Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903
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I

Moteur léger.


« Eh bien, que pensez-vous de mon jouet ?

— Un jouet ?… Dites le point de départ de quelque chose d’énorme et de prodigieux, — le résultat le plus important peut-être qui ait été atteint depuis cinquante ans en physique !… Une dynamo activée par un simple mouvement d’horlogerie et développant par des oscillations isochrones la force qu’on obtenait jusqu’à ce jour de la seule rotation…

C’est tout uniment la force gratuite ou quasi gratuite,

— la solution des solutions, la découverte des découvertes. J’en reste ébloui, confondu et muet.

— C’est pourtant très simple et le hasard seul m’a fait rencontrer ce que vous voulez bien qualifier avec tant de bienveillance.

— Oh ! oh ! le hasard !… il a bon dos, et vous êtes trop modeste. Est-ce le hasard, aussi, qui vous a amené à isoler l’irkon, ce métal si rare et si précieux dont vous faites vos bobines ?

— Évidemment non. Mais la propriété spéciale de l’irkon, celle qui le distingue nettement des autres métaux auxquels il est associé en quantités presque infinitésimales, et notamment du cuivre, — vous savez bien comment je l’ai constatée ?

— Oui, par une de ces bonnes fortunes qui échoient exclusivement à ceux qui les méritent !… Vous avez isolé l’irkon, vous avez reconnu sa prodigieuse conductibilité électrique, vous en avez conclu que c’était le métal prédestiné de la bobine d’induction.

— … Et, pour en avoir le cœur net, j’ai fait étirer les quelques grammes de ce métal que j’avais pu extraire ; je les ai isolés et enroulés en bobine. Mais je n’aurais jamais songé à la mise en activité spontanée de cette bobine sous l’influence d’un faible mouvement oscillatoire, — si le hasard, je le répète, l’aveugle hasard, ne m’avait pas conduit à déposer la bobine et son aimant sur la cheminée de ma chambre, juste à côté de la montre que j’y avais oubliée, et si le résultat aussi inattendu qu’immédiat de ce voisinage n’avait pas été un feu d’artifice d’étincelles suffisant pour foudroyer un bœuf.

— Évidemment. Pour que Galilée remarquât l’isochronisme du pendule, il a fallu qu’il fut assis dans une église, les yeux fixés sur le balancement d’un lustre. Pour que Newton formulât la loi de la gravitation, il était indispensable qu’il vît tomber une pomme. C’est toujours une coïncidence fortuite qui détermine les observations les plus fécondes. Encore faut-il être en mesure de noter la coïncidence et d’en dégager la philosophie…

— Admettons, mon cher Wéber, que j’étais l’homme du destin, comme l’irkon est le métal de l’avenir. Reste cette question : que faire de mon jouet ? Je veux dire : à quoi l’appliquer d’abord ?

— Vous demandez à quoi appliquer le moteur idéal qui pèse deux kilogrammes à peine et qui emprunte sa force de cent chevaux au réservoir commun de l’univers, sous la provocation la plus futile, celle d’un ressort de montre pareil à un cheveu ?… À coup sûr, vous n’avez que l’embarras du choix !…

— En effet, j’ai cet embarras. Je l’ai positivement. Et c’est pourquoi je vous consulte.

— Eh bien, mon cher Henri, je vais vous répondre avec une entière franchise. Votre moteur est propre à tout ; il peut tout ; il répond à tout, — puisqu’il emprunte au cosmos la force mécanique universelle, absolue et gratuite. Demain, il fera marcher les usines, les trains de marchandises, les voitures et les navires ; il fouillera le sol et fera germer les blés ; il transportera les montagnes, il percera les isthmes… Pour le présent, si vous m’en croyez, il commencera par nous donner la conquête de l’air.

— C’est votre première idée ?…C’est aussi la mienne. Un aérostat dirigeable…

— Un ballon ?… Jamais de la vie ! Pourquoi nous embarrasser d’une vessie indocile et encombrante, qui flottera toujours à l’aventure, comme un bouchon sur la vague ? Il y a mieux sous le soleil, puisque l’oiseau vole, et l’insecte aussi !… Il nous faut la machine volante, l’aviateur pur et simple, l’aéroplane plus lourd que l’air et qui ne sollicitera pas humblement la permission de l’atmosphère pour s’élever et se soutenir au-dessus du sol, mais la traitera en maître, par la raison qu’il puisera dans son activité propre ses moyens d’équilibre, de mouvement et de victoire…

— Vous avez étudié le problème ?

