Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XV

L’ « Épiornis no 3 » .


Vingt jours de labeur incessant avaient peu à peu fait prendre tournure à l’Épiornis no 3, composé hybride du géant des âges disparus et de l’oiseau mécanique de Passy.

Par une intuition digne d’un Cuvier, il se trouvait que M. Wéber, en établissant le plan de son aviateur, d’après les seules données du crâne d’épiornis exposé au Jardin des Plantes, auprès du fameux squelette de la baleine normande, avait suivi de très près les dimensions normales de l’oiseau préhistorique. De ce crâne, il avait logiquement déduit les proportions de la cage thoracique, celles de l’aile, celles de l’épine dorsale. Il s’ensuivait que les pièces détruites ou hors d’usage, parmi les débris de son œuvre, pouvaient être suppléées par les parties analogues du squelette naturel, comme Gérard l’avait prévu du premier coup d’œil.

Ainsi de l’omoplate droite, ainsi de telle ou telle partie de l’aile, de telle ou telle côte, de telle vertèbre par trop endommagées.

Ce que l’industrie seule d’une usine spéciale aurait pu refaire en pays civilisé, la bonne nature le fournissait tout prêt en cette île maudite et primitive.

Quant aux moyens d’assemblage et de revêtement, les provisions de caoutchouc en feuilles et de colle forte emmagasinées dans les soutes de l’aviateur y suffisaient largement. Même, il advint que le manchon naturel de l’articulation de l’épaule fossile, assouplie par un bain prolongé d’huile de marsouin bouillante, put servir tel quel. À peine fut-il nécessaire de réduire à la lime quelques reliefs trop marqués ou d’un poids excessif. Le crâne artificiel fit place au crâne naturel, par coquetterie pure du constructeur, car il était intact.

L’hélice caudale, redressée au marteau, n’avait plus l’élégance de l’état de neuf, néan- moins, elle était encore propre à faire son office.

La pièce la plus malaisée à réparer fut l’arbre de couche, qui n’avait pas d’analogue dans l’épiornis naturel (ou numéro 1), et qui resta atteint de gibbosité irréductible, sans perdre beaucoup de son efficacité.

« Nous sommes bossu, mais nous n’en gardons pas moins forme épiornique », expliquait Gérard.

Et, de fait, l’Epiornis no 3, sans avoir l’élégance suprême de son ancêtre naturel, ni la majesté de son prédécesseur artificiel, témoignait déjà, par des mouvements bien coordonnés et de tout point harmoniques, de son appropriation de plus en plus marquée à la fonction titanesque qu’on allait lui assigner. Le moteur, remis au point par Henri, se mettait en marche à la plus légère invite. Il n’y avait plus qu’à donner le dernier coup de pouce à l’ensemble, à embarquer les vivres.

Bientôt, il n’y eut plus qu’à s’envoler.

La question des passagers avait été définitivement réglée. Henri ayant demandé au commandant s’il lui permettrait d’embarquer par surcroît le petit Djaldi, qui ne serait pas encombrant et mourait d’envie de partir, s’était heurté à un refus catégorique et n’était pas revenu à la charge. Il ne devait prendre à bord qu’un compatriote, — un Français, puisqu’il en faisait une condition, et ce serait M. Wéber ou Le Guen. Il était donc convenu que M. Wéber partirait, les connaissances de l’ex-gabier en mécanique étant trop rudimentaires pour qu’il pût être seul d’une réelle utilité.

M. Wéber avait accepté de fort mauvaise grâce l’ultimatum du commandant et avait même essayé à plusieurs reprises de faire revenir celui-ci sur sa décision, plaidant la cause de Gérard avec toute la chaleur de son cœur affectueux. Le commandant avait fait la sourde oreille. Intimement persuadé qu’Henri serait bien plus anxieux de tirer les Anglais de l’île si son frère y demeurait avec eux, il était bien résolu à le garder envers et contre tous.

