Deuxième partie
Le Tour du mondeVolume 12 (p. 289-304).
Deuxième partie


Quérellé, jardin du commandant du Gabon. — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

LE GABON,


PAR LE Dr GRIFFON DU BELLAY, MÉDECIN DE LA MARINE[1].


1861-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Religion des Gabonais. — Dieux et cases fétiches. — Féticheurs et féticheuses. — Malades et médecins. — Funérailles d’un Gabonais. — Empoisonneurs et sorciers. — L’épreuve de l’Icaja. — Un fétiche de guerre. — Le dieu des blancs et le dieu des noirs. — Le cousin d’un requin.

Les Gabonais sont fétichistes, et par Gabonais j’entends toutes les tribus qui habitent la même région. Il ne faudrait pourtant pas prendre le mot fétichiste trop à la lettre, et avec la signification absolue que lui a donnée le président des Brosses. L’adoration pure et simple des objets inanimés, sans qu’il leur soit attribué aucune valeur symbolique est beaucoup plus rare qu’on pourrait le supposer. Prise dans ce sens exclusif la religion fétichiste n’est pas celle des Gabonais, car ils croient aux mauvais esprits et redoutent les âmes des morts. Ils n’ont assurément qu’une intuition très-imparfaite de ces êtres supérieurs ; ils leur attribuent une forme tangible, et il est douteux que l’idée abstraite de l’immatérialité ait jamais germé dans leur cerveau. Mais si vague que soit cette conception d’un monde surnaturel, elle n’en existe pas moins chez eux et suffit pour les relever quelque peu dans l’échelle intellectuelle de l’humanité.

À ce respect, où plutôt à cette crainte que leur inspirent les âmes errantes des morts, à cette croyance en l’existence de génies puissants pour faire le mal mais peu soucieux du bien, si l’on ajoute une confiance singulière dans la vertu d’une multitude de talismans, de fétiches destinés à les préserver des maladies ou des accidents de la guerre, on aura toute leur théogonie. C’est dans les villages éloignés que ces croyances exercent sérieusement leur empire. Les populations riveraines ont perdu au contact des Européens une partie de leur confiance en leurs dieux, sans accepter encore en échange aucun dogme supérieur ; de sorte qu’on peut les considérer aujourd’hui comme presque complétement dépourvues de religion. Elles sont tout au plus superstitieuses. Fétiches et féticheurs sont deux mots qui reviennent à chaque instant à la bouche du Gabonais. Tout est fétiche pour lui. « Moondah, » le mot qui exprime cette idée, semble, comme le tabou des Taïtiens, être le fond de sa langue. Le petit ornement en griffes de tigre que ses femmes portent au cou est Moondah ; Moondah encore l’herbe élégante et finement découpée dont il a bien soin d’orner ses instruments de pêche avant de les jeter à l’eau ; Moondah aussi le morceau de cervelle de léopard calcinée que le guerrier cache sous son pagne et qu’il caresse au moment du combat pour se donner du cœur. C’est là un grand fétiche ; mais il y en a un autre plus puissant encore, c’est la cendre que produit la calcination des chairs ou des os d’un blanc ; c’est un talisman infaillible à la guerre.

Mais ce ne sont là que des amulettes, des grisgris. Les vrais dieux sont, des représentations plus ou moins grotesques de la forme humaine. Ces idoles ont souvent la prétention de reproduire les traits de l’Européen, son nez aquilin, ses lèvres minces, son visage coloré. Est-ce une simple fantaisie ? Est-ce une sorte d’hommage rendu à la supériorité de l’homme blanc ? Je ne sais. En tout cas il n’y a pas lieu, je crois, d’admettre l’opinion d’un voyageur du siècle dernier qui, ayant fait la même remarque au Congo, et tenant compte du courant d’émigration qui attire vers la côte les peuples de l’intérieur, pensait que cette forme et cette couleur des idoles indiquaient peut-être l’existence d’une race blanche au centre du continent africain.

On voit quelquefois ces fétiches dans l’intérieur des habitations, surtout dans celles des chefs, où ils jouent le rôle tutélaire des dieux lares du paganisme, mais ce n’est pas l’ordinaire. Dans tout village une petite case leur est spécialement affectée, modeste temple où parfois l’adorateur ne saurait entrer qu’en rampant, mais qui dans les grands villages a des proportions plus en rapport avec l’importance des hôtes auxquels il est destiné. Les indigènes ne laissent pas volontiers les Européens visiter la case fétiche. Dans un village de l’Ogo-Wai habité par des gens de la même race que les Gabonais, j’ai été admis à cet honneur par un brave chef tout heureux de recevoir pour la première fois la visite des Européens. Dans une case assez belle trois fétiches, un dieu et deux déesses, le visage barbouillé de rouge et de blanc, le corps assez proprement vêtu de cotonnades européennes, reposaient sur une espèce de lit ou d’autel. Autour d’eux étaient suspendus divers objets, des pagnes, des peaux de bêtes, point de chevelures scalpées, pas de dépouilles d’ennemis, rien de répugnant enfin, des ex-voto sans doute, mais d’une nature tout à fait pacifique. La bonne et honnête figure de mon hôte s’épanouissait à la vue de ses dieux de bois peint. Étais-je bien dans un temple de sauvage, ou auprès d’un grand enfant souriant à ses poupées ?

Je ne sais trop quelles cérémonies intimes se célèbrent dans l’intérieur de la case fétiche ; peu de choses sans doute : des prières, des invocations au dieu pour obtenir sa protection contre les maladies ou contre un ennemi menaçant, et surtout pour qu’il veuille bien favoriser quelque grosse opération commerciale. Quelquefois les idoles sont promenées en grande pompe dans les villages en fête. Chacun se barbouille le corps des peintures les plus bizarres et suit la procession en psalmodiant ses vœux sur les tons les plus discordants. Quand un village fait ainsi grand fétiche, c’est le roi qui conduit la cérémonie, car il jouit de la double autorité politique et religieuse. Une longue sonnette fixée à un manche recourbé est l’emblème de sa dignité. Devant ce signe respecté tout le monde s’incline, et il est peu d’esprits malfaisants qui résistent à sa puissance.

