Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



VI

Au camp des internés. — La catastrophe.


« Que voulez-vous dire ? demanda Henri, frappé d’un affreux soupçon.

— Hélas ! Monsieur !…

— Quoi ? Parlez !… pour l’amour du ciel ! » En ce moment un soldat en uniforme kahki, grand feutre brun retroussé à gauche, et cartouchière en travers de la poitrine (car les Anglais, comprenant le danger des couleurs éclatantes et des uniformes empanachés, avaient bientôt copié la tenue boer au cours de la campagne), se rapprocha en se dandinant d’un air fat.

« Eh bien ! eh bien ! dit-il insolemment, faut-il tant de palabre pour acheter un penny de fruit gâté ?

— Gâté, mon fruit ? protesta le faux marchand, jouant l’indignation, et s’exprimant dans le plus pur anglais de Billingsgate. Viens un peu y voir. Tu n’en as pas goûté souvent de si bon chez toi.

— C’est toi, mendiant, qui n’en as jamais vu comme il en pousse dans mon Yorkshire ! répond le soldat en colère. Ces cockneys ont un aplomb !… »

Satisfait que son accent l’ait fait prendre pour un cockney (sobriquet donné aux habitants des faubourgs de Londres), Henry veut se détourner et reprendre son soi-disant marché avec la vieille Anik ; mais le soldat lui met rudement la main sur l’épaule.

— Minute !… Tu m’as l’air bien déluré pour un mercanti, dit-il avec le mépris inconscient de l’homme de guerre pour le pékin. Est-ce que ta place ne serait pas avec nous, un rifle sur l’épaule, un revolver au poing, au lieu de pousser cette sale brouette ?…

— Mêle-toi de ce qui te regarde ! répliqua Henri secouant la main qui repose sur son épaule. D’abord, si je voulais servir, ce ne serait pas avec des fantassins comme toi ! Il me faudrait un cheval, mon garçon.

— Excusez du peu !… Shank’s mare[1] n’est pas assez bonne pour monsieur !

— Rien n’est assez bon pour moi, mon vieux, fait Henri, et dans tous les cas, je ne te demanderai pas la permission, s’il me prend envie d’aller à l’avant-garde. Allons, place ! J’ai besoin de gagner ma vie, moi. Je n’ai pas le temps de baguenauder comme un fainéant de galonné ! »

Flatté d’être pris pour un galonné, alors que pas la moindre « sardine » ne brille encore sur sa manche, le soldat, souriant béatement, laisse Henri s’éloigner sur les traces de la vieille Anik qui s’est esquivée pendant l’altercation, et dont il aperçoit la jupe en loques, cheminant cahin-caha à quelque distance en avant. Le tournant d’une étroite ruelle leur offre enfin un abri propice. Dévoré d’inquiétude, Henri presse de questions la vieille paysanne, que les chagrins et les souffrances paraissent avoir réduite à un état voisin de l’imbécillité ; et, de ses réponses confuses, il finit par comprendre que Nicole a été emmenée de Modderfontein après une tentative d’évasion.

— Mais où est-elle ? où l’a-t-on enfermée ? s’écrie Henri au comble de l’anxiété. Rappelez vos souvenirs, tante Anik !… Voyons ! vous devez bien avoir entendu nommer le lieu où on la menait. Est-ce à Port-Natal ?… Est-ce dans un autre camp ?…

— Ah, mon bon monsieur, comment vous dire !… Je ne sais pas, moi… Je crois bien que c’est en Angleterre…

— En Angleterre !…Mais pourquoi ?…on n’y a transporté aucun autre prisonnier de guerre… Réfléchissez, tante Anik, je vous en supplie. Qu’est-ce qui vous donne à croire qu’elle est en Angleterre ?

— Dame ! L’Angleterre est une île, n’est-ce pas ?

— La Grande-Bretagne est une île. Après ?

— Eh bien, on a dit comme ça que Nicole serait in… in… internée… c’est bien internée qu’on a dit ?

— Oui, internée, mais où, pour l’amour du ciel ?

— Dans une île, redit la pauvre vieille, rassemblant laborieusement ses souvenirs. Alors, il y en a qui ont dit comme ça qu’on la mènerait dans l’île de Londres pour la montrer à la Reine.

— Une ile, une île, répétait Henri perplexe. On a établi des camps de concentration dans plusieurs îles. Il y en a un à Sainte-Hèlène… un à Ceylan.

