Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



VIII

Vers le pôle austral.


Écartant de son chemin le petit Djaldi stupéfait, Gérard s’élança hors de la cabine et fit irruption sur le pont, où le capitaine Marston, tout à sa lutte avec les éléments, ne manifesta aucune surprise à sa vue.

« Commandant, s’écria Gérard, j’apprends que vous avez déjà perdu deux matelots ; trouvez-vous, en conscience, que dans les circonstances actuelles vous ayez le droit de tenir sous clef quatre hommes valides et de bonne volonté, qui pourraient rendre des services, ne fût-ce que pour la manœuvre ?… »

Le capitaine parut frappé de l’argument.

« Aôh !… Vous connaîtriez le maniouvre ?… demanda-t-il.

— Si nous ne la connaissons pas, nous sommes prêts à l’apprendre et à mettre la main à la pâte. De plus, je ne veux pas vous laisser ignorer plus longtemps que mon frère et M. Wéber sont tous deux des ingénieurs de premier ordre, ce qui n’est pas à dédaigner, il me semble, dans la situation de votre navire… Si je ne me trompe, notre chute n’a pas mieux arrangé vos affaires que les nôtres ?

— Démantibolé le Silure, en même temps que votre machine, répliqua l’Anglais, flegmatique.

— Moralité : ne pas faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit !… Si vous nous aviez laissés voguer en paix dans les nuages, commandant, convenez que cela aurait mieux valu pour vous !…

— Ce était mon devouar de tirer sur machine interlope…

— Interlope ?… Si mon frère vous entendait ! …

— Je employai le mot interlope au sens anglais…

— Je comprends bien, — dans le sens d’intrus… — Mais permettez, commandant ! Là-dessus, nous n’arriverons jamais à nous entendre, car si je nie que les eaux sous lesquelles vous naviguiez soient anglaises, encore bien moins le ciel peut-il être considéré comme appartenant à telle ou telle puissance !

— Je avais le devouar…

— Pardon, commandant ! Mais, moi, j’ai un autre devoir, qui est celui de vous demander si vous avez réellement l’intention de nous tenir internés au fond de cette cabine, contre tout droit et toute équité, et de nous laisser périr là dedans comme des rats à fond de cale, au cas où votre navire viendrait à sombrer ! Je vous déclare que je trouve cette prétention insensée, et que nous réclamons hautement la faculté de nous tirer d’affaire comme vous autres, en cas de désastre… »

Le commandant sembla indécis.

« Mettez-vous à ma place ! continua Gérard. Vous avez invoqué le droit du plus fort pour nous enfermer ; mais je ne suppose pas une minute que vous vous croyiez celui de causer notre mort !

— Si vô donnez à moâ votre parole de ne pas chercher à vous évader…

— C’est ce dont nous nous garderons bien !… Et je vous déclare tout net que si nous trouvons l’occasion de quitter ce navire, nous la saisirons avec le plus vif empressement ! »

Le commandant ne put s’empêcher de sou- rire, tant la physionomie de Gérard respirait de bonne humeur et de franchise.

« Enfin, que demandez-vô ?

— Tout simplement la faculté de circuler à bord et celle de vous aider à sortir d’affaire, si c’est possible.

— Ce n’être pas probable…

— Les avaries sont donc très sérieuses ?

— Très… vô avez cassé le hélice et le gouvernail… smashed[1] !

— Alors, nous marchons à l’aventure ?

— À l’aventioure… exactement…

— Et vous ne savez pas où nous sommes ?

— Noâ…

— Il a, sans doute, été impossible de prendre le point depuis le début de la tempête ?…

— Impossible…

— Mais nous allons à la dérive vers le sud, si j’en crois ma boussole de poche.

— La dérive ?…

Drifting, commandant, drifting !… Eh bien, vous allez nous permettre de drift avec vous, car je vous déclare que l’atmosphère confinée de cette infirmerie est tout simplement intolérable… Je cours chercher mes compagnons… »

Interprétant le silence du commandant comme un consentement tacite, Gérard ne fit qu’un tour en bas et ne tarda pas à reparaître suivi d’Henri et de M. Wéber. Quant à Le Guen, il se dirigea droit vers l’avant et se plaça parmi les hommes de l’équipage avec une assurance tranquille qui imposa d’emblée silence aux mauvaises volontés.