Certes, c’était méconnaître Henri que de douter de son humanité et de la bonne foi absolue qu’il apportait dans la conduite de cette affaire ; mais M. Marston, excellent homme, avait par sa mère du sang écossais dans les veines et, largement doué de la prudence qui distingue ses compatriotes, il était décidé à garder tous les atouts de son côté et à ne rien laisser au hasard.

Tout est prêt : vivres, couchettes, vêtements de rechange, couvertures, sont à leur place. Accroupi sur ses pattes d’acier, l’Epiornis reconstitué n’attend que le signal pour s’élancer, emportant son audacieuse cargaison humaine à travers les espaces. M. Wéber et Henri sont sur le point de s’embarquer ; autour d’eux, les Anglais contemplent avec étonnement la surprenante machine, œuvre combinée de la nature et de l’art. Ils envient le sort de ceux qui vont s’envoler, bien que le plus brave sente son cœur s’émouvoir à la pensée de se confier à cette audacieuse embarcation, pour braver à la fois les dangers inconnus de l’azur et ceux de l’Océan.

Le bon M. Wéber, rajustant ses lunettes sur son nez, serre une dernière fois Gérard dans ses bras. Il ne peut se résoudre à le quitter. Il lui semble commettre une mauvaise action en abandonnant le cher enfant sur l’île. N’est-ce pas à lui, qui a découvert l’Epiornis fossile, qui est jeune, bouillant, entreprenant, qu’il appartient de partir ?… N’est-ce pas le rôle des vieux, de ceux qui sont usés, dont la carrière est finie, de rester, d’attendre avec patience ?… Maudit commandant !… odieuse discipline !… pourquoi faut-il que ses deux amis lui aient prêché la nécessité de se soumettre et de montrer l’exemple à l’équipage ?… Le bon Wéber serait tout prêt à se révolter, si ses chers enfants manifestaient la moindre velléité d’insubordination. Mais ils lui ont donné de si excellentes raisons qu’il est bien forcé de s’incliner — à regret !…

« Allons, cher ami ! en place !… Bon voyage et prompt retour ! fait Gérard en lui serrant affectueusement les deux mains. On n’attend plus que vous…

— Eh bien, puisqu’il le faut !… Adieu, cher enfant. Adieu, messieurs… où sont donc mes lunettes ?… Ah ! bon, les voici sur mon nez, ma parole ! Commandant, au plaisir de vous revoir… M. Wilson…, mon cher Le Guen, que je voudrais donc vous voir au gouvernail !… Enfin !… allons, en route !… »

Mais comme le bon savant se dirige en trébuchant vers l’Epiornis no 3, — sa vue toujours basse est troublée en outre par une buée suspecte, — voilà le petit Djaldi qui se précipite comme une trombe à travers ses jambes et vient se jeter aux genoux du commandant qu’il embrasse en glapissant d’une voix perçante :

« Commandant !… moi clamir[1]… beaucoup clamir !… moi partir avec les bons sahibs !… moi vouloir m’en voler sur le grand oiseau !… »

Le commandant le repousse d’un mouvement d’autant plus vif que, sous son assaut impétueux, le pauvre M. Wéber a perdu l’équilibre et s’est laissé rouler à bas de l’étroite plate-forme sur laquelle se dessine la masse imposante de l’Epiornis… On s’empresse autour du savant ; on le relève tout meurtri, ses lunettes brisées, complètement abasourdi de ce qui lui arrive ; la consternation générale est à son comble quand on reconnaît que, dans sa chute il s’est foulé, sinon cassé, le bras droit, qui tombe inerte à son côté et ne pourra lui être d’aucun usage pendant une période indéterminée, mais probablement assez longue !…

Que faire ?… remettre le départ ?… attendre la guérison du savant ?… Les provisions s’épuisent ; il devient chaque jour plus urgent d’aller chercher du secours… Bien à contrecœur, le commandant est forcé de convenir qu’il doit laisser partir Gérard. Il propose Le Guen, mais l’honnête gabier déclarant péremptoirement qu’il est incapable de conduire la machine, il faut prendre son parti du départ des deux frères. M. Wilson, qui a quelques connaissances en médecine et en chirurgie, leur promet de donner tous les soins nécessaires à M. Wéber, et, le cœur gros du regret de quitter leur vieil ami en si mauvaise passe, les deux jeunes gens se placent dans l’aviateur, pendant que le commandant réclame à grands cris Djaldi pour lui infliger la correction qu’il a si richement méritée : mais le petit singe a profité de la confusion pour se cacher dans quelque coin et demeure introuvable.