Mais, indépendamment des rois, il y a des féticheurs en titre, dont beaucoup ont à peine un caractère religieux et sont avant tout devins et médecins. Ils ont la réputation de se mettre à leur gré en communication avec l’Esprit. Quand ils sont appelés à décider sur quelque point en litige, ils s’enferment dans la case fétiche ou se retirent dans un bois solitaire au pied d’un arbre Moondah, et, après quelques heures de recueillement, émettent leur avis. Parfois ils sont invités par les maris à intervenir dans leurs querelles de ménage. Alors se passent des scènes nocturnes où la ventriloquie et autres subterfuges de même ordre paraissent jouer un rôle important. Je fus réveillé une nuit, dans un village de la rivière Ramboé, par des cris aigus qui n’avaient rien d’humain. Puis une voix grave et profonde retentit au milieu du silence général. Son accent était sévère et menaçait comme un anathème. Voyant bien qu’il s’agissait de quelque cérémonie diabolique, et que les cris que j’avais entendus d’abord n’étaient qu’un appel à l’attention publique, je me levai pour en jouir à mon aise ; mais mon hôte, le roi du pays, m’arrêta. « Ce n’est rien, me dit-il, c’est un voisin qui fait fétiche pour sa femme. » Je n’étais pas beaucoup plus avancé et j’allais sortir malgré ses instances, quand il m’assura que le visage des blancs chassait les esprits. On avait même voulu, me dit-il, attendre mon départ pour faire cette évocation, mais le féticheur qui n’était là qu’en passant, était payé et pressé. Je me gardai donc de le déranger. Il continua pendant plus d’un quart d’heure ses admonestations que le roi m’expliquait à mesure. Elles durent faire trembler toutes les femmes du village, car il s’agissait d’une grave infidélité conjugale, et la voix divine ne désignait personne. Enfin des gémissements et des pleurs retentirent près de ma case. C’était la femme du voisin que châtiait d’importance une main rude et sacrée. La vengeance divine était satisfaite, les autres dames durent s’endormir en paix. Elles étaient rassurées, pour cette nuit-là du moins.


Village gabonais de Chinchoua (rivière Ramboé). — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

Cette correction religieuse, qui a le double avantage d’atteindre la coupable en laissant planer sur toutes les autres une terreur salutaire, produit toujours un grand effet.

Le vieux chef qui m’interprétait cette scène nocturne, prétendait du reste que les féticheurs n’étaient bons qu’à entretenir dans l’esprit des femmes le respect qu’elles doivent à leur seigneur et maître. Où le scepticisme va-t-il se nicher ?

À côté du féticheur n’oublions pas la féticheuse. Je n’ai vu qu’une seule de ces femmes, c’est dans la rivière Ogo-Waï, où ne s’est pas encore fait sentir l’influence européenne destructive de toute coutume nationale. Nous venions d’arriver, M. le lieutenant de vaisseau Serval et moi, dans le village d’Avenga-wiri. Contre l’ordinaire notre apparition au milieu de gens qui pourtant n’avaient jamais vu d’Européens, ne produisit que peu d’effet. Une foule compacte réunie autour d’une case d’où sortait un abominable tapage de tamtam et de voix criardes s’émut à peine à notre aspect. Il fallait qu’il se passât là quelque chose de bien important. Nous entrâmes dans la maison non sans difficulté, et ce fut pour être témoins d’une scène à la fois hideuse et grotesque. Au milieu d’une vaste salle une femme encore jeune, le corps presque nu, bariolé de dessins de toutes sortes, le visage peint au contraire avec une certaine régularité de quatre couleurs, comme un écusson écartelé, dansait au son d’un tamtam avec une véritable frénésie. De temps à autre un jeune nègre se détachait du cercle, se campait devant elle, surveillait avec une sorte d’anxiété ses contorsions lascives, et s’efforçait de les imiter en suivant la cadence du tamtam. Fatigué bientôt de ce rude exercice il cédait la place à un autre, et l’infatigable mégère, surexcitée par une musique assourdissante, lassait encore ce nouveau partner. Pour tous les spectateurs c’était une femme inspirée ; « elle voyait l’esprit. » J’ai vu à Constantinople les derviches tourneurs et hurleurs, à Alger la secte infernale des Aïssaouas ; je verrai peut-être un jour des convulsionnaires, car l’espèce n’en est pas perdue chez nous ; la féticheuse d’Avenga-wiri m’a paru être de la même famille.


Hôtel du commandant du Gabon. — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

On devine facilement que pour des gens aussi accessibles aux idées superstitieuses une maladie ne saurait être le dérangement naturel et prévu d’une machine plus compliquée qu’une autre et par conséquent plus fragile. Pour eux c’est le résultat d’un empoisonnement, d’un ensorcellement, ou la vengeance d’un esprit offensé, et le féticheur en est le médecin naturel. Les plus renommés sont ceux qu’une existence plus ou moins ténébreuse passée au milieu des bois a entourés d’un certain prestige. À ce titre ce sont les Boulous qui ont la plus grande réputation d’habileté. Un Gabonais blessé s’adressera volontiers à un médecin européen, mais pour une maladie interne le féticheur a toute sa confiance. C’est logique d’ailleurs ; une maladie étant une sorte de possession démoniaque, elle est justiciable avant tout des formules de l’exorcisme.

L’intervention d’un féticheur en renom, d’un Oganga, est toujours une affaire solennelle. Voici d’après M. le docteur Ricard, médecin de la marine, comment les choses se passent quand il s’agit d’une affection chronique. Avant de rien entreprendre le féticheur demande du temps pour reconnaître le genre de maladie. S’il est habile, il se hâte de traiter dès que la maladie diminue, sinon il temporise. Enfin le jour est fixé. On construit sur la place la plus fréquentée une grande case au fond de laquelle on établit suivant le nombre des malades (ce sont le plus souvent des femmes), un ou plusieurs lits de bambous garnis de moustiquaires. Cette case devient le rendez-vous de toutes les femmes du village ; les oisifs s’y arrêtent, on y parle, on y joue. La malade passe une partie de la journée à se faire peindre le corps avec des poudres de diverses couleurs et le décor est changé tous les jours. Matin et soir, elle sort entourée d’un chœur de femmes. Cette promenade, qui n’est d’abord qu’un tour de village, devient graduellement une course de plusieurs lieues ; le soir elle danse au tamtam. De temps en temps le féticheur vient la regarder dans un miroir pour suivre l’effet de la médication, et il ne la fait cesser que lorsqu’il a remarqué une amélioration qui manque rarement. Souvent le sujet retombe malade et le féticheur reconsulte les esprits ; il déclare quelquefois qu’il faut la mort de l’empoisonneur ; d’autres fois il prévoit tant de difficultés qu’il demande pour la guérison un prix exorbitant et inacceptable. » (Revue coloniale, année 1855.)

Comme le fait remarquer M. Ricard, voilà une médication, qui, par un système gradué d’exercice et par l’abondance des sueurs qu’elle provoque, peut en effet exercer une influence avantageuse sur certaines affections chroniques. Mais elle n’est pas applicable à toutes les maladies, et il est constant que dans plus d’un cas difficile l’oganga réussit par l’application de remèdes dont il se garde bien d’ailleurs de nous dévoiler la nature. Je n’ai jamais été à même de suivre régulièrement un de ces docteurs noirs à l’œuvre, mais si j’ai plus d’une fois constaté leurs insuccès, j’ai vu aussi des réussites heureuses et difficiles.

Voici une petite scène médicale à laquelle j’ai assisté et qui a bien son prix.

