les bords du Rhône, furent comme les pierres milliaires de la voie que la civilisation se frayait à travers les Gaules vers la barbarie germaine à dompter. Quand cette barbarie, devenue la plus forte, suivit en sens inverse cette route vers la civilisation à piller, malheur aux isolés : il n’y avait de salut que pour les forteresses capables d’opposer aux invasions en marche des enceintes bien closes et des défenseurs nombreux. Cette autre nécessité contribua à masser derrière ces retranchemens la population obligée de combattre pour vivre. Même quand cette anarchie se fut changée en ordre et les barbares en chrétiens, les bords de la Méditerranée demeurèrent exposés aux descentes des Arabes » puis des Turcs, puis des Barbaresques ; le salut était encore la réunion des habitans en groupes assez forts pour se protéger contre les enlèvemens et les rapines. Tout ici a contribué à faire une région de cités. Les petites couronnent les hauteurs jadis protectrices, abritent les paysans dans une enceinte de murs et de tours qui ont vu les barbares, et sont encore debout. Les villes établies dans des régions de mines ou sur les routes du commerce, sont devenues de grandes cités. Plusieurs, de 70 000 à 100 000 âmes, voisinent, entre Lyon et Marseille, les deux plus populeuses de France après Paris.
Ces différences entre les deux régions du Midi ont contribué à la diversité entre les deux principaux types de la race : le Gascon et le Provençal. Le Gascon est un Méridional qui a les jours de soleil pour s’échauffer, et les heures de pluie pour se refroidir, les assemblées pour entrer dans les passions collectives, et la solitude pour rentrer en lui-même. Dans les premières, ardent, enthousiaste, il se donne ; dans la seconde, calculateur avisé, il se ressaisit. Après avoir pris et répandu la fièvre des paroles, il voit qu’en invoquant la cité, la patrie, l’humanité, la plupart s’occupent de leur avantage particulier, et que faire autrement serait ignorer ses semblables et se trahir lui-même. De ces élémens contraires s’est formé un être complexe qui s’agite en gestes de premier mouvement, mais pour accomplir des actes de mûre réflexion, reste maître de soi quand il semble le plus entraîné par les autres, et, avec une générosité d’attitude et de paroles pour les idées désintéressées, pousse habilement sa fortune.
L’intérêt aussi est le conseiller intime du Provençal : qu’on cite, par toute la terre, la contrée où l’homme ne songe pas d’abord à soi ! Mais l’homme du Midi sans nuages et sans eau, n’a point autant que le Gascon, des retraites et de l’indépendance pour méditer sur les suites de ses actes. Plus incessamment mêlé aux autres hommes, il échappe moins à l’influence des passions collectives au milieu desquelles il vit, il n’a pas le temps de se mettre en garde contre elles, il est plus dupe lui-même, plus spontané en ses élans, plus uni aux multitudes qui l’emportent et qu’il accroît. Cet instinct qui lui sert de raison le gagne aux formules absolues, oratoires, logiques, violentes qui séduisent les foules. Même dans les petites cités et dans les populations rurales, il pousse aux programmes audacieux qui d’habitude sont acceptés seulement par les populations ouvrières des grandes villes : il est, dans les grandes villes, solidaire de ces foules pour qui, à certaines heures, la politique devient démente, comme un accès de fièvre chaude.
La différence de caractère entre les deux peuples du Midi fut visible dans leur attitude envers la révolution nouvelle.
Bordeaux est la capitale du Midi calme. La ville comptait dans son port et dans ses chais un peuple de manœuvres, gens au sort précaire, à la cervelle légère et à la main lourde ; sa bourgeoisie même tenait depuis quelques années rigueur à l’Empire, elle avait élu un conseil municipal d’opposition et un député républicain ; le 4 septembre, elle n’avait plus de troupes, et la garde nationale n’était pas disposée à se battre pour Napoléon[3]. Les révolutionnaires avaient donc toute licence d’agir. Mais eux-mêmes étaient là comme prisonniers dans la douceur des habitudes. Ils s’attaquent seulement aux statues ; celle de Napoléon est renversée à la place où il avait dit : « L’Empire, c’est la paix. » Mais personne ne tente de déposséder le conseil municipal. Le premier élu qui prend les fonctions de maire est un libéral assez peu farouche pour avoir été décoré par l’Empire : nul ne songe à lui reprocher cette faveur du pouvoir déchu. Lui-même se dit l’interprète de tous en demandant pour préfet Larrieu, le député de la ville, et celui-ci prend possession de son poste sans difficulté. L’opinion est assez tranquille pour que trois serviteurs connus de l’Empire, Haussmann, Jérôme David et Forcade de la Roquette ne craignent pas de se montrer à Bordeaux[4]. Plus assoupie encore est l’opinion dans les départemens voisins et leurs petits chefs-lieux. La plus importante de ces villes, Pau, vient d’élire un conseil municipal où. les libéraux et les républicains sont entrés de compagnie. La révolution donne le pas aux républicains, et le conseil nomme une « commission politique » de trois membres dévoués au nouveau régime. Ils pressent la nomination d’un préfet, le gouvernement choisit l’un d’eux, il sait que leur parti est trop modéré et trop peu nombreux pour devenir un embarras[5]. A Mont-de-Marsan, à Agen, les chefs de la démocratie ont moins d’importance encore ; et le gouvernement, sans qu’il paraisse les exclure et qu’il risque de se les aliéner, ne songe à aucun d’eux pour administrer le pays. Il envoie comme préfets à Mont-de-Marsan un professeur de Versailles, à Agen un avocat de Paris : ils remplacent sans obstacle les préfets impériaux, qui sont restés en place jusqu’au 8 septembre sans opposition[6]. Dans le Tarn et l’Aveyron, nord montagneux du Midi, le calme descendu des hauteurs s’étend jusqu’à Decazeville et à Carmaux : on accueille en silence deux avocats parisiens : Audry nommé à Rodez[7]et Frédéric Thomas à Albi[8]. Le Lot demeurerait dans la nonchalance de sa douceur tranquille, si à Cahors n’était né Gambetta. L’étudiant attardé du quartier Latin a longtemps été jugé par ses compatriotes sur la modestie de son origine, sur la vulgarité de ses allures : sa faconde ne suffisait pas à lui faire honneur dans une contrée où, plus que l’eau, la parole coule de source. Mais l’éclat soudain d’une éloquence qui s’était en quelques mois imposée aux magistrats, aux électeurs, aux députés, avait appris le grand homme à sa province. Lui ministre, quelque zèle de ses compatriotes en faveur de la République devenait pour eux sans péril, non sans profit, et Cahors avait un conseil municipal d’hommes modérés, mais qui, élus contre la liste officielle, devaient à cette petite guerre un petit air d’opposition. Malgré toutes ces opportunités d’agir, il faut pour donner le branle, une énergie venue du dehors. Le journal libéral du Lot a pour rédacteur un homme étranger au pays, Esmenard du Mazet : c’est lui qui provoque un attroupement, le conduit à la préfecture, somme le préfet de remettre ses pouvoirs. Mais à peine s’est-il déclaré préfet lui-même, la force au nom de laquelle il commande se dissout. Le journal qu’il dirige, appartient à M. Calmon, ancien serviteur et partisan fidèle de la monarchie parlementaire ; les républicains craignent d’avoir, en suivant Esmenard, servi les orléanistes ; pour les ambitieux de l’un et de l’autre parti, Esmenard est étranger, donc intrus. Une réaction que les bonapartistes favorisent se produit en faveur de l’ancien préfet, le vicomte de Jessaint. Celui-ci s’abandonne en philosophe aux Ilots contraires qui, suivant l’heure, le portent et le déposent, et enfin l’abandonnent. Esmenard reste : court triomphe ! Les amis de Gambetta pressent le ministre de choisir un préfet parmi ses concitoyens, et se proposent eux-mêmes. Après six jours de débats entre les influences, Esmenard doit céder la place, le maire de la ville devient l’administrateur du département, « aux acclamations chaleureuses » d’une population qui, par son assentiment successif à tout, prouve son indifférence[9].
Au sud du Lot, commence la contrée sur laquelle Toulouse domine. Une influence d’agitation plus bruyante s’étend de cette capitale à ses villes satellites. Montauban compte un petit nombre de républicains perdus dans une population qui, le 12 août, a composé de conservateurs son conseil municipal. Mais ces républicains, poussés par la contradiction à exagérer leurs doctrines, remuent à leur gré quelque lie populaire. Dès le 4 septembre au soir, les principaux d’entre eux se présentent au conseil municipal comme « commission municipale, » et demandent à s’adjoindre à lui « pour maintenir l’ordre dans la ville. » Le conseil accepte. Mais le lendemain, sous prétexte de nouvelles manifestations qu’ils favorisent, ils déclarent qu’ils ne peuvent partager le pouvoir avec les complices de l’Empire : le conseil, après un court conflit, prend peur et disparaît devant eux. Ils agissent de même avec le préfet, s’imposent à lui sous le nom de « commission départementale. » et, dès qu’il les a acceptés, le supplantent. Ils sont maîtres quand la préfecture est confiée par le gouvernement à M. de Freycinet. Cet ingénieur s’était renfermé dans ses fonctions, tant que l’Empire avait été une monarchie absolue : satisfait par les réformes libérales, il s’était présenté avec succès au conseil général du Tarn-et-Garonne, et l’Empire, qu’il s’abstenait d’attaquer, ne l’avait pas combattu. Il n’en faut pas plus aux exaltés de Montauban pour le déclarer « réactionnaire, » signifier qu’ils ne l’acceptent pas, et prévenir que, s’il paraît, la commission départementale se retirera. Freycinet s’installe : la commission, au lieu de se retirer, prétend rester à côté de lui et qu’il lui obéisse. Il refuse, et, durant une semaine, administre seul le département paisible. Les démagogues du chef-lieu vont être convaincus d’impuissance : la démagogie toulousaine leur vient en aide. Sollicité par eux, le proconsul qui gouverne la Haute-Garonne, Duportal, télégraphie au gouvernement, le 13 septembre : « Pour éviter une émeute à Montauban ce soir, il est indispensable d’adjoindre provisoirement la commission départementale du Tarn-et-Garonne au préfet de Freycinet[10]. » Le soir même, la préfecture de Montauban est entourée par des groupes de populaire ; les meneurs, introduits près de M. de Freycinet, exigent « la révocation en masse des municipalités du département et la création d’une commission préfectorale dominant le préfet. » Comme le préfet continue à refuser, ils réclament sa démission immédiate, déclarant que, s’ils ne l’obtiennent pas, la foule mettra la préfecture à sac. M. de Freycinet ne veut ni être le prétexte de violences qui pourraient ne pas s’arrêter là, ni commencer son administration par une guerre ouverte contre les amis publics du nouveau régime. Il demande au gouvernement un successeur. Le gouvernement, pour ne pas retomber dans les mêmes embarras, choisit un candidat fait pour plaire, non à la grande majorité des administrés qui se tait, mais à l’infime minorité qui s’agite : il nomme Flamens, un ami de Clemenceau et de Lissagaray[11].
