◄   Chapitre IV Chapitre VI   ►

V

25 avril.


Je me suis aperçu, cette après-midi, que j’avais omis de prendre avec moi ses lettres. Force m’a donc été de descendre querir, dans ma cellule du premier étage, le coffret en laque de Chine où elles étaient enfermées. Comme je passais devant la porte maudite, il m’a semblé entendre qu’on fredonnait. En remontant, j’ai prêté l’oreille. Rien ne bougeait à l’intérieur. Nul autre bruit vivant que le murmure de cette voix qui flottait, indécise et comme assoupie, dans le silence. C’était la voix de la Trégorroise, mais à peine reconnaissable, tant les inflexions, naguère encore si pures, en étaient vieillies, cassées, chevrotantes ; le chant disait :


J’ai bâti ma maison sur le bord de la grève…

Je me suis sauvé ; mais, toute la soirée, ce chant m’a poursuivi, — ce chant et aussi le ton lamentable, le ton morne et saccadé tout ensemble de la voix qui chantait… Pour faire diversion, j’ai vidé sur mes genoux le contenu du coffret aux reliques.

À manier cette petite boîte légère, à respirer la pénétrante odeur de choses exotiques qui s’en exhale, je me suis rappelé une nuit d’il y a dix ans, à Saïgon, là-bas, sur l’autre bord du monde. C’était au cours de ma première campagne, un 15 août. À cause de la fête de l’empereur, on nous avait donné campos.

— Viens-tu, Pater-Noster ? m’avaient dit les camarades.

Et, par crainte du ridicule, j’étais allé.

La maison, toute en bois, avait de grands stores flottants qui laissaient entrer la fraîcheur du fleuve. Sur des nattes de joncs multicolores, des femmes peintes, vêtues d’étoffes à ramages, mimaient je ne sais quelle légende asiatique, aux sons d’une musique assourdie. Tout autour, une assistance composite faisait cercle : des marins de l’État et du commerce ; des Chinois, fumeurs d’opium ; des pirates aux moustaches en parenthèses, descendus des hautes terres dans leurs sampans.

Soudain, une espèce de vieux petit magot à figure ratatinée poussa la porte. Il disparaissait sous une charge d’objets de toutes formes et de toutes dimensions, et me fit penser aux tamisiers nomades qui parcourent le Léon, chaque été, avec des sas à farine empilés sur leur dos… D’une voix obséquieuse, et en multipliant de tous côtés les salutations, il se mit à offrir sa marchandise. Il ne pouvait tomber plus mal, le pauvre diable ! Des cris, des vociférations l’accueillirent.

— Jim, dehors ! À l’eau, Jim !

Lui, effaré, se confondait de plus en plus en révérences, en grimaces, qui voulaient être des sourires. Une brute quelconque l’empoigna, le pétrit comme une boulette et l’envoya rouler tout sanglant à mes pieds.

Seul, peut-être, parmi les gens qui étaient là, je n’étais pas ivre. J’eus pitié de cette misérable loque humaine et la couvris de ma protection. Jim sortit du bouge sur mes épaules, sinon intact, du moins vivant. Sa pacotille, en revanche, était fort avariée, sauf quelques coffrets en laque, — dont celui-ci qu’aussitôt hors de péril il s’empressa de me tendre, avec des gestes suppliants et mille simagrées.

— Joli, beaucoup joli souvenir pour bonne amie, bredouillait-il en son charabia.

Je crus à un témoignage de gratitude, à un cadeau. Je ne connaissais pas encore le prodigieux esprit de mercantilisme de ces peuples. Jim eut vite fait de me détromper.

— Toi donner petit argent, moi laisser pas cher.

Il s’était cramponné à ma vareuse ; je ne me débarrassai de lui qu’en lui jetant à la figure une pièce de cinq francs.

