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VI

26 avril.

Le destin a vraiment des rencontres singulières, mon ingénieur. C’était aussi un 26 avril, il y a juste un an, jour pour jour… J’avais quitté le service vers les cinq heures et j’étais débarqué à Beztré par une jolie fin d’après-midi, sous un ciel de fête, un couchant merveilleux, tout lambrissé de pourpre et d’or. Adèle avait eu la gentillesse — dont elle m’avait depuis longtemps sevré — de sortir au-devant de moi. Elle était gaie, d’une gaieté de lutin, et coquettement attifée, comme pour un voyage à la ville. Je lui en fis la remarque.

— C’est en l’honneur de la saison neuve, me dit-elle.

Puis, me prenant la main :

— Passons, si tu veux bien, par l’aire de Kercaradec ; il y a là des buissons d’aubépines en fleur.

Nous revînmes à la caserne avec des brassées de branchettes odorantes. Et, tout de suite, elle en orna la cheminée, le chevet du lit, les étagères du dressoir. Nous soupâmes l’un en face de l’autre, dans le cercle de lumière de la lampe, parmi cette senteur de printemps qui me semblait l’arome de la maison, des meubles et de ma femme même. J’éprouvais une impression, qui m’était peu coutumière, de félicité parfaite, d’absolue sécurité. Le visage d’Adèle aussi respirait un contentement délicieux ; et elle avait, par moments, des façons longues de me regarder qui m’étaient comme une caresse d’une inexprimable douceur.

— Sais-tu, proposa-t-elle le repas terminé, si tu n’étais point trop las, nous irions jusqu’à la croix de Pénerf, histoire de nous en retourner après, à la lune, comme des amoureux.

Je n’avais rien à lui refuser. Elle jeta sur ses épaules une frileuse et nous nous engageâmes, côte à côte, dans la grand’route qui mène à Plogoff. La croix de Pénerf est à mi-chemin, au sommet d’une éminence d’où l’on domine au loin les terres du Cap. Un piédestal de quelques degrés supporte un lourd calvaire monolithe, grossièrement équarri. Adèle eut la fantaisie d’y grimper, et s’assit sur la marche la plus haute.

L’air était tiède encore de la chaleur du jour et, dans le firmament, au-dessus de nos têtes, agonisait un reste de clarté. Des chaumières basses bossuaient la campagne, çà et là, pareilles à d’énormes ouvrages de taupes. Le silence était profond. Pas un bruit humain, pas même un fugitif frisson d’insecte dans le paysage démesurément amplifié. La monotone rumeur des eaux du Raz animait seule cet immense désert nocturne. Le disque de la lune parut derrière un bouquet d’arbres noirs, dans la direction de Goulien.

— Si tu veux rentrer à la lune, observai-je, voici l’instant.

Elle leva un doigt, me fit signe de prêter l’oreille. On percevait un roulement de voiture, devers Plogoff.

— Attendons qu’elle ait passé, dit-elle, et que la route soit à nous seuls.

Non, mon ingénieur, il n’y a pas de justice, il n’y a pas de Dieu !… Je la vois encore, la misérable créature ! Pour saluer de plus loin son amant, elle s’était mise debout, un de ses bras enlaçant le fût de la croix. Et le Christ ne la repoussa point, et la pierre sacrée ne s’abattit pas sur elle !…

— Pouvez-vous me dire si je ne trouverai pas la grille fermée à la caserne des gardiens de phare, s’il vous plaît ?

L’homme qui m’interpellait de la sorte venait de sauter à bas du char-à-bancs arrêté à quelques pas de nous. Il s’exprimait en breton du Trégor, avec les façons polies habituelles aux gens de sa contrée. Avant que j’eusse eu le temps de répondre, Adèle, derrière moi, s’exclamait sur un ton de surprise que je n’avais aucune raison de croire feinte :

— Eh ! mais, c’est lui !… C’est Hervé Louarn !

L’homme porta la main à sa casquette, se découvrit :

— Faites excuse, madame Adèle, je ne vous avais pas reconnue.