Ceylan ! s’écrie la vieille toute contente. C’est cela même ! Ceylan près de Londres : là où le roi a son palais de Windsor !

— Oh ! tante Anik ! Êtes-vous bien sûre d’avoir entendu ce nom ? Pensez bien à ce que vous me dites, je vous en conjure !…

— Hélas ! mon bon monsieur, fait la vieille prisonnière, les larmes commençant à couler sur son visage flétri, je veux bien vous dire tout ce que je sais, moi… Et il faut me pardonner si j’ai un peu perdu la tête, après tous les malheurs que j’ai vus… mes fils, vous vous les rappelez, monsieur Henri ?

— Certes, je me les rappelle : de beaux garçons, de braves cœurs, de vrais Boers !…

— Ah oui ! des vrais… Ils y sont tous restés, tous ! fils et petits-fils !… »

Et la malheureuse ouvre ses deux bras d’un geste désolé…

« Tous, jusqu’à mon petit Alau qui n’avait que onze ans.

— Alau ! Il est mort ?

— Combattant à côté de son père et de son grand-père, oui monsieur, oui monsieur. Il avait onze ans, son père trente-cinq et mon mari soixante-dix… Tous trois restés couchés là-bas, à Colenso…

— Pauvre tante Anik ! Et les autres ?…

— Deux sont tombés à Maggersfontein, un autre à Spion-Kopje… Les pleurs empêchent la malheureuse mère d’achever la triste énumération.

— Chère, chère tante Anik ! répéta Henri, le cœur broyé de pitié. Ils sont morts glorieusement pour leur pays !…

— Alors, je suis restée toute seule… mes filles, ma bru ont succombé de misère… et moi, je survis à tous… Le Seigneur m’a oubliée !…

— Ne dites pas cela !… Vous avez encore du bien à faire en ce monde. Voyez, c’est grâce à vous que je retrouverai peut-être Nicole !…

— Ah ! le Seigneur la bénisse, la sainte fille !… aussi bonne que belle… et sous son air doux, un cœur de lion !… Oui, dame Gudule était heureuse, elle aussi, en ses enfants… Et où sont-ils tous aujourd’hui ?… Les voies du Seigneur sont impénétrables… Que son nom soit béni !…

— De tous ces chers amis, pouvez-vous me donner quelque nouvelle ?… Y avait-il ici avec Nicole quelqu’un des siens ?…

— Seule ! seule ici !… Et presque seule elle reste sur la terre. Le père est tombé à Maggersfontein avec ses deux derniers garçons… Toutes les petites sœurs mortes… Vous savez comment a péri la gentille Lucinde, pauvre agneau ?…

— Oui, oui, s’écrie Henri vivement, car il sent son courage se fondre au récit de si affreuses douleurs… Mais parlez-moi de ceux qui ont été épargnés. Ne disiez-vous pas tout à l’heure que c’est en voulant courir au secours de sa mère que Nicole a été arrêtée et incarcérée dans une plus dure prison ? Dame Gudule serait donc vivante ?… Oh, donnez-moi l’assurance qu’il en est ainsi !

— Dame Gudule est demeurée seule avec son plus jeune enfant parmi les ruines de sa ferme incendiée, du moins on me l’a dit… Je ne me rappelle pas bien si c’est à la même époque que Nicole, prise les armes à la main, fut amenée parmi nous… Je n’ai plus de mémoire… Mais ce que je puis vous dire, mon bon monsieur, c’est que nous avons béni le jour où elle nous arriva comme un ange du ciel !… s’oubliant pour les autres, donnant son dernier morceau de pain, sa dernière goutte d’eau aux malades et aux affamés ; recueillant le vœu suprême des agonisants, ne perdant jamais patience ou courage, la consolation de tous !… pleurant avec ceux qui pleuraient… Ah ! quelle perte quand elle nous a quittés !… Mais ne croyez pas que ce fût pour chercher son contentement… Ayant appris par un nouveau prisonnier que sa mère était gravement malade, elle risqua tout pour voler à son secours… fut reprise… et comme il y eut du désordre au camp, — une révolte pour la défendre, disent-ils, — on décida de l’interner dans cette île… Vous voyez, monsieur, ça me rend ma langue de parler de cette fille bénie ! fit la bonne vieille souriant au milieu de ses larmes.

— Et vous êtes bien sûre que c’est Ceylan ?

