LE DERNIER COUPLE

Dans une salle comble, où sont assemblés quinze cents Gorilles des noms les plus illustres, le professeur Sffaty vient de présenter l’étrange animal qu’il a rapporté de son voyage aux régions boréales : ce type d’une race disparue n’est autre que le dernier homme. Le docteur l’ayant retiré de sa cage et dépouillé des fourrures dont il s’enveloppait, le petit monstre est apparu dans toute sa difformité.
Un rire peu scientifique a secoué les puissantes épaules des Gorilles du meilleur monde, et les dames se sont vivement amusées à l’examen de ce mâle grotesque ; les savants l’ont palpé, étudiant à la loupe le grain de sa peau, ses doigts sans ongles, sa bouche sans dents. Enfin, lorsque les curiosités de diverses natures ont eu tout loisir de se satisfaire, le professeur Sffaty prescrit de dégager les abords de l’estrade, et regagne la table, où reposent deux squelettes humains fossilisés ; il s’installe en arrière.
Par son attitude, il donne à comprendre qu’il va parler. Le calme se rétablit, peu à peu, dans le public. Les assesseurs crient : « Silence, s’il vous plaît ! »
On tousse. On se cale.
Le professeur boit.
Le silence s’est fait.
Le professeur parle :

— Un premier coup d’œil vous a suffi, mesdames, messieurs, pour constater l’évidente parenté de ce petit être avec notre race, et je n’en demande pour preuve que le cri de votre surprise : mais nous reviendrons plus tard sur cette question délicate.

La seconde constatation que vous avez pu faire, et que vous avez faite, est la notable différence qui se manifeste entre ce type suprême d’une espèce, et les deux squelettes fossiles que vous allez voir et qui eux-mêmes diffèrent si profondément l’un de l’autre. Le premier, vieux de quatre mille siècles, (Sensation.) remonte à l’époque quaternaire, au cours de laquelle l’Homme semble avoir été le véritable roi du globe. Le second, beaucoup plus récent, date de l’époque quintaire : il est le spécimen de la dégénérescence, l’intermédiaire qui marque une étape entre l’homme glorieux dont voici, à ma droite, les vénérables ossements, et l’homme réabruti dont voici, à ma gauche, le dernier survivant.

Je vous épargnerai, mesdames, l’étude éminemment instructive de ces trois types comparés. Notez seulement la parenté de ces trois êtres : l’animal est un, toujours le même, mais des gouffres de temps séparent les trois individus ; entre eux, l’œuvre de la dégénérescence s’effectue. De même que l’espèce, au cours des siècles, et par une série non interrompue de transformation, a pu obtenir l’entier développement de ses organes et de ses facultés, et s’élever à un état de culture très avancé, de même elle a pu, je dirais volontiers qu’elle a dû, en continuant dans la même voie, dépasser le but, alors qu’elle croyait le poursuivre ; déjà parvenue au sommet, il lui a fallu continuer sa route et descendre, alors qu’elle s’imaginait monter toujours, parce qu’elle ne cessait point de marcher !

Messieurs, il faut le dire et le redire : l’état de perfection réside dans l’Harmonie : elle seule régit le monde et engendre la vie ; l’équilibre des forces constitue la beauté parfaite, l’unique beauté, et l’indispensable condition de toute existence ; quand l’une des forces l’emporte, l’équilibre est rompu, et l’œuvre désormais appartient à la mort. Vouloir au delà de la norme, c’est aspirer à détruire ; dépasser les fins naturelles, c’est rentrer dans le néant. Où sont les bornes ? Notre Raison les cherche et ne les connaît guère : l’Art les devine parfois, et parfois la Science les précise, mais nos certitudes sont restreintes, et souvent l’effort vers le mieux nous mène vers le pire, en sorte que souvent nous détériorons ce qui valait davantage avant notre venue, et maintes fois il advient que notre confiance en l’espoir d’édifier ce qui pourrait être aboutit seulement à dégrader ce qui était.

Applaudissements.

Je ne parle ici, messieurs, qu’au point de vue abstrait, et je vous supplie de ne pas voir en mes discours des allusions qui n’y sont point. Nous examinons, à cette heure, non pas les brûlantes questions sociales de l’espèce gorillaire, mais bien les conditions passées de l’animal humain, et je dis que ce bimane, une fois arrivé à son plus noble développement, c’est-à-dire à l’équilibre parfait entre ses forces psychiques et ses forces physiques, a pu prétendre au développement exagéré de celles-là, et le rechercher au détriment de celles-ci. Un abus de ses facultés pensantes, insuffisamment équilibré par l’usage de ses facultés musculaires, a produit chez lui une hypertrophie cérébrale, concomitante à l’atrophie des membres. N’est-il pas permis de supposer que cette espèce supérieure, dans l’entraînement du travail intellectuel et de la vibration nerveuse, n’a pas su s’arrêter, et qu’elle s’est délibérément tuée, sans vouloir le comprendre, grisée qu’elle était par la puissance conquérante de son génie ?