Dans le Gers, les conservateurs, disciplinés par l’influence de Cassagnac, ont aimé l’autorité jusqu’à la dictature, préféré le régime du 2 décembre à celui du 19 janvier ; et, par réaction, les partisans d’un autre gouvernement ont été poussés vers la démagogie. Mais elle n’a de chefs qu’à Auch, et, même à Auch, n’a pas de troupes, car ils se sont présentés seulement comme des amis de la liberté, pour obtenir, aux élections municipales du 10 août, les suffrages de la ville la plus avancée. Cette ville reste, le lendemain du 4 septembre, aussi peu tumultueuse que les campagnes[12] : les révolutionnaires impatiens du pouvoir n’y seront pas portés par un élan populaire ; ils ne peuvent s’y glisser que par leurs propres manœuvres. La première est de s’imposer, par leur titre de républicains, au conseil municipal et, délégués par lui, de s’offrir au préfet impérial comme des auxiliaires. Celui-ci accepte leur concours, dans l’espérance qu’ainsi il prévient toute division. A peine admis, ils prétendent connaître toutes les dépêches du gouvernement ; le préfet veut garder pour lui les dépêches contenant des instructions, « à cause du caractère confidentiel qu’elles peuvent parfois revêtir. » L’occasion du conflit est saisie aussitôt. Le chef de la commission, Jean David, lié avec les hommes qui viennent de prendre l’autorité à Paris, leur dénonce le préfet et leur demande « des pouvoirs. » Dès la veille, le maire révélait la pensée du parti par cette dépêche au ministre de l’Intérieur : « N’envoyez aucun commissaire ; chargez au besoin David. » Mais le gouvernement, pour terminer ce petit conflit à huis clos, remplace le préfet de l’Empire, sans donner la place au candidat des républicains locaux. Il craindrait un manque de mesure dans le triomphe et dans les représailles, si un de ces vaincus, longtemps tenus à l’écart et rudement traités, devenait maître où il avait souffert : mieux valait, comme dans les républiques italiennes, choisir un arbitre étranger qui donnât raison à la minorité, mais l’empêchât de se venger elle-même. Le préfet envoyé de Paris, Montanier, ami de Ranc, ne pouvait être suspect aux avancés : c’est son ardeur qui tient le pays pour suspect et, dès l’arrivée, le dédaigne en deux mots : « population apathique[13]. »
La race des Hautes-Pyrénées, plus montagnarde, plus vigoureuse, réserve son énergie pour la vraie guerre, ne mêle pas les disputes de pouvoir aux tristesses de la défaite ; elle respecte l’autorité nécessaire à diriger la défense, que cette autorité soit aux mains du préfet impérial, ou que ce préfet ait pour successeur le journaliste républicain Eugène Ténot. Tous deux rendent témoignage à ce sentiment[14]. Mais, si tout cela est bien français, ce français a l’accent du Midi. L’apparence théâtrale, l’expression oratoire des sentimens, même sérieux, abusent les nouveaux venus, étrangers au pays, et leur font entendre plus encore que les gens n’ont voulu dire. Le préfet Ténot est dupe de cette méprise, quand il déclare les mobiles pyrénéens « résolus à mourir jusqu’au dernier, plutôt que d’abandonner un pouce du sol national, » et triomphe de « l’adhésion solennelle faite à la République par les autorités militaires, armée, magistrature, administration, municipalité, clergé, évêque en tête[15]. »
Dans l’Ariège, la race est la même, et semblables sont les sentimens. Mais il y a, en plus que dans les Hautes-Pyrénées, une petite oligarchie de démocrates. Eux seuls parlent et agissent, et c’est pourquoi il n’est pas question de défense nationale, mais de revanche politique. Tenus à l’écart par le suffrage universel, ils saisissent l’occasion inespérée d’atteindre sans lui le pouvoir. Le triomphe de la République à Paris leur donne un prestige soudain pour sommer les fonctionnaires démoralisés de se démettre à leur profit, et ce succès leur permet d’affirmer au gouvernement que la volonté générale les a impérieusement portés où ils sont et où ils veulent rester. Nulle part de si minuscules escortes n’ont suivi les meneurs, et nulle part les meneurs ne se sont plus audacieusement sacrés au nom du suffrage populaire. À Foix, leur chef Anglade annonce au « citoyen ministre de l’Intérieur » qu’il a été « appelé par la population du chef-lieu de l’Ariège pour proclamer et constituer la République, » et que « les chefs d’administration sont venus se mettre à sa disposition, connue commissaire provisoire nommé par la population. » Le coup de main est si facile qu’il réussit même dans les chefs-lieux d’arrondissement : à Pamiers, Vigne, ancien député de 1848, est « porté triomphalement à la sous-préfecture[16]. » Les occupans semblent si résolus à chicaner sur leur dépossession, et ils sont si incapables d’opposer une résistance à toute autre volonté du gouvernement, qu’il les laisse en place.
À l’Est de ces contrées, le sol par la plaine du Languedoc unie à la vallée du Rhône, penche vers la Méditerranée. Dès les « marches » de cette région, à des extrémités opposées de la Drôme, des Alpes-Maritimes, de l’Aude, on sent passer un souffle plus impérieux.
A Valence, bien que la ville ait peu d’ouvriers, l’agitation de Lyon se propage, et, le 4 septembre, avant onze heures du matin, le préfet impérial a déjà dû dissiper plusieurs manifestations. A quatre heures du soir, avant de connaître les événemens de Paris, les adversaires de l’Empire, appuyés sur le conseil municipal, ont assez d’impatience pour courir le risque et proclamer la République. Les chefs du parti républicain, eux-mêmes dirigés par l’avocat Malens, se déclarent « Comité exécutif » et s’imposent au préfet, tandis que le conseil municipal destitue et remplace le maire, les adjoints, et que la garde mobile se mutine contre ses officiers. Malens, dès qu’il connaît la révolution de Paris, annonce à Paris celle de Valence, et, en homme qui n’aime pas à attendre, télégraphie, le S avant midi : « D’où vient qu’aucune réponse n’a été faite au comité exécutif de la Drôme ? » Le lendemain le comité cesse de la demander et avertit en ces termes qu’il s’en passera : « Nous n’accepterons pas une longue coopération de fonctionnaires impériaux ». Le 4, il s’installait près du préfet pour collaborer avec lui ; le 5, il prétend le remplacer ; le 6, il l’expulse. Malens révoque de même le secrétaire général, les conseillers de préfecture, exige que toutes les dépêches de service adressées aux fonctionnaires lui soient remises, accorde à la garde mobile l’élection des officiers. Tout plierait devant lui, sans la résistance d’un règlement plus inflexible que les hommes. Les fonds de l’Etat ne peuvent être gérés que par des mandataires réguliers ; quand Malens veut engager les dépenses nécessaires aux services publics, les agens des finances, qui deviendraient responsables s’ils cédaient, refusent. Il lui faut donc être investi par le gouvernement, auquel il mande, le 7 septembre, « l’urgence de donner la signature au président du comité. » Le gouvernement préfère la donner, avec le titre de préfet, à Peigné qui, étranger à la Drôme et gendre de Crémieux, aura deux raisons pour une d’être docile et sûr. A son arrivée, Peigné résume la situation en ces mots : « Bien reçu par tous, Malens excepté : il voulait être préfet. » Mais si Peigné, pour rester maître, déclare que « l’administration préfectorale doit être composée d’étrangers, » il estime « très important d’éviter des conflits, » et, pour les prévenir, conclut que « les autres fonctions peuvent être confiées aux patriotes du département[17]. »
Une agitation plus forte, aux causes plus multiples, troublait l’ancien comté de Nice. Il n’était français que depuis 1860. Les Niçois s’étaient unis à la fortune de l’Empire. La défaite enlevait à la France son principal titre à leur attachement : notre infortune leur semblait un abus de confiance, et la tentation était née de mettre à profit le désastre pour abandonner ceux qu’abandonnait le bonheur. La rivalité entre républicains et conservateurs se compliquait là d’une lutte entre partisans de la France et fauteurs d’un retour à l’Italie : complication d’autant plus dangereuse que, dans chacun des partis politiques les partis nationaux se heurtaient, et dans chaque parti national les partis politiques. Les plus nombreux des Niçois qui souhaitaient le retour à l’Italie, — et c’était la majorité de la population annexée, — étaient des conservateurs attachés aux institutions monarchistes ; mais une minorité, non moins italienne de cœur, avait pour idole le plus bruyant citoyen de Nice, Garibaldi, et comme lui voulait la république et la révolution. Les partisans de la France n’étaient pas moins divisés. Les Niçois d’origine les plus fidèles à leur nouvelle patrie avaient beaucoup reçu, et attendu plus encore, de Napoléon III : leurs souvenirs et leurs espoirs protestaient contre l’avènement de la République. Elle était au contraire souhaitée par les Français d’origine qui habitaient Nice. Les principaux avaient contre la dictature du second Empire cherché refuge dans la ville, alors italienne. Quand elle était devenue française, ils y étaient demeurés en sûreté, puisque l’Empire se sentait assez fort pour devenir doux, mais eux n’avaient rien pardonné. Le 4 septembre, ils voulurent substituer, aux fonctionnaires du régime déchu, un comité choisi par eux et soutenu par leur journal, le Réveil de Nice, et ne se demandèrent pas si ce n’était pas servir d’autres passions qu’ils condamnaient. Rien de violent n’avait chance de réussir, sans les Niçois républicains-de programme, mais séparatistes de volonté. Certains que tout gouvernement de la rue serait à eux, ils se laissent pousser par des Français à une action contraire à la France. Le préfet Gavini les devine, les devance et, dès le matin du 5 septembre, à délégué ses pouvoirs au Conseil général. Là, les cantons de l’ancien comté avaient pour mandataires des hommes du pays, Français d’annexion ; mais l’arrondissement de Grasse, joint au comté pour former le département des Alpes-Maritimes, n’avait pour conseillers que des Français de race, et grâce à eux cette assemblée offrait plus de garanties que la municipalité de Nice. Le Conseil général désigna cinq de ses membres pour l’administration provisoire du département. Ce dépôt, confié par le mandataire de l’ancien gouvernement aux mandataires réguliers de la population, et reçu par ceux-ci pour le transmettre au gouvernement nouveau, ne laissait