Le Gentilhomme pauvre
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 167-185).
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XI


XI


Nous aussi, voyageons en esprit, et transportons-nous en France, à Nancy, à la recherche de monsieur de Vlierbecke et de sa fille. Parcourons nombre de petites rues étroites du quartier dit la Vieille-Ville, et arrêtons-nous enfin, devant une petite boutique de cordonnier. C’est ici. Traversez la boutique, montez l’escalier… plus haut encore… ouvrez cette petite porte.

Tout ici annonce l’indigence, bien qu’il règne partout une netteté et une propreté exquises. Les rideaux du petit lit sont d’une blancheur de neige ; le poêle de fonte est soigneusement poli par la mine de plomb, le sol est saupoudré de sable à la mode flamande…

Devant la fenêtre ouverte, des marguerites et des violettes fleurissent au soleil… À côté est suspendue une cage où est renfermé un pinson.

Quel calme règne dans cette petite chambre ! Pas un souffle n’en trouble la paisible solitude.

Cependant, près de la fenêtre est assise une jeune fille ; mais elle est tellement occupée d’un travail de lingerie qu’on ne remarque en elle d’autre mouvement que le rapide va-et-vient de sa main droite conduisant l’aiguille.

Le costume de la jeune ouvrière est des plus humbles ; mais il est ajusté avec tant de goût, et tout en elle est si pur et si gracieux, qu’une atmosphère de fraîcheur et de joie semble l’envelopper comme une auréole.

Pauvre Lénora, c’est donc là le sort qui t’était réservé ! Cacher ta noble origine sous l’humble toit d’un artisan, chercher loin du lieu de ta naissance un refuge contre l’insulte et le mépris, travailler sans relâche, lutter contre le besoin et les privations, s’affaisser sous le poids du chagrin et de la honte, le cœur déchiré par les inguérissables blessures de l’humiliation et du désespoir !

Ah ! sans doute la misère a donné à ton charmant visage ses tons jaunes et blafards ; la tristesse a brisé ton âme et ôté à ton regard son doux et rayonnant éclat. Fleur mourante, rongée par un mal caché !

… Oh non ! Dieu merci, il n’en est pas ainsi ! Le sang héroïque qui coule dans tes veines t’a, rendue forte contre le destin. Ton angélique beauté est plus saisissante encore qu’autrefois. Si ta vie, renfermée dans un étroit espace, a fait perdre à ton teint ses bruns reflets, la douce expression de ton visage n’en est que plus touchante, ton beau front n’en est que plus pur et plus éclatant, les teintes rosées de tes joues n’en sont que plus fraîches. Ton œil noir rayonne encore, plein de feu et de vie, sous ses longs cils ; ta bouche fine et charmante a gardé toutes les séductions de son doux et virginal sourire.

Peut-être ton cœur renferme-t-il un trésor de courage et d’espérance ; peut-être une image chérie flotte-t-elle encore sous ton regard. N’est-ce pas à la source du souvenir que tu puises la force de lutter victorieusement contre l’adversité ?

Voyez ! un songe s’empare de la jeune fille. Sa main s’arrête ; elle ne travaille plus. La tête inclinée sur son ouvrage, elle semble regarder fixement le sol ; son âme, emportée vers d’autres contrées, s’abandonne au courant d’une douce et aimante rêverie.

Elle dépose la toile sur la chaise, et se lève lentement. Penchée vers la fenêtre, elle contemple un instant ses humbles fleurs, cueille une marguerite et l’effeuille avec distraction ; puis son regard plonge dans l’espace et va s’arrêter sur un châtaignier dont la cime séculaire s’élève au milieu des toits.

La vue de ce feuillage trop connu impressionne vivement son cœur ; un incompréhensible sourire apparaît sur ses lèvres ; ses yeux se remplissent de larmes ; en proie à une ardente surexcitation morale, elle aspire à pleine poitrine l’air frais du printemps et les chaudes effluves du soleil. L’expression de sa physionomie change souvent ; on dirait que son imagination la transporte au milieu d’être aimés, et qu’elle leur parle de joie et de bonheur. Ses lèvres balbutient un nom inintelligible qu’accompagne chaque fois un sourire languissant. Peut-être murmure-t-elle le nom de son bien-aimé absent !

Bientôt son regard s’attache avec compassion sur le pinson qui sautille avec inquiétude autour de la cage et s’efforce de briser à coups de bec le treillage de sa prison.