Ce n’est point une consultation. L’oganga, un Boulou de ma connaissance, était venu la veille ; il avait laissé son ordonnance et on la suivait. Le malade était un vieux chef nommé Kringer qui paraissait atteint d’une affection du cœur. Un jour que je passais dans son village, je le trouvai en plein midi, assis au milieu de la rue, et dans le plus complet état de nudité. Auprès de lui était un grand vase rempli d’eau chaude, dans laquelle baignaient une foule de plantes diverses. Une sorte de goupillon trempait dans cette décoction. Tous les gens du village venaient de se ranger sur une seule ligne et psalmodiaient je ne sais quel chant monotone ; j’arrivais à point, le défilé allait commencer.


Le roi Kringer et sa famille. — Dessin de A. Gilbert d’après une photographie de M. Gauvin, médecin de la marine.

Ce fut sa « grande femme » qui ouvrit la marche. Elle prit le goupillon humide, en aspergea par deux fois le malade en prononçant une formule contre le mauvais esprit, attendit que toute la bande l’eût répétée, cracha à droite et à gauche du patient en exprimant le vœu qu’il chassât de la même façon le mauvais esprit dont il était possédé, et passa gravement l’instrument à son fils aîné qui la suivait. La même cérémonie recommença jusqu’à ce que tout le village eût défilé. Ce fut long. Le pauvre vieux malade frissonnait, et de temps en temps d’une voix impérative il activait la procession. Quand elle fut finie, il cracha deux fois à son tour, en marmottant quelque formule d’exorcisme, puis ses femmes le frottèrent longtemps avec les feuilles cuites. Quelle était cette préparation ? Elle était très-complexe, et si j’en reconnus quelques éléments pour les avoir vus dans mes excursions botaniques, la plupart m’échappèrent. Toujours est-il que je revis Kringer quelques semaines après ; je ne sais s’il avait réussi à cracher le mauvais esprit, mais il paraissait assez bien rétabli. Avait-il réellement eu une maladie du cœur ? je me permis alors d’en douter et je regrettai la répugnance qui m’avait empêché de m’en assurer.

C’était un beau succès. Mais les féticheurs ne guérissent pas tous leurs malades.

Quand l’un d’eux a rendu le dernier soupir ses femmes prennent le deuil ; elles rasent leurs cheveux et laissent pour un mois ou deux tous leurs ornements. Elles se réunissent avec leurs amies dans la case mortuaire où le défunt reste exposé pendant trois jours et reçoit la visite des gens du voisinage qui viennent lui reprocher son départ, son abandon de la vie et de sa famille. Comme il n’y a pas de bonne réunion sans quelques libations, l’eau-de-vie circule parmi les assistants. Les coups de fusil retentissent au dehors. Un cercueil est fabriqué avec les coffres du défunt ; on l’y dépose avec une partie des ustensiles de son ménage, sans oublier surtout son verre et sa pipe. Puis le troisième jour on l’emporte dans un cimetière caché au milieu des bois, loin des regards de la foule et surtout des Européens. Un faible cortége composé de ses parents et de quelques esclaves l’accompagne à sa dernière demeure. Si le village est voisin de la mer les habitants se rendent sur le rivage pendant l’inhumation. Un coup de fusil indique le moment précis où elle s’opère, et à ce signal tout le monde se jette à l’eau en ayant soin de se laisser tomber sur le dos, comme le pauvre inhumé.

Autrefois on n’enterrait guère un personnage de quelque importance sans lui donner pour compagnons quelques-uns de ses esclaves. Cette coutume barbare a disparu depuis l’arrivée des Européens, mais malgré la surveillance des autorités françaises, peut-être existe-t-elle encore dans les villages éloignés.

La cérémonie terminée, tout n’est pas fini. Le féticheur est là qui tient à son infaillibilité. Dès qu’il a vu son malade décliner, il s’est empressé d’annoncer qu’il était empoisonné ou ensorcelé. Maintenant il lui faut le châtiment du coupable, et c’est lui qui se charge de le découvrir. La chose n’est pas difficile, car ses clients sont crédules, et il est passé maître dans l’art de la tromperie.

J’emprunte aux notes de M. le capitaine Vignon, qui a longtemps commandé le poste du Gabon et y a recueilli des renseignements intéressants, le récit de cette scène de grossière magie à laquelle aucun Européen n’a assisté. Auprès de nos comptoirs si on croit encore aux malades qui meurent ensorcelés, du moins laisse-t-on les sorciers en repos.

« Le jour même de l’enterrement, dès que la nuit est venue, la population se réunit dans la maison mortuaire éclairée avec des torches ; le féticheur se place au milieu de l’assemblée. À un signal donné tous les assistants se mettent à chanter au son du tamtam ; seul le féticheur danse. Ces exercices durent jusque vers le milieu de la nuit. À ce moment le féticheur ordonne d’éteindre les lumières et dans l’obscurité il invoque les esprits et les prie de lui révéler le coupable. Ces conjurations terminées, les lumières reparaissent ; les chants et les danses reprennent jusqu’au jour. Le féticheur tire alors de dessous son vêtement la fourrure d’un petit animal nommé Éninca, fait avec cette dépouille le tour de l’assemblée, et la laissant tomber aux pieds de la victime qu’il a choisie d’avance, il dit en nommant le malheureux à haute voix : « Voilà l’empoisonneur. »

« Si c’est un esclave, et c’est habituellement sur cette classe que tombe le verdict fatal, il est immédiatement saisi, et dirigé sur les habitations lointaines pour y subir la peine de son crime. Attaché à un arbre il est tué à coups de couteau, ou bien on le livre aux Boulous qui le brûlent vivant.

« Si c’est un homme libre, l’accusation portée contre lui est insuffisante ; et il a une épreuve à subir. »

Cette épreuve est un véritable jugement de Dieu et de la plus dangereuse espèce. Le prétendu sorcier est contraint de boire un violent poison. S’il succombe, sa culpabilité est évidente ; s’il survit, son innocence est proclamée. Ce poison est fourni par un arbuste nommé Icaja au Gabon et M’boundou au cap Lopez. Il semble appartenir à la famille qui produit la noix vomique et la fève de saint Ignace, dont la strychnine est le principe actif. Tel que je l’ai trouvé dans les forêts marécageuses du Gabon, c’est un arbuste de deux mètres cinquante de hauteur, peu rameux, peu feuillu, et terminé par une longue racine pivotante que recouvre une écorce d’un rouge très-vif.

C’est cette écorce qui jouit des propriétés les plus actives. Étudiée par M. Martin, pharmacien de la marine, elle lui a présenté les réactions caractéristiques de la strychnine. Quand on veut en faire usage, on en rape dans un vase à peu près le tiers d’un verre ordinaire ; puis on verse dessus environ un demi-litre d’eau qui prend rapidement la teinte de l’écorce. Quand cette coloration est complète le poison est à point.


Village gabonais au milieu des bois. — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

M. du Chaillu est le seul voyageur qui ait assisté à l’administration du m’boundou dans des villages de l’intérieur. Dans un des cas dont il dit avoir été témoin, la mort se produisit au bout de cinq minutes ; le sang sortait par les yeux et par les oreilles du supplicié, détail qui semble assez extraordinaire pour ne pas dire plus. Une autrefois il le vit prendre volontairement par un vieux féticheur nommé Olanga qui voulait accroître son crédit, car l’individu qui boit impunément ce poison acquiert infailliblement le don de divination. Je laisse ici la parole au voyageur.