M. Wéber et Henri, se penchant à l’arrière au-dessus de l’hélice, constatèrent que les avaries paraissaient sans remède tant qu’on tiendrait la mer.

« Je serais curieux, commandant, dit alors Henri, de visiter les débris de mon aviateur ; il paraît que vous les avez recueillis en même temps que nous ? »

Prenant son parti de la situation, le commandant donna l’ordre de conduire le jeune inventeur à la soute où gisaient en un tas lamentable les restes de l’Epiornis.

Henri constata avec douleur que le désastre était irréparable. Non seulement l’articulation de l’aile droite de l’oiseau mécanique avait été brisée par le projectile, mais la chute de la machine sur l’arrière du Silure avait complètement déformé la carcasse et faussé les organes de transmission du mouvement. Enfin, les sauveteurs eux-mêmes avaient sans doute leur part dans les avaries et devaient avoir dépecé les membres à grands coups de hache, pour les relever et les hisser plus aisément, car ils ne présentaient plus forme normale.

Par contre, les matelots, avec la sollicitude caractéristique de leur état, avaient recueilli jusqu’aux moindres débris, pour les ranger en bon ordre, comme des branches de bois mort, sur les deux côtés de la soute. Involontairement, Henri compara ces amas à des bûchers funéraires, — les bûchers de son entreprise et de son espoir. — Celui de gauche avait pour motif central la cage thoracique béante et défoncée ; celui de droite, l’énorme crâne de l’oiseau défunt.

Voyant une petite échelle de fer dans un coin de la cale, il s’en servit pour monter jusqu’à ce crâne et y pénétrer. Il put reconnaître, du premier coup d’œil, que l’épaisseur de la boîte métallique avait heureusement protégé le moteur, qui n’avait pas souffert, étant d’ailleurs peu délicat de sa nature. Le mouvement d’horlogerie qui le mettait en action avait seulement été séparé de la bobine d’induction, sans doute au moment de la chute de l’aviateur sur l’arrière du Silure, et s’était arrêté net.

Circonstance qui avait eu pour effet immédiat d’interrompre la production de force électrique, en déterminant ce que les techniciens appellent un « court circuit », et qui pouvait être considérée comme heureuse, car elle avait certainement empêché les naufragés d’être foudroyés.

Absorbé dans l’examen de ces tristes épaves, le jeune homme ne prenait plus garde aux conditions extérieures, sinon pour se plier machinalement aux mouvements désordonnés du navire que l’ouragan emportait toujours avec une puissance irrésistible. Roulant comme un tonneau à la surface des vagues écumantes, balayé par les lames qui se ruaient sur le pont et fuyaient emportant tout devant elles, tantôt enlevé au faîte d’une montagne liquide, tantôt plongeant au fond de l’abîme, le sous-marin était littéralement le jouet de la mer en furie. Toute manœuvre restait impossible. Il n’y avait qu’à se laisser aller, puisqu’on ne pouvait ni contrôler ni guider les mouvements du sous-marin désemparé, et devenu, — avec ses panneaux fermés, ses machines inertes, ses ballasts inutiles, son hélice immobile et son gouvernail brisé, — pareil à un énorme cigare de tôle, en route pour le pôle sud.

C’était tout ce qu’on savait, en somme : on allait vers le sud, à une allure vertigineuse, qu’il n’y avait aucun moyen de mesurer. Jusqu’à un certain point, c’était une circonstance favorable, aucun écueil n’étant à redouter dans cette direction et les collisions y étant rares, par la raison que les navires y sont peu nombreux. Du reste, impossible de savoir ou de présumer, même approximativement, où l’on se trouvait. L’ouragan souffla huit jours entiers et huit nuits, sans une accalmie qui permît l’accès de la plate-forme extérieure, sans une étoile au ciel, sans un rayon de soleil. Seul, rabaissement régulier et continu de la température indiquait qu’on avait dépassé les limites du canal de Madagascar et qu’on dérivait vers le pôle.