— Pourquoi cherches-tu à nous quitter, cher petit oiseau ? dit-elle d’une voix douce. Pourquoi veux-tu partir, toi, notre fidèle compagnon dans nos tristesses ? Réjouis-toi donc ! mon père est guéri ! La vie va redevenir pour nous chère et heureuse… Qu’est-ce donc qui te fait voler tout haletant dans ta cage ? Oh ! c’est dur, n’est-ce pas, cher petit, d’être captif quand on sait qu’au dehors règnent joie et liberté ? quand on est né au milieu des champs et des bois ? quand on sait que là seulement, sous le beau soleil de Dieu, on mène une vie indépendante et douce ? Ah ! pauvre oiseau, comme toi je suis une enfant de la nature ; moi aussi j’ai été arrachée du lieu de ma naissance, moi aussi je pleure la majestueuse solitude où s’est écoulée mon enfance et les calmes ombrages qui abritaient mon berceau. Mais un ami t’a-t-il été, comme à moi, ravi pour toujours ? L’image de celui que tu as jadis aimé vient-elle se mêler à ta tristesse ? Pleures-tu aussi autre chose que l’espace et la liberté ? Mais que te demandé-je là ? Le temps d’aimer est revenu, n’est-ce pas ? Aimer est aussi pour toi le plus doux bonheur de la vie ! Je t’ai acheté dans des temps meilleurs ; tu as été si longtemps mon seul compagnon, mon ami…

En prononçant ces mots, la jeune fille porta la main à la cage et poursuivit :

— Mais je devine tes douleurs ; je ne veux pas être plus longtemps pour toi ce qu’est pour moi l’inexorable sort. Tiens, prends ton vol ! Que Dieu te protège ! Va et savoure pleinement les deux plus grands bonheurs de toute créature vivante : la liberté et l’amour !… Ah ! quel cri de joie, et comme tu ouvres tes ailes toutes grandes ! Adieu ! adieu !…

Lénora suivit de l’œil l’oiseau qui montait vers le ciel en fendant l’air avec la rapidité d’une flèche. Puis elle revint s’asseoir avec un sourire de douce satisfaction, reprit son ouvrage, et se remit à travailler avec le même zèle qu’auparavant.

Un quart d’heure s’était écoulé. Lénora leva tout à coup la tête, prêta l’oreille, et s’écria d’une voix joyeuse :

— Ah ! voici mon père ! Puisse-t-il avoir été heureux !

— Elle quitta sa chaise, et alla vers la porte.

Monsieur de Vlierbecke entra dans la chambre un rouleau de papier à la main, et gagna à pas lents un siége sur lequel il s’affaissa épuisé et haletant.

Il était devenu très-maigre ; ses yeux s’étaient en quelque sorte enfoncés dans l’orbite, son regard était morne et languissant, ses joues pâles, toute sa physionomie altérée et abattue. On s’apercevait qu’une grave maladie avait affaibli en même temps chez lui les forces du corps et celles de l’âme.

Il était très-pauvrement vêtu. On voyait bien pourtant qu’il avait longtemps lutté pour cacher les traces de la misère ; on n’eût pu découvrir sur ses habits ni une tache, ni un grain de poussière, mais l’étoffe en était usée jusqu’à la trame ; çà et là se trahissaient des raccommodages mal dissimulés ; en outre, ses vêtements étaient trop amples et trop larges pour son corps amaigri. Peut-être l’infortune et la maladie avaient-elles énervé l’âme forte et virile du gentilhomme, peut-être son courage était-il abattu et son cœur brisé !

Lénora le contempla un instant avec une profonde affliction.

— Mon Dieu, mon père, êtes-vous redevenu malade ?

— Non, Lénora, répondit-il ; mais j’ai tant de malheur !

