Le Français/15
XV
Trois ans ont coulé.
Dans la pièce du chemin de Jean-Baptiste Morel, le blé est à pleine clôture. La plante est enracinée profond dans la terre forte et chaude, riche en calcaire, bien préparée, labourée jusqu’aux couches vierges, bien aérée, pourvue d’azote et d’une fumure abondante. Aussi, le blé a respiré dès qu’il s’est trouvé chez lui et il n’a pas pris de temps à muer en herbe qui a couvert le guéret. Bientôt, un matin de juin, l’on a vu poindre de minuscules folioles vert tendre et dans l’air tiède, cette herbe s’est mise à frissonner. Les racines se sont multipliées et affermies ; puis, parmi les fléchettes barbelées des feuilles, il est venu des myriades de fleurettes très tendres, pleines de pollen. Et les tiges grandissaient, grandissaient, à mesure que les germes se fécondaient… Le blé boit maintenant du soleil avec avidité, avec passion, pendant tout le jour, et bientôt chaque épi sent qu’il porte un fruit de vie ; il penche et se laisse draper d’or par les rayons. Enfin, vers le milieu d’août, les épis sont devenus pesants et tout le champ, comme une mer étale, semble fatigué. La pièce est nette, propre, et, à peine dans toute l’étendue de la masse crème, aperçoit-on quelques capitules bleu mât de chicorée sauvage ou encore, ici et là, quelques corymbes jaunes de laiteron des champs. Les faucilles ou les moissonneuses mécaniques attaqueront le champ, demain…
Cette après-midi d’une chaude journée d’août, Jean-Baptiste Morel, grand’père heureux, marche au long d’une des raies qui séparent les « planches » de sa pièce de blé. Il tient par la main un mignon bambin dont la tête monte à peine à la moitié des tiges. Le petit marche à pas menus, hésitant, butant à toutes les mottes ; ses mignonnes jambettes potelées, impatientes à la course, déjà sont brunies par l’air. Sa menotte libre s’agite sans cesse, volant dans l’air, et le minois épanoui, la petite tête blonde levée, ses grands yeux bleus, dilatés, regardent en souriant le grand’père ou bien plongent avec étonnement aux profondeurs des blés moutonnant comme des vagues. En effet, devant le grand-père et l’enfant, la mer jaune balance ses houles lentes à se former, longues à se calmer, la cime de leurs épis lourds prenant du temps à se redresser.
Jean-Baptiste Morel sentait en ce moment une sérénité douce et pleine descendre en lui. Il était content de marcher dans cette abondance de vie, au milieu de cette mer qui pétille dans l’embrasement du soleil ; il était content du ciel clair et profond qui éclairait tendrement toute sa terre qu’il pouvait embrasser d’un coup d’œil jusqu’aux collines du trécarré, et qui luisait, et qui ruisselait de promesses. Il allait bientôt, dans quelques jours, cueillir le fruit de son travail, de celui de son gendre et de sa fille… Autour de lui, tout était mûr, lourd de vie… Le petit était content aussi ; content à cause d’un mulot ou d’une musaraigne menue comme une mouche qu’il voyait glisser, rapide, aux pieds des tiges de blé ; content à cause du vol étrange des hirondelles qui venaient, au-dessus du champ, donner dans l’air de grands coups de ciseau ; content, enfin, de marcher avec grand-père, comme un homme…
Pour Jean-Baptiste Morel, on l’a vu, la vie n’avait pas été toujours tissée de joies. Il avait trimé, peiné ; de grandes douleurs, des deuils, des soucis accablants, des déceptions l’avaient fait vieux avant le temps ; mais, par-dessus tout, la crainte, l’angoisse, l’éternelle angoisse de perdre sa terre avait, pendant quelques années, produit en lui comme un véritable écrasement. Mais tout cela était fini depuis déjà longtemps. Il coulait maintenant une vie heureuse, escorté des affections de famille qui en rendent les perspectives sereines et la font douce, enviable, sacrée. Deux fois il a conquis sa terre. Il sortirait à présent de ce monde, l’âme en paix et le cœur en joie pour le voyage sans fin. La vie est la vie. Elle est de disparaître, de s’en aller, chacun à son tour, lorsque l’heure a sonné. Il avait fait son devoir, surtout envers sa fille et envers sa terre ; et il partirait, ayant su garder l’une et l’autre. Et il ne croyait pas avoir démérité de son pays, de sa jeune patrie à qui il avait donné deux fils nouveaux ; l’un, ce petit dont la menotte douce et chaude tremble dans sa main rude et calleuse, et l’autre… l’autre !… À trois siècles de distance, il est venu continuer dans la Petite France d’Amérique l’œuvre féconde des aïeux. Il avait apporté, du fond de la France moderne la même « parlure », la même foi, le même amour ardent de la terre, la même endurance, les mêmes prières, les mêmes espoirs et les mêmes chants, les mêmes angoisses et les mêmes joies, le mêmes bon sens, le même franc rire, les mêmes qualités spirituelles de la race française s’épandant abondamment, librement partout où on leur fait place, et qui étaient les qualités de ceux qui sont venus autrefois et qui ont semé là-bas, sur le riche et fécond promontoire de Québec, le premier blé laurentien… De ce premier champ de blé l’on avait fait du pain, et nos pères avaient vécu ! C’était de la chair et ce fut, plus tard, du monde qui marchait, qui travaillait, qui peinait et… qui se battait contre ceux qui voulaient prendre la place… Ce premier champ d’herbes drues aux épis lourds, c’était l’espérance, c’était la vie, c’était l’avenir. Les champs se multiplièrent, s’étendirent autour des clochers. Plus d’un siècle coula puis, dans ces champs dorés, il y eut des flaques de pourpre qui n’étaient pas celles des coquelicots des champs de blé de la vieille France ; c’était du sang, le sang de ceux qui se faisaient tuer pour défendre le blé qu’ils avaient semé et qu’on cherchait à leur voler. Le sang, le sang rouge, généreux, jeune, coula longtemps, engraissant la terre ; puis il s’arrêta. Les saisons passèrent et les jeunes soleils des printemps et les pluies fécondantes des étés continuèrent de donner, chaque année, une nouvelle jeunesse au pays des aïeux qui étaient restés fièrement plantés dans leurs champs, malgré l’invasion triomphante…
