Éditions Édouard Garand (p. 311-335).


XIV


Ainsi que la nature endormie par l’hiver, les hommes, en l’intérieur des fermes, quand ils n’ont pas besogné dans les chantiers en forêts, ont sommeillé durant des mois. Mais l’heure a sonné du réveil, du travail, de la lutte pour le pain, pour la vie. Au commencement d’avril, la neige, l’énorme amoncellement de neige qui recouvrait toute l’étendue du bassin du Témiscamingue, se mit à fondre et à couler le long des pentes pour former dans les moindres creux des vallées et des champs des mares d’eau claire. Les nuits étaient froides encore et, le matin, ces mares étaient des miroirs de glace légère qui disparaissaient aux premiers rayons. L’astre était déjà chaud et les dernières neiges se hâtaient, se hâtaient de s’en aller, ruisselant de droite et de gauche, s’engouffrant dans la terre qui dégelait, coulant vers les rivières et vers le lac, faisant monter dans le ciel, tout le long du jour, des buées douces et lumineuses qui bleuissaient les lointains. Quelques légères couches de neige, molle, flasque, « pourrie », certaines nuits, tombaient encore qui aidaient à fondre l’ancienne. Après ces tombées tardives, les oiseaux blancs, qui perdaient leurs teintes gris-pâle, s’abattaient par grandes bandes dans les champs, et les jeunes garçons posant partout leurs planchettes, leurs attrapes de bois et leurs lignettes en crins de cheval, faisaient de ces oiseaux des massacres effroyables dans les prairies. Des canards noirs arrivèrent du nord qui s’abattaient par couples vers les mares glaciales. Croassantes et braillardes, les corneilles, par troupes compactes, couvraient les labours gris et boueux de l’automne.

Avec cette hâte fébrile que manifeste la nature dans les pays froids, malgré la lune rousse, meurtrière des jeunes pousses et dont le croissant fait des cornes à la façon d’un maléfice, des petits bourgeons jaunes et déjà gommeux, gros comme des têtes d’épingles, apparaissaient par grappes à l’extrémité des branchettes des arbres et des arbustes.

Enfin, aux premiers jours de mai, la féérie coutumière des fécondes floraisons de la rénovation printanière commencèrent pour de bon. L’herbe était partout déjà longue d’un pouce. Les arbres dressaient vers le ciel des touffes de gros bourgeons lustrés, lourds et, dans les panaches des bouleaux, se déployant chaque jour plus larges, le jeune soleil, toujours plus brillant et plus fort, accrochait des diamants par milliers. Les prés étalaient leurs tapis jaunes de pissenlits à perte de vue. Le lac, débarrassé de sa carapace, après avoir pendant les derniers jours d’avril, charrié à grand bruit ses massives banquises, étincelait à présent et ses bords prenaient des airs de fête.

Bref, aux Rogations toute la campagne avait un air superbe. Les arbres que si longtemps l’on eût pu croire morts, revivaient, se décoraient, s’étalaient ; les cours d’eau s’étaient remis à parler, à jaser, à galoper. Il n’était pas jusqu’aux rochers si attristés dans l’anéantissement de l’hiver qui n’échangeaient des sourires dans cette renaissance universelle du sol. Les nuits maintenant tombaient douces, claires, parfumées des essences capiteuses des bourgeons restés longtemps à cause du soleil vif du jour. Des bouffées chaudes de sève traversaient l’espace et l’on sentait pleuvoir comme des germes légers. Le pollen, cette fécondation éternelle, volait par couches appelant partout, dans les forêts, dans les champs et dans les savanes de l’Outaouais supérieur, la résurrection et la vie.

Les Rogations annoncèrent que la Nature, toujours vivante, toujours féconde, apportait à la date fixée, aux habitants du pays de Québec, le signal du travail.

Dans les paroisses québécoises, l’on fait ponctuellement la procession des Rogations et, sur les routes, sèches et grises, les habitants des paroisses suivent leur curé qui bénit la terre s’entr’ouvrant pour les éclosions prochaines… La grande croix d’argent précède la théorie des enfants de chœur et une bannière de la sainte Vierge tremble et s’incline sous les efforts passagers du vent, puis se redresse, fière et haute. L’on voit la forte main, calleuse et brune de son porteur, s’élever, un instant, le long de la hampe, pour résister aux coups de la brise…

« Sancta Dei genitrix ! » clament les chantres en surplis blanc qui marchent en regardant attentivement dans leurs gros « paroissiens notés ».