à l’imprévu nulle fissure par où pénétrer. C’est pour interrompre cette transmission, où s’évanouissaient les chances révolutionnaires, que fut tentée, le 5, une émeute. Les agitateurs français comptaient à peine : elle pensait et parlait en italien. Elle force les portes des prisons, attaque les commissariats de police, la gendarmerie, tente de brûler le drapeau national, d’autant plus inquiétante que les mobiles niçois se mêlent à elle et à ses excès. La révolte se propage dans les petites cités ; surtout démagogique sur la rive droite du Var, à Cannes, à Grasse, surtout italienne sur la rive gauche, à Menton, où le commissaire de police est blessé. Les délégués du Conseil général font de leur mieux : à Nice, grâce au dépôt du 37e de ligne, que soutient la garde nationale, l’ordre est rétabli. Dès que ces quelques escouades de soldats ne sont plus nécessaires à Nice, elles courent à Menton où elles apportent le calme : il se fait de lui-même à Grasse et à Cannes. Mais partout il est précaire, parce qu’aux soldats manque le nombre, et à la garde nationale la volonté de se défendre contre certaines tentatives. Le 6 septembre, les commissaires du Conseil général télégraphient que l’arrivée de Garibaldi est attendue à Nice ; c’est l’homme qui a toujours flétri comme un « odieux marché » ; la cession de sa ville natale, et déclaré « sa Nissa » toujours italienne : sa venue donnerait à la rupture, qu’il le voulût ou non, le signal et le chef. Or les commissaires du Conseil général déclarent que « la garde nationale, quoique parfaitement disposée pour le maintien de l’ordre, n’offrirait pas de résistance. » Des lors apparaît la complication des embarras : toute opposition des républicains français au gouvernement, en faveur d’une république plus violente, favorisera les desseins des révolutionnaire ? qui veulent changer non seulement de gouvernement mais de nation, et la menace de cette république rend les classes conservatrices plus désireuses de l’éviter par le retour de Nice à l’Italie. Italien d’origine et fixé à Nice, le père de Gambetta se montra Français en conseillant à son fils de choisir un préfet en dehors des « comités locaux qui s’organisent et qui pourraient s’entrechoquer. » Nul ne leur est plus étranger que le journaliste parisien Pierre Baragnon quand, nommé le 7, il arrive le 8. Mais il se sent isolé et faible en face de ces forces, incapable d’agir contre elles, ni sans elles, et, dès le 10, mande qu’il lui faut « des pouvoirs complets, avec hommes du pays[18]. »
L’Aude est un de ces départemens auxquels plusieurs villes rivales donnent plusieurs têtes, chacune assez forte pour se sentir humiliée de suivre, impatiente de devancer, et ces émulations locales accroissent l’élan révolutionnaire. A Carcassonne, le parti démocratique a pour grand homme Marcou, victime du 2 décembre, et ce parti vient de l’emporter aux élections municipales. Dès le 4 septembre au soir, Marcou, dans sa cité, proclame la République, « suivi d’une foule nombreuse de citoyens enthousiastes, prend possession de la préfecture, » et notifie son avènement par une dépêche du « citoyen commissaire de la République acclamé par les citoyens de Carcassonne au citoyen ministre de l’Intérieur. » Narbonne aussi a son grand homme, Raynal, qui, en Espagne le 4 septembre, rentre aussitôt dans sa ville et télégraphie : « Réception enthousiaste, populations entières sur pied. Attends instructions précises indispensables pour agir efficacement ; » et, comme Marcou, il signe : « commissaire de l’Aude. » Mais il a moins de confiance dans cette consécration spontanée, car, le 8, il télégraphie à Gambetta : « Ami, vous avez songé à mes collègues et je suis oublié », et à trois autres membres du gouvernement : « Que dois-je faire ? quel caractère me donnez-vous ? » Entre l’homme qui s’est proclamé lui-même, parle au nom du peuple, est réclamé comme préfet par le conseil municipal de Carcassonne, au nom de la « tranquillité publique, » et l’homme qui veut tenir tout du gouvernement, le gouvernement n’hésite pas, il nomme Raynal préfet de l’Aude. Là aussi, semble-t-il, tout le prestige des révolutionnaires sur la foule est l’aptitude qu’elle leur prête à saisir au vol le pouvoir vacant : s’il passe en d’autres mains, ils n’ont plus que le crédit d’un joueur malheureux. Même dans sa cité de Carcassonne, Marcou voit la tranquillité publique sanctionner l’avènement de Raynal, et n’a pour complices immédiats de son amertume que ses dépêches. Il mande le 9 : « J’attends Théodore Raynal, le successeur que vous avez désigné pour prendre le poste que le peuple m’avait confié par acclamation. » Et comme Raynal n’est plus pressé, depuis qu’il est pourvu, et se fait attendre, Marcou, le 12, exhale dans ses derniers mots de préfet un dernier reproche : « Je ne peux consentir à accepter plus longtemps la responsabilité d’une administration dont l’autorité officielle est détruite par votre mesure. » Mais cette retraite est une révolte retardée, les élémens d’agitation survivent et Raynal en a peur. Il tient à ménager les influences locales, au point d’insister dans plusieurs dépêches pour le maintien comme sous-préfet à Narbonne d’un Narbonnais promu à cet emploi par « la commission provisoire[19]. »
Dans les Pyrénées-Orientales, cette importance des chefs locaux apparaît mieux encore. C’est le préfet impérial qui, dès le soir du 4 septembre « et pour maintenir l’ordre, » demande par télégraphe à Paris de nommer à Perpignan maire et adjoints Escarguel, Boluix et Massot, « les chefs du parti républicain ; » et, le 5 au matin, il désigne et obtient pour successeur Pierre Lefranc « à qui les masses obéissent. » Le 6, le vieux républicain s’installe pour organiser la défense. Dès le 8, il télégraphie : « L’esprit public n’est pas bon, il a été profondément corrompu depuis dix-huit ans. Le patriotisme, faible au chef-lieu, est nul dans les campagnes. » Et le 9 : « Le patriotisme ne se composant ici que de passions locales et les républicains, aussi exclusifs que l’étaient hier leurs adversaires, repoussant le concours de ceux-ci, je donne ma démission. » Les républicains en effet se combattent eux-mêmes. Escarguel est avec Lefranc et le veut suivre dans sa retraite. Boluix et Massot, qui s’adjoignent un troisième démocrate, s’établissent en « commission départementale » pour exercer tous les pouvoirs vacans. Leur accord semble se faire sur un de leurs concitoyens qu’ils nomment préfet par intérim le 10 à sept heures du matin, mais, avant quatre heures du soir, ils le déclarent « suspect à la population » et notifient au gouvernement : « Nous resterons à notre poste jusqu’à ce que vous nous ayez envoyé un préfet radical et sûr. » Le 11, apparaît l’intention de sanctionner et de prolonger ce provisoire : « Nous sommes parvenus à dominer la situation délicate et difficile où nous a mis Lefranc, mais les pouvoirs que nous tenons de délégations successives devraient nous être donnés directement par le ministre. » Après avoir présenté au gouvernement comme un mandat du peuple l’autorité qu’ils occupent par droit de conquête, ils voudraient s’affermir auprès du peuple par un mandat du gouvernement. Celui-ci ne saurait les satisfaire sans irriter la faction d’Escarguel ; pour obtenir d’elles la paix, le mieux est de ne donner à aucune le pouvoir ; il ne faut pas moins que cette rivalité pour livrer de guerre lasse le premier poste du département à un administrateur étranger. Jousserandot, qui d’abord nommé à Annecy par inadvertance, a trouvé la place occupée par un autre et erre autour de sa fonction, est nommé à Perpignan et abandonne les Alpes pour les Pyrénées. Lefranc et Escarguel attendent avec impatience la fin des usurpations provisoires, mais non de la dictature, car ils demandent pour Jousserandot « des pouvoirs illimités, » conseillent le même régime « pour tout le Midi. » Malgré la force apparente du parti républicain dans ces contrées, ils ne se trompent pas sur sa faiblesse réelle et n’espèrent que dans la dictature pour transformer comme ils le veulent ces « populations endormies, molles, incapables par elles-mêmes[20]. »
L’Hérault a trois grandes villes : Montpellier, Béziers et Cette. Béziers seule a élu des républicains au conseil municipal. Le 4 septembre trouve Montpellier calme : dès le 5, l’avocat Lisbonne, juif d’allures conciliantes et d’opinions transactionnelles, est nommé préfet et succède au préfet impérial aussi régulièrement que si entre eux il n’y avait pas une révolution. A Béziers, le chef des républicains, le docteur Vernhes, — un de ces démagogues redoutables qui adorent avec joie et inconscience tous les caprices de la foule, un de ces « bons enfans » qu’on croit bons parce qu’ils sont enfans, — est porté par une manifestation à la sous-préfecture et s’y établit. Cette, où les révolutionnaires sont moins nombreux, mais où le port leur fournit des bandes audacieuses et habituées aux hasards dangereux, a pris sa revanche de ses votes conservateurs ; la première, dès le 4 septembre au soir, elle a proclamé la République et dissous le conseil municipal. Selon le rite invariable de ces substitutions, une « commission provisoire » le remplace et annonce, le 5 septembre au matin, à Paris qu’elle « se tient à la disposition de la République. » Les meneurs que ces actes d’initiative ont excités, ne sont pas satisfaits de Lisbonne : ils le jugent tiède. Le 8 septembre, ils vont l’attaquer jusque dans Montpellier où ils promènent le drapeau rouge ; sur plusieurs points de la ville, la gendarmerie a peine à se dégager, un chef d’escadron est blessé au front par un tronçon de bouteille. Néanmoins la fièvre que ces agitateurs apportent de Cette s’éteint d’elle-même dans Montpellier. Il faudrait, pour révolutionner vite, la puissance de l’Etat : c’est vers elle que les démagogues se tournent d’instinct. Sûrs de Vernhes, qui tient encore la sous-préfecture par droit de conquête, ils s’assemblent à Béziers, s’y déclarent « congrès du département, » et, à ce titre, réclament « la nomination du citoyen Delescluze comme commissaire extraordinaire dans le département de l’Hérault et du Gard[21]. » Le gouvernement juge qu’il peut, à moins de frais, sinon satisfaire, du moins contenir ces exaltés. Il confirme Vernhes dans les fonctions de sous-préfet pour mettre à l’attache le révolutionnaire et enlever aux démagogues leur place forte dans l’Hérault.
