Éditions Édouard Garand (p. 45-67).


III


La convalescence de Léon Lambert fut courte ; au milieu de mai, il put aider Jean-Baptiste Morel aux premiers travaux des semences. Dès ce moment, le jeune émigré déploya dans les multiples besognes de la ferme une ardeur et une habilité qui réjouirent grandement le fermier. Ce dernier fut encore plus heureux quand il remarqua l’intérêt que prenait son engagé à la bonne tenue de la terre et des bâtiments. C’est lui qui goûta le plus de plaisirs à la reprise complète des travaux de la belle saison. Léon Lambert, sans doute, se souvenait du coin cévenole où, sur une ingrate parcelle de terrain rocailleux, il exerçait la vigueur de son adolescence… La belle et bonne terre québécoise l’avait conquis d’emblée ; elle lui rappelait par tant d’aspects toute la nature de son pays natal : ses montagnes d’un profil si sévère, si noble, si hardi, où se découvrent toutes les richesses ; ses eaux qui défient l’éclat et la pureté du cristal, ses bêtes fidèles et « espritées » aux pieds sûrs et solides, et ses hommes honnêtes, énergiques et courageux.

Le printemps s’était présenté en beauté. L’âpre « nordet » devînt vite brise tiède et, vers le milieu de mai, déjà neige et glace avaient disparu tout à fait. L’herbe pointait à vue d’œil de la terre qui se gorgeait, pendant le jour, de bonnes ondées mêlées de soleil. Celui-ci, tout jeune, n’était pas encore la roue de métal en fusion qui signale, le matin, les levers de l’astre, aux jours torrides de l’été ; c’était des flammes moins vives, d’une teinte plus pâle et que les yeux pouvaient affronter sans trop se mouiller. Il se dégageait à peine de l’hiver, mais il n’en paraissait pas moins résolu de poursuivre, chaque jour, sans obstacle, sa course éternelle, d’un horizon à l’autre. Aussi, montait-il encore, montait-il toujours dans les champs incommensurables du ciel. Maintenant, il avait assez de fiance en sa jeunesse pour livrer bataille aux vapeurs accumulées sur la terre par les neiges fondantes. Les brouillards épais qui couvraient le lac, enveloppant les montagnes et les plaines depuis la fin d’avril, et qui semblaient vouloir séjourner éternellement dans les anses et dans les coulées, attaqués par les rayons à pic, se mirent à céder le terrain. Certains matins humides, la déroute de l’ennemi fut lamentable. Des masses compactes qui couvraient eau et terre furent, en un instant, poussées, refoulées, bousculées, anéanties, tandis qu’au firmament où s’ouvraient de larges voies de lumière, des paquets de nuages confus et enchevêtrés, dégringolaient précipitamment ; alors, la terre rutilait sous de larges bandes d’argent et, plantureusement, renaissait, pendant que l’eau du lac et des rivières chantait amoureusement l’hosannah de la résurrection des glaces… C’est un temps béni pendant lequel tout pousse en une heure plus que pendant l’été, en une semaine de soleil sans pluie ou de pluie sans soleil. L’herbe prend à vue d’œil des teintes foncées, indice de vie : certains coins de pré sont jaunes, sans un point noir, de l’or envahissant des pissenlits. Quelques jours suffisent pour faire disparaître l’excès d’humidité de la terre et assécher les plaques d’eau faites des neiges fondues…

Vite alors, sur tout le sol du Témiscamingue, les champs s’étaient repeuplés. L’on s’était mis à semer et à planter dans les carrés des labours encore humides. Les attelages et les hommes sillonnaient les champs. Avec des gestes saccadés, les semeurs, sac bombé de graines aux épaules, répandaient à la volée autour d’eux les grains qui coloraient de roux les sillons bruns ou noirs légèrement ouverts en bandes large et luisantes.

Puis, ce ne fut pas encore l’été mais ce n’était plus le printemps. Les blés avaient pris racine comme des chênes et les corneilles, qui s’abattaient par bandes sur les champs, pour les arracher, devaient tirer à plein bec. Les orges, qui se font plus attendre, pointaient à peine, mais les avoines, toujours impatientes, dressaient leurs petites têtes vertes au creux des sillons. L’élan magnifique de la végétation reprenait avec ardeur. Partout, la terre reluisait de promesses.