« Ora pro nobis ! » répond la foule des paysans, les yeux fixés devant eux ou errant de chaque côté du chemin, le long des champs…

« Ut fructus terrae dare et conservere digneris !… » récitent les chantres sur un ton de mélopée, et la foule répond : « Te rogamus, audi nos ! »

L’on entend bruire des pas menus et nombreux. Selon les caprices de la brise ou les cahots de la route, la voix des chantres est tantôt forte, pleine, large, tantôt saccadée ou sourde ; la dernière syllabe du « Sancte Raphael », ou d’autres courtes invocations, s’élève et se prolonge dans l’air comme une lamentation. La longue file des têtes berce au rythme de la marche. Ceux qui lisent dans leurs livres de prières, à tout instant, butent dans des cahots et les sonnailles étouffées des chapelets à grains de buis ou de cornaline se font entendre par-dessus le bruit des pas… Comme l’on est encore au temps de la lune rousse, le ciel est encore froid, ce matin-là ; pas un nuage, ce qui fait prier encore avec plus de ferveur ceux qui marchent en procession et qui veulent, le plus tôt possible, pour les semailles que l’on est toujours anxieux de commencer, la forte et vigoureuse chaleur du soleil d’été. La terre, au long de la route, n’attend plus que les baisers ardents de l’astre pour prendre son essor de vie et, déjà, que de promesses dans ses premiers sourires au ras du sol et à la cime des arbres ! Mais comme tout cela est fragile ! Mille ennemis, contre ce qui est déjà fait, se cachent. Un abîme sépare les semailles de la moisson ; et il faut bien profiter des Rogations, semeuses de priéres, pour implorer le ciel en faveur des travaux des champs…

Depuis la fin d’avril, tous les hommes sont de retour des chantiers et même sont revenus, à la fin de mai, ceux qui s’étaient engagés pour les périlleux travaux de la « drive », ou flottage des billots que conduisent les rivières, des coupes de bois aux usines et aux scieries mécaniques. C’est maintenant le tour de la terre, sa revanche sur la forêt qui lui a ravi, pendant quelques mois, ses enfants. Elle est impatiente, elle frémit et il lui semble que les sillons des labours du printemps ne se succéderont jamais assez vite pour satisfaire sa passion de féconder, de produire, d’enrichir son homme… Vite, vite ! crie-t-elle par toutes ses plaies entr’ouvertes, par le soc de la charrue, par l’herbe que l’on voit pousser dans les prés, par les bourgeons que l’on entend s’ouvrir aux branchilles des arbres !… Il n’y a pas de temps à perdre. Dans trois, dans quatre mois, il faudra produire du pain, ou bien ce sera la famine, la désolation et la misère, presque la mort pour tout un peuple…

Et pourtant, malgré ces exhortations vigoureuses de la terre, en cette fin de mai, deux jeunes bras, forts et habiles, allaient manquer à l’une des fermes les plus riches et, partant, les plus exigeantes du Rang Quatre de Ville-Marie. La terre eut beau crier, supplier par toutes ses mottes, par tous ses sillons, rien n’y fit. L’un de ses enfants parmi ceux qu’elle avait le plus gâtés, la quittait, lâchement, pour toujours…

Dans l’après-midi du dernier dimanche de mai, Jacques Duval était venu chez Jean-Baptiste Morel et avait demandé à Marguerite de faire avec lui une promenade sur la route. La jeune fille avait accepté…

À Montréal, il y a la Montagne, à Ottawa, le Canal, et Québec a son orgueilleuse Terrasse. C’est là qu’aux heures de loisir, l’on va se délasser un peu les jambes et la langue, vaguer, rêver, boire quelques bons coups d’air frais… À la campagne, la Perspective ou le Prado de toutes les paroisses, c’est la route, c’est le chemin du roi. Quand il est beau, l’on s’y promène avec autant de volupté qu’à travers les allées fleuries et ombragées du plus somptueux parc anglais. Le chemin du roi est à tout le monde ; il est même aux bêtes qui, en toute liberté, broutent goulûment les herbes grasses et variées qui poussent, de chaque côté, au long des clôtures et aux accotements des fossés.

Jacques et Marguerite avaient pris vers le village et ils refaisaient en sens inverse la route qu’ils avaient parcourue, l’automne précédent, cette après-midi de la Toussaint qu’ils revenaient, dans l’air froid du jour tombant, des offices des morts à l’église…

Ce dimanche de mai, les magnificences de la saison printanière débordaient, partout épandues. Toute la campagne sentait, respirait le printemps qui réserve, semble-t-il, pour certains coins bénis du pays de Québec des grâces particulières. Parce qu’il s’est fait attendre longtemps, parce qu’il a été lent à venir, il apparaît, une fois en plein épanouissement, comme une merveille, un enchantement. Hier encore tout se traînait languissamment sur le sol dénudé et boueux ; hier encore, tout était sale et laid dans les champs dévastés ; les arbres, tant loin que la vue pouvait porter, élevaient péniblement vers des nuages de plomb chargés de froidure, leurs fagots de branches noires. Aujourd’hui, que tout est changé ! Sous l’influence du soleil qui se promène aux cieux trop longtemps attristés par son absence et qui, plein d’ardeur, envoie des hauteurs ses effluves vivifiants, la terre, pauvre abandonnée, laisse partout dérouler mollement les plis de sa belle robe verte…