La jeune fille l’embrassa tendrement, et en serrant sa main d’une étreinte caressante :

— Père, père, reprit-elle, il y a huit jours à peine vous étiez encore au lit, faible et souffrant. Nous avons demandé au ciel votre rétablissement comme le plus grand bonheur qui pût nous être accordé sur la terre. Dieu a exaucé nos prières : vous êtes guéri… et voilà que vous vous désolez de nouveau dès la première contrariété. Vos démarches n’ont pas réussi aujourd’hui, n’est-il pas vrai ? Je le vois sur votre visage attristé. Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ? En quoi cela nous empêche-t-il d’être heureux ? Allons, allons, sachons comme autrefois lutter contre le destin ; soyons forts, et regardons la misère en face et la tête levée : le courage est aussi une richesse. Ainsi, père, oubliez votre chagrin ; regardez-moi, suis-je triste ? Est-ce que je me laisse abattre par des pensées de désespoir ? Oui, j’ai pleuré, j’ai gémi, j’ai souffert parce que vous étiez miné par la maladie… Mais maintenant, vous êtes guéri ;’maintenant vienne ce qui voudra, votre Lénora remerciera toujours Dieu de sa bonté !…

Le père, souriant doucement à la courageuse exaltation de sa fille, répondit avec un soupir :

— Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendre forte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompense de tant d’amour ! Je sais où tu puises tout ton courage ; et cependant, cher ange que Dieu m’a donné, ta parole et ton sourire ont une telle puissance sur moi, qu’on dirait qu’une part de ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœur brisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regard a suffi pour me consoler…

— Allons, père, dit la jeune fille en l’interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vos aventures ; Je vous dirai ensuite quelque chose qui vous réjouira.

— Hélas ! mon enfant, je me suis rendu au pensionnat de monsieur Roncevaux pour reprendre mes leçons d’anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ; nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain.

— Et la leçon d’allemand de mademoiselle Pauline ?

— Mademoiselle Pauline est partie pour Strasbourg ; elle ne reviendra plus. Tu le vois bien, Lénora, nous perdons tout à la fois. N’avais-je pas de bonnes raisons de m’affliger ! Toi-même parais frappée par cette malheureuse nouvelle, tu pâlis, il me semble.

La jeune fille, en effet, baissait les yeux et paraissait surprise et consternée ; mais l’appel de son père lui rendit la conscience d’elle-même, et elle répondit en faisant un effort pour paraître joyeuse :

— Je songeais à la peine que ces congés ont dû vous faire, mon père, et vraiment j’en étais profondément affligée ; et cependant je trouve encore des motifs d’être joyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j’ai de bonnes nouvelles !…

— En vérité ? Tu m’étonnes !

La jeune fille montra du doigt sa chaise.

— Voyez-vous cette toile ? Je dois en faire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et quand cela sera fini on m’en rendra autant ! On me donne un beau salaire… et je sais quelque chose qui vaut mieux encore ; mais ce n’est qu’une espérance…

Lénora avait prononcé ces paroles avec une joie si vive et si réelle que le père en subit l’influence, et sourit lui-même de contentement.

— Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu’est-ce donc qui te rend si heureuse ?

Comme si la jeune fille se reprochait de perdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle était visiblement enchantée d’avoir triomphé de la tristesse de son père. Elle répondit en plaisantant à demi :

— Ah ! vous ne le devineriez jamais ! Savez-vous, mon père, qui m’a donné tout cet ouvrage ? C’est la riche dame qui habite la maison à porte cochère du coin de la rue. Elle m’a fait appeler ce matin, et je suis allée chez elle pendant votre absence. Vous êtes surpris, n’est-ce pas, père ?

— En effet, Lénora. Tu parles de madame de Royan pour laquelle on t’avait chargée de broder ces beaux cols ? Comment te connaît-elle ?

— Je ne le sais pas. Probablement la maîtresse qui m’a confié ce travail difficile lui aura dit qui l’avait fait. Elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notre pauvreté ; car madame de Royan en sait sur nous bien plus que vous ne pourriez le supposer.

— Ciel ! elle ne sait cependant pas…

— Non, elle ne sait rien ni sur notre nom, ni sur notre pays…

— Continue, Lénora ; tu piques ma curiosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter.

— Eh bien, père, puisque vous êtes bien fatigué, je vais abréger. Madame de Royan m’a reçue avec beaucoup d’affabilité ; elle m’a fait compliment sur mes belles broderies, puis elle m’a interrogée sur nos malheurs passés, et m’a consolée et encouragée. Et voici ce qu’elle m’a dit en me faisant donner la toile par sa femme de chambre ; « Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujours aussi sage : je serai votre protectrice. J’ai moi-même passablement de couture à faire faire ; vous allez travailler pour moi seule pendant deux mois, peut-être ; mais ce n’est pas assez : je vous recommanderai à mes nombreuses connaissances ; et je veillerai à ce que vous trouviez dans votre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade, au-dessus de tout besoin… » Et moi, les larmes aux yeux, j’ai saisi sa main et l’ai baisée. Cette noble et délicate façon d’agir qui me donnait non une aumône, mais du travail, m’avait profondément touchée. Madame de Royan lut ma reconnaissance dans mes yeux, et me dit avec plus de bienveillance encore, en me posant la main sur l’épaule : « Et maintenant, courage, Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre des apprenties pour vous aider ; et c’est ainsi qu’on arrive par degrés à devenir maîtresse d’atelier. » Oui, père, voilà ce qu’elle a dit ; je sais ses paroles par cœur !