Le congrès de Béziers avait prouvé que ces jacobins, si jaloux d’être maîtres chez eux, prétendaient l’être aussi chez les autres : ils appelaient une dictature de leur choix, non seulement sur l’Hérault mais sur le Gard. Le Gard en effet ne manifestait, même dans les centres ouvriers d’Alais, aucune agitation, et Nîmes était la seule ville où la démagogie eût trouvé contre ses tentatives audacieuses une résistance armée. Dans la campagne plébiscitaire, les conservateurs l’avaient emporté sur les républicains. La lutte du « oui » et du « non » s’était continuée lors des élections municipales ; les conservateurs avaient été encore victorieux, et, chose insolite ! s’étaient montrés prévoyans. Dans la garde nationale ils avaient trié les hommes les plus énergiques au nombre de trois cents, et les avaient répartis en trois compagnies de, « garde urbaine. » Le 4 septembre, les chefs du parti avancé apprennent, avant l’arrivée des télégrammes officiels et par des dépêches envoyées de Lyon, les événemens, et se préparent. A huit heures du soir, la révolution de Paris est connue du public ; des bandes arborent le drapeau rouge, se portent à la préfecture et à l’hôtel de ville. Elles ne peuvent pénétrer dans la mairie que l’attitude résolue de la garde urbaine suffit à défendre ; mais, à la préfecture, elles désarment le poste et attendent, près d’envahir l’édifice, le signal des meneurs. Ceux-ci pénètrent jusqu’au préfet, se déclarent en permanence auprès de lui, l’invitent, au nom du péril qu’ils exagèrent et sous prétexte d’assurer l’ordre, à remplacer le conseil municipal par une commission, qu’ils désignent et où ils s’assurent l’omnipotence : le fonctionnaire du régime déchu leur paraît garder une autorité légitime pour les glisser, par un acte d’arbitraire, au pouvoir. Le préfet consent. Les commissaires choisis partent pour l’hôtel de ville, précédés par la rumeur qu’ils ont été choisis par Gambetta. Ce bruit, répandu peut-être afin de les rendre plus indiscutables, ne suffit pas, et au contraire, pour que la garde urbaine, de faction autour de la mairie, leur ouvre ses rangs. Elle veut connaître les noms de ceux qui prétendent remplacer les élus de la ville, exige qu’on les lui lise sur la place, les accueille par des protestations de plus en plus vives, et refuse le passage. Elle-même envoie ses délégués à la préfecture et impose une transaction qui associe aux républicains acceptés par le préfet les chefs du parti conservateur. Cette nouvelle commission s’établit à l’hôtel de ville, fait disparaître le drapeau rouge, maintient la garde urbaine et la paix des rues jusqu’au soir du 5 septembre, jour où l’un de ses membres, l’avocat Laget, républicain modéré, est nommé préfet : et celui-ci, dissolvant à la fois l’ancienne municipalité et le conseil provisoire, les fond en une commission qui maintient entre les partis un équilibre équitable et offre des garanties à l’ordre[22]. Exemple de ce que pourraient, s’ils voulaient, les honnêtes gens, aux jours de révolution.
Vaucluse n’a pas de cité si populeuse ni de centres industriels ; le désordre y a moins de partisans, mais l’ordre n’y a pas de défenseurs organisés ; et les premiers n’ont pas besoin de forces, parce que les seconds ne résistent pas. A Avignon, le conseil municipal est composé de libéraux, en majorité légitimistes, que nul ne peut soupçonner d’attachement à l’Empire. Mais le 4 septembre apporte aux républicains l’occasion de prendre le pouvoir que la volonté générale leur a refusé. Dans la foule que la curiosité des nouvelles jette sur les places publiques, ils trouvent une facile complice, impriment une direction à son instinct de mobilité, soufflent les mots à son goût de retentissement. Le souvenir des excès commis dans cette ville, à toutes les époques de troubles, donne une puissance d’intimidation aux gestes, aux cris et aux menaces d’une populace tragiquement célèbre, aux sons du même tocsin qui avait sonné durant des égorgemens historiques. Aussi les conducteurs des manifestations se substituent-ils sans résistance au conseil municipal et au préfet. La ville et le département appartiennent d’un coup à quelques hommes, du droit de leur audace. Ils se mettent en rapport avec Paris comme « un comité provisoire nommé par la population ; » ce comité, en permanence à la mairie, « a délégué trois de ses membres, qui se tiennent également en permanence à la préfecture. » Ils affirment que « tous les pouvoirs, de l’aveu de toute la population, sont concentrés dans les mains de ce comité provisoire ; » le tout pour conclure : « Télégraphiez le plus tôt possible ordre qui régularise une situation acceptée par tous. » Ils désignent l’homme de leur choix, « le citoyen Alphonse Gent, attendu, » réclament pour lui « des pouvoirs extraordinaires » et, jusqu’à sa venue, ces pouvoirs pour « un membre du comité[23]. » Le gouvernement ne veut ni donner un chef important et énergique à l’exaltation locale, ni perpétuer un interrègne qui deviendrait une anarchie. Mais pour que les comités se dissolvent, que la foule se dissipe, que le tocsin se taise, il faut que cette population reconnaisse à sa tête un des siens. C’est un avocat républicain de Carpentras, Poujade, qui, dès le 6, est nommé préfet de Vaucluse.
Voici enfin, répandues à travers tout le pays, la véhémence et la spontanéité des ardeurs politiques et, sinon l’énergie des convictions, du moins la violence du tempérament révolutionnaire : elles règnent sur le littoral de la Méditerranée.
Là gronde une rumeur de foule, profonde et continue comme celle de la mer…
Le Var et les Bouches-du-Rhône sont le foyer le plus ardent de la passion politique. Elle ne s’exhale pas seulement de Marseille, de sa population deux fois plus populeuse, avec ses 400 000 âmes, que le reste du département. Il brûle de son propre feu, sauf la région d’Aix, fertile et calme oasis au milieu de la fournaise. Arles vient d’élire un conseil qui s’appelle lui-même « démocratique radical, » et dans l’arrondissement les habitans sont tous blancs ou rouges[24], c’est-à-dire chauffés au rouge ou chauffés à blanc. Les villes du littoral, agricoles comme Aubagne, commerçantes comme Cassis, maritimes comme la Ciotat, sont rouges. Dans le Var, la grande cité, Toulon, place forte de la marine, est aussi la place forte de la démagogie, qui a pour troupes les ouvriers de l’arsenal ; en face de Toulon, dans la même rade, la Seyne, autre chantier de constructions navales, toute ouvrière par sa population et ses idées, est par l’importance la seconde ville du département ; la troisième est Hyères, voisine et satellite de Toulon. Le chef-lieu minuscule, Draguignan, subirait l’influence au lieu de la donner, s’il ne maintenait son rang par l’intransigeance de ses opinions. Les campagnes ne font pas équilibre à cette poussée, elles s’y ajoutent. Dans les petites villes où vivent les paysans, il n’y a pas d’esprit rural, mais encore l’esprit citadin. Ces paysans ont été les adversaires déterminés du 2 Décembre ; des résistances parfois sauvages ont été comprimées avec une rigueur impitoyable, et celui des leurs qu’on a tué deux fois, Martin Bidauré, demeure vivant dans leur souvenir comme la victime et le symbole de la férocité conservatrice. La sombre histoire de ces temps s’est perpétuée, bien qu’il n’y eût ni réunions ni presse, dans cette multitude toujours groupée, toujours parlante ; et l’imagination, avec de moindres faits, sait grandir des légendes. Sous la peur qui avait vieilli, la haine se retrouvait jeune. Elle s’étendait de l’Empire atout ce que l’Empire avait protégé. L’Internationale ne comptait pas seulement ses 4 000 affiliés de Marseille, ses ouvriers de la Ciotat et de Toulon, elle s’étonnait de ses faciles conquêtes sur les paysans perdus dans les montagnes des Maures[25]. Là donc vibraient le désir, l’impatience, le fanatisme de la République. Ces sentimens ne fussent-ils que ceux d’une minorité, du moins partout présente se renvoyait-elle, des petites villes aux grandes, l’écho de sa voix assez répété et assez bruyant pour faire illusion aux autres, à elle-même, et échanger comme des défis d’audace et de violence. Avant le 4 septembre, les conseils municipaux de ces villes sont déjà républicains : seuls, les maires et adjoints, à la nomination du gouvernement, représentent l’autorité de l’Empereur. Partout les conseils les remplacent par les plus républicains de leurs membres, et n’ont pas besoin d’autre changement pour assurer à la République l’autorité dans leur commune. À Draguignan, le conseil municipal dépose, sans plus de façons, le préfet impérial. Il se déclare en permanence et « délègue trois de ses membres installés à la préfecture, en attendant la nomination du préfet de la République. » À Toulon et à Brignoles des hommes du pays, devenus sous-préfets par invasion à la tête de leurs partisans, le demeurent par décret du gouvernement sur la demande du préfet. Le préfet, lui-même ancien déporté de 1851, Paul Cotte est choisi parce qu’il est le chef des républicains à Draguignan. Si le gouvernement oublie que remettre les fonctions publiques aux chefs d’une faction nombreuse et exaltée est se préparer des embarras ou des capitulations, un intérêt particulier le pousse : Laurier, secrétaire général de l’Intérieur, a été candidat « irréconciliable » dans le Var, et il compte s’y présenter de nouveau. Il n’a pu mener sa campagne d’hier, il ne peut réussir demain que par le concours des influences locales ; en les portant aux fonctions publiques, il paye ses dettes de la veille et s’assure pour le lendemain des agens qu’il rend plus forts sur le suffrage universel. Mais cette raison n’est que la petite : la grande est que le gouvernement ne serait pas sûr d’être obéi, s’il n’obéissait pas lui-même aux maîtres locaux de ce peuple.