Il s’était avancé hors de l’ombre projetée par la voiture, dont le conducteur assistait, muet, à ce colloque. La lune, tout à fait dégagée maintenant, éclairait à plein sa figure jeune, légèrement basanée par le soleil des colonies, et sa taille plutôt petite, mais nerveuse et souple dans sa maigreur. Nous présentions l’un et l’autre le plus entier contraste. Autant il me semblait menu et, pour parler franc, un peu gringalet, autant j’étais haut sur jambes, et corpulent, et massif. Cette constatation, sans que j’eusse su dire pourquoi, ne laissa pas de m’être agréable. C’était, je vous jure, la première fois que mes avantages physiques m’inspiraient quelque vanité. Je ne pus me défendre de mettre comme une nuance de protection dans la phrase de bienvenue que j’adressai au nouvel arrivant. Mais, tout aussitôt, j’en eus du remords.

— Adèle, fis-je, monte dans le char-à-bancs ; tu indiqueras au conducteur où déposer les bagages, et tu prépareras de l’eau bouillante pour un grog. Louarn et moi, nous vous suivrons à pied ; comme cela, nous lierons connaissance en chemin.

Je n’ai jamais été causeur. Enfant, je me rappelle être resté des journées sans ouvrir la bouche, autrement que pour réciter mes prières du matin et du soir. Parler m’était pénible : le son de ma propre voix me produisait un effet de malaise. Au collège, il en alla de même : il fallait m’arracher les mots. Ce fut, je pense, une des raisons qui me firent passer auprès de mes professeurs pour stupide. Et, cette paresse de langue, la vie de mer, la vie de phare, contribuèrent encore à l’aggraver. C’est à peine si je réussissais à la vaincre avec ma femme. Jugez de mon embarras en présence d’un indifférent ! Ce m’était un pur supplice.

Eh bien ! avec ce Louarn, je me sentis tout de suite en confiance. Il y avait, dans ce Trégorrois à mine de femmelette, un peu du sortilège des filles de sa race. Il est vrai qu’il s’était mis, dès l’abord, à me parler d’Adèle, à me vanter sa bonne grâce, ses manières obligeantes, son empressement à rendre service, et cela en des termes si justes, d’un accent si pénétré !… Je songeai : « C’est un garçon de cœur. » Nous n’étions pas ensemble depuis cinq minutes que j’étais gagné, conquis, par un je ne sais quoi de clair, de joyeux et comme de printanier qui sonnait dans sa voix. Quand nous atteignîmes la caserne, nous bavardions presque à tu à toi, ainsi que de vieux amis.

Le grog fumait sur la table. Nous nous apprêtions à prendre place, lorsqu’un cri retentit, qui semblait sortir de dessous le plancher, un cri bizarre, indéfinissable, moitié bestial, moitié humain. Adèle et moi nous nous regardâmes, stupéfaits. Hervé Louarn partit d’un éclat de rire.

— Ça, c’est mon épouse qui, flairant odeur de sucre, se plaint de ne vous avoir pas été présentée, dit-il en se dirigeant vers le coin de la pièce où étaient empilés ses bagages.

Il souleva le couvercle d’une boîte grillagée qu’enveloppait un lambeau de serge, et nous vîmes voleter par la chambre un oiseau si merveilleux que nous en demeurâmes tout saisis, comme à l’apparition d’un animal fantastique, d’une bête de légende.

C’était un ara de la grande espèce, à bec noir et à tête blanche, avec des ailes de saphir rayées d’or pâle et une splendide queue de pourpre.

— N’est-ce pas que c’est une belle personne ? reprit le Trégorrois. Et c’est bien une femme, vous savez. Demandez plutôt aux gens de son pays. Là-bas, sur la terre d’Afrique, ils vous affirmeront tous que les perruches sont des âmes de jeunes amoureuses réincarnées. Celle-ci chante, siffle, jacasse, et, quand je la caresse, roule des yeux de langueur.

Il nous conta comment il l’avait achetée, à Dakar, d’un chanteur nègre, d’un griot sénégalais. Puis, un récit menant à l’autre, il nous dévida tout un chapelet d’histoires, tantôt baroques, tantôt émouvantes, et toujours avec une telle verve que nous nous imaginions, Adèle et moi, non les entendre, mais y assister… Brusquement, il s’interrompit.

