Le Gorilloïde/03
J’aurais fini, messieurs, s’il ne me fallait encore effleurer, ne fût-ce que d’un mot, la partie la plus épineuse de cette étude, et aborder la conclusion que vous attendez de nous. Je l’indiquais au début de cette causerie, et l’opinion publique, avec des passions adverses, a déjà posé le problème : Le Gorille descend-il de l’Homme ?
Je sais trop combien cette seule hypothèse a soulevé de protestations indignées, et comment on nous accuse d’attenter au respect de notre race, que le Dieu créateur a façonnée à son image. Je sais trop combien la question est ardue, scabreuse, au point de vue social, religieux, mondain ! Messieurs, elle ne l’est pas au point de vue scientifique : nous étudions la vie sous ses multiformes aspects, nous l’étudions sans parti pris et sans fureur, afin d’en dégager, autant qu’il se pourra, les grandes lois qui président à la progression des êtres. D’ailleurs, pour rassurer les plus légitimes scrupules, je vous dirai tout d’abord ma réponse personnelle à la question posée : Non ! Le Gorille ne descend pas de l’Homme.
La raison en est simple : l’Homme a disparu, et nous venons de contempler sa ruine. Or, s’il était vraiment notre ancêtre, il existerait toujours, puisqu’il existerait en nous, par nous, qui représenterions ici-bas sa vie perpétuée. Donc, puisqu’il plaît à quelques-uns de considérer cette descendance comme une humiliation pour nous et comme un avilissement de notre dignité, rayons-la des hypothèses, messieurs, j’y consens.
Mais si nous ne descendons pas de l’Homme, est-ce à dire que nous ne descendons pas, lui et nous, d’un ancêtre commun ? S’il ne fut pas notre aïeul, est-ce à dire qu’il ne soit pas notre parent, une sorte de frère aîné ?
Vous ririez davantage encore si je vous disais qu’autrefois, dans les siècles quintaires, l’espèce humaine a pu sourire comme vous faites, et s’indigner aussi, à la seule idée d’une parenté avec nous ! Alors, elle rayonnait dans toute sa gloire, tandis que nous nous débattions encore dans les limbes de l’animalité, et que nous tâchions péniblement à dégager notre conscience. Elle nous méprisait, sans doute, se refusait à reconnaître aucun lien entre elle et nous, ne voyait en nous que des bêtes, et, qui sait ? nous enfermait peut-être dans des cages.
Je plaisante, messieurs. Mais si l’Homme a pu contester jadis la fraternité des deux races, et nous renier parce qu’il doutait de notre perfectibilité, nous ne saurions à notre tour raisonner de même sorte, puisque sa puissance intellectuelle se présente à nous comme un fait accompli. Moins que lui, nous avons le droit de nier des similitudes évidentes, et plus qu’à lui, la nécessité s’impose à nous de confesser que des caractéristiques communes engendrent des possibilités communes. Parmi les myriades d’espèces qui vivent ou vécurent, nulle n’est plus voisine de la nôtre. Le temps seul nous a séparés. Comme nous, il a parcouru les étapes de son évolution normale, parallèlement à nous, mais antérieurement à nous. Il a monté plus vite, il est redescendu plus tôt.
Son ascension, messieurs, nous la connaissons aujourd’hui : cette branche des Simiens, issus eux-mêmes des Prosimiens, qui étaient nés des Marsupiaux, remonte lentement, par les Promammifères, jusqu’aux Dipneusties, jusqu’aux Gastréades, et le Mollusque inférieur la rattache aux Zoophytes, aux Algues, au Protoplasma originel. Sans doute, messieurs, l’Homme a protesté, en son temps, contre une origine si humble, et n’a pas voulu admettre qu’elle était aussi la plus noble, puisque la bassesse de l’extraction procure la montée laborieuse, et qu’elle honore celui qui monte. Qu’il n’ait pas consenti plus que nous à reconnaître cette vérité, cela encore est probable. L’orgueil de cette race si avancée dut être égal au nôtre, sinon plus fol encore, et nous pouvons prêter toutes les outrecuidances aux êtres dont le crâne avait su acquérir la forme que voici !