— Oui, oui ! Quand vous avez dit le nom je l’ai bien reconnu.

— Comment, comment obtenir une certitude ? se demandait Henri angoissé, et se le demanda tout haut.

— C’est bien facile, monsieur. Tous les autres vous diront comme moi. »

Et appelant une femme âgée, fantôme décharné qui se traînait le long de la ruelle :

« Pstt ! Frû de Burgh ! Venez un peu par ici ! Pourriez-vous nous dire où l’on a envoyé Nicole Mauvilain ? Voici un ami qui voudrait le savoir. »

La prisonnière leva sur Henri deux yeux caves rougis par les larmes :

« Nicole Mauvilain ?… répondit-elle d’un ton vague.

— Oh ! si vous le savez ! dites-le, je vous en conjure !

— Pardonnez-moi, monsieur ! reprit la vieille dame portant la main à son front. Toutes les horreurs que j’ai vues, que j’ai souffertes ont affaibli, je crois, mon entendement… Mais qui peut, ici, avoir oublié Nicole Mauvilain ?… »

Puis, après un temps :

« Chère petite ! Ils l’ont envoyée à Ceylan !

— Ah madame, merci ! s’écria Henri prenant respectueusement sa main ridée. Laissez-moi vous le confier, j’étais venu pour arracher Mlle Mauvilain à cette cruelle prison ; je suis son fiancé… Grâce à vous, à cette bonne tante Anik, je saurai de quel côté diriger mes recherches… Mais dites-moi, n’est-il rien qu’on puisse tenter pour vous-même ? Pour vous tirer de l’état… de dénuement où j’ai la douleur de vous voir ?

— Quand on a tout perdu, monsieur, dit Frû de Burgh, qu’on a vu s’écrouler son foyer, tomber tous les siens, démembrer la patrie, que sont les privations personnelles ?… Il m’importe assez peu, je vous assure, que les jours qui me restent à vivre se traînent dans une prison ou dans un palais… mais vous, monsieur, reprit la vieille femme avec une ombre d’animation, ne vous attardez pas ici davantage ! Si, comme il paraît, vous avez franchi ces postes à la faveur d’un déguisement, hâtez-vous de quitter le camp, de quitter le voisinage !… La révélation de votre identité serait la ruine de vos projets !… Allez, allez à Ceylan, et puisse le Seigneur bénir votre entreprise ! Si vous délivrez votre fiancée, si le ciel permet votre union, vous ne l’aurez pas achetée trop cher, même au prix de mille fatigues et de tout votre dévouement : car Nicole est une créature d’élection. »

Inclinant gravement la tête, la prisonnière s’éloigna de son pas faible et chancelant.

« Elle a vu fusiller sous ses yeux son mari et ses trois fils, murmura Anik. C’étaient des gens notables, des gens riches, braves et charitables… Et maintenant elle n’a pas un morceau de pain à manger !… »

Le cœur serré de douleur, Henri se remit à pousser sa brouette, non sans en avoir versé le contenu entre les mains d’Anik, avec une gratification généreuse et mainte parole d’encouragement.

Il ne rencontra pas plus de difficultés pour sortir que pour entrer, et bientôt se retrouva auprès de Gérard, qui l’attendait, le cœur bourrelé d’inquiétude, ayant eu toutes les peines du monde à se retenir de pénétrer à sa suite dans le camp.

En peu de mots, Henri le mit au courant de la situation. Les deux frères demeurèrent d’accord que la seule chose à faire était de partir sur l’heure pour Ceylan.

« Heureusement, nous n’avons ni train, ni paquebot à attendre, ni passeport à demander ! s’écria Gérard. Partons ! partons sans perdre une minute !

— Pourvu que les renseignements soient exacts ! objecta Henri, soucieux. Pourvu que nous ne quittions pas ce pays en y laissant Nicole !… Mais comment obtenir une certitude ? … Je ne puis que me fier à ce qu’on me dit…

— Naturellement ! Mais puisque deux personnes, sans s’être concertées, t’ont affirmé la même chose, on peut croire qu’elles disent la vérité. Nicole, la chère courageuse fille, était évidemment connue dans le camp ; tous ont dû s’intéresser à son sort, vouloir connaître le lieu de sa captivité, grands et petits en sont instruits… Tu vois, il ne peut y avoir erreur.