« Comme c’est beau, mon Dieu, comme c’est beau ! » s’écria Marguerite, grisée, pâmée par cette volupté qui se dégageait des champs et l’enveloppait toute… « Sens-tu l’herbe, Jacques, sens-tu les bourgeons ? Que cela sent bon !… »

« Oui, oui, on dirait du « Mary Garden », du trèfle incarnat », répondit Jacques plaisamment… « C’est dommage qu’il y ait pas seulement à la regarder, à l’admirer, à la sentir, la terre ; m’est avis qu’elle nous fait payer cher son parfum… »

« Jacques », demanda soudain Marguerite, se plantant droite et fière, au milieu de la route… « Tu ne l’aimes donc pas plus que tu ne l’aimais, la terre ?… »

Le jeune homme, à cette question subite, franche, nette, qui provoquait une réponse dont il n’était pas sans entrevoir les conséquences pour lui, resta, un instant, silencieux. Il se pencha sur le rebord du chemin et arracha une mince tige séchée d’armoise dont il se battit les jambes pendant quelques secondes. Marguerite s’était remise à marcher et Jacques la suivit tout en s’amusant avec sa branchette. Jacques Duval réalisait qu’il fallait une réponse à la demande brusque de son amie, une réponse également franche, nette. D’ailleurs, le temps n’était plus aux atermoiements, aux détours, aux cachoteries. Il allait être franc, lui aussi. De plus, c’est lui qui avait provoqué une explication finale, décisive, et ce n’était pas pour le simple plaisir de vaguer sur la route et de regarder les champs qu’il avait demandé à Marguerite de marcher avec lui. C’était, tout uniment, la redoutable « grand’demande » qu’il voulait faire encore que d’une façon assez indirecte.

D’un geste brusque, lançant au loin par-dessus la clôture du chemin son brin d’herbe Saint-Jean, il s’arrêta à son tour et, regardant bien en face Marguerite Morel :

« Non… je l’aime pas plus que je l’aimais, la terre. Je l’ai jamais aimée et je l’aimerai jamais, là !… »

Et il ajouta, dépassant les bornes qu’il avait tracées à sa franchise :

« Je l’aime moins que jamais… depuis, surtout, l’hiver passé ! J’en ai trop enduré ! Il y a des limites à tout, là ! Je la déteste, la terre, et elle m’aime pas plus que je l’aime. On s’accordera jamais, c’est sûr !… »

Ils se reprirent à marcher et la jeune fille aussitôt :

« Alors, tu n’as aucune amitié pour moi, Jacques ? »

— Mais oui, Marguerite, parce que je pense pas me faire à la terre, ça veut pas dire que j’ai pas de l’amitié pour toi…

— Pour moi, cela veut le dire, Jacques ; tu connais depuis longtemps mes sentiments, mes goûts et tu sais que j’aime profondément la terre, la terre de chez nous que je ne laisserai jamais, jamais quand même je serais obligée de la cultiver moi-même. Tu ne l’aimes pas, toi, alors, tu vas la quitter… Pourquoi as-tu pensé à moi ?…

— Je pensais, Marguerite que t’avais réfléchi à ce que je te disais, l’automne passé, en montant ensemble au Rang, l’après-midi de la Toussaint ; je pensais que pendant l’hiver t’allais finir par te « tanner » de ta vie ennuyante dans une maison vide et sur une terre gelée et dure ; je pensais que t’allais finir par décider ton père à vendre sa terre à M. Larivé qui lui donnerait son pesant d’or, ce qui lui permettrait de se reposer enfin en s’établissant au village ou en… s’en venant… avec nous autres pour vivre une belle vie tranquille, sans autre tracas.

— Tu as mal pensé, Jacques.

«…Non, vois-tu, » continua le fils d’André Duval, passant outre à la remarque de Marguerite, « l’automne passé, j’étais décidé de m’en aller ; mais si j’avais passé un hiver plus agréable, je sais pas… on sait jamais ce qui peut arriver. Mais encore une fois, j’en ai trop enduré, cet hiver, dans ces maudits chantiers où j’ai manqué mourir d’ennui et aussi de misère… Tu sais ce qui est arrivé. Pendant la maladie que j’ai attrapée à Fabre où j’ai été si proche de mourir, avec Charlie Castonguay, et quand on m’a ramené ici, ensuite, j’ai juré que je m’en irais à l’été… Bonté divine ! c’est toujours à recommencer, cette vie-là ! Aussitôt que j’ai été mieux, il a fallu reprendre les travaux dans les champs pour les labours du printemps, radouber les clôtures, soigner les animaux, enfin, tout préparer pour les semences… Et après les semences, ce sera les foins, puis les récoltes et, ensuite, des labours encore, enfin, aux premières neiges, encore les chantiers, la misère, l’ennui, toujours… Jamais le moindre plaisir, le plus petit agrément !… Non, vrai, j’en ai assez, Marguerite, j’en ai plein le dos, là, plein le dos !… Et pourtant, j’ai de l’amitié pour toi, Marguerite ; vois-tu, je m’imagine toujours que t’en as assez, toi, aussi… Tiens, si tu savais tout ce que mon ami Castonguay m’a dit de Montréal, le plaisir qu’il y a, la belle vie !… Il m’a conté qu’à Noël, le soir de la messe de minuit…