Une telle conjecture, messieurs, vous fait sourire, en face de ce monstre : et cependant l’anatomie comparée nous propose cette hypothèse, et même nous l’impose. En effet, reprenons le squelette de l’Homme quaternaire.

Le professeur Sffaty appuie sur une manette, et la table de velours noir, qui porte, fixées par des arrêtoirs de métal, les diverses parties d’un squelette humain, se relève doucement et présente sa face au public.

Considérons cet être, son crâne : que voyons-nous ? Une boîte large, solide, en justes proportions avec la cage thoracique, avec les membres de la locomotion et de la préhension. Pour produire cette majestueuse performance, il a fallu des siècles de sélection, des milliers de siècles. Maintenant, rapprochons d’elle ce rejeton de l’avant-dernière heure, l’enfant de l’agonie.

Appuyant sur une autre manette, il fait basculer la seconde table et présente les ossements reconstitués de l’Homme quintaire.

Voyez : le crâne est devenu ridiculement vaste ; l’épine dorsale, écrasée sous ce poids qu’elle ne sait plus porter haut et droit, s’infléchit ; les côtes, qu’elle tire en arrière, rentrent, et la poitrine se creuse ; ce retrait va naturellement occasionner une proéminence de l’abdomen qui, n’étant plus maintenu, se gonfle et tombe. Mais, ce qu’il faut noter surtout, messieurs, c’est l’état des membres supérieurs et inférieurs, car ils vont nous fournir un indice précieux et nous permettre une induction de l’ordre le plus élevé : les jambes, sous ce corps sans force, se sont aveulies, arquées, tandis que nous voyons les jointures acquérir une importance démesurée, qui tâche encore à maintenir en équilibre le fragile édifice de l’animal prêt à s’écrouler, c’est-à-dire prêt à retomber sur la terre d’où il s’était progressivement dressé. Les bras sont peut-être plus significatifs : leur vigueur et leur utilité n’étant plus entretenues par aucun exercice, ils se sont étiolés, réduits d’âge en âge, et très probablement une graduelle diminution des muscles a précédé cet amoindrissement de l’ossature.

Mais, de cela, qu’allons-nous conclure, sinon que l’atrophie des organes fut consécutive à la désuétude des fonctions ? Le bras qui se perd, la jambe qui se tord, sont des membres qui ne servaient plus ou qui servaient de moins en moins ! Au contraire, les doigts longs, fins, déliés, nous attestent un emploi fréquent et subtil de la main, exclusivement adonnée à des travaux délicats, à des gestes rapides.

C’est ici, messieurs, que je requiers toute votre attention. Deux organes se sont développés au détriment des autres : le cerveau et la main ; je dirais mieux : le cerveau et les doigts. C’est donc qu’ils servaient seuls, tout le reste étant devenu inutile ? C’est donc que l’Homme, à son dernier période, fut tout pensée et digitation ? C’est donc qu’il n’eut besoin de rien autre, et qu’il était arrivé à restreindre au minimum la dépense de son effort ? C’est donc qu’il avait su, par une longue série de conquêtes, dompter les forces naturelles, les réduire à la servitude de son moindre geste, et n’avoir plus, dès lors, pour produire le mouvement, la lumière, la chaleur et la mort, pour se déplacer sur la terre ou sur l’eau et peut-être dans l’air, qu’à remuer le bout des doigts !

Sensation.

Messieurs, cette puissance effraie. Nos savants n’y ont pas encore atteint, heureusement pour nous et pour nos fils, puisqu’elle précède la fin de tout. Mais elle était logique, comme le dénouement le fut.

Car, d’un tel être, après une telle ascension, que pouvait-il advenir ?

On peut supposer que la déchéance de l’homme fut longtemps retardée par les imbéciles, qui, sans nul doute, existaient dans l’humanité, et longtemps l’empêchèrent de périr : les imbéciles, messieurs, sont de la plus incontestable utilité dans une race, car ils y maintiennent un niveau de médiocrité qui s’oppose à l’excès du développement spirituel, et qui en retarde les fatales conséquences. Peut-être auraient-ils sauvé le monde ? Les dieux ne l’ont pas permis : un événement terrible entrava leur œuvre bienfaisante. Lequel ?

Tandis que l’animal vit et se modifie, la Terre, macrobe énorme, vit pour son propre compte, sans rien connaître des espèces qui pullulent à sa surface : elle aussi a ses transformations lentes et brusques, car les mondes, comme nous et plus que nous, sont sujets à la loi du perpétuel devenir.