« Le poison fut préparé non pas devant Olanga, il n’avait pas le droit d’y assister, mais devant deux amis chargés par lui de veiller à ce que tout se passât dans les règles. Quand tout fut prêt, on l’appela ; il prit la tasse et la vida tout d’un trait. Au bout de cinq minutes l’effet se produisait déjà. Olanga commença à chanceler, ses yeux s’injectèrent de sang et ses membres se contractèrent convulsivement. Il se manifesta en même temps un symptôme qui fit pressentir que le poison ne serait pas mortel. Ce symptôme est une abondante évacuation liquide sans laquelle il n’y a rien de bon à augurer. Tous les mouvements d’Olanga étaient ceux d’un homme ivre ; il tint les propos les plus désordonnés, si bien qu’on s’imagina que l’inspiration lui arrivait, puis il tomba dans un état d’ivresse complète. Ce vieux docteur pouvait, disait-on, avaler du poison à des doses considérables sans en ressentir d’autres effets que cette pesante ivresse, privilége qui l’a mis naturellement en grande réputation. »

Cette description de M. du Chaillu, conforme aux récits que font les indigènes quand ils consentent à parler de ce sujet, rappelle assez bien les effets principaux des préparations de strychnine. Mais il est clair que l’individu accusé de sorcellerie et voué d’avance à la mort, boit une dose de poison plus forte que le féticheur, ou bien que celui-ci sait se prémunir contre ses effets par quelque contre-poison. On suppose que l’ingestion préalable d’une grande quantité d’huile de palme suffit pour neutraliser l’action de l’icaja. Ce moyen n’est probablement pas infaillible, car lorsqu’un Gabonais un peu riche est accusé de sorcellerie, il fait son possible pour se soustraire par des cadeaux à la terrible épreuve.

Il ne faudrait pas croire que ces sortes d’empoisonnements juridiques, résultat atroce de la plus stupide superstition, fussent propres à cette région ; à quelques degrés plus au nord, aux bouches du Niger, ils existent aussi, et c’est la fève de Calebar, l’un des plus dangereux poisons que l’on connaisse, qui accomplit l’œuvre de destruction. Ailleurs quelque autre substance, et il est probable que cette funèbre coutume s’étend sur tout le continent africain, car, en fait de superstition, tous les nègres se valent.

Notre contact et surtout notre autorité dépouille ceux qui sont auprès de nous de la cruauté de leurs mœurs ; mais il est douteux que le frottement de la civilisation les débarrasse de leur crédulité originelle. J’en excepte, bien entendu, ceux qu’une éducation complétement européenne a réellement transformés.


Le traitant Ouassengo et ses femmes. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

Le nègre d’Afrique croit aux sortiléges. Transporté tout enfant dans nos colonies, élevé ou même né au milieu de nous, entouré de soins religieux, mais sans avoir été soustrait au contact des gens de sa race, il croit aux zombis (c’est le nom qu’aux Antilles on donne aux revenants), et il porte précieusement sur lui quelque fétiche préservateur. Qu’un ministre de la religion le débarrasse de son talisman et lui donne en échange quelque pieux emblème, soyez persuadé que sa signification toute symbolique lui échappera. Et quand il s’apercevra que sa médaille ne le préserve pas des maux contre lesquels il avait rêvé l’immunité, sans récuser la bonne foi du ministre qui la lui a donnée, il retournera à son fétiche national, en faisant à part lui cette réflexion que celui du missionnaire, excellent pour les blancs, n’est pas fait pour le pauvre noir. Il ne s’en étonne pas d’ailleurs, car il est convaincu que notre Dieu, qui nous a donné tant de puissance et de richesses, ne peut pas être en même temps le Dieu du peuple noir.

Il paraît croire du reste, par réciprocité, que nous sommes pour ses dieux des êtres indifférents, et que la puissance de ses fétiches ne nous est pas transmissible ; c’est même pour cela qu’il nous les cède quelquefois sans trop de répugnance. J’ai un jour acheté, pour quelques feuilles de tabac, une de ces figurines baroques qu’on retrouve dans tous les villages, avec un morceau de verre enchâssé dans la poitrine et des plumes de touraco rayonnant en auréole autour de la tête. Le marché fut long et difficile à conclure, car cette grotesque divinité, emmanchée au bout d’un bâton, était un grand fétiche de guerre dont de longs services avaient prouvé la valeur. Le guerrier qui la possédait la plantait en terre auprès de lui quand il avait sommeil et s’endormait exempt d’inquiétude. On comprend que l’heureux possesseur d’un pareil talisman devait hésiter à s’en défaire. Il me le céda pourtant, mais à aucun prix il ne l’eût vendu à un noir. Il voulait bien renoncer à une invulnérabilité dont je ne devais pas bénéficier, mais c’eût été faire un marché de dupe que de céder à qui que ce fût, peut-être à un futur ennemi, un si heureux privilége.


Guerriers bakalais. — Dessin de H. Castelli d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

Cette croyance à des dieux différents pour les deux races, caresse d’ailleurs et console la vanité du noir. La supériorité de l’Européen dans le domaine des faits matériels est écrasante pour lui ; mais, hors de là, il la récuse volontiers. Quand il nous voit sourire au récit de quelque rêverie sortie de son imagination superstitieuse, il nous reproche doucement notre incrédulité, et donne à entendre, non sans un certain orgueil, que le Dieu des blancs, si généreux envers eux, leur a pourtant caché plus d’un mystère dont le noir a su pénétrer le secret.

C’est la réponse qui fut faite à un de mes amis, M. Serval, dans une circonstance bizarre et qui mérite d’être racontée. Il commandait alors un petit aviso, le Pionnier, dont l’équipage était composé en grande partie de noirs, non pas Gabonais et fétichistes, mais Sénégalais et mahométans, c’est-à-dire supérieurs en tout. Un jour l’un de ces laptots, se baignant dans les roues du navire, eut les chairs de la cuisse enlevées par un requin et mourut quelques instants après. À peu de jours de là, nos laptots eurent le plaisir de harponner un de ces dangereux animaux, dans lequel ils reconnurent naturellement le meurtrier de leur camarade. Déjà ils le hissaient à bord et croyaient leur vengeance assurée, quand un des leurs, occupé jusque-là dans le faux-pont, parut tout à coup au panneau en poussant une exclamation de surprise et de joie. Au même instant le requin, par un vigoureux effort, réussit à se décrocher et retomba à la mer. Pour des gens exaspérés et qui croyaient si bien tenir leur ennemi, il y avait là quelque chose d’anormal. Le laptot survenu si mal à propos appartenait, pour son malheur, à je ne sais quelle tribu mal famée et fortement soupçonnée de sorcellerie. Son apparition subite, le cri qu’il avait jeté, furent des traits de lumière. Sa connivence avec le requin parut évidente, et les commentaires allant leur train, on reconnut bientôt que le monstre marin était son propre cousin incarné ainsi pour accomplir de compte à demi quelque terrible maléfice.