— Non, non, Jacques, je te le dis, il ne faut pas me parler de Montréal, c’est inutile ; et ce que t’a conté ton ami Castonguay ne doit pas me toucher… Vas le trouver, ton ami, Jacques, vas-y à Montréal. Vas, Jacques, et ne penses plus à moi…

— Marguerite !… Alors tu ne m’aimes pas ?…

— Mais, non, Jacques, je ne t’ai jamais aimé, jamais. J’ai eu seulement de l’estime pour toi. Je ne t’ai jamais aimé parce que je savais que tu n’aimerais jamais la terre. Je le savais, j’en étais sûre, même quand tous les autres, ton père, le mien, m’assuraient que tu étais revenu de tes idées de ville. Je ne les croyais pas. Ces idées-là, quand ça prend, ça ne lâche plus. Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, Jacques, vas !… Admettons que tu me dises vouloir rester sur la terre et que nous voilà mariés, te laisseront-elles, tes idées ? Un an après notre mariage, je serais obligée, cette fois, de te suivre à Montréal… Mon père resterait ; alors, adieu la terre paternelle ! Est-ce cela ? Et moi, adieu le bonheur ! Écoute-moi bien Jacques, tu veux t’en aller, va-t-en, dans les dispositions où tu te trouves, tu serais malheureux ici, et remarque bien que je n’affirme pas que tu ne le seras par là-bas ; mais tu auras satisfait ton désir, et c’est déjà quelque chose. Tu rencontreras des jeunes filles, là-bas, des jeunes filles qui aiment les villes ; tu en aimeras une et vous vous marierez… Je vous souhaite d’être heureux. Quant à toi, je te sais gré de ta franchise…

— Marguerite, c’est ton dernier mot ?

— C’est mon dernier mot.

— T’en aimes un autre, hein ?… Ah ! oui, je sais…

— Et quand même, quand cela serait ! Si celui-là aime la terre aussi franchement qu’il m’aime, sans arrière-pensée, uniquement pour moi et pour la terre…

— C’est ton Français, j’suppose ?…

— Disons que c’est lui.

— Un étranger, un émigré !…

— Tu seras un étranger encore plus que lui peut-être quand tu seras dans les villes. Qu’est-ce qu’ils sont pour nous, les gens des villes ? Des étrangers comme nous le sommes pour eux… Ce sont des gens qui nous haïssent, qui rient de nous, de nos habitudes, de nos vêtements, de notre langue, qui nous regardent du haut de leur grandeur !…

Ton père ne consentira jamais à laisser sa terre entre les mains d’un étranger.

— Qu’en sais-tu ?… Je sais, moi, que mon père ne vendra jamais la terre. Elle me reviendra un jour, et alors…

— Tu l’aimes, votre engagé ?…

— Et pourquoi ne l’aimerais-je pas ? Il est bon et travailleur ; il est fort, vigoureux, apte à tous les travaux et il aime la terre. Il est sincère, je le sais ; il parle notre langue et pratique notre religion. Que faut-il de plus pour faire un bon habitant canadien ?…

— On connaît même pas sa famille…

— Sa famille est une honnête famille des Cévennes françaises qui a le défaut d’être pauvre ; et c’est pour cela qu’il a dû s’expatrier pour faire sa vie… Encore la semaine dernière, il a reçu une lettre de sa mère qui se dit heureuse de le voir au Canada, en terre française, et sur une ferme. Elle lui exprime des sentiments dont tu serais touché. Il est d’une famille honnête, bonne et pieuse… une famille comme celles d’où sont sortis nos ancêtres…

Un silence se fit. Le soleil menaçait de tomber derrière les montagnes ontariennes. D’un accord tacite les deux jeunes gens retournèrent sur leurs pas. Jacques Duval, après quelques instants, dit

— Enfin, chacun fait sa vie comme il l’entend, comme il peut…

— Et chacun aime selon ses goûts, riposta Marguerite.