Léon Lambert en subit tout à coup l’influence tyrannique. Le premier debout, chaque matin, il s’en allait dans les champs où il assistait au lever de l’aurore. Il voyait le soleil à la dentelure des montagnes laurentiennes ; l’astre éclairait d’abord les monts et les rives escarpées du lac ; puis, la lumière blonde ruisselait tout le long des sommets, fouillait le fond des coulées et des ravins et, dans tous les recoins, s’amusaient à poser des caresses de rayons chauds. Les champs étaient enveloppés de brume ; c’était un brouillard transparent aux blancheurs d’opale qui pâlissait l’herbe tendre du renouveau. Mais à mesure que le soleil envoyait ses flèches plus obliques, les vapeurs s’évanouissaient et les vitres des maisons du Rang, en bas, se mettaient à miroiter. Le jour tout rose suspendait des buées tremblantes aux épis à peine formés du jeune millet ou roulaient sur les feuilles de bardane qui, au long des clôtures, étaient déjà larges d’une main ; les rubans mouillés du plantain aux rhizomes courts et épais, semblaient d’argent… Il entendait le pas des vaches que son maître et Marguerite avaient « tirées », dès le petit matin, dans la cour de l’étable, et qui remontaient au pacage par le chemin pierreux que faisaient résonner leurs sabots. Des voliers de corneilles striaient l’air, croaillaient dans tous les sens, s’arrêtant par familles sur les pagées des clôtures de pieux de cèdre ; les jeunes, nées de quelques jours seulement, vacillaient sur le pieu, menaçant à chaque instant de tomber dans le fossé qui longe la clôture, et vagissaient ainsi que des enfants malades. Des moineaux, par bandes piailleuses, s’ébattaient sur les champs fraîchement semés, en quête de graines, pendant que des alouettes montaient tout droit dans l’air, criant d’allégresse, et que des troupes de rouges-gorge voltigeaient d’un arbre à l’autre, se poursuivaient et se becquetaient en se rattrapant. Sur certaines branches d’un jeune érable planté au bord du chemin aux charrettes, il y avait, chaque matin, des batailles où les bestioles acharnées ne formaient plus, des fois, que de petites boules de plumules grises et rosées et d’où s’échappaient des pépiements confus et assourdissants. Dans les sillons, les moineaux, toujours goinfres, les ailes mi-ouvertes, mangeaient, un œil ouvert à la ronde. De temps à autre, un escadron de bergeronnettes s’abattait, un instant, au bord d’un champ, prestes et légères, comme des papillons, ou bien des escouades d’ortolans traversaient l’air, s’enfuyant vers les montagnes. Toute la terre dégageait en ces moments une odeur âcre que Léon respirait à traits prolongés avec un bien-être de tous ses sens. Il portait en plénitude l’amour de la vie libre. Des sensations reparaissaient à chaque instant dans son souvenir, lui restituaient son âme de jeune montagnard. Il renouait connaissance, lui semblait-il, avec toutes les vieilles et douces choses des plateaux herbeux de son pays, et il se sentait, des fois, dévalant les pentes des monts ruisselant de l’eau argentée des fontinettes, fouaillant au passage les étoiles roses des touffes de bruyère, effarouchant par ses cris des chèvres qui broutaient indéfiniment au long des haies d’aubépine…

L’émigré vivait intensément depuis quelques jours dans ce qui allait être son nouveau domaine ; un contentement de toute l’âme le soulevait, si bien que s’abolissait pour lui cette notion du temps la plus variable qui soit en nous, quand nous l’interprétons selon le rythme de nos impressions. Ces matins-là, sa pensée se reposait en toute quiétude sur le grand paysage outaouaisien. Il regardait les maisons, les arbres, les champs, les longues files régulièrement zigzagantes des clôtures, les animaux qui broutaient au milieu des prés ; et il remplissait ses yeux de toutes ces beautés agrestes comme pour effacer tout souvenir des jours mauvais et des misères passées. Fils de terrien, une hérédité paysanne lui faisait aimer cette terre canadienne si pareillement belle à la sienne. Il la savait une terre robuste, féconde. Il se plaisait à regarder ces champs vastes, ces horizons courts, remplis de choses harmonieuses à la fois nouvelles et déjà anciennes, et qui disaient la stabilité du pays, la continuité et l’efficacité de l’effort…