Le péril commun ayant effacé ou du moins suspendu les hostilités, les officiers et les passagers involontaires du Silure avaient mis pour l’instant de côté leurs sujets de désaccord, — se réservant de reprendre en temps et lieu leur querelle là où ils l’avaient laissée ; et le commandant n’avait pas tardé à apporter dans ses rapports avec Gérard une nuance d’affectueuse familiarité ; la physionomie ouverte du jeune homme lui rappelait celle de son fils cadet, resté dans la vieille Angleterre, et cette ressemblance toute fortuite le radoucissait malgré lui envers les inlerlopers. M. Wilson, le lieutenant, était un jeune homme instruit et bien élevé ; dans le désarroi général, il s’établit naturellement entre tous un échange de bons offices en tant que le permettait la rage des éléments.

Enfin, au matin du neuvième jour on put espérer que la tourmente avait épuisé sa fureur. La mer perdait par degrés sa teinte livide, et bien qu’une longue houle continuât d’emporter le petit navire avec une effrayante rapidité, il devenait manifeste à divers signes que la tempête tendait à se calmer.

Un pâle rayon de soleil perçant les nuages à midi, le commandant put en profiter pour prendre le point.

Ayant fait ses calculs, il sortit de sa cabine et, s’avançant vers les quatre Français réunis sur la plate-forme :

« J’ai le plaisir de vous annoncer que je sais où nous sommes, gentlemen ! Nous nous trouvons à 5° 2″ au-dessous des îles Kerguélen.

— Les îles Kerguélen !… Je crois bien que nous n’avions ni les uns ni les autres dessein d’aller de ce côté… N’est-il pas vrai, commandant ?

— Cela vous apprendra à venir tomber sur la tête des gens sans crier gare !… répliqua le capitaine Marston de bonne humeur.

— Ah ! commandant !… quelle injustice !… C’est vous qui nous attaquez, et c’est sur nous que vous rejetez la faute !… Mais attendez que nous soyons de retour en Europe !…

— Qu’est-ce qui se passera alors ?

— Nous commencerons par vous intenter une action en dommages-intêrêts pour avoir indûment tiré sur notre aviateur…

— Aôh !…pas un British jioury ne vous les accordera !

— Mais il y a d’autres jurys que les British ! … Et puis, commandant, vingt contre un que l’Amirauté vous cherche noise pour avoir perdu votre sous-marin !…

— Je ne l’avé pas perdu !…

— Non ?

— Non ; c’est vous qui m’avez cassé le hélice ! Et c’est vous qui paierez les dommages dont vous parlez !…

— Oh ! oh !… la prétention est admirable !… C’est peut-être nous aussi qui sommes venus vous chercher querelle ?

— Oui… vos avés provoqué moâ…

— Provoqué ?…

Provoked… à l’anglaise.

— J’entends !… agacé ?… C’est bien cela, je crois ? Nous vous avons agacé en nous promenant dans ces nuages, et notre outrecuidance vous a forcé, fort à regret, à venir interrompre notre petite excursion ?

— Oui… ce était cela !

— Admirable ! lit Gérard en riant de bon cœur. Commandant, j’avoue que je reste confondu devant votre habileté nationale à tourner tous les incidents à votre profit ! C’est vous qui nous causez un dommage irréparable et c’est nous qui avons tort !… Pourquoi nous sommes-nous trouvés sur votre chemin ?… Raisonnement tout à fait britannique !… Mais je vous attends en cour martiale !… Il est vrai que vos soi-disant agresseurs étant des Français…

— Oui… une Court-Martial prendrait mon parti…

— Plus que probable… Mais je vous préviens que nous ne nous laisserons pas égorger sans protester. Vous verrez ce que coûte un aviateur quand on se donne le plaisir de le démolir, je vous en donne ma parole !…

— Pourvu du moins que nous revenions en Europe pour y régler notre querelle ; ce qui n’est pas précisément prouvé, ajouta Gérard in petto, en regardant autour de lui la mer démontée, l’horizon vide et le petit navire démantelé. Faut-il avoir de la déveine pour être venus précisément dans ces parages !… Que diable faisons-nous sur cette galère ?… Si nous échappons aux icebergs après tout le reste, car nous allons à coup sûr en rencontrer, nous aurons le droit de nous vanter d’avoir de la chance !… Enfin, advienne que pourra !… »

Au coucher du soleil, en effet, on put apercevoir vers l’ouest toute une flottille d’icebergs, voguant majestueux et solitaires dans leur domaine inviolé ; et le Silure, emporté par le courant, ne tarda pas à se trouver entouré par la flottille spectrale, naviguant au milieu de blocs monstrueux dont le moindre choc l’aurait écrasé comme une coquille de noix.