Aux premières fraîcheurs de la brunante qui venait, les quelques arbres qui bordaient le chemin, parés de feuilles menues, tendres, lustrées de la gomme des bourgeons, frissonnaient comme ravies d’étaler leurs jeunes panaches, se balançaient lentement de droite et de gauche, ivres de la sève qui des entrailles de la terre en pleine gestation, montait par tous les fils capillaires et les inondait de vie… Une sérénité divine s’épandait partout sous les derniers feux du jour, sur toute l’étendue des terres du Rang, baiser touchant donné par le ciel radieux à la terre, à la bonne terre qui a tant besoin de caresses, qui a tant besoin d’être consolée, d’être aimée, afin de retrouver, le lendemain, la vaillance nécessaire pour commencer la lutte des sueurs éternelles dont est fait le pain quotidien…

Malgré les remontrances de son père attristé, malgré les supplications de sa mère en larmes, Jacques Duval. partit brusquement dans les premiers jours de juin. Pour atténuer la peine que causait sa désertion, il promit, mais du bout des lèvres, qu’il reviendrait, un jour… Il expliqua assez gauchement qu’il s’en allait comme était parti, quelques années auparavant, promettant de revenir, le fils de Jean-Baptiste Morel. La guerre avait pris ce dernier ; mais il n’y avait plus de guerre, et qu’est-ce qui empêcherait Jacques Duval de retourner à la terre si la ville ne lui allait pas ? Mais personne ne fut dupe de cette factice promesse. L’on sentait que le sacrifice qu’il faisait, en partant, de son amour pour Marguerite Morel, au profit de son caprice, donnait à ce dernier comme une force qui repoussait tout espoir de retour.

Autant que son ami André Duval, Jean-Baptiste Morel, on le pense bien fut peiné du départ définitif de Jacques.

Encore qu’il eut en ces derniers temps, considérablement modifié ses projets à l’endroit du fils d’André, il n’en conservait pas moins au fond du cœur l’espoir secret que tout finirait par s’arranger selon ses vœux. Par une cruelle ironie du sort, ce fut encore M. Larivé qui lui apprit la nouvelle du départ subit du fils d’André Duval. Un matin, Jean-Baptiste Morel était à réparer un bout de clôture, près du chemin, quand il entendit le vrombissement sonore d’une automobile qui stoppa bruyamment près de lui ; d’en-dessous de la capote, il entendit aussitôt la voix de son riche voisin :

« Eh ! comment ça va, ce matin, M. Morel ? »

«  Bien, bien, M. Larivé, et vous ? » fit de sa voix traînante, Jean-Baptiste Morel, se redressant.

— Un beau temps, hein ?

— Oui ; il va faire chaud. Les chemins sont beaux ?…

— Magnifiques, M. Morel. J’arrive de Guigues tout d’une traite. J’ai arrêté seulement, en chemin, au Rang Trois, chez André Duval pour acheter du blé de semence, on m’avait dit qu’il en avait de reste… Savez-vous, M. Morel, que j’ai encore une pièce à semer ?… Ce pauvre André Duval, je vous assure qu’il faisait pitié, ce matin…

— Ah ! qu’est-ce qu’il a comme ça, André ?

— Comment, vous ne savez pas ?… Son Jacques est parti hier. Impossible de le retenir. Il prétendait qu’il devait entrer cette semaine même en qualité de commis dans une épicerie et qu’il perdrait cette place, s’il retardait. Il est vrai que Duval s’attendait depuis longtemps à ce départ, mais vous comprenez que ça lui a donné un coup. Dans ces affaires-là, c’est comme pour la mort, on conserve de l’espoir jusqu’à la dernière minute. N’importe, au moment des travaux des foins et des récoltes, vous comprenez, M. Morel, que ça fait pas l’affaire d’André Duval.

Jean-Baptiste Morel n’articula pas un mot et demeura bouche cousue devant le verbiage de M. Larivé qui ne jugea pas à propos d’aborder son sujet favori, n’ignorant pas que la nouvelle qu’il venait d’apprendre, non sans un secret plaisir égoïste, à son voisin entêté, frappait le cœur de Jean-Baptiste Morel du même coup qu’André Duval. Après un bref « Bonjour, M. Morel », il démarra et l’auto fila en crachant avec fracas son essence.

Tranquillement, comme si de rien n’était, Jean-Baptiste Morel se pencha, ramassa sa hache qu’il avait posée sur le gazon pour parler à son voisin, continua à petits coups brefs d’épointer un piquet qu’il ficha ensuite dans la terre d’un coup rude de ses deux bras tendus ; puis, avec sa hache, il frappa l’extrémité du piquet de grands coups retentissants…

À quelques jours de là, dans l’après-midi, Jean-Baptiste Morel demanda à son engagé de descendre au village, chez le forgeron, pour faire poser au Blond des fers neufs. Le Français voulait descendre à cheval. Jean-Baptiste Morel lui dit :

« Non, attèle sur le « quat’roue »… Marguerite montera avec toi ».

