Le Gentilhomme pauvre
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 105-113).
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VI


VI


Quatre jours s’étaient écoulés depuis que monsieur Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustave avec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à une demie-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage, qui s’arrêta bientôt dans un chemin détourné.

Un jeune homme en descendit et indiqua au cocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent un demi-tour, et la voiture reprit la route qu’elle venait de suivre, tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas rapide dans la direction opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, et frissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées.

Dès que le Grinselhof apparut à travers les arbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou à passer d’un côté à l’autre du chemin en cherchant les endroits où l’épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l’allée qui précédait la cour, il poussa un cri de joie : la porte était ouverte.

Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissa sans être vu jusqu’au pont, passa sur la pointe du pied devant la ferme, et franchit l’épais massif qui ceignait le Grinselhof comme un mur.

À peine eut-il fait quelques pas dans le jardin qu’il s’arrêta tremblant.

Lénora était assise sous les catalpas, la tête appuyée sur le bord de la table ; de violents sanglots soulevaient son sein, et à travers ses doigts qui voilaient son regard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur le sable du chemin.

Le jeune homme s’avança d’un pas léger, mais si doucement qu’il marchât, la jeune fille leva la tête, et bondit toute tremblante en arrière, tandis que le nom de Gustave s’échappait de sa poitrine comme un cri d’angoisse. Elle voulut fuir ; mais avant qu’elle eût pu faire un pas, le jeune homme, à genoux devant elle, saisissait convulsivement ses mains, et disait avec une fiévreuse émotion :

— Lénora, Lénora, écoutez-moi ! Si vous me fuyez, si vous me refusez la consolation de vous dire, dans un dernier adieu, ce que je souffre et ce que j’espère, je meurs à vos pieds ou je pars, le cœur brisé, pour aller m’éteindre loin de ma patrie, loin de vous, ma sœur, ma bien-aimée, ma fiancée. Ah ! Lénora, au nom de notre amour si doux et si pur, ne me repoussez pas !

Bien que Lénora tremblât de tous ses membres, ses traits prirent une expression de dignité et d’orgueil blessé. Elle répondit d’un ton froid et réservé :

— Votre hardiesse m’étonne, monsieur ! Il vous a fallu un bien triste courage pour reparaître au Grinselhof après l’affront qui a été fait à mon père. Il est au lit, malade ; son âme a succombé sous le poids de l’outrage, et la fièvre l’a saisi. Est-ce là la récompense de mon affection pour vous ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’accusez, Lénora ? Quel crime ai-je donc commis ? s’écria le jeune homme avec désespoir.

— Il n’y a plus rien de commun entre nous, reprit la jeune fille ; si nous ne sommes pas aussi riches que vous, monsieur, le sang qui coule dans nos veines ne souffre pas d’injure ! Levez-vous, partez ; je ne dois plus vous voir !

— Grâce ! pitié ! dit Gustave le regard suppliant et en levant les mains vers elle ; grâce ! je suis innocent, Lénora !

La jeune fille cacha les larmes qui germaient dans ses yeux, et se détourna de lui, prête à s’éloigner.

— Cruelle ! s’écria le jeune homme d’une voix déchirante, vous me quittez pour toujours sans adieu, sans un mot de consolation ? Vous demeurez sourde à ma prière, insensible à ma douleur ? C’est bien, je subirai mon sort : vous l’avez voulu !

Il se releva brusquement, puis sa tête se pencha sur la table, tandis qu’il continuait en versant des larmes amères :

— Lénora, mon amie, vous me condamnez à mourir ! Je vous pardonne : soyez heureuse sur la terre sans moi ! Adieu, adieu pour toujours !

En disant ces mots, ses forces l’abandonnèrent ; il tomba sur le siège que venait de quitter Lénora, et ses bras défaillants s’affaissèrent sur la table.

Lénora avait fait deux ou trois pas pour s’éloigner ; mais les tristes plaintes de Gustave l’avaient retenue. On pouvait lire sur son visage un violent combat entre le devoir et l’amour. Enfin, son cœur parut faiblir dans la lutte, et des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle s’approcha lentement du jeune homme, prit une de ses mains, et murmura d’une voix attendrie et pleine de sanglots :

— Gustave, mon pauvre ami, nous sommes bien malheureux, n’est-ce pas ?

Au contact de cette main chérie, au doux son de cette voix aimée, le jeune homme revint à lui. Son regard s’arrêta sur les yeux de la jeune fille avec un ineffable sourire, et à demi égaré par la joie, il lui dit :

— Lénora, chère Lénora, vous êtes revenue à moi ? Vous avez pitié de mes douleurs ? Vous ne me haïssez donc pas !

— Un amour comme le nôtre s’éteint-il en un jour, Gustave ? dit la jeune fille en soupirant.

— Oh ! non, non, s’écria le jeune homme avec exaltation, il est éternel ! N’est-ce pas, Lénora, éternel, tout-puissant contre le malheur, impérissable tant que le cœur bat dans la poitrine ?

La jeune fille pencha la tête, baissa les yeux, et répondit d’une voix solennelle :

— Ne croyez pas, Gustave, que notre séparation me fasse souffrir moins que vous ; si l’assurance de mon amour peut adoucir pour vous les peines de l’absence, soyez fort et courageux. Mon cœur désolé gardera votre souvenir ; je vous suivrai en esprit et je vous aimerai jusqu’à ce que la mort vienne combler l’abîme qui nous sépare aujourd’hui. Nous nous retrouverons là-haut, auprès de Dieu, mais jamais sur la terre !