« Nous y sommes ? dit d’une voix brève Henri, debout devant son moteur, tandis que Gérard, placé au gouvernail, a empoigné la roue d’une main nerveuse. Au revoir, messieurs, à bientôt !… »

Il presse la manette, et le géant ressuscité, déployant ses ailes puissantes, s’élève d’un bond majestueux à travers l’atmosphère déchirée par son passage, dans un bruissement comparable au vol d’un millier de faisans…

Un air plus vif frappe au visage les voyageurs ; en trente secondes, ils planent à une hauteur de 800 mètres, n’entendent plus les hourrahs dont leurs compagnons ont salué le départ ; la circonférence entière de l’île se dessine sous leurs yeux ainsi qu’une mappemonde. Obéissant docilement à la main qui le guide, l’Epiornis cingle vers le nord, plus rapide et plus léger qu’une hirondelle.

En quelques minutes, l’île désolée s’est effacée derrière eux comme un brouillard ; ils sont seuls dans l’espace, n’ayant au-dessus de leur tête que l’azur, sous leurs pieds que la mer immense, muette et bleue.

Un silence auguste règne à ces hauteurs ; seul le bruit d’ailes qui accompagne l’Epiornis vient le troubler d’un frôlement continu.

Une heure entière s’était écoulée.

Les yeux fixés tantôt sur le moteur, tantôt sur le ciel, Henri, absorbé par sa manœuvre, demeurait immobile comme une statue, guidant d’une légère flexion du poignet chaque mouvement de la machine aérienne, tandis que Gérard, de sa place à l’arrière, laissait errer son regard sur l’espace.

Fatigué d’un silence trop prolongé, il se mit en devoir de décrire à son frère les régions au-dessus desquelles on passait.

« C’est-à-dire que je les décrirais, s’il y avait lieu…, disait-il. Mais toujours rien, rien, rien !… jusqu’ici le trajet manque de variété… ; à perte de vue je vois, non pas « le soleil qui poudroie et la route qui verdoie », comme sœur Anne, mais la mer qui reluit et étincelle… Est-ce curieux, cet énorme espace, cet infini immobile sans un accident, une aspérité qui vienne rompre sa monotonie !… Il me tarde que nous apercevions quelque chose, ne fût-ce qu’un îlot comme le notre… à propos, où est-il passé ?… Bon ! il y a beau temps qu’il a disparu !… pas un pouce de terre sur tout l’horizon… Pauvre vieille île !… l’avons-nous assez maudite !… Et, pourtant, nous avons eu une fière chance de nous échouer là, car qui sait s’il existe au monde un autre squelette d’épiornis ?

— C’est peu probable, fit Henri, sans quitter des yeux son moteur.

— Cet aviateur est un véhicule exquis… Le mouvement est délicieux… On plane, à la lettre… Tu ne trouves pas ?

— Je t’avouerai que je n’y ai pas fait attention ; pourvu que mon moteur se comporte comme je le souhaite, le plus ou moins de moelleux de la traction m’importe peu ; cependant, maintenant que tu me le fais remarquer… »

Il lut interrompu par une vive exclamation de Gérard :

« Mordieu !… qu’avons-nous là ?… quelque chose a bougé sous cette couverture !…

— Sous cette couverture ?… répéta Henri.

— Oui !… là !… encore !… que diable cela peut-il être ?… Il y a quelqu’un là-dessous ! »

D’une enjambée, Gérard fut auprès de la couverture, la souleva brusquement… et blotti, pelotonné sur lui-même, en tas, moitié riant, moitié pleurant, apparut le petit Hindou, qui joignit les mains d’un air de supplication, se voyant découvert.