Furieux contre ce camarade si mal apparenté, nos gens voulaient l’envoyer immédiatement à la mer rejoindre son cousin, et cela serait arrivé si le gourmet ne l’avait couvert de sa protection. Le gourmet est le chef que l’on donne à toute réunion de laptots et que souvent elle s’est donné elle-même au moment d’embarquer. Choisi parmi les plus intelligents, son crédit est grand et son autorité respectée. Mais, en cette occasion, sa voix fut méconnue. D’ailleurs, mal convaincu lui-même de l’innocence de l’accusé, il le protégeait mollement et dans l’intérêt seul de la discipline ; il alla donc faire part au capitaine de l’émoi qui régnait à bord. Vainement M. Serval, qui le savait homme de bon sens, essaya de lui prouver sa sottise ; il ne se laissa pas convaincre et coupa court à tout raisonnement par cet argument irréfutable :

« Les blancs savent bien des choses, beaucoup plus que les noirs, mais il y en a qu’ils ignorent et que les noirs connaissent parfaitement. »

Il entendait par là les œuvres de sorcellerie. Que répondre à cela ? Rien. M. Serval obtint du respect de ses hommes trois ou quatre jours de tranquillité ; mais la position du pauvre sorcier n’était plus tenable, force fut de le débarquer.

Voilà ce que sont les noirs, je parle des meilleurs. Civilisez-les tant que vous voudrez, perfectionnez leurs bonnes qualités ; si vous ne les soustrayez pas à l’influence de leur race, tout ce que vous obtiendrez, je le crains, sera d’en faire ce que beaucoup d’entre eux sont déjà en sortant des mains de la nature, des hommes bons et doux, simples d’esprit, médiocres inventeurs, mais doués d’une dose suffisante d’esprit d’imitation, susceptibles de dévouement, courageux à leurs heures ; mais sous le noir épiderme vivra toujours le vieil homme, et ne vous étonnez pas s’il vous échappe un jour, sous l’empire de quelque terreur superstitieuse, pour redevenir ce qu’au fond il n’aura jamais cessé d’être : crédule comme un enfant et cruel comme lui.


Cultures. — Productions naturelles. — Plantes oléagineuses et aromatiques. — Richesse des forêts.

Si la vie sociale et intellectuelle des peuples noirs présente toujours quelque côté intéressant, il est rare qu’il en soit ainsi de leur vie matérielle. J’ai montré comment s’habillent et se logent les Gabonais ; le contact européen leur a donné le goût d’un certain confortable relatif, mais il n’a presque rien changé à leur mode d’alimentation. Au milieu d’une nature vigoureuse et puissante, ils n’ont su se créer que des ressources insuffisantes pour eux-mêmes et absolument nulles pour les étrangers. Auprès de leurs villages on ne voit guère que quelques belles touffes de bananiers et de manioc ; dans leur intérieur quelques arbres sacrés, voisins de la case fétiche, et quelques ilangas, une liliacée qui a le privilége d’éloigner la foudre. Le manguier, introduit par les Européens, commence à y paraître ; l’arbre à pain a moins de succès, malgré les généreux efforts de la Mission française. Aux habitations on cultive, sur une plus grande échelle, la banane, le manioc, l’igname, quelques arachides, le maïs et la canne à sucre en petite quantité, et enfin quelques aromates.

Ces cultures changent fréquemment de place, aux dépens des forêts voisines. Ce n’est pas un médiocre travail que ces défrichements. Les villages tout entiers émigrent à la fois pour cette grande affaire et vont camper sous bois. On dresse des abris recouverts avec les feuilles d’un balisier très-commun, l’ogongou. Quelques femmes s’occupent de la cuisine, pendant que les autres, portant leurs enfants sur leur dos, vont aider les hommes à débiter les arbres qu’ils ont abattus. Le soir les danses s’organisent au son du tam-tam, car c’est la conclusion de toutes choses, du travail comme du plaisir. Les feux brillent à travers le feuillage, et jettent des reflets cuivrés sur ces intrépides danseurs à la peau reluisante de sueur et aux gestes lascifs. De nuit et de jour c’est une vie, une animation inconnue au village. Chacun a chassé la paresse originelle et travaille avec ardeur. Mais aussitôt que la clairière est ouverte et le gros œuvre terminé, le naturel revient au galop et les hommes retournent chez eux se reposer de leurs fatigues, en laissant aux femmes le soin d’ensemencer seules le terrain qu’ils ont déblayé par un commun effort.

C’est, en somme, pour la banane et le manioc que se développe cette activité. Tous deux semblent indigènes, bien que je n’aie jamais rencontré le bananier que dans des lieux autrefois cultivés. Cet arbre est, pour le pays, une ressource immense. On m’en a nommé dix-neuf espèces réputées différentes, et j’ai eu moi-même occasion d’en adresser plusieurs variétés au Jardin d’Acclimatation d’Alger. Quelques-unes portent des fruits énormes, mais aucune n’a le goût fin et délicat de la petite banane si connue dans nos colonies sous le nom de figue-banane ou figue Freycinet. — Le manioc a, sur celui d’Amérique, l’inappréciable avantage de n’être pas toxique. Il subit une préparation toute spéciale : on le réduit en une pâte nommée gouma, après une macération préalable qui lui donne un certain degré de fermentation, et un goût aigre et nauséeux très-apprécié des indigènes. C’est, avec le poisson sec et la banane cuite avant maturité, la base de l’alimentation.

Les condiments ne manquent pas à cette cuisine élémentaire. Il n’est pas de pays, peut-être, qui soit plus riche en produits oléagineux inexploités. Avec l’amande concassée de l’Oba, un beau manguier indigène, se fait le dika, dont le goût et la couleur rappellent le chocolat ; produit remarquable, que M. Aubry le Comte, aujourd’hui conservateur de l’Exposition coloniale, a le premier fait connaître. Deux arbres de la famille des saponacées, le djavé et le noungou, fournissent, le premier une huile à demi concrète, l’autre une graisse très-ferme et d’une parfaite blancheur. Un arbre très-élevé, le m’pôga, produit une huile excellente, mais d’une extraction difficile à cause de l’extrême dureté du fruit qui la contient. Une légumineuse arborescente, l’owala, donne une gousse énorme dont les graines sont oléagineuses et comestibles. Si l’on joint à cette liste bien incomplète le palmier à huile qui n’est pas très-commun, et l’arachide dont les indigènes se soucient peu, parce qu’elle exige un certain travail, on voit combien ce pays est riche en matières grasses végétales et quelles ressources les habitants pourraient y trouver s’ils voulaient se donner la peine non de cultiver, c’est presque superflu, mais seulement de multiplier et de grouper les espèces utiles.