— Mieux qu’étudié, — résolu. J’ai dans mes cartons tous les plans de l’oiseau artificiel, de l’oiseau d’acier qui s’enlèvera d’un bond élastique et sûr, déploiera ses ailes, planera dans l’espace, ira droit au but et reprendra terre à volonté… Un seul organe manquait : le cerveau. Entendez le moteur assez puissant, assez léger, pour suppléer à la force nerveuse et animer mon oiseau mécanique. Je l’ai cherché six ans, sans aboutir. Vous l’avez trouvé : prêtez-le-moi !

— De grand cœur, mon cher Wéber. Mais avez-vous vraiment poussé si loin votre étude, et la croyez-vous pratique ?

— De tout point. Je n’ai fait d’ailleurs que suivre servilement la nature. Guidé, je dois le proclamer, par les admirables travaux du professeur Marey, je me suis attaché à réaliser artificiellement les conditions essentielles du vol de l’oiseau. J’ai imité l’aile, dans ses moindres détails d’articulation, de constitution et de forme, en substituant le fer creux et la feuille de caoutchouc au corps et à la barbe de la plume. J’ai reproduit la patte en boudins élastiques. J’ai planté mes leviers moteurs de manière à pouvoir leur imprimer, par des bielles distinctes et sous la direction de triples et quadruples manettes, les battements essentiels de l’organe naturel. J’ai fait de la queue à hélice le gouvernail de la machine ; de la cage thoracique, l’habitacle et le magasin des passagers ; de la boîte crânienne avec son bec, la proue du navire aérien, le poste du pilote et la chambre du moteur… Il ne manquait que le moteur, — et le voilà !… Mais venez plutôt voir mes épures, et vous ne douterez plus. Tout est au point. Le temps d’assembler quelques tubes et de tordre quelques fils d’acier ; trente kilogrammes de caoutchouc en feuilles ; deux ressorts monstres à tremper… Dans six semaines, l’oiseau mécanique peut être une réalité.

— S’il ne tient qu’à moi, c’est chose faite. Mon cher Wéber, à vous mon moteur léger… »

Cet entretien décisif se poursuivait par une belle matinée de printemps sur la terrasse d’une villa de Passy, au-dessus d’un jardin dont les pentes descendaient vers la Seine et dominaient le cirque dessiné autour de la tour Eiffel par les coteaux de la rive gauche.

C’est là qu’une famille de colons français, échappée aux désastres du Transvaal, où elle avait tenté naguère des entreprises minières et agricoles, était venue se réfugier, comme à son port d’attache abandonné dans un moment d’erreur.

M. et Mme Massey, leurs deux fils Henri et Gérard, leur fille Colette avaient connu dans l’Afrique australe des jours tragiques et des jours heureux[1]. Colette s’y était mariée avec un jeune savant, M. Martial Hardouin ; sa mignonne fillette Tottie, née sur les bords du Zambèze, ébauchait maintenant sa première éducation aux rives fleuries que chanta Mme Deshoulières. Autour de ce noyau familial, restaient groupés leurs compagnons de gloire et d’infortune, le docteur Lhomond, M. Wéber et sa fille Lina, destinée à devenir prochainement la femme de Gérard ; l’ancien matelot Le Guen et Martine, sa digne moitié, qui tenaient dans le ménage de Passy, comme autrefois au pays du Limpopo, les grands rôles du dévouement et de la fidélité.

Dans ce petit monde étroitement uni, les peines et les joies étaient en commun et, maintenant que toute inquiétude avait pris fin, au sujet de la vue de Mme Massey, grâce à la plus habile opération, le bonheur de tous aurait été parfait s’ils avaient pu oublier que le fils aîné, Henri, avait laissé son cœur au Transvaal, où sa charmante fiancée, Nicole Mauvilain, poursuivait héroïquement une lutte sans espoir.

Parce qu’il portait le poids de cet amer souci, chacun lui donnait une part plus grande de sollicitude et de tendresse. Aussi, ce matin-là, tandis que toute la famille s’était assise à la table du déjeuner, sa mère ne manqua-t-elle point de remarquer que la place de Henri restait vide.