Dans les premiers temps de notre mariage, Adèle prenait un malin plaisir, chaque fois que nous étions en compagnie, à me faire raconter « l’histoire du coffre à Jim ». Jamais il ne m’a quitté, ce meuble minuscule. Il fut de tous mes voyages, et ici, à Gorlébella, il m’a tenu société, durant mes longues solitudes. C’était une de mes distractions favorites, les nuits si fréquentes où je ne dormais pas, d’ouvrir l’un après l’autre ses tiroirs à secret et d’inventorier, d’un doigt pieux, les humbles archives de ma vie confiées à sa garde. Je viens de les étaler auprès de moi, sur mon banc de veille. Voici mon certificat de baptême, délivré par M. Abgrall, recteur de Plounéventèr ; puis mon diplôme de membre de la congrégation de Saint-Joseph, au collège de Saint-Pol. Cette image représentant un calice d’or devant lequel sont agenouillés deux anges, dans les nues, me fut donnée, le jour de ma première communion, par la vieille béguine qui, aux soirs d’hiver, nous faisait repasser notre catéchisme. Et voici le sou de dix-huit deniers, percé d’un trou et marqué d’une croix, que ma mère me remit à la dérobée, comme un talisman, le matin de mon départ pour le service.

— Il avertit des mauvais sorts, me dit-elle tout bas, et brillera dans l’obscurité, si quelque malheur te menace, toi ou l’un des tiens.

De ma mère aussi, cette médaille d’argent, à l’effigie de Notre-Dame de Lochrist. Les cheveux dont fut tressée cette bague, pâles et soyeux comme du lin cardé, je les reçus en commémoration de la prise de voile de ma sœur Anne-Marie, religieuse au couvent des Augustines de Carhaix… Mon livret, mes papiers de matelot, maintenant ; mon brevet de quartier-maître ; ma nomination de gardien de phare. Enfin, les lettres.

Il y en a onze en tout : trois sont de mes parents, huit sont signées d’Adèle. Celles-ci portent, la plupart, le timbre des Messageries du Levant. De leurs enveloppes fanées se dégage encore le parfum de nos fiançailles… Deux, d’une encre qui n’a pas eu le temps de jaunir, sont adressées à « Monsieur Goulven Dénès, en Plogoff ». Dans l’une, ma femme m’annonçait son heureuse arrivée à Tréguier, son réveil dans sa chambre de jeune fille et la joie enfantine qu’elle avait eue, en s’habillant à sa fenêtre, à entendre claquer dans la rue les socques des Sœurs du Tiers-Ordre se rendant aux messes d’aube, et les martinets chers à saint Yves piailler dans les meurtrières de la Tour d’Hastings, au-dessus de la cathédrale.

Dans l’autre, la plus récente, elle me prévenait que les noces prochaines d’une sienne cousine l’obligeraient sans doute à retarder d’une semaine son retour. Au bas de cette lettre, mon ingénieur, se lisaient les lignes suivantes, que je vous demande la permission de transcrire :

« Suis-je assez tête folle ! J’allais oublier une démarche dont on m’a chargée auprès de toi. Il s’agit du frère de mon futur cousin par alliance, un garçon très bien, paraît-il, que je dois avoir pour cavalier. Son congé fini dans l’infanterie de marine, il a fait comme toi, s’est présenté à l’examen des phares. Il vient d’être nommé gardien de troisième classe au cap Fréhel. Mais cela ne lui dit pas, de s’en aller en pays gallot. Puis il préférerait un poste en mer : il prétend qu’on avance plus vite. Gorlébella, d’après ce qu’il m’a fait savoir, lui plairait beaucoup. N’y aurait-il pas moyen qu’il permute avec un de tes hommes ? Chevanton, c’est sûr, ne voudra pas : sa diablesse d’Ilienne se noierait dans le Raz plutôt que de consentir à perdre de vue son île… Mais Hamon, le célibataire, voudra peut-être, lui qui n’est jamais bien que là où il n’est pas. Tâche de le décider. Ma cousine, qui t’envoie ses amitiés, t’en sera reconnaissante ; et moi-même, je t’avoue, je ne serais pas fâchée que tu aies un compagnon d’esprit ouvert et d’humeur agréable comme est, de l’avis public, le jeune homme dont je te parle. T’ai-je dit qu’il a nom Hervé Louarn, des Louarn de Kerglaz, proche notre ancienne résidence de Bodic ? »