Ne fermons pas cette revue sans parler des condiments de haut goût que produit le Gabon, mais qui sont d’ailleurs peu employés. En première ligne vient le maketa, gingembre doré de bonne qualité ; puis le yangué-bère, l’énoné et plusieurs autres plantes appartenant à ce genre cardamome dont les graines chaudes et aromatiques connues dans le commerce sous les noms de malaguette, poivre de Guinée, grains de paradis, etc., ont été très-employées autrefois chez nous dans les préparations pharmaceutiques et culinaires. Un arbre de la famille des anonacées, l’ogana, produit des gousses d’un arome un peu grossier. La muscade n’existe pas, je crois, dans le pays ; on y trouve pourtant deux muscadiers, le combo et le niohué, dont la noix est sans parfum, mais très-oléagineuse. Le vaniller est commun, mais non la vanille. J’ai rencontré en effet très-souvent cette orchidée, sans avoir jamais vu son fruit. Les femmes, qui emploient sa feuille pour des préparations de toilette, ne connaissent pas sa gousse et son parfum. Il est donc vraisemblable que la fécondation et la fructification naturelles de cette plante sont ici plus rares encore que dans les espèces d’Amérique.

Sensuel comme les Orientaux, le Gabonais prétend comme eux posséder des remèdes contre les défaillances physiques. L’aphrodisiaque le plus en renom est la racine de l’ibôga (taberna-ventricosa, famille des apocynées). C’est tout au moins un excitant général qui pourrait remplacer le café ; les indigènes s’en servent dans les longues excursions en pirogue, pour combattre le sommeil et ranimer leur ardeur. Les fruits de plusieurs sterculias jouissent de propriétés analogues. Le plus estimé est l’orendé rouge. Un autre, l’ombéné (sterculia acuminata de Palisot de Beauvois), est bien connu sous le nom de noix de colat ou de gourou. Son goût âpre et sucré imprègne fortement les papilles de la langue et les rend momentanément insensibles aux saveurs désagréables. L’eau saumâtre paraît alors fraîche et sucrée, propriété précieuse qui fait rechercher ce fruit dans le Soudan où il est l’objet d’un commerce important. Il n’y a pas un seul voyageur en ce pays, depuis René Caillé, qui n’ait vanté ses vertus.

Toutes ces substances ne coûtent aucun travail au Gabonais et lui sont fournies par les forêts au milieu desquelles sont situées ses cultures.

Ces forêts ont la vigueur et la puissance qu’on peut attendre d’une région inondée de soleil et de pluie. Autour d’arbres parfois gigantesques, se tordent des plantes grimpantes d’une incroyable multiplicité ; d’innombrables légumineuses, des liserons aux mille couleurs, des passiflores, des combrétacées, des bignonias de toutes les formes ; deux ou trois espèces de vignes à pampres énormes et dont le raisin, d’un assez bon goût mais peu charnu, s’améliorerait certainement par la culture ; des apocynées de toutes sortes, les unes sécrétant, comme l’inée, des poisons dangereux ; d’autres, comme le n’dambô, fournissant à la fois des fruits savoureux et une grande quantité de caoutchouc.

La nomenclature même très-abrégée de ces richesses botaniques serait interminable. Je ne puis me dispenser de citer l’ogina-gina, arbre à gomme gutte, l’okoumé ou bois à chandelle, arbre gigantesque qui sécrète une résine élémi abondante, et dans le tronc duquel se creusent les plus grandes pirogues ; des figuiers plus ou moins riches en caoutchouc inexploité, et des bois de construction dont M. le capitaine du génie Sourieau a envoyé des échantillons intéressants à l’Exposition.


Ovoounchoua, figuier à nervures saillantes. — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

On me pardonnera, je l’espère, ces détails botaniques, si l’on veut bien songer que le riche manteau de verdure dont ce pays est éternellement paré fait sa principale beauté, et que pour les Européens qui ne peuvent pas pénétrer dans l’intérieur, c’est presque son unique attrait. La faune, beaucoup moins variée, offre moins de ressources aux curieux. L’espèce humaine elle-même, avec ses mœurs décolorées au contact des Européens, ses vices que ne relève même plus cette âpre saveur de sauvagerie qui les ferait presque pardonner (je parle des gens du rivage), offre à peine de quoi piquer la curiosité du nouveau débarqué ; plus tard elle n’excite plus que l’indifférence. Seule la nature végétale, si différente de la nôtre, et à chaque pas si différente d’elle-même, vient offrir un spectacle réellement varié aux yeux qui savent y lire, en même temps qu’elle donne à l’esprit fatigué un aliment facile et inépuisable. Pour moi, donner un souvenir à ces riches forêts, où j’ai si souvent glané avec plus d’ardeur que de science, c’est presque faire acte de reconnaissance ; je leur dois le plus grand bien que puisse désirer un Européen dans un pays si peu fait pour lui, celui de n’avoir jamais connu l’ennui ni les soucis déprimants de la nostalgie.


Le Boulous ou Shékianis. — L’huile de termites. — Les Bakalais. — Région des palétuviers. — Construction de cases. — Animaux des forêts. — Fourmis et termites.

C’est au Gabon que s’est arrêtée l’invasion des Shékianis ou Boulous, tribu autrefois redoutable s’il faut en croire les M’Pongwés qui les craignent encore tout en les méprisant. Pour ces raffinés de civilisation, fiers de leurs relations avec les blancs, le Boulou, l’homme des bois, est en effet un sauvage avec lequel ils ne frayent pas volontiers, et surtout avec lequel ils ne se mésallient que dans un pur intérêt de spéculation.

En cela ils font preuve de goût. Le Boulou, sans être extrêmement noir, l’est plus que le M’Pongwé ; sa peau est rude et terreuse ; la saillie de sa mâchoire est plus marquée ; sa physionomie n’exprime souvent que l’abrutissement. En général, il est franchement laid. — Il a conservé de ses récentes migrations des goûts nomades bien prononcés. L’exiguïté de son mobilier et le peu d’importance de ses cultures, lui rendent le déplacement facile et peu coûteux. D’ailleurs s’il est vagabond, c’est qu’il aime la maraude. Il vole le Gabonais qui a peur de lui, ne se plaint pas, mais, en vrai marchand qu’il est, tâche de lier une affaire avec son voleur, et se rattrape sur la fourniture.

Les cases des Boulous sont petites, mal bâties, incommodes et surtout malpropres comme le propriétaire lui-même. Comment vit celui-ci ? On ne se l’explique pas trop. Le M’Pongwé, avec ses cultures restreintes mais assez bien entendues, avec les ressources de la pêche, se soustrait à peine à la famine ; le Boulou doit être encore plus embarrassé. Il est vrai que vivant constamment au milieu des bois, il sait mieux en exploiter les ressources, et passe pour habile chasseur. Puis ses goûts ne sont pas délicats. J’ai rapporté au Musée colonial un échantillon d’une huile avec laquelle il prépare ses aliments, et dont la provenance impure soulèverait de dégoût l’estomac le moins rebelle. On l’obtient en faisant bouillir à pleine marmite un gros termite à tête noire, au corps bleuâtre et mou, dont l’aspect rappelle assez la grosse tique du chien. Cette huile est d’ailleurs limpide, d’une belle couleur opaline, et n’a pas un goût désagréable, ainsi que je m’en suis assuré avant de connaître, il est vrai, sa dégoûtante origine.