— Crois-tu que les autorités anglaises refuseraient de nous donner à cet égard une réponse positive ? demanda Henri encore irrésolu. Un simple renseignement !… Il n’y a pas de raison pour le refuser.

— Oui. Compte là-dessus ! Deux balles dans la tête pour t’apprendre à t’occuper de ce qui ne te regarde pas !… Crois-moi, ne mêlons personne à cette affaire ; allons droit à Ceylan !… »

Les chevaux attendaient patiemment leurs cavaliers, broutant l’herbe, la bride sur le cou, à la mode boer, et les deux frères, enfourchant leurs montures, reprirent sans tarder le chemin de la tour phénicienne. Une demi-journée de galop presque ininterrompu les y ramena sans encombre, et ils trouvèrent M. Wéber et Le Guen tous deux agréablement occupés : l’un à ses calculs, l’autre à fourbir et faire reluire tout ce qui était susceptible d’être « astiqué » sur le navire aérien.

« Là !… dit-il avec satisfaction en saluant ses jeunes maîtres. Gnia pas à dire ! Une chose propre vaut deux sous de plus qu’une chose sale, que ce soit un bouton de cuivre ou une figure de chrétien. Pas vrai, m’sieur Gérard ?

— Pourvu que tu n’aies rien détraqué dans la mécanique, mon bon, je n’y contredis pas.

— Détraqué, moi ? Ah, mais non ! Les machines, ça me connaît… Quand j’étais moussaillon à bord de la Sémillante

— On t’y a inculqué la religion de l’Astique ! Nous savons cela, fit Gérard. Et tu as bien fait de te livrer à ton passe-temps favori, tandis que tu en avais le loisir, car nous repartons à l’instant même…

— Repartir ? fit le Le Guen interloqué. Et mamzelle Nicole ?

— Elle n’est plus ici. On l’a transportée à Ceylan et nous allons l’y chercher.

— C’est donc cela ?… Je n’osais point demander, mais, vrai, j’en ai eu froid dans le dos de vous voir revenir seuls !… Et comme ça, ils l’ont transférée à Ceylan ? C’est-y que ces espèces d’Angliches ont eu vent de notre arrivée ?

— Je ne crois pas, mon ami ; elle devait être déjà partie avant que nous quittions Paris.

— Enfin ! Va pour Ceylan. Pourvu qu’elle soit là quand nous arriverons, c’est l’essentiel, est-ce pas ?

— Pourvu qu’elle y soit, en effet, répéta Henri avec angoisse. Oh ! que ne donnerais-je pas pour avoir une certitude !…

— Nous ne pouvons mieux faire que d’y aller voir au plus vite, dit Gérard.

— C’est vrai !… Le sort en est jeté !… Partons ! … »


De nouveau, l’oiseau artificiel a repris son élan, pointant droit vers le sud. Selon l’itinéraire rationnel, c’est vers le nord-est qu’il devrait tourner sa proue, s’il veut cingler sur l’Indoustan. Mais je ne sais quelle obscure espérance fait souhaiter à Henri de ne pas quitter les champs du Transvaal sans qu’ils lui aient dit leur dernier mot, et Gérard, qui comprend sans explications sa pensée secrète, ne souligne par aucun commentaire cet écart de la ligne droite.

Penché à l’un des hublots inférieurs, il voit se déployer la verdoyante immensité de ce veldt jadis si prospère, aujourd’hui semé de ruines calcinées, restes lamentables de ce qui naguère était un foyer paisible de tant d’heureuses familles. Il distingue des troupes en marche ; aperçoit le réseau de « blockhaus » établi pour entraver les mouvements des Boers ; il distingue de haut leurs curieux retranchements, pareils aux tronçons d’un immense reptile, fossés profonds creusés en zigzag, de façon à se parer du feu en enfilade, longs de vingt mètres environ et séparés les uns des autres par une distance de cinq à six mètres. Ces fossés creusés en forme de silos, c’est-à-dire comme une jarre plus étroite à l’entrée qu’à la base, offrent un abri relativement sûr contre les éclatements d’obus fusants ; leur seul défaut est qu’il n’est pas facile d’en sortir promptement.

Comme l’œil de Gérard étudiait, avec un intérêt passionné, ces tranchées derrière lesquelles le pauvre Boer défend intrépidement son indépendance, un parti de cavaliers arrivant de loin attire soudain son attention. Ce sont des Boers, il n’en peut douter ! Tout, leur allure, leur costume, leurs armes, leurs chevaux, les fait reconnaître pour tels.