Marguerite était descendue, le matin, faire quelques emplettes aux magasins du village et elle avait prévenu son père que la besogne ne pressant pas, elle profiterait de l’occasion pour faire quelques visites à ses amies, et aller, en particulier, chez Camille Gagnon.

Chez le forgeron, il y avait affluence de chevaux à ferrer, ce qui arrivait toujours à la fin des semailles. En attendant son tour qui viendrait assez tard, le Français se mit à vaguer à travers le village, allant de ci de là, au quai, aux bâtisses de l’Exposition, sur la place de l’église. Par un heureux hasard, il rencontra, soudain, Marguerite qu’il ne savait trop où rejoindre, une fois Blond ferré. La jeune fille sortait de l’église, sa dernière visite, avant de monter à la maison. L’engagé lui dit qu’il avait la voiture mais que le cheval ne serait pas ferré avant au moins deux heures. Que faire, en attendant, les emplettes et les visites étant finies.

« Ah ! mais Léon ! » fit, soudain, joyeuse, la jeune fille, « si nous allions sur le Cran de la Grotte ; il y a si longtemps que je veux y monter !… »

Le monastère des Pères Oblats, qui ont la charge spirituelle de Ville-Marie dont ils sont les fondateurs, domine, à une hauteur d’environ cinquante toises toute la campagne environnante. À ses pieds s’étend la Baie-des-Pères dans son contour parfait, avec sa gracieuse ceinture granitique rehaussée de collines au sommet desquelles se détachent sur le fond du ciel, ici, les treillis de squelettes de pins rouges dévorés par d’anciens feux de forêt, là, des bouquets verdoyants d’épinettes qui sont d’une venue magnifique ; là encore des futaies de sapins développant très loin leurs perspectives sombres. Entre le village et la chaîne des collines s’étendent des champs avec leurs cultures variées de foin, de céréales et de légumes. C’est le tour de cou dont se pare Ville-Marie.

Mais ce qui est surtout à remarquer dans cette conformation cosmogénique, c’est un gigantesque monticule formé d’énormes rocailles de granit s’élevant à l’ouest du village. Ce cran est à deux gradins dont les pentes de cent manières brisées sont dénudées et offrent, tantôt des bosselages craquelés et ridés de veines herbues, tantôt des touffes de broussailles luttant parmi des roches aux brusques saillies. Le sommet de ce cran toutefois est couronné d’arbres, bouleaux, trembles et pins, qui étalent sur tous les points leur amoncellement cotonneux, leurs pyramides de feuillages, hautes comme des tours.

Au sommet du gradin inférieur de ce monticule, à même le roc de la pente supérieure, les Pères Oblats ont creusé une grotte au fond de laquelle ils ont placé une statue de la Vierge protégée par une palissade en fer forgé. Une Bernadette, pieusement agenouillée aux pieds de la grotte, prie. De cet endroit le spectacle est incomparable ; la vue embrasse non seulement le village de Ville-Marie qui se tasse aux pieds du cran, mais une grande partie de la vallée du Témiscamingue. De là, le pays, semble-t-il, change d’aspect à tout instant. Ici, c’est une terre aride, rocailleuse, recouverte de maigres arbustes, nue comme un mendiant dont les haillons cacheraient mal la chaire épuisée ; là, un sol fécond avec du gazon gras, de grands et beaux arbres, des rondeurs de santé qui font plaisir. Certes, çà et là, aux flancs des collines qui entourent le village d’un demi cercle, le granit montre encore ses vertèbres robustes mais embellis de mousses, de graminées de toute espèce qui sont à fleur de peau de l’épine outaouaise presque des sourires. La force terrible se fait charme et fraîcheur.

Au pied de la Grotte, Marguerite Morel et Léon Lambert sont comme en extase devant le plus merveilleux morceau que présente la vallée du Témiscamingue, depuis le Long Sault, au pied du lac, jusqu’à la hauteur des Quinze, à l’embouchure de la rivière Blanche. En bas, les flots d’azur de la baie s’arrondissent en un ovale parfait, d’un dessin si harmonieux qu’on dirait la surface d’une coupe remplie jusqu’au bord d’un liquide brillant. Le silence règne sur toute la nature environnante. L’on aperçoit tout le détail des rivages : des futaies où se battent en silence l’ombre et la lumière. Les pointes et les baies, les anses, les crans apparaissent nets, ne perdant rien, même dans l’éloignement, des grâces de leurs formes.

« Regarde donc, Léon, là-bas, la Pointe-au-Vin, on la dirait tout proche », fit remarquer Marguerite.