Jean-Baptiste Morel, ce printemps, lui aussi, se reprit à vivre sa bonne vie de la terre. La sève, qui sourdement travaillait les êtres et les choses, lui remontait au cœur ; en proie depuis si longtemps aux émotions, il reprenait, semblait-il, son sang-froid, son équilibre. Il laissa à son engagé la liberté de vaquer à tous les travaux qui lui plaisaient. Il le vit très vite, vaillant et solide au travail. Ainsi, dès que l’herbe fut haute d’un pouce, c’est Léon Lambert qui ouvrit les étables pour lâcher le bétail dans les pacages où vaches, génisses et moutons disaient en de longues clameurs la liberté reconquise. Les vaches dont le poil avait poussé irrégulièrement pendant la claustration hibernale dans l’air trop chaud des étables, montraient, çà et là, à leurs flancs, des places pelées ou croûtées de fumier sec… C’est l’émigré qui creusa dans les chaumes brunis par l’hiver les premiers sillons des labours du printemps. La besogne fut rude d’abord pour un convalescent ; la première fois, il versa toutes ses sueurs pour faire pénétrer avec régularité dans la glèbe humide la lourde charrue au seul déversoir et au coutre puissant. Il la guidait d’un mouvement fiévreux, craignant sans cesse d’en voir sauter le soc hors du sillon. Mais il n’eut pas souvent cette humiliation. À la fin de la première journée, tout allait comme sur des rouelles… Silencieusement ouverte d’environ un pied de profondeur, la terre se déchirait sous la poussée, se gonflait, toute brune, et se renversait en fragments compacts, couvrant le champ de sillons symétriques. Léon, aux mancherons, jusqu’à mi-jambe dans la brèche, dirige à commandements brefs l’allure de l’attelage. Derrière lui, les oiseaux, en sautillant de motte en motte, sont à la recherche des vers déterrés… Et ce fut ainsi durant plusieurs jours, du matin au soir, un va-et-vient incessant dans l’étendue de deux grands champs que l’on fouilla en tous sens, le laboureur geignant le front penché, et le flanc battant des chevaux, pour mettre à nu l’humus inférieur, plein de suc et qui semble aussi, par la vapeur qui s’en dégage, rendre sa sueur de résistance et d’efforts…

Et Léon Lambert, en ces matins de fin de mai qu’il aime à vivre dans la douceur élyséenne des champs, contemple avec délice et non sans un secret sentiment d’orgueil, les résultats de ses premiers et rudes travaux sur le sol québécois…

Aussi, grâce à ces violents exercices du corps, les joues du jeune Français ne tardèrent pas à reprendre les teintes de la jeunesse que la maladie avait effacées. Il eut la sensation d’une vie nouvelle qui surabondait en même temps qu’il lui semblait éprouver la révélation d’une existence fondée sur un sentiment en lui, depuis longtemps, impérieux et profond, et qui était l’amour de la terre. Il sentait qu’il l’aimerait aussi profondément que l’aimait son maître, cette terre québécoise. Il en savait déjà les beautés et il en connaissait les aspects. À certains moments, par une pente mystérieuse de son âme, il avait l’impression qu’il avait toujours vécu dans ce coin du Témiscamingue québécois où l’on ne devait pas plus le prendre pour un étranger qu’il ne prenait les gens autour de lui, besognant, labourant, semant, pour des hommes autres que ceux parmi lesquels il avait été élevé et qui lui étaient familiers. Il aurait pu en appeler plusieurs par leurs noms, et il applaudissait à leur ardeur au travail. Du trécarré, sur la colline où il aimait à se rendre souvent, il apercevait, tassé dans des bouquets de saules et d’érables, le village où il était allé quelquefois, pendant sa convalescence, avec Jean-Baptiste Morel et sa fille ; et ce village, il le connaissait aussi bien que le sien, là-bas dans les Cévennes lointaines…