« Henri ! s’écrie le jeune frère triomphant, descendons, descendons ! J’aperçois des amis, j’en suis certain !…

— Des Boers ? demanda brièvement Henri, commençant à manœuvrer vers la terre.

— Des Boers ! je reconnais leur fière allure, le pas vif de leurs petits chevaux, le sac de toile plein d’eau pendu à l’arçon de la selle, les cartouches et la petite provision de belltong (viande scellée) suspendue en bandoulière ! … »

Ces gens progressaient en silence, sur l’herbe haute, et ne furent, sans doute, pas peu surpris lorsqu’une voix venant du ciel les héla tout à coup en langue du pays. Un bref colloque s’engagea :

« Holà ! une minute d’entretien, s’il vous plaît !

— Qui va là ? demanda le chef surpris.

— Amis ! cria Gérard de sa voix franche et vibrante. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait connu mon père, le maître de Massey-Dorp ?

— Moi, Johannès Smett, dit l’un des hommes.

— Avez-vous connu les Mauvilain ?

— Oui. Tous des braves. Honneur à leur mémoire !

— Savez-vous ce qu’est devenue Nicole Mauvilain ?

— Prisonnière à Modderfontein ; puis, à la suite d’une tentative d’évasion, embarquée pour le camp de Ceylan.

— Merci ! C’est tout ce que nous désirons savoir. Adieu ! bonne chance ! »

Avant que les Boers stupéfaits aient rien compris à ce qui se passe, Henri a imprimé à sa poignée le mouvement ascensionnel : d’un bond l’Epiornis est remonté dans les nuages.

Définitivement affranchi de la cruelle incertitude qui oppressait son chef, il tourne le dos au Transvaal, pointe franchement vers le nord-est, et, comme pour rattraper le temps perdu, imprime à son hélice une allure vertigineuse. Les étoiles semblent rouler autour des voyageurs comme une poussière animée ; les hauteurs de l’infini résonnent du bruissement insolite de la machine en marche. En trois heures, la côte du Natal est atteinte et dépassée. Maintenant, la terre disparaît derrière les voyageurs. Sous leurs pieds s’étend la plaine mouvante de l’océan Indien. Au loin, vers le sud-est, s’estompent, comme un léger nuage, les cimes de Madagascar. C’est au nord-ouest, vers Ceylan, que court l’Epiornis. Se jouant, comme une hirondelle, au gré de l’impulsion que lui imprime son pilote, l’oiseau mécanique monte et descend, tantôt rasant les flots à quelques mètres, tantôt s’enlevant à une hauteur suffisante pour explorer l’horizon et s’assurer qu’aucun navire ne se montre. Partout à perte de vue, c’est le silence et la solitude. Soudain, l’attention de Gérard, perché en vigie sur la plate-forme extérieure, est attirée par un grand corps noir filant sans bruit entre deux eaux. Quelque cétacé en train de prendre en paix ses lourds ébats.

« Une baleine ! … Presque sous nos pieds !… crie-t-il à Henri par le hublot… Descendons un peu, le temps de la voir de plus près… »

Et le bon frère, indulgent pour les caprices de son cadet, exécute aussitôt la manœuvre requise.

Le grand corps noir grandit, paraît à la surface, émerge peu à peu… « Ce n’est pas une baleine, mais un navire sous-marin, — et, probablement, un navire anglais… Oui… voilà l’Union Jack à son arrière… Alerte !… remontons et prenons du large !… »

C’est à peine si Gérard a le temps d’articuler ces mots et Henri d’obtempérer à son avertissement.

Sur le dos du soi-disant cétacé, une coupole de fer s’est abaissée, un tube noir se dresse menaçant : un éclair, une détonation… L’obus frappe en plein l’Epiornis et lui casse l’aile droite.

Renversé par l’effroyable commotion, Henri se relève d’un suprême effort. La cabine penche lamentablement sur le flanc droit et l’aile gauche seule de l’aviateur paraît obéir à la manette. Tout est détraqué.

« Nous tombons comme une pierre ! » crie la voix de Gérard.

Un ébranlement formidable. Un fracas de ferraille. Un concert de hurlements et d’imprécations.

L’Epiornis s’est abattu sur l’arrière du sous-marin.

  1. La jument de jarret (argot pour : la jambe).