« Que fait-il donc ? demanda-t-elle avec insistance. Je crains qu’il n’ait pas entendu la cloche.

— S’il l’a entendue, il a dédaigné un bruit si vulgaire, dit Gérard en se servant des œufs brouillés. Tous les mêmes, ces savants !…

— Ma foi, si l’on n’y prend garde, m’est avis que M. Henri va devenir un autre M. Wéber, fit observer Le Guen, qui présentait le plat, en se mêlant avec une affectueuse familiarité à la conversation. Pas moyen de le tirer de son laboratoire !… Un tremblement de terre bouleverserait tout autour de lui qu’il ne s’en apercevrait pas !…

— Il faudrait sonner de nouveau, mon bon Le Guen, en cas qu’il n’ait pas entendu.

— Bon, bon, madame… J’ai pourtant bien carillonné !… Mais il s’en moque pas mal, de ma cloche !…

— Attendez ! fit Gérard en se levant, je vais le relancer… Vous permettez, maman ?…

— Oui, mon enfant. Tout sera froid.

— Pas de danger, madame, j’ai tenu le plat sur le réchaud.

— Et j’aurai tôt fait de lui battre une omelette », s’écria Martine en disparaissant vivement vers les régions culinaires.

Gérard revint, tenant par le bras son frère aîné.

« Voici le délinquant !… Il avait complètement oublié qu’il existât au monde des choses aussi peu importantes qu’un déjeuner ou une famille affamée.

— Pardonnez-moi, chère maman, dit Henri en baisant la main de Mme Massey avant de s’asseoir. Mais j’ai une excuse à vous présenter : l’extraordinaire intérêt de ce qui m’occupait… Ni plus ni moins que le grand problème résolu et la navigation aérienne assurée désormais ! »

Henri prononça ces mots avec un calme que démentaient l’éclair de son œil gris et l’imperceptible frémissement de ses lèvres.

Ce fut aussitôt autour de la table un joyeux concert d’exclamations et de questions. « La navigation aérienne ?… où ?… quand ?… comment ? … Dis-nous bien vite l’énorme nouvelle. »

En deux mots, le jeune ingénieur expliqua tout. Sa famille connaissait depuis la veille le moteur léger… Eh bien, l’application de cet incomparable agent de force mécanique était toute trouvée, grâce à l’excellent Wéber, qui était là, ne soufflant pas mot et riant dans sa barbe… Le digne homme avait, depuis des années, en ses cartons, les plans, étudiés jusqu’au moindre détail, d’un admirable oiseau artificiel, auquel rien ne manquait, sinon la vie… Cette vie, l’irkon allait la lui donner !… Henri en était sûr, les épures et calculs de l’ami Wéber ne lui laissaient pas l’ombre d’un doute… Non seulement l’oiseau artificiel pouvait désormais être considéré comme un fait, théoriquement acquis, — mais l’exécution allait être d’une facilité surprenante et dont il restait lui-même abasourdi. Le temps d’élever sur la terrasse du jardin un hangar clos et une petite forge, où les pièces commandées séparément à deux ou trois spécialistes émérites viendraient s’assembler ; le temps de mettre au point les organes élémentaires, sur mesures prévues par l’auteur de la machine, puis de l’actionner grâce à la bobine qui était là, immobile et inerte, sur la tablette du poêle… Que fallait-il ? un mois, six semaines au plus, — et le grand oiseau serait accompli ! … L’aviation devenue une réalité… Trois passagers au moins, peut-être quatre, pourraient prendre leur vol au-dessus de Paris d’abord, puis au-dessus du globe…

« Bravo !… Hourra !… cria Gérard. J’en suis, n’est-ce pas, des quatre ou des trois ?… Tu ne voudrais pas me refuser un fauteuil ?