Maintenant, la glèbe s’échauffe, chaque jour, et les mottes des labours jettent, en séchant, comme l’expression d’un désir d’épanouissement que satisfont bien vite les pousses des céréales qui s’empressent de les entourer d’un collier vert…

Et l’été était venu. Les oiseaux, dans l’air plus chaud, s’élançaient avec plus d’allégresse. Sur les plateaux du Témiscamingue québécois, l’on assistait, tous les jours, à des crépuscules enchantés et à des aubes divines. Le soleil de la mi-juillet enveloppait de sa forte lumière ce coin du nord qui vibrait tout entier avec d’autant plus de volupté que, pendant six mois de l’année, l’enserrent de leurs froides griffes les neiges et les glaces. Chaque matin, le soleil émergeait au-dessus des montagnes comme la gueule chauffée à blanc d’un four à pain, rougissant en tons crus les berges granitiques du lac. Il y avait dans les champs des grains qui étaient déjà prêts de mûrir et les prairies regorgeaient de beau foin cendré plein de trèfles et à point pour le fauchage. Les épis de mil commençaient à s’émietter à la moindre brise qui les agitait et les capitules du trèfle alsique se brisaient au seul toucher. Il ne fallait pas retarder davantage la fauchaison.

En effet, les cultivateurs du Rang se rendirent en toute hâte dans les prairies et, pendant plusieurs jours, l’air fut rempli du bruit crépitant des faucheuses mécaniques que traînaient laborieusement de vigoureux percherons. Ceux qui ne possédaient pas encore ces instruments perfectionnés, ou dont les terres rocailleuses et accidentées n’en permettaient pas l’emploi, avaient sorti les faulx et on les voyait marcher en longues et lentes enjambées dans leurs prés, à travers les andains. C’était un joyeux moment dans l’année, et tout le monde était content. Les faucheurs arrivaient de grand matin et entraient dans les prairies rousses, ayant de l’herbe jusqu’à la ceinture. L’on fauchait, dans la matinée, un grand morceau du pré et, après le dîner, les femmes et les jeunes garçons venaient avec des fourches et des râteaux pour faner et « enveillocher ». On peignait soigneusement la chevelure brune de la terre et, vers le soir, quand le foin était suffisamment sec, on le mettait en « veilloches » ; ces dernières flambaient rouge dans le couchant et, quand la lune se levait, les grillons chantaient à tue-tête dans le mil sec, et les sauterelles sautaient sur les herbes crissantes.

Cependant, quelques jours après le commencement de la fenaison, le dimanche, après la grand’messe, les gens du Rang Quatre avaient décidé de faire une corvée de fauchage chez Jean-Baptiste Morel, comme l’on avait fait, les deux étés qui suivirent la mort du sergent Joseph Morel. On savait Jean-Baptiste Morel seul pour une besogne trop rude pour lui et qui ne souffrait pas de retard. Chaque cultivateur du Rang s’offrait donc à l’aider d’une journée de son travail. Les deux années précédentes, l’on avait profité de l’occasion pour faire comme une sorte de concours de fauchage dont les vainqueurs étaient célèbres dans toute la paroisse. L’on résolut donc d’aider encore, cette année, Jean-Baptiste Morel à faire ses foins, bien qu’il eut un engagé. À la vérité, l’on avait assez peu de confiance en ce dernier que l’on se plaisait à appeler avec un sourire moqueur, « le Français » à Jean-Baptiste. Il est vrai, disait-on cependant, que Jean-Baptiste Morel ne le paie pas très cher, son engagé, et qu’il ne lui donne en réalité que la nourriture et le logis en échange de son travail ; aussi, ne peut-il pas se montrer bien exigeant à son égard ! Mais l’on ne se gênait pas pour déclarer généralement que le Français ne serait jamais, comme on disait, un « canayen qui a du poil aux pattes » et que, avec sa mine plutôt « feluette », il s’accoutumerait difficilement aux rudes travaux de la terre canadienne. C’était donc tout comme si Jean-Baptiste Morel fut seul encore. Bref, on lui faucherait, cette année, en une seule journée, toute sa Prairie du Ruisseau !