Qui d’entre nous dira les rêves éclos là-dedans ? Peut-être l’Homme s’est tenu, comme nous, pour une créature angélique, supra-terrestre, et qui n’avait rien de commun avec le reste de la vie ! Les Hommes, avant nous, ont cru peut-être que le monde était créé pour eux, qu’un Dieu veillait sur eux, que les étoiles brillaient pour embellir leurs nuits, et que leur existence était la raison finale de toutes choses ! Peut-être ont-ils cru comme nous posséder en eux le principe d’une âme immortelle ?…
Cette opinion nous égaie aujourd’hui, et cependant, messieurs, si grotesque qu’elle nous apparaisse, nous n’hésitons pas à la renouveler pour notre propre usage.
Pardonnez-moi, je vous en prie, s’il m’est impossible de ne pas noter le vice fondamental du raisonnement qu’on nous oppose : lorsque nous constatons, pour deux branches d’une même famille, le même processus, n’est-ce pas illogique de l’admettre pour l’une en le niant pour l’autre ?
Je ne vois rien d’amoindrissant pour nous à être les parents des Hommes, qui furent majestueux dans leur époque comme nous le sommes dans la nôtre ! Je ne perçois rien d’humiliant dans l’honneur d’avoir suivi comme eux la route du progrès.
C’est l’Orgueil qui manifeste ici, et je m’adressais à la Raison !
L’orgueil a perdu l’Homme ! L’orgueil est la force qui crée au début, et qui tue à la fin ! Il sied à ceux qui poursuivent la tâche, et messied quand la tâche est faite ! L’orgueil devant l’œuvre accomplie s’appelle de la vanité !
Est-il bien sûr que les plus hauts soient aussi les plus grands, et que nous sachions mesurer notre œuvre à sa juste mesure ? Dans les âges où l’Homme s’infatuait de sa puissance, bâtissant des cités et des mots qui ont disparu avec lui, le modeste corail bâtissait un monde et des empires, qui ont triomphé de la mer et sur qui nous vivons !
Pourquoi nous irriter, messieurs ? Voyons plus large autour de nous ! Tout se meut et travaille, dans la nature fraternelle ! Rien ne stationne, et le progrès est incessant pour tous. Car le progrès n’est pas, comme d’aucuns le pensent, l’apanage exclusif des créatures intelligentes ; il s’applique à tout ce qui vit, aux plantes, aux bêtes, aux astres, aux idées ; il est la fonction même de la vie ; il est la vie en marche, et voilà pourquoi rien ne le retarde ni ne l’arrête : il va et doit aller ; il est irréductible et nécessaire, incessant et d’ordre divin, comme les grandes lois de la gravitation universelle, dont il procède et résulte, messieurs, et qu’il continue en nous, autour de nous, et partout à la fois ! C’est lui qui traça la filière des groupes et des êtres, et nous pouvons la remonter, en suivant avec lui, à travers les âges, à travers les espèces, cette courbe d’infrangibles liens, par lesquels il rattache l’infiniment petit à l’infiniment grand ! S’il vous plaît de comprendre le divin labeur du Progrès, suivez-la, cette courbe, et vous verrez comment il a pris la matière pour en tirer peu à peu la vie aux innombrables formes, qu’il diversifie et ramifie, qu’il spécialise et qu’il précise, qu’il extrait les unes des autres mais sans les détacher jamais, et par la chaîne des filiations évidentes il vous conduira sans à-coup jusqu’à la conception de l’origine commune et de la famille unique.
Frères des pucerons, mais frères aussi des étoiles, vous percevrez l’infime en rapport avec l’immense, emportés ensemble par la Loi qui nous régit tous. Alors, messieurs, l’immense et l’infime vous apparaîtront égaux, au regard de l’infini dans lequel ils s’agitent avec obéissance. Alors aussi, vous concevrez que cette ascension unanime des êtres s’identifie avec le cercle du mouvement total, et qu’elle est, si j’ose dire, l’orbite des existences. Alors, d’avoir contemplé ici l’Homme que le Progrès porta si haut pour l’entraîner si bas, nous tirerons un grand enseignement, et vous sortirez de cette enceinte, messieurs, avec la notion et la preuve d’une très haute vérité : car vous saurez que le Progrès n’est pas un but, dans le sens étroit où nos moralistes l’entendent, mais au contraire la Force même qui, les uns et les autres, nous élève du néant et nous y reconduit, avec la même douceur, la même sûreté, et les mêmes moyens, pour entretenir la vie universelle, éternelle, infinie !