L’on se battit encore, mais sans qu’il y eut de flaques rouges dans les champs de blé. Les soldats de la petite France se battirent, cette fois, avec leurs plumes acérées, avec leur verbe cinglant, mais ils luttaient, comme autrefois, pour conserver la langue, la foi, les traditions, les chants de ceux qui étaient venus auparavant, qui avaient été vaincus et qui vivaient encore dans leurs fils. Et les plaines laurentiennes s’étendaient, s’étendaient… Les blés et les avoines continuaient de mûrir dans les champs à perte de vue où, naguère, des ruisselets rouges avaient coulé ; les marguerites et les liserons n’avaient pas arrêté de fleurir où des massacres avaient sévi ; les moineaux, les fauvettes, les chardonnerets jaunes et les sizerins voletaient et chantaient où les coups de feu avaient retenti : des nids se construisaient partout, sous toutes les feuillées, et les chansons éclataient quand même dans les forêts et dans les prés… et, dans l’humus jadis ensanglanté, les arrières grand-pères et les grand-pères de ceux d’aujourd’hui continuaient d’enfoncer le soc luisant d’usure de leurs charrues à rouelles pour semer le blé qui perpétuait la force et l’activité de la race… Mais la lutte sans coups de feu et sans coups d’épée se continuait aussi pour la foi, pour la langue, pour les traditions de la vieille France ; et il arriva que les vaincus d’autrefois devinrent presque les vainqueurs. De quelques milliers ils sont devenus plusieurs millions et, en toute liberté, ils pratiquent leur religion, ils parlent leur langue, ils suivent leurs coutumes… Mais, sur les bords de leur grand fleuve, ils sont, encore que nombreux, perdus parmi les immensités d’une Amérique saxonne. Mille nouveaux ennemis, chaque jour, les assaillent. Le saxonnisme brutal d’autrefois est devenu l’insinuant américanisme ; une lutte nouvelle s’engage entre l’esprit méditerranéen de la petite France américaine et l’instinct accapareur de l’américanisme. Nos villes se « bouffonnisent » à l’américaine, attirant par le jazz, les pirouettes, et les « coon songs », par les plaisirs factices made in America, par les images grossières et les sensations malsaines des journaux jaunes, par les pétarades à tout propos, par les cirques, le baseball et la boxe… les fils des campagnes les plus reculées du paisible « pays de Québec ». Et l’exode a commencé, lamentable et déprimant, des enfants de la glèbe laurentienne vers la fournaise des villes américaines… et la lutte continue ; et les vides se font autour de la table dans la grande cuisine des fermes, et l’on voit, dans les églises, aux jours d’offices religieux, des taches qui sont les bancs vides de familles entières parties. Il faut les remplacer, ceux qui partent, les terres se multipliant et s’agrandissant ; il faut d’autres bras pour cultiver la terre des aïeux…
Du pays de ceux qui, jadis, semèrent le premier blé de Québec, nous viennent souvent de jeunes hommes solides comme des chênes… Ils sont comme nous, les fils des aïeux…
Le petit-fils de Jean-Baptiste Morel se baissa vers le sol, ramassa une motte de terre et, aussi loin que ses forces menues le lui permettaient, la lança dans l’océan des blés… Des tiges courbèrent plus profondément la tête. Le grand-père eut un geste sévère et dit :
« Non, non, petit !… ne fais pas ça ! Faut pas faire ça… faut pas faire d’mal au blé, jamais !… »
L’enfant leva ses grands yeux noirs étonnés vers le grand-père tout sérieux ; il ne comprit pas mais ne lança plus de mottes dans le blé. Et Jean-Baptiste Morel se remit à songer…
Depuis tant d’années qu’il laboure, qu’il sème, qu’il moissonne, qu’il bat le grain qui le nourrit… voici que le blé, son blé, va lui permettre de renaître dans sa fille, de renaître dans ce petit bout d’homme qui, fait de son sang et du sang d’un fils de France, va continuer, après lui, les destinées de la race. Du sang de la France moderne va couler dans sa descendance comme dans les siennes coule du sang de la vieille France, et rien ne sera changé chez les siens ; les traditions, la langue, la foi se perpétueront les mêmes et pour revivre encore, plus tard… Et puis, c’est curieux, il n’a jamais pensé à cela ; il pense que si la France lui a envoyé providentiellement un de ses enfants pour garder sa terre, c’est pour remplacer le sien, son pauvre garçon qui est allé mourir pour elle… Jean-Baptiste Morel est tout surpris de penser à tant de choses si difficiles. Il aurait voulu trouver des mots, même très simples, pour exprimer ces pensées-là, mais il ne le pouvait. Le bout de cervelle du bambin, d’ailleurs, aurait-il compris toutes ces histoires ? Où donc le grand-père allait-il chercher ces idées qui lui chantaient si doucement dans l’âme en même temps que chantonnaient le blé autour de lui ?… Était-ce l’effet de la communion de son cœur content avec l’âme du blé qui dans le recueillement de la terre et des cieux vibrait d’accord avec la sienne ?… Sous une caresse de la brise, la mer blonde se mit à murmurer une discrète et langoureuse cantilène.