Cette corvée qui eut lieu, le jeudi suivant, fit époque dans les annales du Rang Quatre de Ville-Marie-sur-Témiscamingue. Dès le petit matin de ce jour-là, l’on pût espérer que le temps serait beau. L’aube descendit des collines en un chemin de rayonnante verdure, et c’est avec son plus large sourire que le soleil vint regarder par-dessus les montagnes des Quinze pour voir si tous les gens de la corvée étaient prêts. Le soleil a vu d’abord, dans un coin du Rang Quatre de Ville-Marie, Jean-Baptiste Morel et son engagé qui préparaient la besogne de la journée. Tous deux étaient occupés à ranger dans la grand’charette à foin les outils et les instruments nécessaires au fauchage. Le patron est méticuleux et lent ; Léon est ingambe et vif. Il va et vient, pressé, de la porte de l’étable à celle de la grange grande ouverte. Au fond de l’étable. l’on entend un piétinement mou et sourd et des raclements de chaînes aux rebords des mangeoires. Dans la tasserie, un coq bat des ailes bruyamment, puis chante ; un autre lui répond d’une grange voisine qui est là-bas, enfouie dans les arbres et sur laquelle pèse encore de l’ombre. Au lointain du trécarré, une génisse meugle… Le soleil voit aussi, par la porte ouverte du « fourni » de la maison, la fille de Jean-Baptiste Morel occupée aux soins du déjeuner. Il monta d’un échelon, dans le ciel, dépassa le Pic-de-la-Vieille, et il vit arriver presque tous ensemble les hommes de la corvée. Alors le Rang tout entier s’éveilla.

L’on a toute la Prairie du Ruisseau à faucher et la besogne sera rude sous le soleil ardent. Mais les tâcherons ont de bonnes faulx et aucun d’eux n’a coutume de donner ses coups aux moineaux ou aux mulots ; ils savent se servir à propos de la pierre à aiguiser, sans que l’opération prenne le temps de réciter le rosaire. La grande Prairie du Ruisseau à Jean-Baptiste Morel est raboteuse, parsemée de tas de cailloux et de grosses souches de pin, et ce serait peine perdue que de tenter d’y faire promener la faucheuse mécanique. Aussi, tout le fauchage doit-il se faire à la petite faulx…

Mais Léon Lambert ne fera pas partie de la corvée. Ainsi en a décidé Jean-Baptiste Morel, conseillé d’ailleurs par les voisins. Le Français restera à la maison pour aider Marguerite et quelques voisines à préparer le « snaque » du soir, car les faucheurs, affamés, feront bombance, après la corvée, à la table de Morel…

Léon se sent humilié par cette décision du maître. Il se résigne toutefois. Ce n’est pas cependant sans douleur. Sans faire plus d’attention à lui que s’il n’existait pas, les hommes s’en sont allés vers la prairie en bavardant et en chantant. Et il est resté là, l’esprit perplexe, l’âme troublée, appuyé aux chambranles de la porte de l’étable d’où il les regarde s’éloigner. Mais des pensées mélancoliques l’assaillent bientôt… Pour la première fois, il se sent étranger à ce monde. Il souffre de l’antipathie trop visible des voisins, de leur froideur à son égard, du peu de confiance qu’ils ont en son travail. Ne devait-il pas se soumettre ? Il est un étranger et, de plus, un simple engagé. Ne doit-il faire seulement ce qu’on lui commande ? Mais il ne souffre pas moins vivement de cet état de sujétion où il se trouve condamné. Un instant, il se sent triste à pleurer ; et de fait, une grosse larme lui descend le long du nez. Il pense à ce jour affreux de l’hiver dernier quand, près de la Pointe-au-Vin, il est tombé dans la neige pour mourir. Que ne l’a-t-on laissé là !… Il ne souffrirait plus… Il entend encore la bande joyeuse et bruyante des tâcherons, en haut du champ ; sans doute, ils se mettent à l’œuvre. Ah ! s’il était avec eux !… Mais voilà que tout à coup il se met à désirer une éclatante revanche. Cette résignation lui pèse sur la poitrine ; c’est trop bête à la fin de se laisser traiter, comme cela, en petit garçon !… Qu’est-ce que diraient de lui, les gas de là-bas ?…