La vie solitaire et retirée que le Boulou mène souvent au milieu des bois a jeté sur toute sa race une sorte de prestige mystérieux. Comme les vieux charbonniers de nos forêts, il est quelque peu médecin et tout à fait sorcier. La forêt n’a pas de secrets pour lui ; il sait y trouver des médicaments utiles et plus facilement encore de dangereux poisons. Il est grand féticheur en un mot.

C’est sur le bord des rivières qu’il faut aller chercher les Bakalais ou Akalais, les gens les plus rapprochés de nos comptoirs après les Boulous ; voyage peu récréatif d’ailleurs, tant qu’on n’a pas franchi la zone d’alluvions vaseuses où les eaux de la mer se mélangent aux eaux douces. Cette région est celle du palétuvier et rien que du palétuvier, car la vase est le royaume exclusif de cet arbre singulier. Il l’envahit par les mille racines en arcades qui partent de sa tige, par celles qui descendent de ses branches comme une longue chevelure, par ses innombrables fruits qui avant de se détacher poussent une grosse racine, puis tombent à l’eau par milliers, et, s’y maintenant debout comme des aréomètres, lestés qu’ils sont par le poids de leur racine, s’en vont avec le courant prendre possession des bancs de vase qu’ils rencontrent sur leur route. Cet arbre envahisseur dresse sur les bords des rivières d’impénétrables murailles d’une verdure grisâtre d’autant plus triste que rien ne vient rompre sa fatigante monotonie, car dans toute cette zone la nature semble inanimée. À peine y aperçoit-on quelques jolis martins-pêcheurs ; parfois un perroquet ou un touraco lance un cri rauque et désagréable ; ou bien un foliotocolle, perché au plus haut d’un arbre, trahit sa présence dans la saison des amours par quelques notes aiguës ; mais caché au milieu du feuillage, il soustrait aux yeux son riche plumage vert et ses reflets métalliques d’une incomparable beauté.


Femmes et enfant bakalais. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

Ces manifestations de la vie ne troublent qu’à de rares intervalles le sommeil de ces solitudes. Cette stagnation de la nature au milieu d’une végétation vigoureuse a quelque chose d’inattendu qui produit une pénible impression. On sent que cette région plantureuse, mais d’où la vie animale est absente, n’est pas faite pour l’homme, et il n’en est pas en effet qui lui soit plus mortelle. Tout à l’heure ces eaux à demi stagnantes, aspirées par le reflux de la mer, vont mettre à découvert des bancs de vase inabordables ; les racines des palétuviers vont sortir de l’eau à demi pourries, couvertes d’huîtres et de moules fangeuses au milieu desquelles courent avec une singulière pétulance une multitude de petits crabes noirs, qu’on prendrait pour des araignées mygales.

Toute cette vaste nappe de vase va dégager des gaz sulfhydriques qui étaient retenus dans son intérieur par la pression de l’eau et qui viennent maintenant éclater à la surface comme des bulles de savon, en répandant une odeur pestilentielle. Pendant la nuit se joint à ces effluves fébrigènes une humidité pénétrante qui saisit et fait frissonner, tandis que des milliers de moustiques s’emparent de l’atmosphère et se ruent sur leur proie. Cette région n’est pas faite pour l’Européen. L’indigène lui-même n’y vit pas sans faire connaissance avec la fièvre.

À mesure qu’on s’avance dans l’intérieur, la nature change d’aspect. L’horizon s’élargit et la végétation devient plus variée. Des arbres qui, ainsi que l’aguirigui (avicennia tomentosa), semblent un compromis entre les formes bizarres du palétuvier et la végétation ordinaire, ménagent parfois la transition. Puis apparaissent une immense quantité d’enimbas, grand palmier dont le fruit sec et peu huileux est une médiocre ressource culinaire pour l’indigène, mais qui lui fournit en revanche des planches toutes faites pour construire sa maison, et des tuiles d’un apprêt facile pour la couvrir. Ces planches sont les branches mêmes de l’enimba, ou, pour parler plus correctement, les nervures de ses feuilles, longues de cinq ou six mètres, épaisses, étroites, planes sur une de leurs faces, et d’une rectitude irréprochable ; si bien qu’on n’a qu’à les débarrasser de leurs follioles pour en faire des planches d’un emploi parfaitement commode. Quant aux tuiles, ce sont les follioles elles-mêmes, disposées les unes à côté des autres et cousues avec des baguettes de bois.


Palétuviers des rivières équatoriales. — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.

Disons, en passant, qu’à proprement parler, une case gabonaise ne se bâtit pas, mais se coud pièce à pièce, sans clou ni marteau. Le fil qui sert à cet usage est une longue liane, souple et tenace, l’ojôno, qui appartient elle aussi à l’inépuisable famille des palmiers. C’est une espèce de rotang fort désagréable à rencontrer dans les bois, car il est armé de crochets recourbés, rangés par paires de chaque côté de la tige comme les pattes d’une ancre, et qui, lorsqu’ils atteignent un passant, lâchent difficilement leur proie.

On rencontre les premiers villages des Bakalais au milieu de ces enimbas, qu’ils exploitent et vendent aux Gabonais. C’est, avec le bois de santal et l’ébène, leur principal commerce. — Cette race est peu nombreuse. Avant-garde arrêtée dans sa marche, d’une grande tribu qui habite sur les bords de l’Ogo-Wai, elle rétrograde au jourd’hui sous la pression des Pahouins qui s’infiltrent au milieu d’elle. Ce n’est pas une perte. Les Bakalais qui semblent participer des Boulous par la laideur, paraissent avoir aussi leurs défauts. Ils ont les mêmes goûts nomades, et aussi peu de respect pour la propriété d’autrui ; mais ils sont plus industrieux, car ils fabriquent des tissus en fibres végétales d’une bonne confection, plus solides et plus durables assurément, et pourtant moins prisés, que la plupart des cotonnades européennes dont ils font leurs pagnes. — Ils ont aussi, plus que leurs voisins le sentiment de la musique, et font plusieurs instruments qui tiennent, les uns de la harpe, les autres de la guitare.

Ne quittons pas les forêts des Boulous et des Bakalais, sans mentionner les hôtes qui les habitent avec eux. Ces hôtes sont rares et le chasseur y trouve peu de ressources ; mais le naturaliste est moins à plaindre, surtout s’il veut se rabattre sur le monde des infiniment petits.

La meilleure aubaine qui puisse favoriser un chasseur, c’est la rencontre de quelque antilope. Il en existe cinq ou six espèces, depuis le gracieux animal qui atteint à peine la taille d’un lièvre, jusqu’au bango zébré de blanc, qui est aussi grand qu’un daim, et dont j’ai donné un beau spécimen à l’Exposition coloniale. C’est le tragelaphus albo-virgatus de du Chaillu, l’antilope zébrée de M. Gervais.