Entre le Midi et les autres régions de la France, la dissemblance se précise d’elle-même par ces faits. Dans le reste de la France, chaque homme en face des affaires publiques a surtout conscience de son isolement et de sa faiblesse : il voit extérieure à lui et irrésistible la puissance de l’Etat, et il attend ce qu’elle aura résolu, comme si la manière dont il sera gouverné regardait tout le monde sauf lui-même. Dans le Midi, les mœurs, qui assemblent par une existence plus commune les habitans, leur donnent un autre sentiment de la collectivité et de ses droits. Ils savent que c’est à eux de régler par leur volonté les intérêts généraux, que l’autorité nationale est la somme des énergies régionales, les provinces un groupement de communes, la commune une société de familles et de personnes : habitués à considérer ainsi l’individu comme la source du pouvoir public, ils sont prêts à défendre par leur initiative, partout où ils se trouvent réunis, leur part de souveraineté, et même, pour être seuls maîtres dans leurs municipes et dans leurs départemens, à usurper sur les droits de la nation.
Dans le Midi qui penche vers l’Océan, cette vie politique anime une faible minorité de la bourgeoisie : quelques avocats, médecins, négocians, échappant à l’apathie générale de leur classe, ont soulevé çà et là un petit levain d’opposition. Bourgeoise, leur influence ne s’exerce guère que dans les villes, et ne prépare aucun dessein de réforme sociale. Au moment où l’Empire s’effondre, tombe leur hostilité contre le pouvoir, puisqu’il cesse d’être occupé par leurs adversaires, et ils veulent, comme innovation nécessaire et suffisante, qu’il passe aux mains de leurs amis. Mais ils forment un parti si peu nombreux que, prétendre au pouvoir pour leurs amis, c’est le demander pour eux-mêmes. Cette conséquence leur apparaît et ne les effraie pas. La vie extérieure, la familiarité au moins verbale des populations avec les affaires publiques, ont donné à ces hommes le sentiment de leur copropriété dans le gouvernement, et ils sont prêts à étendre la main sur lui, comme sur leur bien. Sans doute, ils sont isolés et faibles ; mais la faiblesse suffit à dominer où elle ne trouve pas de résistance. Il y a des révolutions où le peuple descend sur la place publique pour agir, celles-là ne peuvent être conduites que par des forts ; il y a des révolutions où le peuple est aux fenêtres pour regarder, celles-là sont à la merci des premiers ou des derniers qui passent. Moins ils comptent sur la volonté générale pour obtenir l’autorité, plus il leur faut prendre d’autorité pour dominer la volonté générale. A l’intérêt du parti s’ajoute l’intérêt des personnes, et au désir de servir des idées l’impatience de récompenser leurs défenseurs. De là les candidatures aux places. Comme dans ces petites factions d’opposans les avocats dominent, les postes de magistrature sont les plus désirés, avec les préfectures et les sous-préfectures auxquelles tous se jugent aptes. Sur ces partages de butin ils font leurs accords et sollicitent celui du gouvernement. Pour obtenir, l’argument est toujours le même : ils se présentent comme investis et capables de garder par le vœu du peuple les pouvoirs qu’ils sollicitent du gouvernement. Mais ils ne sont pas dupes de ce qu’ils disent, ils tentent de convaincre sans croire, prêts, s’ils en imposent, à profiter de leur chance. Mais ils sont trop bons ménagers de leur intérêt pour s’obstiner contre elle. Le gouvernement, éclairé par la rivalité des ambitions qui se trahissent l’une l’autre, refuse-t-il de devenir leur dupe, ils cèdent ; quand ils désespèrent de convaincre, ils font retraite sur des compensations plus faciles à obtenir ; et, s’offrant comme auxiliaires où ils ne peuvent s’établir en maîtres, ils se ménagent accès et influence auprès de ceux que le gouvernement leur a préférés.
Plus on se rapproche du versant méditerranéen, plus nombreux se recrutent les contingens de la politique et plus impérieuses deviennent leurs exigences. Dans la Provence, où ils deviennent une foule, levée non seulement dans les villes mais dans les campagnes, elle imprime aux mouvemens qu’elle sou-, lève son ampleur, son énergie, sa brutalité. Aux ruses et à la souplesse du jeu par lequel les oligarchies gasconnes tentent de gagner au gouvernement de Paris quelques emplois, aux petites tricheries par lesquelles elles enflent leur importance, à la promptitude souriante de leur résignation quand leurs manœuvres n’ont pas dupé, se substitue la revendication impérieuse et obstinée d’une multitude qui croit à son droit et sent sa force. Ce n’est plus seulement une délégation de l’Etat dans les préfectures et les prétoires qui est sollicitée par quelques-uns, c’est l’indépendance qui, même dans les petits municipes, est revendiquée par les populations ; c’est une autonomie locale d’autant plus prête à la revanche sur le pouvoir central, que celui-ci est lointain, né d’une révolution, nouveau, semble moins fort, et que le moindre groupe de paysans assemblés dans leur village a le sentiment exagéré de sa force, la vision immédiate de ses intérêts, la conscience de son droit à gouverner son territoire, c’est-à-dire sa richesse et le siège de sa vie. Cette conviction devient d’autant plus impérieuse que ces groupes comptent plus d’hommes. Dans les grandes villes, où ces foules s’échauffent par leur masse, se croient irrésistibles et, quand le gouvernement leur résiste, semblent croire qu’il se révolte, cette ardeur de souveraineté a toute sa puissance. Elle ne se borne pas à vouloir pour quelques chefs le pouvoir, et pour la foule le spectacle d’une révolution : elle en veut le bénéfice pour tous. Les uns rêvent, chacun à son avantage, le pillage démocratique de l’autorité, de ses fonctions, de ses profits. Les autres aspirent à un changement plus vaste, à une libération collective des classes malheureuses, et cette générosité sociale les rend cruels et impitoyables pour les violences et les ruines dont il faut acheter ce sort meilleur.
Si l’on considère la place et l’étendue de cette région révolutionnaire, on la voit s’étendre largement sur le littoral de la Méditerranée et remplir la vallée du Rhône circonscrite en un grand triangle dont les sommets s’appellent Toulouse, Marseille et Lyon. Emblème de la force occulte qui gouverne la démagogie par la discipline des sociétés secrètes, ce triangle est comme la marque imprimée sur les contrées de la France les plus soumises à ce joug. Et Toulouse, Marseille, Lyon présentent, dans la variété la plus parfaite, les appétits, les ressources et les actes de la révolution. C’est dans ces trois villes à la fois qu’elle a, dès le 4 septembre, éclaté avec le plus d’énergie factice ou vraie, conduite ou spontanée. C’est là que les événemens se sont succédé et se sont glorifiés au grand jour comme conformes aux passions inconscientes de la plèbe et aux calculs réfléchis des meneurs, comme la suite nécessaire de la délivrance et le commencement des destructions nécessaires. Les excès commis dans ces centres retentissans de la vie publique ont acquis aussitôt une force d’exemple, sont devenus un modèle pour les régions à l’entour, ont répandu au loin un rayonnement et la contagion de l’exemple. Enfin, ils ont pris dans chacune de ces villes une gravité et un aspect différens : diversité qui, jusque dans la source des mêmes passions, montre la différence des tempéramens, et témoigne des contrastes toujours maintenus malgré des siècles d’unité entre les races de la nation française. C’est pourquoi l’étude de la conquête républicaine en France trouve son complément et sa synthèse dans le récit des faits accomplis à Toulouse, à Marseille et à Lyon.
Toulouse n’est pas une de ces villes appelées par une vocation évidente à la place où elles se sont établies, et dont la nature ait par avance préparé le destin. Toulouse n’occupe pas une position privilégiée sur les grandes voies du commerce ; elle ne s’est pas fondée près de richesses minières ou à portée de la force qui coule avec les puissantes chutes d’eau ; elle ne doit pas ses progrès et son renom au développement d’une industrie. Elle semble avoir attiré ses habitans par l’accord d’une contrée ouverte, tempérée, gaie et de leur propre caractère, comme s’ils se fussent réunis sans autre motif que l’attrait d’être ensemble où ils se trouvaient bien. Et comme ils avaient compris que le charme des jours grandit avec l’étendue de la pensée, dès l’origine y furent en honneur les sciences qui transforment la vie, les lettres qui l’ennoblissent, l’esprit qui la fait riante. Toulouse ne fut ni un comptoir, ni une fabrique, ni une banque, elle fut une société. Autour de cette société les artisans se groupèrent dans la proportion qu’il fallait pour servir ses besoins matériels, et reçurent par échange quelque chose de sa vivacité, de sa courtoisie, de sa finesse, de sa curiosité universelle, de son aptitude à fondre les sentimens particuliers en une opinion commune.
Un tel caractère ne prépare pas à l’aveuglement servile envers aucun pouvoir. Sur tous elle avait fixé la clairvoyante hardiesse de ses regards. Trop pénétrante d’intelligence pour ne pas reconnaître les vices des divers régimes, trop vibrante de nerfs pour rester impassible aux déceptions, trop douce de mœurs pour apprendre des déceptions les haines destructrices, son originalité était de former ses opinions avec mesure et de les manifester avec véhémence. Si leur force avait pour preuve leur bruit, nulle ville ne serait révolutionnaire à l’égal de cette cité qu’un rien suffit à émouvoir, et dont l’état normal semble d’être hors de soi. Mais la perpétuité de ces ardeurs prouve que, si elles trouvent leurs prétextes fugitifs dans la succession des événemens, elles ont leur cause permanente dans la nature de la population. Il y a un peuplier dont les feuilles s’agitent toujours, leur mobilité n’a pas besoin d’orages, le frisson perpétuel qui, même par les souffles les plus doux, passe sur elles et semble palpiter dans l’arbre tout entier, ne brise pas une branche, ne déplace pas une tige sur la ramure immobile : telle est cette ville en ses instabilités. Pour l’entraîner aux extrémités violentes, il n’y a en elle ni la colère des souffrances sans espoir, conseillères des représailles sans pitié, ni la brutalité d’un sang lourd et cruel. Nulle n’est moins asservie aux instincts brutaux que cette race affinée et sobre où ne s’épaissit pas la chair ; et pas davantage ne connaît-elle les maladies noires de l’esprit qu’elle n’a ni tragique, ni sombre, ni même grave, mais accommodant, et optimiste. Son habitude et son goût d’être heureuse se fie, même dans les difficultés du présent, aux bienveillances de l’avenir ; ses instincts de bonté et de quiétude redoutent, des violences politiques, l’effort, la tristesse et la laideur. Au contraire sa belle humeur se plaît à découvrir le comique mêlé par la vie aux tragédies même, sa verve le saisit, sa puissance d’amplification le magnifie. L’exercice de cette philosophie sans illusions et sans fiel la distrait et la désarme ; elle sait un peu de gré aux fautes qui ont fourni l’occasion à la finesse de ses critiques, à l’entrain de ses résistances, et trouve que tout n’est pas mal dans les maux dont on s’amuse. Aussi est-elle plus incommode que dangereuse aux pouvoirs : son mouvement trouble leur sommeil sans menacer leurs droits, et son ironie s’attaque à leur prestige sans vouloir leur mort.