— Voilà Cocotte qui se dandine : c’est signe qu’il est l’heure de coucher les enfants.

Je regardai à l’horloge : il était près de minuit. Jamais veillée ne nous avait paru si légère ni si courte. S’il avait plu à notre hôte, nous l’eussions écouté bouche bée jusqu’au matin.

Je l’aidai à transporter sa malle dans la tour de l’ancien phare, dont un des étages est affecté au logement du troisième gardien. Je m’attendais à trouver la chambre en désarroi, ne connaissant que trop les habitudes de désordre du précédent locataire, de ce pauvre agité de Hamon. J’eus même la précaution, durant le trajet, d’en avertir son successeur. Mais, contrairement à ce que je craignais, cet intérieur de garçon — et de garçon peu soigneux — nous offrit, quand nous y pénétrâmes, un spectacle aussi engageant qu’imprévu : pas un grain de poussière sur les meubles ; pas une trace de jus de chique sur le parquet ; dans le lit de sangle, un matelas quasi moelleux, auquel il ne manquait que des draps ; bref, le mieux entretenu des ménages, et, quoique inhabité depuis une quinzaine, fleurant une odeur salubre, l’odeur de la brise d’avril, comme si quelque esprit familier eût pris plaisir à l’aérer chaque jour. Je n’en revenais pas. Comment supposer de pareils goûts de propreté chez ce Hamon, l’homme le plus négligent en matière de service, et qui, à Gorlébella, salissait toutes choses dès qu’il se mêlait d’y toucher ? C’était décidément un original ! Je ne pus que faire amende honorable à sa mémoire et m’excuser, devant Louarn qui en riait avec moi, de l’avoir calomnié.

— Eh bien ? me demanda ma femme, tandis que je me déshabillais pour m’étendre à ses côtés, quelle impression t’a faite mon « pays » ?

— Excellente ! C’est, comme tu me l’annonçais, un gai compagnon, et ce sera, j’en suis sûr, un gardien débrouillard.

— Tout est donc pour le mieux, déclara-t-elle de sa plus jolie voix, en se pelotonnant, comme une chatte heureuse, sous les couvertures, avec une flamme de contentement sur ses pommettes roses et les yeux noyés à demi de cette mystérieuse vapeur de rêve qui leur donnait, à de certaines heures, l’attirance obscure et vertigineuse d’un gouffre, depuis son voyage en Trégor.

Le lendemain, je ne me réveillai, contre mon ordinaire, qu’assez tard. Il faisait plein jour, et les premiers rayons du soleil frappaient au loin la mer.

Grande fut ma surprise d’entendre qu’on causait avec animation dans la cour de la caserne où régnait, la plupart du temps, un silence de cimetière, notre voisine n’étant presque jamais là, et ses enfants eux-mêmes s’envolant dès l’aube, comme une couvée d’oisillons, les uns pour se rendre à l’école, les autres pour grappiller dans les campagnes d’alentour. Je soulevai les rideaux de la fenêtre, et ce que je vis me sembla tellement insolite que je refusai d’abord d’en croire mes yeux. La femme Chevanton, oui, la sombre, la sournoise Ilienne en personne, conversait le plus aimablement du monde avec Louarn, assise près de lui, les jambes pendantes, sur le muret qui borde le jardin ; et elle avait tout l’air de faire pour lui des grâces, ma parole, les joues empourprées sous le hâle, les paupières baissées et frémissantes, comme d’une femme en trouble d’amour.

Mais le plus prodigieux, c’est que ce diable d’homme avait séduit jusqu’à la bande des marmots farouches, et qu’ils se tenaient accroupis pêle-mêle à ses pieds, en des attitudes contemplatives et béates de hiboux apprivoisés. Je hélai Adèle, pour qu’elle fût témoin de ce miracle. Elle sauta du lit, tout ensommeillée, et accourut en chemise.

— Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ?…

— Regarde, lui dis-je… Ce Louarn est un sorcier. Ce que tu n’as pu en six mois, il l’accomplit en quelques instants. Il n’a qu’à paraître, tout lui cède.