— Ni à toi, ni à notre cher Wéber, ni au Dr  Lhomond, si le cœur leur en dit. Vous êtes les collaborateurs prédestinés et choisis d’avance de notre œuvre maîtresse, répliqua Henri. Je vous demanderai seulement la permission d’essayer d’abord seul ma monture et de ne vous laisser mettre le pied à l’étrier qu’après une expérience décisive…

— Pardon, mon cher ami, je revendique mon droit, dit vivement M. Wéber. L’oiseau artificiel est bien quelque peu l’enfant de mes veilles, si le moteur est le vôtre ; à vous la fonction de capitaine ; à moi celle de pilote, pour la première épreuve comme pour celles qui suivront… »

Mme Massey écoutait ce débat avec une anxiété qui se révélait sur son doux visage par une pâleur croissante. Elle intervint tout à coup :

« Henri, mon enfant, fit-elle d’une voix dont elle s’efforçait en vain de réprimer l’angoisse, une seule question… Certes, je suis heureuse et fière au delà de toute expression que tu aies résolu un problème aussi ardu… Mais enfin, voyons, cet oiseau artificiel, cet aviateur, si tu le construis, ce sera pour…

— Pour voyager à travers les airs, chère maman, n’en doute pas, répliqua Henri avec son grave sourire.

— Ah !.. fit la pauvre mère en se laissant aller sur le dossier de son siège et en joignant les mains d’un geste d’épouvante, voilà ce que je craignais !…

— Quoi, maman chérie, voudriez-vous que j’eusse fait une découverte aussi importante pour céder à d’autres l’honneur de la mettre en œuvre ?

— Oh ! ciel, je ne demande pas cela ! Construisez-le votre aviateur, si une force irrésistible vous le commande !… Mais ne me dites pas que vous allez vous lancer dans les airs sur une machine pareille !… Nous avons assez souffert, il me semble, et payé notre tribut tout entier !… Je vous ai vus tous courir des dangers suffisamment terribles pour avoir acheté le droit de vivre enfin eu paix… Henri, ne me dis pas que tu veux tenter en personne la navigation aérienne !…

— Je ne puis vous dire autre chose que la vérité, chère maman : si j’ai le bonheur de mener à bien la construction de notre machine, je vous donne ma parole que je ne céderai à nul homme au monde le privilège d’y monter le premier !

— Alors, c’est fini… murmura Mme Massey, dont les doux yeux un peu voilés s’embrumèrent de larmes. Adieu le repos que nous pensions avoir enfin conquis après tant de tribulations !… Adieu la douce quiétude de ce port tant souhaité… C’est un nouveau gouffre, béant sur une mer plus terrible et plus orageuse que les flots !… Je pensais avoir dompté l’infortune. Il m’est réservé, sans doute, de voir, de ces yeux tout exprès rendus à la lumière, mes deux fils, précipités du haut des airs, s’écraser à mes pieds sur le sol !…

— Allons, allons, chère Marie, ne nous abandonnons pas ainsi aux idées noires ! s’écria M. Massey, terrifié lui aussi de ce tableau lugubre, mais résolu du moins à n’en pas convenir. Il faut savoir regarder le meilleur côté des choses, que diable !… L’aviateur n’est pas construit encore, tant s’en faut… Quand il le sera, s’il l’est jamais, nous pouvons être certains qu’Henri et l’ami Wéber seront les premiers à ne s’y embarquer qu’à bon escient et agiront avec toute la prudence requise… Ils n’ont aucune envie de se rompre le cou, évidemment… Et la question de sécurité mise à part, croyez-vous qu’ils se soucieraient tous deux d’aboutir à un fiasco ?… Je connais mes gaillards… S’ils partent, c’est qu’ils seront sûrs du succès !

— Nous connaissons tous leur compétence, ajouta le Dr  Lhomond. Et, pour mon compte, je n’hésiterai nullement à m’engager avec eux, s’ils estiment leur machine viable et pratique, pas plus que je n’hésiterais à m’embarquer pour Trouville sur le bateau du Havre… Il est d’ailleurs beaucoup trop tôt pour s’en inquiéter. Attendons de voir, pour juger… Nous ne savons pas le premier mot de ce que doit être ce fameux oiseau mécanique. Peut-être après avoir étudié et compris le plan, — si l’on veut bien nous admettre à ce régal scientifique, — deviendrons-nous tous de fervents adeptes de l’aviation, vous la première, chère amie… »

Mme Massey secoua douloureusement la tête, tandis que sa fille et Lina s’efforçaient de lui rendre courage, encore qu’elles eussent pâli, elles aussi, devant la redoutable perspective qui s’ouvrait.