Vers minuit, sous un ciel décidément pur et que la lune illuminait, il passa au ras d’une véritable montagne de glace qui descendait rapidement, fendant les flots avec un bruit sourd, une sorte de rugissement de l’abîme déchiré dans ses profondeurs.

Rien ne peut décrire la splendeur de ce bloc gigantesque dont le sommet montait jusqu’aux nues ; les rayons glacés de l’astre nocturne se répercutaient dans ses lianes en mille nuances chatoyantes, d’une délicatesse féerique ; le rose, le vert, le bleu, le mauve, se fondaient et se transmuaient l’un dans l’autre comme sous le jeu de rayons électriques, et des cascades de diamants semblaient étinceler à chacune de ses arêtes translucides. Superbe et désolé, le bloc avançait noblement lorsqu’il vint heurter un bloc presque aussi formidable, qui, ballotté sans doute par des courants profonds, tournoyait comme affolé sur lui-même. Le Silure arrivait droit entre eux ; sa perte paraissait certaine ; paralysés par l’horreur, tous ceux qu’il portait attendaient, les dents serrées, le choc suprême, lorsque les deux icebergs rivaux, se brisant l’un contre l’autre avec un fracas épouvantable, s’abîmèrent ensemble dans les eaux tourbillonnantes. Emporté par le remous, le Silure bondit presque entièrement hors des vagues pour retomber avec une violence qui parut sur le point de le briser en mille pièces. Puis, tout frémissant, il recommença à courir sur la crête des vagues, laissant les débris des deux icebergs se fondre lentement à la surface des eaux.

« Nous l’avons échappé belle ! fit le commandant, lorsqu’il retrouva l’usage de la parole. Ç’a été miracle que nous n’ayions pas été écrasés.

— Un miracle qui ne se renouvellera pas ! ajouta Henri. Nous n’avons aucun droit d’en escompter un autre.

— En effet, messieurs, devant le danger imminent, je propose que nous jetions à l’eau, dans une bouteille scellée, un précis de la situation, avec le nom de tous ceux qui se trouvent à bord, de façon à ce que notre sort ait une chance d’être connu de nos familles… »

Ce qui fut fait, Gérard écrivant sous la dictée du commandant un court document rédigé en français et en anglais, énumérant les personnes embarquées sur le Silure et les circonstances qui les avaient amenées dans ces parages désolés.

Après quoi, la mer s’apaisant de plus en plus et le passage monotone des icebergs cessant d’offrir l’intérêt que leur avait d’abord prêté la nouveauté, chacun alla se coucher, sauf les hommes de quart, car personne n’avait guère dormi pendant l’ouragan et tout le monde tombait de sommeil.

Gérard croyait avoir à peine fermé les yeux — en réalité, il avait dormi plusieurs heures — lorsqu’il fut réveillé en sursaut par un choc effroyable.

S’étant couché tout habillé, il fut sur pied en un clin d’œil et monta vers la passerelle, en même temps que son frère, M. Wéber, le commandant Marston et les hommes logés à l’avant, que la violence de la collision avait avertis comme lui ; ils arrivaient en désordre, s’adressant les uns aux autres des questions incohérentes.

Sur le flanc de tribord les voyageurs virent alors le fantôme démesuré d’un iceberg, qui, frappant le sous-marin en écharpe, lui avait enlevé cinq ou six mètres de bordage. De plus en plus désemparé, diminué d’un quart, le petit navire offrait l’aspect lamentable d’une épave vouée à une destruction certaine et imminente. Quant aux malheureux naufragés, ils pensaient n’avoir plus à attendre que la mort.