Elle s’élança vers son père, l’embrassa et ajouta avec effusion :

— Qu’en dites-vous maintenant, père ? Ne sont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Qui sait ? Des apprenties, un atelier, un magasin, une servante… Vous tenez les livres et faites l’achat des étoffes… Je suis dans l’atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail des ouvrières. Oh ! mon Dieu, c’est beau pourtant d’être heureux et de savoir qu’on doit tout au travail de ses mains… Alors, mon père, votre promesse serait bien remplie, alors vous pourriez passer vos vieux jours dans un doux bien-être !

Il y avait dans le sourire de monsieur de Vlierbecke une si éclatante sérénité, une si vive expression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu’on voyait qu’il s’était laissé fasciner par les paroles de sa fille au point d’oublier tout à fait leur situation présente. Lui-même s’en aperçut bientôt et dit en secouant la tête :

— Lénora, Lénora, douce magicienne, comme tu me séduis facilement ! Comme un enfant j’ai été attaché à tes paroles et j’ai cru fermement au bonheur que tu nous promets. Quoi qu’il en soit, nous n’en avons pas moins à remercier Dieu… Mais parlons sérieusement. Le cordonnier m’a parlé de nouveau du loyer et m’a prié de le payer. Nous lui devons encore vingt francs, n’est-ce pas ?

— Oui, vingt francs de loyer, et douze francs environ chez l’épicier. C’est tout. Dès que ces chemises seront faites, nous donnerons mon salaire comme à-compte au cordonnier, et il sera content. L’épicier consent encore à nous faire crédit. J’ai reçu deux francs et demi pour mon dernier ouvrage. Vous le voyez bien, père, nous sommes encore riches, et avant un mois nous n’aurons plus de dettes. Vous êtes guéri, vos forces reviendront bien vite… l’été arrive, tout nous sourit… Ah ! nous allons redevenir heureux !

Monsieur de Vlierbecke paraissait tout consolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, et son regard s’était tout à fait rasséréné. Il s’approcha de la table et ouvrant le rouleau de papier :

— J’ai un peu de travail aussi, Lénora. Monsieur le professeur Delsaux m’a donné quelques morceaux de musique à copier pour ses élèves. Cela me rapportera bien quatre francs en une couple de jours. Maintenant demeure un peu tranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore si distrait qu’en parlant je ferais trop de fautes et gâterais peut-être le papier.

— Je puis chanter pourtant, n’est-ce pas, père ?

— Oh oui ! loin de me troubler, ton chant me réjouit au contraire sans détourner mon attention…

Le père se mit à écrire, tandis que Lénora, d’une voix douce et joyeuse, redisait toutes ses chansons et épanchait son cœur dans de ravissantes mélodies. Elle cousait en même temps d’une main diligente, et jetait de temps en temps un regard sur son père, épiant sur ses traits, pour la combattre au besoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans son esprit.

Tous deux étaient occupés ainsi depuis très-longtemps, lorsque Lénora entendit sonner l’heure à l’église paroissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière le poêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre. Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d’une voix surprise :

— Quoi ! déjà, Lénora ?

— Onze heures et demie viennent de sonner, père.

Sans faire aucune autre observation, monsieur de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles de musique et continua d’écrire, La jeune fille descendit l’escalier d’un pas rapide et léger. Elle fut bientôt de retour rapportant son panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore, enveloppé dans du papier, mais qu’à son entrée dans la chambre elle cacha sous son tablier.

Elle versa de l’eau dans un pot, plaça celui-ci auprès d’elle et commença à peler les pommes de terre en chantant. Très-habile à la besogne, les pelures fuyaient rapidement sous ses doigts, et elle eut bientôt fini.