Elle écarta de la main les mèches de ses cheveux éparses sur son visage et, après avoir examiné le groupe :

— À ta place, fit-elle, au lieu de trouver cela plaisant, j’en aurais de l’inquiétude.

Je m’attendais si peu à une réflexion de ce genre, que je répétai machinalement, après elle, comme un écho :

— De l’inquiétude !…

Elle poursuivit avec feu :

— Faut-il tout de même que tu sois naïf, mon pauvre Goulven !… Non ! tu te figures sérieusement que cette sauvagesse a été ensorcelée comme cela, du premier coup, par les attraits irrésistibles du nouveau gardien ?… Mais, malheureux, tu ne vois donc pas que c’est elle, au contraire, qui, avec ses petites mines confites et ses manières cauteleuses, cherche à s’insinuer dans sa confiance, pour, ensuite, le détacher de nous et l’accaparer ?… Hamon fut pareillement en butte à ses entreprises, dans le début. Je le tiens de sa bouche. Quand il est venu me dire adieu, son dernier mot a été : « Gardez-vous de cette femme comme de la mort ! » Il n’était pas d’horreurs qu’elle ne lui débitât sur notre compte. Elle déteste en toi le chef de son mari, et moi, elle me hait d’une haine aveugle, d’une haine inexpiable. C’est elle qui est cause si les gens de la Pointe me regardent en dessous d’un air stupide, moitié hostile, moitié craintif, et si les ménagères de Plogoff, lorsque j’assiste à la messe, font autour de ma chaise ce vide insultant. Si tu savais les ignominies qu’elle raconte sur moi !… À l’entendre, je suis une pécheresse diabolique, un démon de luxure, une « seconde Ahès » ! Demande plutôt à notre lavandière à qui l’on rapporte tous ces propos et qui, dans le principe, éprouvait elle-même une sorte de honte mêlée d’effroi à toucher mon linge. Est-ce assez odieux et assez bête !… J’avais évité de t’en parler jusqu’à ce jour. À quoi bon t’ennuyer de ces histoires ? Et cela m’est si indifférent, après tout, le mal que des Capistes peuvent penser de moi… Ce que je ne veux pas, en revanche, ce que je ne veux à aucun prix, entends-tu, c’est qu’elle nous desserve auprès de Louarn comme elle nous a desservis auprès des autres. Et elle s’y attachera, tu sais, avec d’autant plus de férocité qu’il est mon compatriote et, comme tu dis, mon protégé. C’est un serpent que cette femme. Elle a toutes les astuces et, sous son air cafard, toutes les audaces. Si tu la laisses faire, en quelques semaines, elle t’aura retourné ton gardien… Je le connais, c’est un Trégorrois, le meilleur, mais le plus faible des hommes. Il n’est pas de taille à jouter contre l’Ilienne. Et le vois-tu d’ici colportant chez moi, dans mon pays, dans ma parenté, toutes les sottises, toutes les vilenies, toutes les abominations qu’on lui aura fait accroire ? Ce sera du propre !

Elle était à bout de voix ; sous la toile fine de sa chemise, sa gorge haletait. Je saisis ses bras nus, qu’elle avait noués sur ses yeux gonflés par les larmes, et je murmurai du ton le plus soumis, le plus humble :

— Adèle, mon enfant, tu sais bien que je suis prêt à faire tout ce que tu jugeras bon… Donne-moi seulement un conseil, une idée… Tu as l’esprit vif, toi. Conçois-tu quelque moyen d’empêcher ce que tu redoutes ?

— Il n’y en a qu’un, répondit-elle, et qui te coûtera probablement, mais pas plus qu’à moi-même.

— Lequel ?

— D’offrir à Louarn de prendre pension chez nous, les jours qu’il sera de permission à terre… Et, tu sais, ne tarde pas trop. Sans quoi l’Ilienne l’aura bientôt chambré.