« Djaldi !… mauvais singe !… comment te trouves-tu là ?… s’écria Gérard au comble de l’étonnement.

— Djaldi bien peur du commandant… bien fâché d’avoir fait du mal au vieux Sahib… Alors pendant que tout le monde soignait le bon père, Djaldi se faire petit, petit… et se cacher dans le ventre du grand oiseau…

— Sournois !… tu voulais absolument partir, et, comme on déclinait l’honneur de ta compagnie, tu t’es mis du voyage en contrebande, hein ?

— Djaldi bien sage !… ne pas bouger !… ne pas faire de bruit… et aimer beaucoup, beaucoup les bons Sahibs de France !… ne pas aimer les Sahibs English… et Djaldi pas bien gros… peu manger…

— Pauvre moucheron !… tu ne pèses ni ne manges guère en effet… Mais ne comprends-tu pas que tu as mal agi en partant en dépit des ordres du commandant ?… On sent qu’on fait mal, quand on est obligé de se cacher, Djaldi. Est-ce qu’on ne t’a pas appris cela ? »

Le petit Hindou baissa la tête.

« Le grand Sahib pardonner à Djaldi ?… ne pas l’envoyer en bas ?… demanda-t-il en jetant un regard furtif vers Henri, dont le caractère froid et réservé lui imposait une secrète terreur.

— T’envoyer en bas !… nous prends-tu pour des ogres ? s’écria Gérard en frissonnant. Écoute, nous sommes bien obligés de te garder, puisque tu es là, mais fais bien attention que tu ne dois gêner en rien la manœuvre. Il faut te tenir dans ton coin, ne pas bouger, pour ne pas compromettre l’équilibre du grand oiseau, ne pas essayer de regarder par-dessus bord, en un mot faire pardonner ta présence en te conduisant en passager raisonnable et bien élevé.

— Oui, Sahib !… Djaldi très sage… » répliqua l’enfant avec soumission.

Et pelotonné dans son coin comme un ouistiti, les yeux fixé sur son cher « Gérard Sahib », bercé par le mouvement égal et moelleux de l’aviateur, il ne tarda pas à s’endormir.

Djaldi était simplement en train de vivre un de ces contes dont on amuse les petits enfants de tous les pays, et dans lesquels un puissant magicien vous emporte d’un bout à l’autre de l’univers, rien qu’en vous faisant poser le pied sur un petit carré de tapis. Les Sahibs, eux, s’étaient donné la peine de construire ce grand oiseau, mais le principe était le même ; satisfait de respirer en plein conte de fée, le petit Hindou n’en demandait pas davantage et se laissait aller aux douceurs du repos, comptant bien être « arrivé » au réveil. Arrivé où ?… C’est ce dont il s’inquiétait peu, pourvu qu’il fût avec ses chers Sahibs.

« Naturellement, fit Gérard après un long silence, c’est à Ceylan que nous allons ?

— Bien entendu. Je n’ai pas cru devoir faire part de mes intentions à ce cher commandant, mais tu penses bien que c’est l’unique but du voyage.

— Et nous serons tout portés pour envoyer des secours à ces gentlemen, nous trouvant en territoire britannique…

— Justement ; une dépêche mise à la boîte dès que nous débarquerons en pays civilisé leur assurera une prompte délivrance. Ah ! qu’il me tarde de savoir ce cher Wéber et Le Guen sains et saufs !

— Oui ; il était dur de les laisser là-bas.

— Est-ce assez curieux que ce soit toi, après tout, qui viennes avec moi !

— N’est-ce pas ? quelle surprise de m’embarquer à la place du cher homme !… Si ce n’avait été pour une raison si fâcheuse, avec quelle joie j’aurais pris sa place !…

— Pourvu que Wilson sache soigner son bras !…

— Le Guen est là !… Oublies-tu qu’il est rebouteur-né. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’il a guéri sa foulure aussitôt que nous avons eu les talons tournés.