« Monsieur Léon, voulez-vous venir m’aider à chauffer mon poêle qui ne veut pas « prendre »  »  ?…

Léon tressaille ; Marguerite est près de lui. Il ne l’a pas vue venir de la maison et il est tout décontenancé d’avoir été surpris, comme cela, pleurant comme un bambin fouaillé. La jeune fille voit les yeux encore mouillés de Léon…

« Ah ! mais vous pleurez, Monsieur Léon ?… »

— Moi ?… Mais, non, je vous assure, Mademoiselle Marguerite, je vous assure… Voyez-vous, c’est le soleil que j’ai regardé trop en face !…

« Oui, et cela vous rend triste, le soleil » ? fit malicieusement remarquer la jeune fille… « Moi, Monsieur Léon, je crois plutôt que vous êtes fâché de ne pas faire partie de la corvée. Avouez-le, voyons !… »

L’émigré hésita, un instant, puis, résolument :

« Eh ! bien, oui, c’est cela ! Vos voisins me croient un enfant, un malade, bon tout au plus à aider les femmes à la maison !… Ah ! ils s’imaginent que je ne sais pas faucher !… J’aurais bien voulu qu’ils me vissent dans mon village où, quand je suis parti, je passais pour le meilleur faucheur de toutes nos Cévennes, parmi les jeunes. Oui, Mademoiselle Marguerite, j’ai connu l’orgueil de marcher à la tête d’une « colle » ; je marquais mon passage par des andains plus larges que les autres !… Là comme ailleurs, dans aucune besogne des champs, je ne craignais un rival. J’étais un homme ; on me prend, ici, pour une femmelette !…  »

Marguerite était devenue rêveuse et sa figure prit une expression toute maternelle avec quelque chose de plus. Elle s’approcha tout près du jeune homme toujours appuyé à l’un des linteaux de la porte de l’étable :

« Monsieur Léon », répondit-elle, « je vous crois ; vous êtes humilié, dites-vous, et je comprends ça : vous êtes nouveau, ici, mais vous finirez par connaître nos gens ; vous verrez qu’ils n’ont pas voulu vous faire de la peine ce matin, au contraire. Voyez-vous, monsieur Léon, nous avons nos petites vanités, et c’est quand on étudie notre histoire, comme j’ai fait au couvent où je m’étais passionnée pour cette étude-là, que l’on comprend un peu nos défauts d’aujourd’hui. Ces petites vanités, notre orgueil, notre susceptibilité nous en mettons un peu dans nos moindres actions. C’est que, voyez-vous, l’on nous regarde encore souvent, nous, ainsi que du temps de nos ancêtres, comme des étrangers sur cette terre canadienne qui est pourtant bien à nous. Nos pères ont eu tant à souffrir qu’ils ont fini, au bout du compte, par se révolter à leur façon : « Ah !… c’est comme ça ?… Eh ! bien… ils feront corps solide ; ils se suffiront à eux-mêmes ; ils seront indépendants !… » Moi, c’est de cette façon-là que j’ai compris notre histoire… »

Léon Lambert écoutait attentivement la jeune fille et n’avait d’yeux que pour elle.