— Vous vous trompez, Lénora ! s’écria Gustave avec une sorte de joie, il y a encore de l’espoir ! Mon oncle n’est pas inexorable : il cédera par pitié pour mon désespoir !

— C’est possible ; mais le sentiment de l’honneur est inflexible chez mon père, répondit la jeune fille d’une voix triste et fière à la fois. Éloignez-vous, Gustave ; j’ai trop longtemps déjà oublié l’ordre de mon père, et méconnu ce que je dois à mon honneur en demeurant seule avec un homme qui ne peut devenir mon époux ! Partez ! Si quelqu’un nous surprenait, mon malheureux père en mourrait de honte et de chagrin.

— Un seul instant encore, ma bonne et chère Lénora ? Écoutez bien ce que je vais vous dire : mon oncle m’a refusé votre main ; j’ai pleuré, prié, je me suis arraché les cheveux. Rien n’a pu le faire changer de résolution ; le désespoir m’a jeté hors de moi ; je me suis révolté contre mon bienfaiteur, je l’ai menacé comme un ingrat, j’ai dit des choses qui m’ont donné horreur de moi-même lorsque l’accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandé pardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m’a pardonné à condition que j’entreprendrais avec lui, immédiatement et sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté. Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier, Lénora ! J’ai consenti à ce voyage avec une joie secrète. Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avec mon oncle ; je vais le combler de soins et d’amour, je vais l’attendrir par un dévoilement sans bornes, le supplier sans relâche de me donner son consentement, le vaincre enfin et revenir triomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votre front de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer à genoux, à la face des saints autels, la campagne de mon choix.

Un doux sourire éclaira le visage de la jeune fille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que lui faisait éprouver la peinture enchanteresse d’un bonheur encore possible ; mais le prestige s’évanouit bientôt. Elle répondit avec une morne tristesse.

— Pauvre ami, il est cruel d’arracher ce dernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncle consentirait peut-être ; mais mon père ?

— Votre père, Lénora ? pardonnera tout, et me recevra dans ses bras comme un fils retrouvé…

— Non, non, ne croyez pas cela, Gustave ; on l’a blessé dans son honneur : comme chrétien, il pardonnerait ; comme gentilhomme, il n’oubliera jamais l’outrage qu’il a reçu !

— Ah ! Lénora, vous êtes injuste envers votre père. Si je reviens avec l’assentiment de mon oncle, et si je lui dis : Je ferai le bonheur de vôtre enfant ; donnez-moi Lénora pour épouse ; j’embellirai sa vie par toutes les joies que l’amour d’un époux a jamais données à une femme ; son sort ici-bas sera digne d’envie ! Si je lui dis cela, que croyez-vous qu’il réponde ?

Lénora baissa les yeux.

— Vous connaissez sa bonté infinie, Gustave. Mon bonheur est son unique préoccupation : il vous bénirait en remerciant Dieu.

— N’est-il pas vrai, Lénora, qu’il consentirait ? Vous voyez bien que tout n’est pas perdu. Un joyeux rayon éclaire encore notre avenir. Abandonnez-vous à ce doux espoir, ma bien-aimée. Oh oui ! ne vous désolez pas ; laissez-moi emporter, dans mon triste voyage, l’assurance que vous m’attendrez avec confiance dans la bonté de Dieu. Puis, souvenez-vous de moi dans vos prières, prononcez quelquefois mon nom dans ces sentiers ombragés où les premières aspirations de l’amour ont si doucement ému nos cœurs, où pendant deux mois j’ai goûté près de vous toute une éternité de bonheur ; souriez-moi du fond de votre solitude, mon âme entendra votre lointain salut ; votre souvenir sera mon unique

joie, et j’y puiserai le courage de supporter l’absence…

Lénora pleurait silencieusement ; la douce et émouvante parole du jeune homme avait tout à fait vaincu son orgueil ; son cœur n’avait plus de place que pour l’amour et la tristesse. Gustave s’en aperçut.

— Je pars Lénora, dit-il, fort de votre affection ! C’est avec un ferme espoir que je quitte mon pays et ma bien-aimée. Quoi qu’il arrive maintenant, je ne me laisserai abattre ni par le chagrin, ni par le découragement. Lénora, vous penserez à moi, tous les jours, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu, j’ai promis à mon père de vous oublier ! murmura la jeune fille avec une sorte d’effroi.

— M’oublier ? Vous vous efforcerez de m’oublier ?

— Non, Gustave, dit-elle d’une voix douce ; je désobéirai pour la première fois à mon père ; je sens mon impuissance à tenir une vaine promesse, je ne puis vous oublier ; je vous aimerai jusqu’à ma dernière heure : c’est ma destinée sur la terre !

— Oh ! merci, merci, Lénora, s’écria Gustave avec exaltation. Tes douces paroles me font puissant contre le sort. Reste ici, ma bien-aimée, sous la garde de Dieu ; ton image me suivra comme un ange protecteur ; dans mes joies et dans mes douleurs, le jour et la nuit, toujours… toujours tu seras sous mes yeux, Lénora ! La séparation brise mon cœur, mais le devoir commandé, je sens qu’il faut obéir. Adieu, adieu !

Il saisit convulsivement les mains de la jeune fille, les serra d’une étreinte fébrile, et disparut sous les massifs de verdure :

— Adieu, adieu, Gustave ! s’écria Lénora hors d’elle.

Et, comme anéantie, elle chercha un siège d’une main tremblante, y tomba épuisée, abîmée dans une douleur inexprimable et versant un torrent de larmes.