Telle s’était montrée Toulouse sous le second Empire, dès les élections municipales de 1865. Elle avait nommé des bourgeois un peu frondeurs, pas révolutionnaires, et partisans de libertés modérées. L’Empire, encore autoritaire, tenait surtout rigueur à ces vœux mesurés, parce que leur modestie même était faite pour leur gagner des partisans. Le conseil toulousain fut presque aussitôt détruit et remplacé par une commission municipale. La brutalité de la mesure était provocante : dès que la loi de 1868 sur la presse permit à Toulouse la riposte, le Progrès libéral fut fondé par les libéraux, et l’Emancipation, ancien journal des révolutionnaires, reparut avec son programme et son rédacteur. Celui-ci était Armand Duportal ; ses opinions lui avaient valu la transportation à Lambessa ; que leur constance eût été vaincue par un an d’épreuves, qu’il eût offert la paix à l’Empire contre une place de bibliothécaire ou de sous-préfet, qu’il fût demeuré ennemi pour n’avoir pas été agréé comme serviteur, on l’a prétendu plus tard, mais alors aucune attaque ne contestait l’unité de cette vie, et il ne témoignait qu’une ambition, celle de n’être dépassé par personne en formules jacobines, socialistes et athées. Si, par ces outrances, il offensait la raison de ses concitoyens, il séduisit d’abord, par un air de courage et de force, leur goût de rhétorique, et par son enseignement quotidien outra peu à peu les opinions d’une partie de ses lecteurs.
Ce mélange des libéraux et des révolutionnaires fut rendu plus intime par l’affaire Baudin. Le Progrès libéral et l’Émancipation avaient tous deux adhéré à la souscription pour « le martyr » du 2 décembre ; tous deux furent poursuivis et défendus ensemble par M. Jacques Piou, déjà, malgré sa jeunesse, un maître du barreau et un chef de l’opposition. Ils furent acquittés. Le gouvernement donna ordre au procureur général de faire appel. Ce magistrat, le baron Séguier, n’était pas de ceux qui se soumettent au « fait du prince ; » la souscription ne lui semblait pas un délit : plutôt que de requérir contre sa conscience il renonça à sa charge. Il y a des instans où le geste d’un homme suffit à révéler l’usure d’un régime. L’Empire était désavoué par une seule personne ; il sembla qu’avec elle une force morale se retirait de lui. Ainsi se préparèrent à Toulouse les élections générales de 1869. Les candidatures officielles furent combattues à la fois dans la Haute-Garonne par les hommes du Progrès et par ceux de l’Émancipation. Les uns et les autres échoueront. L’artificieux tracé des circonscriptions, qui divisait Toulouse entre toutes et noyait les suffrages de la ville dans ceux des campagnes, assura le succès du gouvernement. Mais, à Toulouse, les trois quarts des suffrages s’étaient prononcés contre lui, et de cette majorité les deux tiers avaient choisi les candidats de l’Émancipation ; le nom de Rémusat, symbole des idées moyennes, avait groupé moins de voix que celui de Duportal. Par le plébiscite, Toulouse ne donna à l’Empire que 9 128 « oui » contre 12 550 « non » et 9 350 abstentions. Là, plus encore, les modérés, partagés entre toutes les réponses, et ne montrant nulle part leur masse tout entière, parurent inégaux à leur nombre et inférieurs aux révolutionnaires qui firent bloc sans scrupules, menèrent la campagne et par elle accrurent leur prépondérance. Il était donc naturel que, trois mois après, quand les municipalités furent renouvelées, le choix de Toulouse se portât sur la liste soutenue par l’Émancipation.
Attaqué par le gouvernement, ce scrutin était annulé, le 3 septembre, par le conseil de préfecture. Mais dans la nuit du 4 au 5, réunis à l’Émancipation, les élus déclarèrent non avenue la sentence d’une juridiction brisée avec l’Empire, et décidèrent que, nommés par Toulouse, il leur appartenait d’occuper la vacance du pouvoir. Dès le matin du 5, la foule s’amasse sur la place du Capitule, enfonce les portes du monument pour ouvrir à ses mandataires l’hôtel de ville. Le Conseil proclame au balcon la République et se divise en deux commissions : l’une gouvernera la ville, l’autre le département. La première se déclare en permanence au Capitole et désigne pour maire Gatien-Arnoult, professeur à la Faculté de droit, un de ces républicains qui ne poussent pas aux violences, mais se laissent pousser par elles. De la place on réclame des armes, que la municipalité promet : aussitôt une partie de la foule court à l’arsenal et, moitié de gré, moitié de force, obtient 2 000 fusils. Des conseillers municipaux président à l’égal partage entre les quatre cantons de la ville. Mais, pour assurer quelque régularité dans la distribution, ces surveillans délèguent le pouvoir qu’ils ont pris, et nomment sur l’heure les capitaines de la garde nationale. Les conseillers, républicains avancés, donnent les grades à ceux qui pensent comme eux, et ceux-ci remettent les armes à ceux qu’ils jugent sûrs. Ainsi, dès le 5 septembre, la première mesure réclamée pour la défense de la nation aboutit à l’armement d’un parti[26]. La municipalité, comme le dit Gatien-Arnoult, concilie de cette sorte son double devoir de corps « élu régulièrement et acclamé révolutionnairement[27]. »
Tout est révolutionnaire dans le mandat de la commission qui, pour étendre la main sur le département, court à la préfecture et n’a pas à disputer la place au préfet, déjà disparu. Les cinq membres dont elle se compose sont une élite d’irréconciliables. Elle se donne pour président un récidiviste des rigueurs politiques, frappé en 1851 par les commissions mixtes, en 1858 par la loi de sûreté générale, l’avocat Manau ; et Manau « fait part » au gouvernement qu’ « elle a reçu tous les pouvoirs administratifs, politiques et judiciaires, » comme si cette autorité, définitivement conférée par Toulouse, existait indépendante de Paris. L’audace à usurper, la jalousie à retenir lui sont en effet nécessaires, car aussitôt elle s’exerce au profit exclusif de ceux qui l’ont saisie. Certes, si l’on eût interrogé le peuple, il n’eût pas dit que la guerre la plus essentielle à soutenir en ce moment était contre la magistrature. Si, dans les procès politiques, les juges s’étaient montrés des serviteurs plus que des arbitres, hors ces cas exceptionnels, ils inspiraient par l’impartialité de leur caractère comme par la dignité de leur vie, confiance et respect. Seuls, les agitateurs et les agités qui, par la plume, la parole, les attroupemens ou les conspirations, avaient attaqué l’Empire, pouvaient se plaindre des sentences. Mais les représentans imprévus de la Haute-Garonne, solidaires de l’Émancipation, avaient à venger les condamnations du journal ; et parmi eux quelques membres du barreau, avocats habituels des accusés politiques, avaient reçu plus d’une fois les contre-coups des rudesses peu ménagées à leurs cliens. Frapper les magistrats à leur tour était d’abord goûter la satisfaction des représailles, ensuite, par des destitutions, ouvrir des vacances et peut-être succéder aux exclus, double avantage. Aussitôt cette ardeur de suspicion politique et d’ambition personnelle devient le grand souci. La dépêche où Manau annonce à Paris la création de la commission est adressée au ministre de la Justice ; ou y présente « la délégation des pouvoirs judiciaires » comme la plus urgente à exercer, et les magistrats du parquet de Toulouse comme les « persécuteurs de la démocratie, et de la presse républicaine. » La population, émue et irritée, désire ardemment leur révocation immédiate. Il importe, dans l’intérêt de l’ordre, que satisfaction soit donnée sans retard à l’opinion publique. « Nous allions nous-mêmes procéder provisoirement à cette révocation et au remplacement de ces fonctionnaires ; mais nous avons jugé convenable auparavant de vous demander un télégramme autorisant les mesures que nous croyons urgent de prendre. Nous l’attendons. » Au milieu de ses premiers soins, le gouvernement n’a pas le loisir de répondre. Dès le lendemain, le procureur général et le procureur impérial de Toulouse sont révoqués par la commission et Manau, son président, annonce au ministre la mesure par ces mots : « Nous avons dû considérer votre silence après notre dépêche comme une approbation[28]. »
Le départ du préfet et l’expulsion de ces magistrats font les premiers vides où les républicains de Toulouse vont trouver place. Pour défendre leur droit de naufrageurs à l’aubaine des naufragés, il y a près du gouvernement un Toulousain qui de vive voix complète et appuie. Duportal, enfermé à Paris dans la même prison que Rochefort, et délivré par surcroît le 4 septembre, trouva auprès de Favre, de Crémieux et de Garnier-Pagès l’accès dû à un compagnon de 1848, auprès de Gambetta la familiarité d’un client politique avec l’avocat de son dernier procès, auprès du gouvernement tout entier l’influence que les révolutionnaires exerçaient dès ce premier jour sur les modérés. Il réclame la part de ses amis et la sienne, insinue que dans la Haute-Garonne il faut céder pour n’avoir pas à combattre, que le calme ou l’agitation populaire dépendent là de quelques meneurs maîtres de la foule, et que le plus sûr est d’intéresser ces meneurs à défendre le gouvernement en défendant leurs places ; Gambetta, porté par ce qu’il avait d’italien dans le sang à ces combinaisons, voulut d’abord s’assurer de l’homme qui, le plus hardi et maître du journal le plus répandu, pouvait devenir l’ami le plus incommode, et il ne jugea pas qu’en faire le préfet de la Haute-Garonne fût payer trop cher Duportal.