« Tout naturellement », continua Marguerite, « nos pères se mirent à avoir de la défiance pour tout étranger qui arrivait chez nous, même si l’on venait de la France ; « c’est un étranger quand même », pensaient nos gens. Et ils sont arrivés à croire si fort en leur race, si malmenée et qu’ils s’étaient morfondus à sauvegarder, qu’ils se pensent à présent les seuls ici, parce qu’ils savent avoir été les premiers. Et nous autres, on nous a tant dit cela que nous le croyons comme eux… Qu’y a-t-il de curieux de nous voir convaincus que seuls nous savons bien faire ?… Est-ce que d’autres que nous peuvent mieux labourer, mieux herser, mieux semer, mieux faire de la terre ? Et on est devenu orgueilleux de cette manière-là. Tout cela, rien que pour nous conserver ; et je trouve, moi, que la sœur qui nous enseignait l’histoire au couvent avait raison quand elle disait, comme cela, que c’est peut-être plus par nos défauts que par nos qualités si notre race survit à l’heure qu’il est… ce qui m’avait frappée… En vivant chez nous, monsieur Léon, vous apprendrez quelque chose de notre histoire et vous verrez que les étrangers ne devraient pas se fâcher contre nous, des fois, à cause de notre caractère qui n’est pas toujours commode… On est susceptible, souvent, c’est vrai, mais on a raison de l’être. Je vous assure, monsieur Léon, que je voudrais bien pouvoir vous répéter tout ce que j’ai entendu dire à ce sujet-là, au couvent par notre maîtresse d’histoire, par le Supérieur des Oblats qui venait souvent nous parler, par notre député et par un ministre de Québec qui est venu, une fois, nous voir au couvent. Dieu qu’il y a de belles choses dans notre histoire, de belles choses que les étrangers ont de la misère à comprendre mais que nous apprenons vite, allez, nous autres, du pays… Quant à vous, monsieur Léon, continuez d’aimer la terre, notre terre. Je sais, pour ma part, que vous valez deux hommes à l’ouvrage. Mon père le sait aussi ; mais, naturellement, il écoute les conseils des autres qui ne vous connaissent pas… Moi, j’ai eu confiance en vous dès que je vous ai vu au travail, le printemps dernier, dans le temps des semences… »

— Vrai ! mademoiselle Marguerite, vous avez remarqué mon travail ?…

Et la figure du Français devint soudain tout réjouie.

« J’ai remarqué votre force, votre courage, votre habileté, votre belle humeur même dans nos plus ennuyeuses besognes et, aujourd’hui, j’admire votre ambition. Je sais qu’on aurait dû vous prendre dans la corvée, et je le dirai à mon père…  »

Le Français garda pendant quelques instants le silence. Il regarda longuement Marguerite et se prit en plusieurs fois pour lui faire une demande. Enfin, il hasarda :

« Mademoiselle Marguerite, que ferait votre père et que diriez-vous si, dès l’instant, je prenais part à la corvée et… si j’arrivais premier ?… »

— Oh ! si vous faisiez cela, monsieur Léon, s’écria la jeune fille, la figure rouge de plaisir.

— Mademoiselle Marguerite, je vous jure que je serai, ce soir, le premier à abattre le dernier andain de la Prairie du Ruisseau…

Hésitant plus que jamais, rougissant à son tour, Léon demanda : « Jacques Duval prend part à la corvée ?… »

— Oui, répondit en souriant Marguerite, mais je suis sûre qu’il n’arrivera pas le premier. Je le connais ; il est venu pour la soirée surtout. Les foins, pas plus que les semences ne sont le fort de Jacques qui ne pense qu’à la ville. En tout cas, monsieur Léon, prouvez-lui que vous êtes meilleur faucheur que lui.

« Ce ne doit pas être difficile ».

— Ah ! tant mieux…

Cependant le soleil a monté plus haut et il envoie à la terre des rayons de feu. On dirait que la prairie cuit dans de la braise. La chaleur est accablante pour les hommes. Il reste pourtant encore à faucher près des trois-quarts de la Prairie du Ruisseau. La mer montante des herbes brunes que fait moutonner une brise légère s’étend loin encore devant les tâcherons. Dès qu’un léger coup de vent l’agite, un manteau d’or bruni et transparent flotte sur le pré. C’est beau, mais les faucheurs n’ont pas le temps de voir. Vont-ils faillir à la tâche ? La chaleur les étouffe… Et puis, on dirait qu’il manque une âme à la corvée.

« Hop !… Hop !… les gas ! » crie de temps en temps Jean-Baptiste Morel qui n’est pas le dernier dans la file.