Mais tout à coup Gérard, qui promenait son regard sur l’horizon, poussa un cri :

« Là-bas, commandant ! Terre !… »

Tous les yeux se portèrent avidement dans la direction de l’ouest, qu’indiquait son geste. Une sorte de nuage grisâtre, vaporeux, barrait la limite du ciel et des eaux.

« Encore un iceberg, murmura le capitaine.

— Non, commandant, j’en suis persuadé ! Voyez la différence de son aspect général avec tous ceux que nous avons aperçus ces jours-ci !

— Ma longue vue ! » commanda l’officier. Un des matelots la lui apportant aussitôt, il l’appliqua à son œil.

— C’est bien une île, en effet, dit-il en laissant retomber son bras. Hélas ! à quoi bon, puisque nous n’avons aucun moyen d’y atterrir ? … Le canot, qui se trouvait à l’arrière, a été emporté.

— Commandant, fit vivement Gérard, voulez-vous me permettre de vous soumettre un plan ?… Je ne sais si mon idée est pratique, mais il me semble que nous pouvons toujours tenter de l’appliquer.

— Voyons votre idée, fit le commandant avec un sourire découragé.

— Elle est simple. Nous ne saurions rester ici plus longtemps, sans nous vouer à une mort certaine. Ce malheureux navire va couler au premier obstacle qui se trouvera sur sa route… D’autre part, l’abandonner serait renoncer au dernier lien qui nous rattache au monde et sacrifier des moyens de salut encore utilisables. Pourquoi ne pas tenter de le remorquer ? … Nous voici une dizaine d’hommes, tous forts et de bonne volonté. Construisons un radeau qu’il sera possible de diriger en pagayant, — les matériaux ne manquent pas, — et remorquons le Silure vers cette île… quelque inhospitalière qu’elle puisse être, elle vaudra encore mieux pour nous que cette épave condamnée, surtout si nous arrivons à l’échouer, avec ses vivres, ses outils, sa coque elle-même que nous pourrons peut-être radouber…

— Vous avez raison ! déclara le commandant Marston. Mais il n’y a pas un instant à perdre !… à l’œuvre, tous, et vivement !… »

Sous sa direction, les hommes ont bientôt arraché, prélevé sur les aménagements intérieurs du Silure, tous les bois et plaques de tôle nécessaires pour établir sur la passerelle un radeau de six mètres de côté. Des cordes, des harpons, des avirons, une rampe en cuivre, les tables à manger de l’équipage, complètent bientôt le plancher improvisé. Le voici adroitement descendu et flottant à la coupée de bâbord. Gérard, qui ne veut céder cet honneur à personne, saute le premier sur le radeau et l’amène avec Le Guen jusque sous l’avant du Silure. Une forte amarre leur est larguée. Tout le monde s’embarque ; chacun prend son poste ; un gouvernail de fortune est bientôt établi. Des vivres sont descendus. Enfin, le commandant donne l’ordre de nager.

Huit avirons prennent contact avec la mer ; le radeau obéissant entre en marche ; l’amarre grince et se tend ; le sous-marin se redresse et, lentement, il obéit, il entre dans le sillage du radeau et met le cap sur l’île lointaine.

Un hourrah jaillit de toutes les poitrines. Penché sur le plat-bord, le commandant donne ses ordres et règle l’effort commun ; les rameurs font force de bras, et, évitant adroitement tous les obstacles, se glissent entre les icebergs, entraînant toujours le navire. Bientôt, la terre grandit sur les eaux. Elle apparaît maintenant comme une île rocheuse se terminant en un sommet conique. Les rameurs sont infatigables ; ils peinent jusqu’à ce que la sueur coule en grosses gouttes sur leur front, en dépit de la température glaciale ; ils avancent, lentement mais sûrement, et la joie de tous est profonde, à voir le Silure suivre docilement le radeau au lieu d’errer à l’aventure sur les vagues.

L’après-midi touche à sa fin lorsqu’on parvient à atteindre la terre. Une crique sablonneuse s’ouvre devant les naufragés.

Un effort suprême ; et soudain une secousse qui les renverse les uns sur les autres, au milieu des rires et des cris de triomphe. La quille du Silure a grincé sur le sable ; l’épave s’est échouée au havre de grâce.

Hourrah ! trois fois hourrah !

  1. Fracassé.