— Ah bah ! voilà un talent que je ne soupçonnais pas.

— Oh ! je lui ai vu faire des choses merveilleuses dans cet ordre-là, pendant notre mémorable odyssée africaine. Les nègres le croyaient sorcier ; et le fait est qu’il guérissait des entorses et des luxations où toutes les Facultés auraient perdu leur latin.

— Fasse le ciel qu’il ait pu au moins soulager notre cher Wéber ! Je ne saurais dire l’impression pénible que j’ai ressentie à voir son bras immobilisé et comme mort à côté de lui !…

— Oui, ces mains qui ont créé tant de merveilles devraient être à l’abri de tout accident. Mais, cher Henri, voici plus de deux heures que tu es là ! Est-ce qu’il ne serait pas grand temps que je te remplace ? Il faut absolument que tu me laisses me charger du moteur pendant que tu prendras quelque repos. Chacun son tour.

— Cela, mon cher Gérard, n’y compte pas !

— Quoi ! tu n’as pas la prétention, je pense, de nous mener à bon port sans dormir ni manger ?

— Sans manger, non. Tu auras l’obligeance de me passer un morceau, quand j’en sentirai le besoin ; je le mangerai sur place.

— Et tu ne dormiras pas ?

— Je ne dormirai pas avant que nous puissions atterrir quelque part. Non, mon ami, inutile de discuter ce point. Tu comprends qu’avec un outil aussi fragile, aussi inédit que le nôtre, je ne veux rien laisser au hasard. Je n’ai pas la moindre envie de nous faire casser les os pour le plaisir de m’abandonner à la paresse — d’autant que ce vice n’a jamais été mon travers dominant, tu en conviendras… Et puis, on dort toujours assez, je dirai même qu’on dort toujours trop…

— Qu’appelles-tu dormir trop ? Une heure sur douze, par exemple ?

— C’est trop pour moi, qui ne peux pas me permettre ce luxe…

— Bon. Si tu veux te « faire périr » sous mes yeux, tu es bien libre ! Chacun son goût… dit Gérard avec un peu d’humeur.

— Allons, mon vieux, ne te fâche pas ! fit Henri en riant. Et dors un peu, toi qui parles ! Tu dois en avoir besoin, après le mouvement que tu t’es donné pour tout embarquer.

— Non, merci ; tu me prends sans doute pour une marmotte… Si tu es capable de te passer de sommeil, je le suis aussi, je pense.

— À ton aise ; tu sais que j’ai pour principe de laisser chacun agir à sa guise, pourvu toutefois qu’on observe envers moi la même règle de conduite. Et quand nous resterions quarante-huit heures sans dormir !…

— Le mal ne serait pas irréparable, en effet.

— Nous nous reposerons sur la première terre en vue, je te le promets.

— J’enregistre ta promesse… En attendant, il doit être l’heure de dîner ; tiens, dépêche-moi ce sandwich. C’est étonnant ce que cela creuse, ces hauteurs, poursuivit Gérard en s’escrimant à belles dents sur un morceau de biscuit plus dur qu’un caillou et accompagné d’une tranche de corned beef aussi coriace qu’une semelle de botte ; il me semble que de ma vie je n’ai mis une bouchée sous la dent… À propos, et le mioche ?… ajouta-t-il soudain, se rappelant leur petit compagnon. Il doit être affamé, lui aussi… »

Et, se tournant vers le coin où il avait vu s’endormir l’enfant ;

« Hé Djaldi ! lit-il à demi-voix. Tu n’as pas faim ? Non ?… Qui dort dîne, n’est-ce pas ? »

S’approchant doucement du tas de couvertures, afin de ne pas éveiller le petit garçon, le bon Gérard lui apporta sa part du maigre repas, pour qu’il la trouvât à sa portée en se réveillant.