Elle alluma le poêle, lava les pommes de terre et les mit sur le feu. Sur la buse, elle plaça un petit pot avec un peu de beurre et beaucoup de vinaigre.

Jusque-là, le père ne s’était pas détourné de son travail ; il voyait tous les jours préparer le dîner, et il était rare que quelque mets nouveau parût sur le feu. Mais cette fois, à peine les pommes de terre furent-elles cuites qu’un agréable fumet se répandit dans la chambre. Monsieur de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et dit d’un ton de reproche :

— De la viande ! un mercredi ! Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien.

— Ah ! mon père, répondit Lénora souriant à demi, ne vous fâchez pas : le docteur l’a ordonné.

— Tu me trompes pour le coup, n’est-ce pas ?

— Non, non, le docteur a dit que vous aviez besoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvions nous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera si vite vos forces.

— Et nos dettes arriérées, Lénora ?

— Allons, allons, père, laissez-moi faire ; chacun recevra satisfaction et sera content. Ne vous en inquiétez pas davantage ; je réponds de tout. Et maintenant ayez la bonté de ranger vos papiers pour que je mette la nappe.

Le père secoua la tête et fit ce que demandait Lénora. Celle-ci couvrit la table d’une nappe petite, mais blanche comme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommes de terre. C’était une humble table où tout était pauvre et vulgaire ; mais tout était aussi si net, si frais, si appétissant, que l’humble table eût souri même à un riche.

Le père et la fille prirent place et courbèrent le front en joignant les mains pour remercier Dieu de la nourriture qu’il leur avait accordée.

La calme prière montait encore vers le ciel comme un doux murmure, lorsque un bruit de voix se fit soudain entendre dans l’escalier.

Lénora, saisie d’un tremblement violent, interrompit subitement sa prière. L’œil tout grand ouvert, et penchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblait inexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surprise et d’effroi.

Le père, interdit à la vue de l’étrange émotion de sa fille, regardait celle-ci comme s’il voulait lui demander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signe de la main pour lui imposer silence.

De nouvelles exclamations retentirent plus distinctement jusqu’à la petite chambre. Lénora reconnut l’accent de cette voix. Comme si un coup de foudre l’eût frappée, elle s’élança d’un bond avec un cri d’angoisse vers la porte, la ferma et appuya de la main et des épaules pour empêcher d’entrer.

— Lénora, pour l’amour de Dieu, que crains-tu ? s’écria le père épouvanté.

— Gustave ! Gustave ! dit la jeune fille d’une voix frémissante. Il est là ! Il vient ! Oh ! ôtez tout cela de cette table ! Lui seul ne doit pas s’apercevoir de notre misère !

Le visage de monsieur de Vlierbecke s’assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regard s’alluma et prit une expression sévère. Il s’avança muet vers sa fille et l’écarta de la porte. Lénora s’enfuit à l’extrémité de la chambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte.

La porte s’ouvrit vivement ; un jeune homme s’élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, les bras tendus vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans son égarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute, dans son aveugle transport, il eût sauté au cou de Lénora, mais la main étendue et le regard austère du père l’arrêtèrent tout à coup.

Il s’arrêta donc, promena un regard stupéfait autour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérables vêtements du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dut l’affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à ses yeux et s’écria avec désespoir :

— Mon Dieu ! c’est donc ainsi qu’elle a vécu !

Mais il ne demeura pas longtemps sous le poids de cette amère réflexion ; il s’élança de nouveau vers Lénora, s’empara de force de ses deux mains et les étreignit fiévreusement en disant :

— Lénora, ma bien-aimée, regarde-moi, que je sache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notre amour !

La jeune fille répondit par un regard plein d’émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure et aimante.

— Ô bonheur ! s’écria Gustave avec enthousiasme, c’est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieu soit béni ! aucune puissance ne peut plus m’enlever ma fiancée ! Ô Lénora, reçois, reçois le baiser des fiançailles !

Il tendit les bras vers elle ; Lénora, tremblante d’angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile, rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu ce baiser solennel ; mais avant que le jeune homme eût eu le temps de céder à la passion qui l’emportait, monsieur de Vlierbecke était près de lui et, saisissant énergiquement sa main, paralysait son élan.