Le marché, conclu aussitôt qu’offert, ouvrait lui-même d’autres risques. Remettre cette fonction à un tel démagogue semblait livrer la Haute-Garonne à la démagogie : cette apparence ne suffirait-elle pas à indisposer les partisans d’une république sage ? Le plus connu d’entre eux était M. de Saint-Gresse. Comte, il appartenait par sa naissance à la noblesse authentique, et par son choix à la démocratie, pour laquelle il était Saint-Gresse. Il s’était uni à elle sans rompre avec des principes transmis par l’hérédité : le contact de politiques moins rigoristes à certaines licences n’avait jamais porté atteinte à la parfaite correction de sa vie ; il croyait à la raison humaine avec les républicains, à la Providence divine avec les catholiques ; il espérait obtenir des premiers une liberté loyale et généreuse qu’il voulait pour tous. Avocat, son éloquence était, comme sa robe, flottante, solennelle et toujours prête. Appartenant par quelques liens aux partis divers, offrant à tous sécurité par ses doctrines et confiance par sa conduite, cher à ses compatriotes par la facilité de ses allures et la pompe de sa rhétorique, il pouvait devenir la voix de la déception publique et donner à la ligue des honnêtes gens un chef républicain, d’autant plus redoutable. Mais que lui aussi reçût une fonction, elle serait un gage donné en sa personne aux modérés de toute couleur. Fût-il seul à penser ainsi, pourvu qu’il acceptât, les mécontens seraient comme décapités. Or, en chassant de son siège le procureur général, les initiatives révolutionnaires avaient rendu vacante une charge pour laquelle Saint-Gresse, jurisconsulte suffisant, orateur facile, caractère intègre, était fait, et qui n’était pas moins faite pour lui ; car elle offrait à un homme dépourvu de fortune et près de l’âge où la confiance en l’avenir décline avec les forces, un asile honoré et brillant. Dès le 6 septembre, Saint-Gresse était procureur général, et Duportal prenait possession de la préfecture.
Les natures despotiques n’ont pas besoin d’avoir été contredites pour deviner les obstacles menaçans pour leur toute-puissance. Duportal vit de suite ce qu’il avait à craindre de la commission départementale. Usurpatrice, par sa création même, de tous les droits exercés par le préfet impérial, elle ne pouvait agir ni décider, sans soulever par chacun de ses actes autant de conflits avec le préfet républicain. Et dans ces conflits, Duportal pressentait la disgrâce la plus dure pour un démagogue, si, aux mesures qu’il prendrait au nom de l’État, la commission opposait des mesures révolutionnaires et tournait contre lui, comme contre un transfuge, le parti avancé. Or la commission serait ce que la feraient deux de ses membres qui en étaient les maîtres, Manau et Cousin, tous deux hommes de palais, donc, s’ils le voulaient, hommes de chicanes. Manau, à qui l’Empire avait fait l’honneur de le traiter en adversaire dangereux, devait son importance à ces rigueurs. Elles avaient tendu toute sa volonté vers les représailles. Sauf ces extrémités de ses épreuves et de ses sentimens, rien en lui que d’ordinaire, et cette médiocrité avait complété sa fortune. C’est la marque et parfois la faiblesse des forts, qu’ils comptent sur eux seuls pour faire leur chemin et leur place. Manau, conscient qu’il n’était pas de ceux-là, avait d’instinct cherché hors de lui la force où se joindre, voulu porter son petit ruisseau à une grande rivière et être porté par elle. Né pour servir, il s’attachait plus aux opinions des autres qu’aux siennes, observait avec scrupule la discipline des paroles et des actes. Son indépendance, qui ne supportait aucun joug de l’Empire, les acceptait tous des frères et amis, et son goût de solidarité avec des compagnons sûrs l’avait conduit à rétrécir son parti aux proportions d’une faction et d’une secte. Tel était aussi Cousin, et si une persécution moins violente l’avait laissé plus obscur, cette ombre couvrait une nature plus violente. Manau épuisait toute l’ardeur de la sienne dans sa haine contre l’Empire : pour le reste, il se contentait de recevoir l’impulsion révolutionnaire ; Cousin était homme à la donner. Sans fortune, sans principes, sans scrupules, il avait le perpétuel grief des irréguliers de la vie contre tous les hommes qui ne leur ressemblent pas et contre les institutions qui les menacent. Mais si les haines religieuses et sociales avaient pénétré plus profondes en Cousin qu’en Manau, tous deux étaient également incapables de résister à leurs compagnons ordinaires, à une poussée de la foule ; et si la violence révolutionnaire leur offrait par surcroît une chance de s’élever en se vengeant, ils pouvaient devenir un embarras. Eux aussi devaient être annulés. Duportal les connaissait : il conclut que le meilleur moyen de les annuler était de les nantir.
Avocats, ils avaient sinon les aptitudes, au moins les titres indispensables à l’exercice des charges judiciaires. Dans la magistrature de Toulouse, où les révocations n’avaient pas seules fait des vides, l’âge venait d’ouvrir la vacance la plus importante : le premier président, M. Piou, était arrivé à la retraite. Manau prétendait à la succession, Duportal la demanda. Que le candidat convînt tout à fait pour la charge, c’est ce dont ne s’inquiétait guère le préfet, assez révolutionnaire pour qu’il lui plût même, en pourvoyant aux emplois, de continuer une œuvre destructive et d’amoindrir les défenses sociales par les défenseurs préposés à leur garde. Lui-même s’est expliqué sur cet acte : « Je l’ai fait sans sourciller, tant, pour obtenir au proscrit Manau la réparation qu’il ambitionnait, étaient médiocres mon souci de la fonction et mon désir d’en relever l’éclat par le fonctionnaire[29]. » Dans sa dépêche aux ministres, il disait présenter Manau « d’accord avec Saint-Gresse. » Saint-Gresse s’était contenté de proposer Manau pour procureur de la République, et, soucieux de réserver la Première Présidence à un plus digne, l’avait demandée pour lui-même. Procureur général, il était à la merci d’un gouvernement incertain dans sa direction et dans sa durée, il sentait tout ce que l’inamovibilité ajoute de prestige et de mérite à une fonction, il vit l’avantage de changer celle qui peut-être lui serait reprise demain, contre celle qui lui apportait une propriété incommutable. Il pouvait exprimer ce désir, sans qu’il parût aspirer trop haut. L’ascension difficile était celle qui l’avait de la barre élevé au parquet de la Cour ; maintenant, il était de plain-pied avec le fauteuil de la Première Présidence et n’avait plus qu’à s’asseoir. Il avait donc sur son compétiteur tous les avantages, et il lui suffit de demander pour obtenir. La souple habileté des Gascons à saisir les chances de fortune ne fut pas plus souple en ce vainqueur qu’en son concurrent évincé. Manau, sans perdre son temps en bouderie contre l’auteur de sa déconvenue, comprit que la nomination du premier président ferait vaquer le poste de procureur général, que celui-là aussi était enviable, que Saint-Gresse ne manquerait pas de l’y pousser, heureux de faire largesse à son coreligionnaire avec une fonction abandonnée pour une meilleure. En effet, Manau devint procureur général. Dans ce changement, un autre encore trouva place, et Cousin fut nommé procureur de la République.
Telle fut, tandis que les Allemands s’avançaient sur Paris, la grande affaire de Toulouse ou du moins de ceux qui parlaient en son nom. Sans doute il fut aussi question de défense nationale, mais Duportal y pourvut par la distribution de fusils aux habitans reconnus pour républicains sûrs. C’est ce qu’il appelait « organiser la garde nationale pour la défense de l’ordre dans la République et pour la République. » Les seules mesures que les meneurs de Toulouse tiennent pour essentielles sont d’assurer l’avenir à leur parti, en s’assurant à eux-mêmes le pouvoir. Ils ont su se défendre contre les compétitions du dehors et se réserver la terre natale, ils ont réuni l’autorité politique, l’autorité judiciaire, en des mains presque toutes accoutumées à servir sous le nom de République la Révolution, et enfin la population la plus exaltée de la ville est seule en armes, en forces pour imposer à eux-mêmes les pires excès et appesantir le joug sur une majorité incapable de résistance.
Et néanmoins cette situation provocatrice de tous les désordres ne les produisit ni contre les personnes, ni contre les biens. C’est le caractère des hommes qui résiste à la pente des événemens, et ici apparaissent, dans la capitale d’une race, les ardeurs calculatrices et le calme retentissant des Gascons. Pour les plus haineux ennemis de l’Empire, pour les plus fougueux apôtres des nouveautés politiques ou sociales, le mal le plus intolérable du passé était qu’ils fussent relégués parmi les suspects, au lieu d’être admis au nombre des chefs. Ils viennent d’obtenir pour eux la revanche qu’ils réclamaient pour tous, l’essentiel des changemens nécessaires leur semble accompli, et ils prennent en patience le reste des imperfections humaines. Les emplois sur lesquels ils se sont jetés les possèdent, ils viennent d’engloutir d’un coup une proie plus grosse qu’eux, ils la digèrent, gonflés, ne songeant ni à se mouvoir ni à mordre. Nulle part cette enflure calmante n’apparaît mieux que dans le discours d’installation[30]où Manau laisse parler sa joie et célèbre « le triomphe du droit et de la justice manifesté par ce qu’il y a de plus moral au monde, la réparation. » C’est le 14 janvier 1871 qu’il parle ainsi : la France est à bout de force et Paris de résistance, toutes les lois de l’Empire sont debout, pourtant la réparation « attendue depuis vingt ans » est accomplie, parce que Manau reçoit, pour prix de fidélité républicaine « l’immense honneur » d’un grand poste. Il a sa revanche. Lui-même, l’adversaire le plus déterminé de la société établie, Duportal ne songe pas à transformer ses anciennes revendications en actes. Devenir l’autorité où il était la révolte, recruter la magistrature dont il avait été la victime, surveillent noter les généraux dont l’épée a contenu et blessé son parti, est une victoire où il laisse fondre les haines et paresser les autres exigences. Les symboles extérieurs de son pouvoir, les marques du respect, le luxe de la résidence, la délicatesse de la table l’enveloppent de leur flatterie continue. Réparation est faite en sa personne à tous ceux au nom desquels il dénonçait l’iniquité sociale, et les prolétaires ne lui semblent plus si oppressés et si faméliques, depuis que leur représentant commande et ne manque de rien.