Quant à Henri, il se levait déjà, son repas dépêché.

« Si vous voulez, les uns ou les autres, venir au laboratoire, je vous montrerai tout… Vous verrez, c’est extraordinairement simple.

— Il ne s’agissait que d’y penser ! fit Gérard.

— Ou plutôt, non ! reprit Henri. Ne perdons pas de temps. Wéber se chargera des démonstrations, ce soir après dîner. L’oiseau artificiel est son affaire, après tout !… Moi, j’ai à m’occuper sans délai de faire établir le hangar clos… Combien de mètres à votre estime ? demanda-t-il en ouvrant la porte-fenêtre du jardin et passant sur la terrasse.

— Trente mètres de large sur quarante de long suffiront, avec un appentis de trois mètres carrés pour la forge », répondit M. Wéber.

Le jeune ingénieur mesurait déjà le terrain, à grandes enjambées.

« Trente-neuf… quarante…, disait-il en comptant. Parfait !… Nous n’occuperons même pas toute la terrasse. Il restera treize mètres de soleil devant la salle à manger. C’est grandement suffisant pour l’hygiène des gens de terre. Et, au surplus, nous ne serons pas longtemps à l’ouvrage, pas vrai, Wéber ?… Cinq à six semaines peut-être… Voyons, procédons à la division du travail. Je vais mettre tes charpentiers à l’œuvre et courir d’un coup d’automobile chez Cabrougnat, vous savez bien, ce brave démolisseur, boulevard Barbes… Il a toujours un choix de « fermes » toutes prêtes à poser, et je gage qu’en deux jours il nous campe notre hangar… De chez lui j’irai aux Forges et Chantiers d’Aubervilliers, commander les tubes d’acier. Combien de mètres en tout !

— Quatre-vingts pour la carcasse, autant pour les ailes, du diamètre deux, disons cent quatre-vingt-dix en tout, pour ne pas manquer, répliqua Wéber, aussi emballé que son ami. Le thorax et le crâne seront formés de seize pièces plates dont je donnerai sans tarder le dessin à Morizot. C’est l’homme indiqué pour ces pièces fines… Les bielles, leviers et articulations seront de Jaucourt… Je vais de ce pas choisir les feuilles de caoutchouc et commander une colle spéciale de sabot de cheval… Quant aux ressorts, on ne peut les demander qu’à Ransen, de Besançon… Nous aurons tout sous dix jours, ou ils diront pourquoi !… Avant un mois ce sera bâti…

All right !… C’est long, mais n’importe ! Partez de votre côté, je vais du mien », dit Henri.

Ils agissaient tous deux si délibérément et si posément, qu’il était impossible aux spectateurs de ce scénario soudain de n’en pas garder la notion de quelque chose de réel, de positif et de certain. Ces deux hommes n’étaient ni l’un ni l’autre des utopistes ; ils avaient fait leurs preuves et s’embarquaient dans l’entreprise en gens sûrs de leur affaire. Voilà la seule conclusion qui pût s’imposer à ceux qui les connaissaient le mieux, les ayant vus à l’œuvre.

Et, de fait, ils ne laissèrent pas chômer leurs fournisseurs.

Dès le lendemain matin, les fourgons de Cabrougnat arrivèrent avec des charpentes toutes montées, des solives, des planches, des boulons. Avant le soir, les « fermes » étaient plantées sur des poteaux gigantesques. Trente-six heures plus tard, le hangar était couvert en carton ardoisé, flanqué de la forge et clos sur deux côtés. Le troisième jour, il était fermé vers la vallée de la Seine d’un immense vélum de grosse toile à bâches, sur toute l’ampleur de la nef, haute de quinze mètres, au-dessus d’un quai ou plate-forme avancée.

Cependant, les tubes d’acier, les feuilles de caoutchouc vulcanisé et les barils de colle forte arrivaient d’heure en heure. Deux ouvriers émérites et d’une discrétion éprouvée, que M. Wéber avait souvent employés pour ses essais et inventions, s’étaient installés l’un à la forge, l’autre dans l’atelier. La charpente qui devait servir à monter et à porter l’oiseau mécanique s’élevait peu à peu, tandis que les tubes métalliques se soudaient un à un, s’agençaient, s’articulaient et que les pennes de caoutchouc s’effilaient en plumes artificielles tout au long des ailes projetées.