« La Pointe-au-Vin, dis-tu ?… Tiens, je croyais que c’était la Pointe-au-Vent. Mais pourquoi la Pointe-au-Vin, Marguerite, le sais-tu ?… »

— Mais oui, Léon, je m’en souviens, un jour, dans la cour de récréation du couvent… Tiens, tu le vois, le couvent, en bas… Que c’est clair ! on peut voir à l’intérieur des salles par les fenêtres… Je m’en souviens, j’ai entendu le Frère Moffet, qui était venu nous regarder jouer dans la cour, nous raconter qu’autrefois la Compagnie de la Baie d’Hudson vendait du whisky aux sauvages ; mais comme ce commerce était défendu dans les environs du Poste, les sauvages avaient pris l’habitude de se rendre à la pointe pour y rencontrer les officiers de la Compagnie qui leur livraient la terrible eau de feu ; et c’est de là que la pointe a pris le nom qu’elle porte… Le vin de ce temps-là, sans doute, ajouta plaisamment Marguerite, « c’était du whisky. Et puis, mon Dieu ! tu sais bien Léon, la Pointe-au-Vin, c’est là… »

— Oui, oui, Marguerite, je sais… je sais… C’est là que j’ai failli trouver la mort et que j’ai rencontré le bonheur… C’est là qu’à demi mort sous la neige, ton bon père m’a trouvé, m’a recueilli et m’a amené… vers toi, ma Marguerite… Comme les choses arrivent !… Vrai, la vie dispose de nous et nous ne pouvons guère disposer d’elle…

Il y eut un silence que troubla seul un groupe de chardonnerets jaunes qui vinrent s’abattre en piaillant dans les frondaisons d’une épinette rouge dont les grandes branches raides zébraient le sommet de la grotte. Le Français demanda, craintif :

« Mais sommes-nous bien assurés de notre bonheur, Marguerite ? »

— Oui, Léon, oui, notre bonheur sera complet quand tu voudras, mais à une condition, tu sais…

— Ah ! et quelle condition ?

— C’est que tu m’aimes…

— Marguerite, ma chère petite Marguerite… je vois que tu veux plaisanter. Tu ne vas pas, je suppose, douter un seul instant de mon amour… Mais ton père ?

— Samedi soir, j’étais seul avec lui dans la cuisine ; je tricotais et mon père, que je regardais de temps en temps du coin de l’œil, fumait sa pipe près de la porte ouverte. Tu sais comme il était sombre depuis le départ de Jacques Duval, et je me disais : « Mon Dieu, est-ce que tout ça va recommencer : ces préventions, ces défiances à tout propos ? » Mais, je ne me trompais pas ; père avait l’air, ce soir-là, tout autre. Il se balançait à petits coups sur notre berçante de la cuisine ; de temps en temps, il levait la tête et lançait de grandes bouffées de fumée vers le plafond. Tout à coup, il me demanda :

« Où est donc Léon, Marguerite ? »

Je lui répondis que tu étais allé changer les vaches de pacage ; c’était vrai, tu sais…

« Pauvre Léon », fit père, « il veut donc jamais se r’poser ? »

Tu penses, mon Léon, si je fus fière de cette bonne parole à ton endroit. Mais ce fut bien d’autre chose. Écoute :

« Marguerite » me demanda tout à coup mon père, comme faisant un grand effort, « tu l’aimes toujours, Léon ?… »

Je fus bien deux minutes sans répondre tellement j’avais le cœur gonflé. Enfin, je pus dire tout simplement :

« Vous savez bien, père, que je l’aime et que je l’ai toujours aimé depuis qu’il est ici… Je l’aime, père, comme vous l’aimez vous-même, sans l’avouer, parce qu’il est bon, qu’il est travailleur et, surtout, parce qu’il aime la terre… comme vous, la terre, notre terre que vous avez pensé vendre, ces jours derniers encore… Est-ce vrai, père ? Il a répondu :

« La terre est pas à vendre tant que je vivrai… »

« Et alors », ai-je demandé un peu par plaisanterie tellement j’avais le cœur à rire, « qui la cultivera, père, la terre, quand vous ne serez plus capable ?… »

« Mais c’est Léon, ma fille », m’a-t-il répondu, « Léon… qui sera ton mari… »