Supposez donc qu’à la fin de la Période Quintaire, où l’Homme régnait, un cataclysme ait changé la face de notre planète. Supposez que les peuples, — car nous devons croire à l’existence de peuples humains, de nations humaines, de patries humaines — violemment dépossédés de leurs empires, décimés et chassés, éparpillés dans le désert d’un monde nouveau, ne soient plus représentés sur le globe que par des groupes plus ou moins nombreux d’individus qui ont échappé au désastre. Imaginez la condition de ces créatures livrées désormais aux seules ressources de leur capacité personnelle, les mains vides en face de la formidable nature, les bras désarmés devant les lois de la vie éternelle. Cet être facticement constitué, capable de prospérer par le secours mutuel de la Société qu’il a facticement organisée, mais incapable de subsister par lui-même, devait périr.

Messieurs, c’est là exactement ce qui se produisit, et la supposition que je vous demandais est un fait acquis à l’histoire de l’astre que nous habitons : la géologie nous enseigne qu’un bouleversement se produisit à la fin de l’Époque Quintaire, et la ferma. L’Homme s’éteignit.

La disparition de cette race superbe se présente donc comme une conséquence normale de son excessif développement, et la merveille n’est pas de voir tant de capacités s’abîmer tout d’un coup dans la définitive incapacité de vivre ; l’étonnement serait, au contraire, qu’elle eût pu se prolonger dans les temps, et survivre au choc qui la remettait en présence de la vie primitive et de ses nécessités.

C’est pourquoi, messieurs, la seule chose surprenante est de voir que des types, bien rares il est vrai, aient pu continuer l’espèce. Même, le prodige nous paraîtrait inconcevable, si la paléontologie ne nous fournissait d’autre part des exemples de survivances analogues : en effet, les grands cétacés et les grands pachydermes, voire les grands sauriens tels que la baleine, l’éléphant et le rhinocéros, le crocodile, n’avaient pas complètement disparu au temps que nous appellerons, si vous voulez bien, le Règne de l’Homme : nous possédons leurs fossiles ; ces témoins dégénérés des époques quaternaire et tertiaire avaient donc perduré pendant des millions d’années, par delà leur âge normal. De même, quelques hommes, persistant à vivre alors qu’ils n’y avaient plus droit, ont su parvenir jusqu’à nous.

La Science s’en réjouit, encore que le spécimen actuel ne nous fournisse pas une image exacte de ce que l’Homme était au suprême moment de son hypertrophie cérébrale : car vous entendez bien que ce dégénéré, remis dans le milieu des forces naturelles et contraint par elles à soutenir une lutte précaire, a dû, par accommodation, reconquérir quelques armes et atténuer sensiblement les vices de sa déformation : l’étude approfondie des trois squelettes nous le prouvera, et même nous l’a déjà prouvé. Car nous rapportons également, messieurs, un squelette moderne, celui de la femelle.

Sensation.

Ce fut pour nous un regret capital, de ne pouvoir recueillir, à l’état vivant, cette dernière femelle des Hommes : sa présence en nos collections eût sans doute permis d’obtenir des produits dont l’élevage et l’étude suivie eussent été des plus curieux : malheureusement, et en dépit de nos efforts pour l’épargner, la pauvre bête fut tuée pendant la chasse.

Sensation marquée.

Nous l’avons disséquée avec un très grand soin, et si je m’abstiens aujourd’hui de vous présenter son squelette, c’est d’abord pour ne pas étendre outre mesure une conférence déjà longue, et aussi par un sentiment de compassion : car, le jour où, par hasard, ce mâle que voici aperçut dans notre laboratoire les ossements de sa compagne, il nous donna les marques du plus violent désespoir, poussant des sanglots presque gorillains, et je me reprocherais, mesdames, de renouveler devant vous cette scène douloureuse.

Murmures désapprobateurs. Le professeur affecte de ne pas s’en apercevoir. Il boit.
Mais les murmures s’accentuent : la foule réclame le spectacle de cette douleur, qu’on lui raconte en refusant de la lui montrer. Les protestations se font de plus en plus violentes, et, devant l’impossibilité de faire évacuer la salle, le professeur Sffaty se résigne à faire apporter au moins le crâne de la femelle.
Le signe qu’il adresse à ses assesseurs, compris de tous, rétablit le calme : des applaudissements retentissent. L’Homme contemple avec ahurissement cette clameur forcenée ; solitaire depuis des siècles, il n’a plus le sens des assemblées, et le bruit l’épouvante. Il regarde de droite et de gauche, tournant la tête et cherchant à fuir.
Tout à coup, il aperçoit, aux mains d’un assesseur, le crâne. Il le reconnaît, et, furieux, affolé, il accourt pour le reprendre. Mais le Gorille lève ses longs bras, et le gnome, impuissant, tombe à genoux, joint les mains, et pleure.
Le Gorille, en souriant, rabaisse ses bras. L’Homme s’empare du crâne et le couvre de baisers. On voit ses petites épaules sursauter à chaque sanglot. La foule applaudit.