Le crépuscule envahissait peu à peu l’empyrée. Le soleil s’était couché depuis une heure environ, mais une vague lueur baignait encore l’occident. Il faisait juste assez de jour pour que Gérard, à son indicible surprise, s’aperçût que la place de l’enfant était vide…

« Voilà qui est curieux ! fit-il à demi-voix en déplaçant vivement les couvertures encore tièdes. Excepté là-dessous, il n’y a pas le moindre recoin où ce petit singe ait pu se cacher… »

Et un soupçon soudain le faisant pâlir :

« … Le malheureux enfant serait-il tombé par-dessus bord, en voulant regarder au-dessous de nous !… »

Sentant se glacer son sang à cette affreuse hypothèse, Gérard se penche à l’extérieur de la cabine, interrogeant d’un œil terrifié l’immense espace qui s’étend sous lui, redoutant d’apercevoir sur la surface immaculée de l’Océan, un point visible, une pauvre loque humaine qui sera tout ce qui reste du malheureux enfant… Mais il tressaille en constatant que l’aspect de la mer a changé en quelques instants. Au-dessous de l’Epiornis ne s’étend plus ce miroir immobile et muet, mais un chaos de vagues sombres et agitées, d’icebergs errants, de montagnes en marche qui se heurtent, se brisent et se poursuivent farouchement.

Si Djaldi est tombé là, son corps, broyé, a déjà disparu sous les lames bouillonnantes.

Mais comme il ramène les yeux près de lui, de nouveau son cœur cesse de battre, il sent ses cheveux se hérisser sur sa tête.

Au-dessous du ventre de l’Epiornis, accroché des pieds, des mains, des dents, des ongles, ramassé sur lui-même de quelque étrange façon qui semble en dehors des attitudes possibles au corps humain, Gérard a vu le petit Hindou… Il n’ose faire un mouvement, pousser un cri, de peur de l’effrayer et de lui faire lâcher prise. Mais, tandis que son esprit envisage avec la rapidité de l’éclair les mesures possibles pour essayer de sauver le malheureux petit être, la tête de Djaldi se renverse, ses yeux roulent convulsés dans son visage exsangue…

Ils rencontrent ceux de Gérard, penché pâle d’épouvante au-dessus du rebord d’acier.

Alors sur les lèvres blanches du pauvre petit passe un sourire si tendre, si affectueux, que le jeune Français se sent remué jusqu’au cœur ; il comprend au mouvement des lèvres de Djaldi qu’il essaye d’articuler : « Bon Sahib !… »

« Oui, cher petit, courage !… Le bon Sahib va tâcher de te tirer de là », murmure-t-il. Et se tournant vers Henri.

« Djaldi est tombé par-dessus bord, prononce-t-il brièvement. Il est accroché sous l’Epiornis. Il faut descendre. »

Un dernier regard jeté sur l’enfant le lui montre suspendu sur l’abîme, oscillant comme une écharpe légère : ses pieds ont cédé, il n’est plus soutenu que par ses frêles mains…

Henri, avec sa froide décision, a commencé la manœuvre pour descendre ; manœuvre redoutable, périlleuse toujours, même avec une machine éprouvée et pour se poser en terre ferme. Il s’agit cette fois de viser un des icebergs flottants, de parvenir à y prendre un point d’appui assez long pour repêcher l’enfant et le replacer dans la nacelle…

Entreprise folle, impossible, semble-t-il…

Mais, tandis que Gérard, avec une activité fébrile, attache solidement des courroies, des cordes qui pourront servir à son dessein, un cri déchire l’espace :

« Sahib !…oh ! Sahib !… je tombe !… »

Pris aux entrailles par cet appel, Gérard ne raisonne plus : il s’est jeté par-dessus bord ; il s’accroche des pieds aux lanières qui maintiennent les différentes pièces de la cage thoracique, il se lance dans le vide… ses mains saisissent à poignées la chevelure de Djaldi au moment même où, ouvrant les doigts, il se laissait aller dans l’abîme… Ils restent ainsi suspendus, Gérard, la tête en bas, tenant comme dans un étau le petit corps privé de sentiment, tous deux oscillant terriblement à cinq cents mètres au-dessus de la mer orageuse…