Le grand-père et l’enfant étaient parvenus à l’autre bout du champ. Pour reposer leurs jambes, ils allèrent s’asseoir sur la clôture, près du chemin du roi. L’enfant, si haut perché, et pour qui le fossé du bord de la route paraissait un précipice, criait de plaisir, et il demandait au grand-père avec des petits mots à lui qu’il créait à mesure, tous les oiseaux qui passaient et toutes les fleurettes qu’il voyait au talus du chemin. Comme le soleil commençait à descendre, la brise, un instant, s’arrêta et les blés, droits sur leurs tiges, ne frémirent plus. Le champ parut s’endormir dans une torpeur délicieuse…
Un roulement de voiture se fit entendre sur la route, derrière Jean-Baptiste Morel qui se retourna. Il reconnut le cheval et la voiture d’André Duval qui montait du village. André s’arrêta vis-à-vis de Jean-Baptiste Morel :
« Tiens !… bonjour, André, comment ça va ? »
— Comme ça, Jean-Baptiste, comme ça… Beau temps, hein ?… Je vois que ta pièce est pas mal mûre.
— Oui, Léon veut commencer à la moissonner lundi… Penses-tu que c’est du beau blé, ça ?… De la paille longue quasiment de deux pieds et des épis pesant comme des balles… On aura une bonne récolte, je pense… Et puis, ça va bien, chez vous ?… As-tu des nouvelles de Jacques, André ?…
— Oui, je viens justement d’en avoir une lettre, à la poste, au village ; ça va pas « extra », vas !… Pauvre Jacques, il est quasiment toujours malade, asteur. Tu comprends c’est l’air qui manque… À part ça, il y a sa femme… Tu sais c’que c’est, ces filles des villes… C’est une dépensière sans bon sens ; elle lui mange tout c’qu’il gagne avec ses toilettes. Il peut pas suffire et j’ai été obligé d’lui envoyer encore de l’argent dernièrement.
— Mais pourquoi donc qu’il vient pas te trouver même avec sa femme ?
— Ah ! tu sais, il a son orgueil, Jacques. Quant à sa femme elle veut pas entendre parler de ça, ah ! non, par exemple… J’lui ai offert souvent de r’venir… Et icitte, ça va ?…
— Ah ! ça va qu’ç’en est une bénédiction. Marguerite, c’est une vraie mine de santé… tu sais, le p’tit va avoir bien vite un p’tit frère ou une p’tite sœur…
— « S’ils sont tous comme ça, tu seras bien chanceux, Jean-Baptiste… Allô ! allô ? le p’tit ! »… fit André Duval avec un geste amical à l’enfant, « v’là un beau bébé, vrai !… »
Le petit, à ce moment, descendu de la clôture, se tenait assis sur le talus herbu de la route et arrachait à pleines menottes des poignées de trèfle d’odeur qu’il cherchait à lancer sur son grand-père.
« Et Léon, comment c’qu’il va ? » demanda encore André Duval.
— Il arrête pas… J’ai jamais vu un travaillant comme ça ; c’est quasiment jour et nuit ; il faut q’je l’modère tout l’temps…
André Duval ne parla plus. Lentement, minutieusement, il ramassa ses cordeaux ; puis les secouant de quelques petits coups secs :
« Allons, Bob !… on est en retard, marche, marche !… Bonjour, Jean-Baptiste… Tata ! le p’tit… »
Et le père de Jacques Duval s’éloigna sur la route, dans la direction du Rang Trois, au trot pesant de Bob.
Quelques instants après, de la grange, l’on entendit une voix retentissante chanter dans le vide sonore des tasseries :
Ô Canada, terre de nos aïeux. |
C’était le Français qui, en préparant la grange pour recevoir la prochaine récolte, chantait à pleine voix la « terre des aïeux. »