Et alors, tu comprends, je me suis jeté dans les bras de père…

Oh ! la douceur de vivre !… de vivre dans ce décor d’une beauté sans égal après avoir entendu cette voix et ces paroles de l’aimée, plus douces aux oreilles, que les trilles des chardonnerets de l’épinette rouge qui, au sommet de la Grotte, en brochettes sur un rameau, chantaient éperdument… Peu à peu sous le souffle de son bonheur, Léon Lambert sentait se détendre ce qu’il y avait de trop viril, de trop fier dans son caractère. Une tendresse immense l’envahissait, un contentement de toute l’âme le soulevait. Sa pensée, fatiguée parfois de ne pouvoir s’exercer parmi les tracas maussades de besognes fastidieuses et les mille servitudes qui, pareilles à des fils, enveloppent de toute part le travailleur de la terre, à cet instant se reposait pleinement, divinement, sur Marguerite qui lui semblait plus belle que la Vierge de la Grotte, plus belle que Bernadette agenouillée dans sa gracieuse attitude d’extase, et sur le grand paysage qui baignait dans les tremblements d’une atmosphère éblouissante. Il regardait sa fiancée, les maisons d’en bas, les arbres d’alentour, les champs verts et la baie bleue, comme si tout cela eut été un rêve. Il remplissait ses yeux de toute cette beauté robuste et charmante à la fois, et il éprouvait dans toute sa plénitude la grande joie de vivre… Il se demandait à quel moment son amour avait commencé et il ne pouvait se rappeler à ce sujet rien de précis. Il lui semblait que cela datait de toujours. Pourtant, il réussit à se rappeler que le charme de la jeune fille avait insensiblement pénétré en lui depuis qu’il s’était senti revenir à la vie, après l’aventure de la Pointe-au-Vin. Oh ! comme prenait une heureuse fin sa vie trop aventureuse. Il était sans pays, courant le monde à l’aventure et, tout à coup, il avait trouvé une petite patrie qui était tout comme la grande qu’il ne verrait plus… Et Marguerite était venue comme la révélation de ce que la « petite France d’Amérique » a de plus exquis, la grâce, la bonté, la beauté, et ce qu’il y a chez nous, comme chez lui, de solide dans les qualités ; et, sur tout cela, une fleur de jeunesse… Puis, en silence, parfois rongeant le frein de la jalousie, il s’était attaché à elle fortement, avec une volonté de la conquérir, à la fois âpre et désolée. Il avait cru longtemps la perdre. Sa condition le faisait manquer d’assurance ; et comme il avait souffert !… Il se prit à reprendre dans sa tête tout ce qu’elle lui avait dit, les trop rares fois qu’ils avaient causé ensemble, tâchant de se souvenir de tout, de compléter le sens des phrases souvent sous-entendues afin de se faire aussi large que possible la portion d’existence qu’il avait vécue dans le temps qu’il ne la connaissait pas encore comme il la connaissait aujourd’hui… Et de longs regards, infiniment doux, il enveloppait la fille de Jean-Baptiste Morel. Il lui semblait que Marguerite, depuis le retour du printemps, avait bruni davantage, que son teint ranimé par le hâle avait rapporté de ses courses et de ses travaux en plein air comme des reflets de lumière et de chaleur qui la doraient. Il remarquait qu’elle avait le regard plus rapide et le visage un peu plus maigre que lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, les yeux comme élargis par les efforts d’une vie remplie et par l’habitude d’embrasser de larges horizons. Sa voix lui semblait, quand il l’avait tantôt entendue lui annoncer son bonheur, toujours caressante, avoir acquis une plénitude nouvelle qui lui donnait des accents plus murs. Il remarqua encore ses dents éclatantes et fines comme des folioles d’une marguerite des champs. C’était enfin Marguerite façonnée par l’indépendance, par les mille accidents d’une existence libre, par l’exercice de toutes ses forces, par le contact d’éléments actifs, par la vue continuelle de spectacles d’une nature grandiose, par l’exercice d’une intelligence d’élite aidée d’une instruction dont elle savait profiter, enfin, exaltée par l’amour triomphant… Et cet amour se manifestait ainsi que celui du Français dans sa simple floraison élémentaire, dans son épanouissement aussi naturel, pourrait-on dire, que celui du blé au sein de la terre féconde où la graine a silencieusement germé. Mais cet amour-là n’était pas moins émouvant que l’amour trop sûr de lui-même et trop impatient du frein que le relâchement des mœurs favorise ailleurs, dans les villes… En terre québécoise, règne encore, Dieu merci ! le joug préventif de la foi religieuse. Mais la contrainte que l’amour en subit, s’il en comprime les élans, n’en étouffe pas l’ardeur. La foi le dirige plus sûrement et plus vite vers sa vraie fin sociale : la fondation de la famille, la nombreuse famille à qui l’on doit la petite France laurentienne. L’on y éprouve quand même les meilleurs délices de la vie du cœur…

Léon Lambert était déjà devenu un vrai Canadien du « pays de Québec » ; son amour, si impétueux quand il ne s’agissait que de l’éprouver, avait des frayeurs quand il fallait en faire l’aveu…

Le soleil se préparait à basculer derrière les montagnes d’argent de Cobalt et les flots de la baie s’irradiaient de ses rayons lancés avec violence, pénétrant aussi bien les sous-bois des rivages que les petites vagues de fond du lac…

Le Blond devait être ferré depuis longtemps chez le forgeron. Marguerite Morel et Léon Lambert descendirent le monticule de la Grotte, des parcelles de granit et de gneiss volant à leurs talons…