Sur les coteaux élevés du fond de la baie on rencontre quelquefois un buffle sauvage, le niaré, et plus rarement le sanglier à front blanc dont j’ai pourtant vu un individu à l’état domestique. Un museau verruqueux, des yeux entourés de longues soies, de longues oreilles terminées par des pinceaux de poils, donnent à cet animal une physionomie vraiment originale. Une sorte de Paresseux, le Perodicticus Poto, nommé dans le pays Ekanda, un grimpeur nocturne, le Youko, sont aussi très-curieux, mais difficiles à atteindre ; aussi sont-ils rares dans les collections de l’Europe. Le pangolin, la civette, le rat palmiste, le fourmilier, le daman, sont avec la panthère et diverses espèces de singes, les principaux représentants de l’ordre des mammifères. L’éléphant et le gorille, le plus grand des quadrumanes, ne se trouvent guère aujourd’hui que dans les forêts lointaines où vivent les Pahouins. — La panthère n’est pas non plus bien commune. D’après le témoignage de M. Vignon, elle suit quelquefois les gens qui traversent les forêts, rôde autour d’eux, mais les attaque rarement.

Les serpents sont plus dangereux. — Ils sont plus communs et tous très-venimeux, à l’exception du grand boa python, que sa taille suffit d’ailleurs à rendre redoutable. Ils viennent assez souvent rôder autour des cases pour y attraper quelque volaille et poursuivent même les rats jusque parmi les feuillets des toitures. Le plus remarquable est l’Echidna Gabonica, grosse vipère à courtes cornes et sans queue, qui atteint parfois deux mètres de longueur, et dont les écailles de couleurs variées forment de grands losanges d’une régularité singulière et vraiment élégante.

À côté de ces dangereux animaux, il n’est pas hors de propos de placer la fourmi, le fléau, la peste des pays chauds. Depuis la petite bête familière et presque microscopique dont une république tout entière se loge dans la fissure d’une table, jusqu’à la grosse fourmi rousse qui hante les forêts et se fait redouter des plus grands animaux, on en rencontre de vingt espèces différentes. — Les unes vivent au milieu de nous, habitent nos maisons, s’installent en maîtres à bord des navires et rendent quelques services en échange de leurs incessantes déprédations. Comme les chiens errants de Constantinople auxquels la police turque abandonne sagement le service de la voirie qu’elle ne ferait pas aussi bien, elles débarrassent de toute immondice la maison qu’elles ont adoptée.

Elles ne sont qu’incommodes. D’autres ont la serre plus cruelle. L’une des plus singulières est une grande espèce blonde, au corselet allongé, qui fait son nid sur les arbres. Elle rapproche à grands renforts de filaments les bouquets de feuilles qui terminent les branches, en forme des poches assez bien closes, et y établit sa couvée. Sur quelques arbres on compte ces nids par milliers. Rien n’égale la bravoure de leurs propriétaires ; à la moindre agression elles sortent à la hâte et sans hésiter font tête à l’ennemi.

Une autre est plus remarquable encore, c’est une grosse fourmi rousse que l’on voit souvent défiler dans l’herbe ou à travers les sentiers, marchant en colonne serrée, et suivant un ordre tout particulier. Une partie s’entasse sur deux rangées, les pattes si bien enchevêtrées les unes dans les autres, que du bout d’un bâton on en soulève de véritables pelotes ; elles forment ainsi deux longues murailles parallèles hautes de trois ou quatre centimètres et écartées d’autant. Entre ces deux murailles comme entre deux berges élevées coule une véritable rivière de fourmis emportant des provisions ou des larves qui proviennent peut-être du pillage d’une république ennemie. Au milieu des travailleuses circulent en tous sens des mâles à grosses têtes, libres de tout fardeau, et chargés de régler et d’accélérer le défilé. La bizarre disproportion de leur tête et de leur corselet, rappelle tout à fait ces caricatures où l’on voit une tête colossale surmonter les épaules d’un personnage microscopique. Armés de pinces vigoureuses, ils font la police de la colonne et veillent à sa sûreté. Sur les flancs, en dehors de la double muraille, ils battent l’estrade, ramènent les fugitifs, rallient les traînards et courent sus à tout agresseur. Sous ce rapport ils n’ont pas beaucoup à faire, car il y a peu d’animaux et peu de gens disposés à les inquiéter. Les nègres, auxquels la chaussure est inconnue, n’ont garde de les fouler du pied.

Ils ont même pour respecter ces fourmis voyageuses un motif bien autrement sérieux que la crainte de leurs morsures. Je me promenais un jour avec un chef, quand nous rencontrâmes une de ces armées voraces qui traversait le sentier. Au moment de la franchir mon compagnon s’arrêta, alla cueillir une feuille à l’arbre le plus voisin, la posa délicatement dans le courant et passa. Flairant quelque mystère, je lui demandai ce que signifiait ce singulier péage. « Ma femme est grosse, me répondit-il, c’est pour qu’il ne lui arrive pas malheur pendant ses couches. » À cette singulière révélation je ne pus garder mon sérieux. Mon homme en fut blessé, et me dit d’un ton d’humeur que j’avais tort de me moquer de lui, qu’après tout, si nous autres blancs nous n’avions pas peur des fourmis, nous n’avions pas grand mérite à cela, puisque nous n’amenions jamais nos femmes au Gabon. Il faut convenir que l’argument était péremptoire.

Parfois une de ces armées envahit une case et n’abandonne la place qu’après en avoir fait un nettoyage complet. Cancrelats, scorpions, centpieds, vermine de toute espèce, tout est dévoré en un clin d’œil, tout ce qui a vécu, de la vie animale du moins, car les substances végétales n’ont rien à craindre de ces invasions. Elles ont leur ennemi particulier et qui n’est pas moins dangereux, c’est le termite. Si le termite et la fourmi se liguaient contre un village, en quelques jours tout aurait disparu ; heureusement il n’est pas de plus mortels ennemis. Comme la fourmi, le termite est ici une race féconde en variétés. Le plus nuisible est celui qui, acclimaté en Europe, a menacé de destruction les digues de la Hollande et qui mine encore en silence quelques maisons de la Rochelle et de Rochefort ; travail mystérieux dont M. de Quatrefages et M. Michelet ont donné de si intéressants récits. Un autre bâtit de véritables monticules de deux ou trois mètres d’élévation creusés d’une multitude de cellules, œuvre plus gigantesque, proportionnellement à la taille de l’ouvrier, que la construction des Pyramides de l’Égypte. — Une troisième, construit dans les arbres de grands nids globuleux composés de particules de terre et de bois agglutinées. — Un autre enfin élève sur le sol de gros cylindres de cinquante centimètres de hauteur surmontés d’un large chapiteau dentelé. On dirait un énorme champignon celluleux à l’intérieur.

L’espace me manque pour parler des araignées aux couleurs variées, des mantes, du cyphocrane qui semble un insecte de fantaisie fabriqué avec des baguettes de bois mort, et d’autres animaux qui composent la faune peu riche peut-être, mais réellement curieuse de la région gabonaise.

Griffon du Bellay.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 273.