Henri n’a pas perdu son sang-froid un instant, et son esprit lucide a reconstitué chaque péripétie de la scène qui se déroule derrière lui. Ne pouvant quitter une seconde son moteur, l’ouïe seule lui apprend ce qui se passe. Il a entendu le cri déchirant de l’enfant, senti la violente secousse qui a accompagné le saut de Gérard… Le cœur sur les lèvres, il a attendu dans l’angoisse le double cri, l’allégement de l’appareil qui lui annonceront la catastrophe définitive… Quelques secondes — des siècles ! — s’écoulent ; le poids permanent de l’aviateur, les oscillations continues lui prouvent qu’il n’est rien arrivé d’irréparable.

Bientôt la voix de Gérard lui parvient, un peu rauque et haletante, mais joyeuse :

« Ohé ! Henri !… tu m’entends ?…

« À droite !… à droite !… doucement !… ralentis… Un iceberg ! on pourra peut-être l’atteindre ! »

Manœuvrant avec des précautions infinies, Henri s’efforce d’obéir à ces instructions insuffisantes. Il incline vers la droite, descend sur une ligne oblique et, au milieu du danger, malgré le péril effroyable, il ne peut réprimer un sentiment d’orgueil en constatant une fois de plus l’admirable précision de son engin…

Tout à coup un grand cri, un choc violent, et l’aviateur, comme débarrassé du fardeau qui lui pesait, remonte d’un bond dans l’espace …

Lâchant une des poignées, Henri se précipite vers le bord et, penché sur le gouffre, irrésistiblement emporté par le mouvement ascensionnel de l’oiseau articulé, il distingue sur sa droite un énorme iceberg, voguant majestueusement sur les flots. Et, sur une étroite anfractuosité, un creux à peine assez large pour donner place à deux pieds, il entrevoit Gérard, collé, aplati, accroché comme par miracle aux flancs glissants de la montagne en marche…

La nuit grandissante rend la manœuvre plus difficile encore : il s’agit de redescendre, de longer l’iceberg, d’arriver à le joindre d’assez près pour que Gérard se hasarde à sauter dans la cabine… Henri n’a pu voir s’il tient toujours Djaldi, et à vrai dire le péril mortel de son frère lui a fait oublier l’existence même de l’enfant.

Une fois de plus la machine obéissante redescend d’un mouvement égal et rythmé ; l’iceberg, emporté par les vagues, marche, écrasant d’un choc puissant les masses rivales qui viennent se mesurer à lui… Enfin Henri est au niveau de son frère ; un moment d’incertitude atroce : Gérard doit-il abandonner son précaire appui, se lancer dans le vide, tomber peut-être et se trouver broyé entre deux blocs de glace sous les yeux de son frère ? L’oiseau géant plane, fantastique, les ailes ouvertes et semble animé d’une vie réelle…

Enfin Gérard réussit à saisir la courroie, qu’il a su attacher solidement à une des côtes de l’oiseau ; tout l’appareil penche périlleusement de son côté, mais d’un suprême effort il réussit à lancer le corps inerte de Djaldi sur la cabine ; dans son élan ses pieds abandonnent la margelle glissante, il tombe, mais Henri, lâchant tout pour le saisir, l’attire, l’étreint, et, au risque de tomber avec lui, parvient enfin à le hisser ; ils roulent ensemble au fond de la cabine et y demeurent un instant affalés, haletants, tandis que l’oiseau mécanique, privé de son guide, bat lamentablement des ailes et marche à l’aventure dans la nuit.

Un choc les ramène à la réalité ; d’un bond Henri est à sa place, les mains aux poignées, et fait agir le moteur, qui les élève aussitôt à cinq ou six cents mètres, tandis que les deux icebergs, dont la rencontre a failli les réduire en poussière, se heurtent, se brisent et s’abîment avec un fracas épouvantable dans les eaux tourbillonnantes.

  1. Réclamer.