Puis, ce fut le tour des pièces confiées à Morizot, qui furent livrées séparément et mises au point pour s’emboîter de manière à former un thorax en carène et un crâne à bec de corbin.

Puis les fémurs et les bras, les bielles, les manettes, les manchons résistants et souples destinés à maintenir les condyles sur leurs billes d’acier, en leur laissant du jeu, comme dans la nature, furent successivement établis et ajustés, non sans cette remarque de Henri : « Tout se tient, en mécanique pratique ! Sans les billes d’acier, créées pour le vélocipède, vous n’auriez jamais fait mouvoir vos ailes en tout sens, mon cher Wéber !…

— Bah ! le besoin crée l’organe, comme la fonction !… Si les billes d’acier n’avaient pas été inventées il y a quinze ans, elles le seraient maintenant, puisqu’elles nous sont indispensables.

— Noble confiance ! murmura Henri en souriant. Mais peu importe, puisque nous les avons… Et il n’y a pas d’erreur, elles répondent entièrement aux nécessités de la situation. Encore une douzaine de jours de travail, n’est-il pas vrai, et tout sera terminé, l’oiseau mécanique mis au point… »

On ne l’aurait pas cru, à le voir, quoiqu’il commençât à prendre tournure. La machine se présentait sous l’aspect d’un grand squelette constitué par des côtes d’acier fixées sur la carène thoracique et sur la barre de fer creux qui remplaçait l’épine dorsale. À l’avant, le crâne, porté par une chaîne d’anneaux imbriqués, figurant le cou, renfermait la dynamo et le siège du pilote, derrière deux hublots de cristal, pareils à deux yeux. À l’arrière, une queue d’aronde formant gouvernail et mobile sur son axe, couvrait une hélice légère en aluminium. Aux deux omoplates s’adaptaient les ailes, dessinées par de longs doigts conjugués et pourvus de pennes. L’ensemble pouvait avoir vingt-cinq mètres, de l’extrémité du bec à la pointe de la queue, sur cinq mètres de large au repos. Mais les ailes déployées devaient étendre l’envergure totale à trente-huit mètres. La tête, relativement grosse, en raison des organes multiples qu’elle était destinée à loger, ne mesurait pas moins de quinze mètres cubes ; la cavité thoracique en comptait cent dix. Ces chambres prenaient jour en haut, en bas et sur les côtés par des fenêtres garnies de grilles.

Il ne s’agissait plus, désormais, que de compléter l’habillage de ce squelette métallique par un tégument externe de toile imperméable et d’y mettre en place les organes moteurs, bielles articulées, courroies de transmission, bras de levier et manettes. Tel quel, il présentait déjà une physionomie robuste, impressionnante et bien personnelle.

« Comment l’appellerez-vous ? demanda Gérard, de jour en jour plus épris du chef-d’œuvre.

— J’ai pensé à Albatros, en raison de l’ampleur de ses ailes, répondit Henri.

— Ce serait à la fois inexact et injuste, objecta M. Wéber ; l’albatros naturel n’est qu’un moineau franc auprès de nous. Le modèle que j’ai eu en vue par l’imagination, et cherché à réaliser, autant que j’ai pu le concevoir, car je n’en connais que la tête, — elle est au Jardin des Plantes, à côté de la baleine, — c’est l’oiseau géant des Mille et une Nuits, le Roc de Madagascar, dontles œufs fossiles ont deux mètres de haut, l’épiornis, pour lui donner son nom moderne et scientifique.

— L’épiornis, c’est-à-dire le sur-oiseau, beaucoup plus réel que le sur-homme de Nietsche, dit Henri en approuvant de la tête… Eh bien, voilà le nom que nous cherchons. Appelons notre navire aérien l’Epiornis, et surtout lançons-le sous huitaine !…

— Je n’aime pas ce nom qui ne dirait rien aux profanes… Parlons français, voulez-vous ?… Notre oiseau artificiel est certes un géant en son genre. Il va s’élever dans les airs et l’azur sera son domaine… Que ce soit le Géant de l’azur ! »

  1. Voir Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe, par André Laurie. J. Hetzel, éditeur.