Malgré moi, j’avais froncé les sourcils. Admettre ainsi un tiers dans notre intimité, dresser à notre chère petite table d’amoureux le couvert d’un « pensionnaire », d’un intrus, il y avait là quelque chose qui blessait en moi mes sentiments profonds. Notre logis m’était toujours apparu comme une sorte de sanctuaire domestique que la présence d’Adèle ennoblissait d’un prestige sacré. Chaque fois que j’y pénétrais, au retour de mes exils en mer, j’étais tenté de faire des génuflexions sur le seuil, comme jadis, lorsque, enfant de chœur, j’accompagnais le prêtre à l’autel. Et voici qu’Adèle elle-même me demandait d’en ouvrir les portes toutes grandes à un profane ! Oui, vraiment, cela me répugnait… Je laissai retomber ses mains.

— Quoi ! fit-elle, tu refuses ?

Elle s’était reculée jusqu’au lit, si pâle que je la crus près de défaillir. Le regard d’étonnement douloureux qu’elle fixait sur moi acheva de me bouleverser. Je me précipitai vers elle, juste à temps pour empêcher qu’elle ne s’affaissât sur le parquet. Ses prunelles roulaient, éperdues. Je la couchai sur mes bras et couvris son épaule de baisers. Elle murmurait, d’une voix accablée, d’une voix éteinte :

— Tu ne m’aimes pas !… Tu ne sais pas m’aimer !…

Un quart d’heure plus tard, mon ingénieur, j’invitais Hervé Louarn à déjeuner avec nous et, le soir du même jour, il fut entendu d’un commun accord qu’Adèle le nourrirait, durant ses périodes de congé, moyennant une somme fixe de trente-cinq francs tous les trois mois. Comme, en attendant qu’il pût rejoindre son poste, il avait obtenu d’être remplacé par un intérimaire, nous passâmes ensemble la fin de cette quinzaine, et je dois à la vérité de convenir que ce sont peut-être les seuls instants de ma vie où, sans aucun retour triste sur les autres ni sur moi-même, je me sois pleinement oublié à être gai. Je ne me reconnaissais plus. C’était comme si, au contact de mon nouveau compagnon, quelque chose de sa légèreté charmante et de sa libre insouciance se fût communiqué à mes esprits. Louarn était de ces natures heureuses dont l’influence agit sur vous à la façon d’un philtre. On est pris, avant même qu’on ait songé à se défendre. Et l’on cesse, dès lors, de s’appartenir. On ne voit plus que par leurs yeux, on ne pense plus qu’avec leur cerveau.

J’essayai d’abord, néanmoins, de lutter contre cette espèce d’envoûtement, et, par exemple, au cours des premiers repas, je fis exprès de ne parler avec notre commensal que des questions du service, en ayant soin d’y mettre une petite nuance condescendante de chef hiérarchique à subordonné. Sa déférence, l’intérêt très réel qu’il portait au métier, la promptitude avec laquelle il saisissait les explications les plus délicates, et la haute idée qu’il me donnait ainsi de mes talents d’instructeur me désarmèrent. Je ne résistai plus à la sympathie irraisonnée qui m’entraînait vers cet homme. Je me livrai à lui comme je m’étais livré à Adèle. Ce fut, dans un autre domaine de sentiments, le même abandon complet, la même abdication de tout moi.

Je vous ai dit, mon ingénieur, en quelle solitude d’âme je m’étais renfermé jusqu’alors : une timidité invincible m’écartait du commerce des autres hommes. Ni au collège, ni sur les bâtiments de l’État, je n’avais eu de liaison étroite avec personne. Je ne savais pas faire d’avances, et la réserve dont je ne pouvais prendre sur moi de me départir empêchait, sans doute, que l’on m’en fît. Quant à mes collègues des phares, j’avais toujours été incapable de les considérer autrement que comme des collègues. Puis, s’il faut l’avouer, les commencements d’éducation que j’avais reçus et que je m’étais plu à développer par la suite n’étaient pas sans me rendre un tantinet suspect à leurs yeux, ni sans me donner à moi-même, si peu vaniteux que je fusse, une médiocre envie de les fréquenter.