Eux-mêmes ces mécontens dont le sort reste précaire comme la veille, dont les colères n’auraient pas à redouter un pouvoir rigoureux, et dont les bras sont armés par lui, ne se montrent ni cupides ni sanguinaires. Il suffit pour les apaiser qu’ils soient par privilège les gardiens de la République, qu’un symbole de changement brille avec ces armes et ces galons refusés aux conservateurs, réservés aux démocrates. Il suffit pour réjouir le présent qu’ils aient le moyen de défendre, contre les dangers obscurs de l’avenir, les vagues dogmes de leur orthodoxie sociale. Ils occupent leur oisiveté en parades, mettent leurs griefs en chansons, et s’amusent au bruit d’une révolution chargée à blanc comme leurs fusils.
Enfin la population mise en joue ne se sent pas en péril. Trop semblable à ceux qu’elle contemple pour ne pas se reconnaître en eux, elle démêle sans colère les petits intérêts des ambitieux, s’intéresse à leurs manèges, prend plaisir aux jolis sauts qui d’un coup les portent aux sommets de leurs rêves, et sait que leur victoire, ayant besoin de repos, n’est pas immédiatement menaçante. Pourquoi craindre trop à l’avance ? Elle comprend la piété d’imagination qui exalte le parti avancé, et sa jalousie de veiller sur le régime depuis si longtemps attendu par lui. Elle voit que ces purs, s’ils font les farouches, ne sont pas des méchans ; que, s’ils se montrent terribles, ils le sont en acteurs ; et, même quand la pièce lui donne un petit frisson, elle se souvient qu’un peu de peur peut être un plaisir. Elle sait que sur les bords de la Garonne il faut beaucoup de pluie pour inonder la plaine, beaucoup de gestes pour faire une blessure, et que le tonnerre y gronde volontiers sans tomber.
ETIENNE LAMY.
- ↑ Voyez la Revue du 15 août.
- ↑ Ces différences ont été constatées dans l’Enquête sur les conditions de l’habitation en France, les maisons-types, avec une introduction de M. Alfred de Foville. Ministère de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes. Paris, Ernest Leroux, 1894, t. I.
Les maisons-types dans le département du Lot (notice de M. Petit, premier commis des Contributions directes, à Cahors).
« Les habitations, généralement construites au centre de l’exploitation, sont très disséminées dans la plaine ; dans la montagne, au contraire, elles sont groupées en villages et hameaux, séparés quelquefois les uns des autres par des distances considérables. » (p. 288)
Les maisons types dans le département de Tarn-et-Garonne (notice de M. Huvier, inspecteur des Contributions directes à Montauban.)
« Les agglomérations importantes sont assez rares, sauf les vingt chefs-lieux de canton et 1RS trois chefs-lieux d’arrondissement. Autrefois, les habitations se groupaient en hameaux dans certaines régions : on peut dire que, aujourd’hui, la tendance inverse domine ; beaucoup de ces hameaux sont presque abandonnés, les maisons y tombent en ruines et on construit plus loin, sur sa terre, au milieu de son bien, si cela est possible. » (p. 282)
Les maisons-types dans la région de Carcassonne (notice de M. Pullé, membre de la Société des Arts et Sciences de Carcassonne).
Les habitations « se serraient autrefois les unes contre les autres et formaient des agglomérations établies à l’origine autour du château seigneurial dont elles dépendaient. Ainsi se formaient les villages éloignés les uns des autres, isolés en hiver par suite de la chute des neiges, de sorte que les habitans étaient enclins à se rapprocher, à se condenser pour se prêter mutuellement un secours qu’ils n’auraient pu aller chercher au loin. »
« Aujourd’hui, la création des routes amène les habitans à se déplacer. Ces maisons ne sont plus accolées. » (p. 255)
Les maisons-types du Var (lettre de M. Martre, directeur des Contributions directes).
« Dans le Var, les chefs-lieux de communes tiennent plutôt de la ville que du village proprement dit. Les maisons ont plusieurs étages… dans les hameaux, les habitations n’ont généralement qu’un étage. »
« Les constructions rurales très spacieuses ne sont pas en grand nombre dans le Var, où les cultivateurs habitent peu la campagne et rentrent volontiers dans les villages après leurs travaux. C’est ce qui rend les communes si populeuses. » (p. 258)
Les maisons-types de l’arrondissement de Toulon (notice de M. Jolliet, contrôleur principal des Contributions directes à Toulon).
« Bien que la région dont je me suis occupé soit peu étendue, le terrain y est tellement tourmenté que rien n’y est uniforme, et il est bien difficile de dire si les maisons tendent à se serrer les unes contre les autres ou si elles sont plus ou moins dispersées. Dans les communes du nord et du nord-est, les villages sont échelonnés le long du ruisseau du Capeau, et il n’y a que très peu d’habitations éparses. Tous les habitans restent fixés au village et vont de là, chaque jour, travailler leurs terrains.
« Dans les communes un peu plus en plaine, celles du midi et de l’ouest, les maisons éparses sont beaucoup plus nombreuses. » (p. 251) - ↑ Le Préfet impérial télégraphiait de Bordeaux, le 4 septembre, 4 heures soir : « Désordres graves à Bordeaux. Pas de troupes et la garde nationale refuse de marcher. On vient de jeter à bas la statue de l’Empereur. Bourlon de Rouvre. » Id., 1030-1031.
- ↑ Id., 1031.
- ↑ Le Préfet impérial écrit le 7 septembre, de Pau : « Le département est tranquille, l’ordre n’y a été troublé nulle part. L’opinion publique préoccupée avant tout de la défense nationale. Le Masson. » Le Préfet républicain écrit, le 8 : « . Tout est calme… Nogué. » Id., 1251.
- ↑ Des Landes, le Préfet impérial de Pebeyre mande, le 7 septembre : « L’ordre règne dans mon département ; » et le 10, le Préfet républicain : « République proclamée. Population calme et confiante… Hippolyte Maze. » 1085. Du Lot-et-Garonne, le Préfet impérial écrit, le 7 : « Le département comprend la gravité des circonstances, il est calme et résolu… Baron de Montour ; » et le 13, le Préfet républicain : « Tout va et ira bien… Audry. » Id., 1139.
- ↑ Le Préfet impérial mande, le 7 septembre : « La situation de l’Aveyron ne laisse rien à désirer au point de vue de l’ordre public… Nau de Beauregard. » Le 8, le Préfet républicain : « Impossible de consolider la République et d’organiser le gouvernement de défense nationale, sans pleins pouvoirs aux préfets pour dissoudre les conseils municipaux, destituer les municipalités et les juges de paix. Oustry. » Id., 801.
- ↑ D’Albi, le Préfet impérial télégraphie, le 6 septembre : « < Aucun incident à signaler… l’ordre règne. Loire. » Le 8, le Préfet républicain : « Confiance grandit. République plus sympathique chaque jour. Frédéric Thomas. » Id., 1372.
- ↑ Id., p. 1133 à 1136.
- ↑ Id., p. 1003.
- ↑ Id., p. 1378 à 1379.
- ↑ Le Préfet impérial constate, le 5 septembre, que « la tranquillité publique n’a été troublée sur aucun point du département… Labrousse. » Le 6, le maire de la ville télégraphie : « Ordre parfait. » Id., 1025.
- ↑ Id., p. 1025 et 1026.
- ↑ Le 4, le Préfet impérial écrit : « Les habitants du chef-lieu sont profondément attristés par nos revers, mais ils ne sont pas abattus… De Cabarieu. » Il atteste le 6 les bonnes dispositions du département. Le 8, Ténot : « Ordre parfait et résolution. » Id., p. 1255.
- ↑ Id.
- ↑ Id… p, 786 et 787.
- ↑ Id., p. 972 à 976.
- ↑ Id., p. 752 à 753.
- ↑ Id., p. 791 à 793.
- ↑ Id., p. 1261 à 1263.
- ↑ Id., p. 1035 et 1036.
- ↑ Id., p. 987 à 988.
- ↑ Id., p. 1405 à 1406.
- ↑ « A Arles et dans tout l’arrondissement dont cette ville est le chef-lieu, les divisions politiques sont peut-être plus tranchées que partout ailleurs. Les habitans y sont blancs ou rouges, selon la dénomination qu’ils se donnent entre eux. Il faut leur rendre cette justice qu’ils ne se doivent rien pour l’exaltation de leurs opinions, je dirais presque pour les excès dont les uns et les autres sont capables. » Rapport du premier Président à la cour d’Aix. Annales, t. IX, p. 208.
- ↑ Un de ses agens les plus actifs, Bastelica, écrivait, le 28 avril 1870, à Guillaume de Neufchâtel : « Je suis de retour d’une excursion parmi les populations révolutionnaires du Var… J’ai acquis cette fois la preuve invincible, irrécusable que les paysans pensent et qu’ils sont avec nous. Ainsi j’ai fondé en trois jours de marches forcées et pénibles à travers un pays des plus montagneux, cinq sections stratégiques autour desquelles rayonne toute la contrée, Saint-Tropez, la Garde-Freinet, Cogolin, Collobrières et Gonfaron. »
- ↑ « On les distribuait d’une manière peu régulière et sans beaucoup d’ordre. Ce moment ne le comportait guère. Cependant un conseiller municipal au moins par canton présidait à cette distribution. Ils improvisèrent alors capitaines des hommes qu’ils connaissaient et ces hommes donnaient des fusils aux premiers de ceux qui se présentaient et qu’ils connaissaient aussi. » Gatien-Arnoult, déposition, Annales, t. 24, p. 160. — « Le 5, on prit 1 000 fusils, le 6 on en donna encore 1 000 ; on les distribua à raison de 500 par canton aux plus pressés et, par suite, à bien des gens tarés ou trop exaltés qui n’auraient pas dû être armés. » Colonel de Crouttes, directeur de l’arsenal. — Id., t. 20, p. 239.
- ↑ Annales, t. 24, p. 162.
- ↑ Id., p. 1000.
- ↑ La Commune à Toulouse, par Armand Duportal, Toulouse, 1871, Paul Savy.
- ↑ Procès-verbal de l’installation de M. de Saint-Gresse premier président et de M. Manau procureur général à la Cour d’appel de Toulouse. Toulouse. Bonnal et Gibrac, 1871.