— Monsieur Denecker, dit d’une voix sévère le père ému, veuillez modérer votre joie. Assurément, nous sommes heureux de vous revoir… mais il n’est permis ni à vous ni à nous d’oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence…

— Que dites-vous ? s’écria Gustave. Ce que vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora est ma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard de reproche ? Je m’égare… je ne sais ce que je fais…

Il ressaisit la main de Lénora, l’attira près de son père, et dit avec précipitation :

— Écoutez !… Mon oncle est mort en Italie ; il m’a fait son héritier universel ; il m’a ordonné à son lit de mort d’épouser Lénora ; j’ai remué ciel et terre pour vous trouver ; j’ai souffert et pleuré longtemps loin de ma bien-aimée, je vous ai découverts enfin ! Et maintenant, je viens demander la récompense de mes souffrances ; ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vos pieds ; et en échange j’implore le bonheur de conduire Lénora à l’autel. Ô mon père, accordez-moi cette insigne faveur ! Venez, le Grinselhof vous attend ; je l’ai acheté pour vous ; tout s’y trouve encore ; les portraits de vos ancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y est revenu. Venez, je veux entourer vos vieux jours d’une respectueuse vénération, je veux vous rendre heureux, si heureux ! J’aimerai votre Lénora…

L’expression du visage de monsieur de Vlierbecke n’avait pas changé ; seulement ses yeux paraissaient s’humecter lentement :

— Ah ! s’écria Gustave avec une exaltation croissante, rien sur la terre ne peut m’enlever Lénora… pas même le pouvoir d’un père ! C’est Dieu qui me l’a donnée !

Il tomba à genoux devant monsieur de Vlierbecke, leva vers lui des mains suppliantes en murmurant :

— Oh pardon ! Non, non, vous ne voudrez pas me frapper du coup de la mort. Mon père, mon père, au nom de Dieu, donnez-moi votre bénédiction… Votre froideur me fait mourir !

Monsieur de Vlierbecke semblait avoir oublié le jeune homme, et ses yeux étaient levés au ciel, comme s’il eût adressé à Dieu une fervente prière. Sa voix se fit enfin entendre distinctement ; il disait, le regard plein de larmes :

— Marguerite, Marguerite, réjouis-toi dans le sein de Dieu ; ma promesse est accomplie ; ton enfant sera heureuse sur la terre !

Gustave et Lénora, tremblants d’espoir, interrogeaient ses yeux ; il releva le jeune homme, l’embrassa avec effusion, et dit :

— Gustave, mon fils chéri, que le ciel bénisse ton amour. Rends ma fille heureuse ; elle est ta fiancée !

— Gustave ! Gustave, mon fiancé ! s’écria la jeune fille en se jetant en même temps dans leurs bras à tous deux, et en les embrassant dans une même étreinte.

Et le premier baiser d’amour, le baiser sacré des fiançailles, fut échangé sur le sein de cet heureux père, qui versait les plus douces larmes sur la tête de ses enfants prosternés, en étendant au-dessus d’eux ses mains bénissantes.


Et maintenant, cher lecteur, je dois vous avertir que pour certains motifs, je vous ai caché la situation et même le nom véritable du château des seigneurs de Vlierbecke. Par conséquent, aucun de vous ne saura où Gustave habite avec sa douce Lénora.

Quant à ce qui me concerne, j’ai vu et je connais monsieur et madame Denecker, et même je me suis souvent promené autour du Grinselhof avec leurs deux gentils enfants et avec monsieur de Vlierbecke, leur grand-père.

Il est encore profondément gravé dans mon souvenir, le ravissant tableau de bonheur domestique, de paix et d’amour qu’il m’a été donné de contempler parfois, lorsque le vieux gentilhomme assis sur un banc du jardin cherchait déjà à faire comprendre à ces deux petits anges las de jouer les grandes forces qui agissent dans la nature, que la petite Adeline montait sur ses genoux pour lui caresser les joues, et que le remuant Isidore chevauchait avec une joie folle sur sa jambe complaisante, tandis que monsieur Denecker et sa femme, muets et se serrant la main, contemplaient avec une intime jouissance le bonheur de l’aïeul et les jeux des enfants…

Je ne vous dirai pas qui m’a raconté cette histoire ; il vous suffira de savoir que je connais toutes les personnes qui y jouent un rôle, et même que je me suis plus d’une fois assis à la table de Jean le fermier avec la femme Beth et la servante Catherine qui aiment passablement à jaser et surtout à dire du bien de leurs bienfaiteurs.