Jamais, à coup sûr, il ne me fût venu à la pensée, même en mes heures les plus sombres — comme pendant ces nuits de Gorlébella, où il m’arrivait de crier silencieusement ma détresse vers les étoiles, — non, jamais il ne me fût venu à la pensée de chercher le moindre réconfort à mes maux auprès d’un Chevanton goguenard et vulgaire ou d’un maniaque, tel que Prosper Hamon. Je les tenais, certes, pour d’honnêtes gens, mais de me commettre avec eux, pas une fois je n’y songeai… Qu’est-ce que Louarn avait de plus que ceux-là ? Je ne me le demandai même point. J’allai à lui d’un mouvement aveugle, comme va le fer à l’aimant. Au bout de deux jours qu’il était des nôtres, sa présence, loin de m’être une gêne me parut aussi naturelle que, par ce temps d’avril, la claire flambée du soleil dans nos vitres. Je me sers à dessein de cette comparaison. Ce petit Trégorrois brun, à la frimousse expressive, aux yeux rieurs, dégageait partout où il était de la lumière, de la chaleur, de la vie.

Non pas sans doute qu’il n’eût ses imperfections. Qui n’a les siennes ?… Je lui aurais voulu, par exemple, un penchant moins prononcé pour les propos un peu libres. Il ne se surveillait pas assez, à mon gré, devant Adèle. Mais, comme celle-ci n’en paraissait nullement offusquée, bien au contraire, je crus de mon devoir d’imiter sa complaisance envers notre hôte. Je fus quitte pour refouler les protestations d’une absurde austérité léonarde, sucée avec le lait maternel.

J’ajouterai que Louarn avait un art si à lui de tourner les choses les plus risquées qu’il eût fallu être un butor pour en prendre ombrage.

Bientôt, dépouillant mes goûts casaniers, je saisis toutes les occasions de sortir avec lui, à l’issue des repas. Adèle m’y poussait.

— Cela te fait du bien, me disait-elle. Tu rentres de ces promenades tout rajeuni.

Et c’était vrai. Je sentais éclore et s’épanouir en moi toute une flore trop longtemps comprimée. C’était comme si le monde se fût élargi. J’étais devenu capable d’épanchement ; je savourais, avec une volupté d’autant plus profonde qu’elle avait été plus tardive, les douceurs, toutes nouvelles pour moi, d’une naissante amitié.

Je fis à Louarn les honneurs du pays. J’aurais été vexé, je crois, qu’il se fût adressé à d’autres pour le piloter dans nos alentours.

Nous parcourûmes ensemble la Pointe et les villages situés dans cette partie du Cap, sur les confins de notre désert. Il avait des curiosités, des familiarités qui m’étaient inconnues. Sous prétexte d’allumer une cigarette, il pénétrait dans les maisons, entamait un bout de causette avec les gens, s’appropriait leur dialecte et jusqu’à leur accent, leur donnait l’illusion qu’il était de leur parentage, et les laissait si ravis de ses manières et de sa personne qu’il n’y eut soudain, dans toute la contrée, qu’une voix pour célébrer ses louanges.

— À la bonne heure ! s’écriait-on. Celui-ci, du moins, n’est pas fier ! Il est comme l’un d’entre nous !

Je me grisais moi-même de sa popularité. J’en vins à exhiber « mon gardien » ou, comme je disais encore, « le cousin de ma femme », avec une espèce d’orgueil naïf. J’étais secrètement flatté que, chez les paysans de Troguèr aussi bien que chez les pêcheurs de Lezcoff, il ne fût bruit que du « gentil Trégorrois ». Il n’y eut pas jusqu’au presbytère où l’on ne me comblât de félicitations pour avoir enrichi la paroisse de cette ouaille modèle… Ah ! quand ils vont savoir ce que j’en ai fait, de leur ouaille, de leur gentil Trégorrois, j’entends d’ici leur clameur d’exécration sauvage, et les « ma Doué[1] » des femmes, et la voix larmoyante du recteur psalmodiant du haut de la chaire, avant le prône dominical :

— Prions, mes frères et mes sœurs, pour la pauvre âme défunte d’Hervé Louarn, mort victime d’une si épouvantable fatalité !

Tas d’imbéciles !…


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Notes :
  1. Mon Dieu !