Cela était griffonné d’une plume hâtive et comme négligemment jeté en post-scriptum. Précaution d’ailleurs bien superflue. J’avais en ma femme une confiance aveugle. Je l’aimais d’un amour si fort et si compact que la dent du soupçon se fût brisée à vouloir y mordre.

Je me sentis seulement un peu triste à l’idée qu’il me faudrait vivre à terre huit jours sans elle. Car je quittais Gorlébella par le bateau qui m’avait apporté sa lettre ; et c’est Hamon, précisément, qui se trouvait être mon remplaçant. Je l’entretins tout de suite, tandis que le Ravitailleur débarquait les provisions, de l’offre de permutation qui lui était faite. Docile aux recommandations d’Adèle, j’insistai pour qu’il acceptât et lui présentai sous les couleurs les plus riantes la situation qui l’attendait au cap Fréhel. C’était un esprit inquiet, destiné à être partout malheureux, mais toujours avide de changer de misère. Il me demanda quarante-huit heures pour réfléchir.

— Après-demain, sur le coup de midi, je vous donnerai ma réponse, me dit-il.

Nous convînmes qu’il arborerait au mât du phare la flamme rouge, signal du beau fixe, si c’était oui ; le drapeau noir, présage de tempête, si c’était non.

Deux jours plus tard, l’angélus de midi sonnant à Plogoff, je vis, de la roche où je me tenais en observation, tout à l’extrémité de la Pointe, la flamme rouge s’éployer au-dessus de Gorlébella.

— Allons ! pensai-je, Adèle sera contente.

Je lui écrivis le soir même, de façon à ce qu’elle eût ma lettre avant la noce. « Voici, lui disais-je, de quoi donner du cœur et des jambes à ton cavalier. Mais, quand tu auras assez dansé, reviens-moi vite. »

Elle m’arriva plus tôt que je ne l’espérais, la semaine n’étant pas encore écoulée… On était sur la fin de mars. Un soleil plus tiède chauffait nos vitres et les marches de notre seuil ; les violiers qui formaient touffes de chaque côté de la porte s’apprêtaient à fleurir. J’avais entrepris de refaire la toilette de notre maison, afin qu’Adèle la trouvât toute neuve, toute reluisante à son retour. De l’aube à la nuit pleine, je peignais, je vernissais, je frottais. Déjà la blancheur des boiseries, rehaussée de filets verts, avait eu le temps de sécher. Ce qui me ravissait surtout, c’était d’avoir pu rendre à nos meubles leur premier éclat, cette fraîcheur, cette pureté si engageantes des choses qui n’ont pas servi. Il ne me restait plus qu’à fourbir le plancher, et c’est à quoi je m’étais attelé, ce vendredi-là, dès le matin.

Comme autrefois, quand j’étais de corvée pour le lavage du pont, sur le Jemmapes ou le Melpomène, je m’étais mis à nu, ne gardant pour tout vêtement qu’un caleçon de toile bise, noué aux reins d’une ficelle. Ces grandes lessives en tenue de nègres, comme nous disions, étaient parmi nos meilleurs souvenirs du bord. Voici qu’il me semblait entendre, du fond de ma jeunesse, les rires, les lazzi de mes camarades, et cette évocation, jointe à la douceur de songer que l’absence d’Adèle allait prendre fin, m’emplit l’âme d’une telle allégresse juvénile que, tout en faisant mousser le savon sous le crin de ma brosse, moi, le moins mélodieux des hommes, je m’oubliai jusqu’à chanter. Il n’était guère varié, mon répertoire. Vieux chants de matelots, improvisés sur le tillac ou dans les hautes vergues, et qui se lèguent d’un équipage à l’autre, depuis des siècles. J’en avais retenu, de-ci, de-là, des couplets épars qui, maintenant, me remontaient aux lèvres, comme renvoyés par les échos de toutes les mers où mes navigations anciennes avaient passé.

Je les fredonnais comme ils me venaient, vaille que vaille, et cela n’avait aucun sens, hormis que le soleil était clair, qu’Adèle pourrait se mirer dans sa demeure, et que l’attente du bonheur est aussi capiteuse que le bonheur même.

J’avais entonné, il me souvient, la ritournelle malouine :


C’est les filles de Cancale
Qui ont fait un armement,
Qui ont fait un armement…
Les bass’voiles en dentelles,
Les avirons en argent.


et je lançais à tue-tête le refrain :


Ma brunette, allons ! gai ! gai !…


quand une ravissante voix féminine, au dehors, termina :


Ma mie, allons, gaiement !

Le ciel se fût ouvert, laissant échapper toutes ses harmonies, que je n’eusse point éprouvé, je crois, un saisissement plus fort. J’étais à quatre pattes sur le parquet ruisselant et dans l’accoutrement que vous savez. Paralysé par l’émotion, c’est à peine si je réussis à me relever sur les genoux.

— Toi ? m’écriai-je, c’est toi ?

J’avais croisé les mains dans un geste d’adoration, ainsi qu’on voit faire dans les tableaux d’église aux saints à qui la Vierge vient d’apparaître tout à coup. Elle, debout dans le cadre de la porte, souriait ; puis, ramenant ses jupes, par crainte de les salir, elle s’avança vers moi sur la pointe des pieds. Et vraiment, sa démarche avait quelque chose de si léger, de si aérien, que je tremblai de la voir s’évanouir en un clin d’œil, comme une figure de rêve, en effet, comme une apparition. Sa parole seule me rassura.

— Attends, dit-elle, que je t’éponge.

Je voulus protester, mais déjà elle s’était emparée d’un linge et m’en frictionnait. Oh ! la subtile et fluide caresse de ses doigts délicats ! Jamais encore elle n’avait eu pour moi de ces menues attentions. Jamais non plus, à son contact, je n’avais frémi d’un pareil trouble… Tout en étanchant l’eau qui s’égouttait de mes membres, mêlée à la sueur, elle poursuivit, en phrases brèves, haletantes, où vibrait une ardeur inaccoutumée :

— Tu me manquais trop à la fin. J’ai précipité mon départ. Je comptais d’abord t’envoyer une dépêche ; mais j’ai préféré te surprendre. N’est-ce pas que j’ai bien fait ?… À Quimper, j’ai gagé le voiturin qui nous transporta l’hiver dernier, nous et nos meubles. Seulement, cette fois, ce pays du Cap, ce pays si triste, tu te rappelles, j’y suis rentrée comme en un jardin terrestre. N’étais-tu pas au bout de la route !… Comme il fait bon ici !… Et quelle arrivée joyeuse au bruit des chansons !…

Je l’écoutais avidement, et mes yeux la buvaient toute, à longs traits, comme un philtre de magie, un puissant élixir de vie, d’amour et de volupté. Elle me revenait parée de je ne sais quelle séduction plus chaude, avec une lumière, dans le regard, qui avait quelque chose tout ensemble d’orageux et de languissant. On eût dit de ces flammes lourdes, énervantes, qui traversent parfois, en haleines de feu, nos ciels de juillet…

— … À propos, lui demandai-je dans la soirée, et ce Trégorrois, cet Hervé Louarn ?

— Ah ! oui, fit-elle, je ne t’ai pas encore remercié pour lui.

Elle me tendit ses lèvres ; et ses prunelles élargies se voilèrent comme d’une brume de songe sous les paupières qui battaient.


◄   Chapitre IV Chapitre VI   ►