Et les faucheurs, le front ruisselant sous leur vaste chapeau de paille tressée, les manches de leur grosse chemise de flanelle de genêt relevées jusqu’aux coudes, se ruent avec une sorte de furie sur le pré roux, de l’herbe jusqu’à la ceinture. Courbés, solides sur leurs jambes ouvertes, ils accélèrent comme avec rage le mouvement rythmé du torse et, de droite à gauche, à chaque élan, la faulx vole au bout des bras tendus. L’arme champêtre siffle dans l’air sous des ahans furieux et plonge aussitôt dans la masse opiniâtre des foins. Les herbes s’affaissent sur toute la largeur de la prairie et, derrière les faucheurs, les andains bruisent à la chaleur du jour et s’étendent comme de longs serpents bruns…

Voilà que tout à coup, à l’extrémité fauchée de la prairie, un homme accourt venant du côté des bâtiments. D’un geste souple, il enjambe la clôture et saute dans le pré. D’un bond, il parvient à la faulx d’un faucheur qui, rendu à bout, s’était arrêté et l’avait laissée gisant par terre. Retournant à l’extrémité du pré, l’homme s’attaque avec furie à une bande laissée au long de la clôture pour la fin de la corvée. Durant les premières minutes la faulx ne fait qu’un éclair. Il la plonge et la replonge avec saccade dans cette portion de la chevelure d’or du pré. Autour de lui le foin s’affaisse et les andains se forment si rapidement qu’ils se couchent sur le sol les uns presque par-dessus les autres. Penché au niveau de la tête des plus hauts épis de mil, les jarrets nerveux busqués en angle prononcé, le nouveau tâcheron avance presque au pas de course dans le sentier odorant que trace sa faulx dans le foin. L’instrument, entre ses poings, tourne en rond, avec vitesse, comme ferait la langue d’un bœuf affamé. Au bout d’une heure, il a atteint les derniers faucheurs de la file parmi lesquels est Jacques Duval qui a laissé derrière lui, sur sa « filière » à peu près toutes les herbes debout. En quelques minutes, l’enragé faucheur les dépasse ; enfin, sa faulx vole bientôt à côté des premiers de la file.

Les hommes, étonnés, une seconde se sont arrêtés et ont crié : « c’est le Français !… »

« Mon engagé », a murmuré Jean-Baptiste Morel dont un large sourire de contentement ratatina la face parcheminée.

« Le Français », a dit sourdement entre ses dents Jacques Duval dont le cœur, à l’instant, il ne savait trop pourquoi, se sentit plein d’une haine profonde pour l’étranger.

Il y avait maintenant une âme à la corvée. Une sorte de furie emporte les hommes. Les torses ruissellent, les éclairs des faulx se confondent et l’herbe et le mil et le trèfle se courbent comme sous un grand vent. L’on fauche au pas redoublé. La pièce qui reste encore à abattre s’amincit, se rétrécît, comme en un rêve sous les coups d’une baguette enchantée qui serait la faulx du Français. L’on n’entend plus dans le silence de la prairie que les ahans énergiques des faucheurs qui ne prennent plus même le temps de repasser les faulx sur la pierre et que les plaintes sourdes des plantes que l’on arrache presque à la seule force des bras énervés par l’ambition… Le faucheur, en tête de la file, bientôt lança un juron. Le Français venait de lui jeter un andain dans les talons et il vit aussitôt à sa gauche le rayonnement de la faulx de son concurrent. Il plongea avec rage la sienne dans l’herbe et frappa un caillou.

« Hop !… Hop !… », lui cria l’engagé en passant près de lui, pendant qu’il abat coup sur coup cinq ou six andains de trèfle alsique… Le Français est en avant. Jean-Baptiste Morel a levé la tête et il a ri dans l’ombre de son grand chapeau. Il continue de murmurer : « Mais c’est mon engagé ! » Les autres paraissent humiliés. Jacques Duval qui, malgré des efforts surhumains, est bon dernier, rage.

Des femmes et des enfants du Rang sont accourus des maisons vers la Prairie du Ruisseau à Jean-Baptiste Morel et, perchés sur les clôtures, suivent les dernières péripéties de la corvée. Parmi les curieux, on remarque M. Larivé qui a laissé son automobile sur la route et qui assiste avec intérêt aux exploits des tâcherons parmi lesquels il a envoyé, le matin, quelques-uns de ses engagés. Les femmes, impitoyables, rient des efforts désespérés de Jacques Duval et se pâment d’admiration pour le Français…

Une troupe de fauvettes trichas passent au-dessus de la prairie en piaillant et en tourbillonnant. Des vaches dont c’est l’heure de la traite, meuglent dans des pacages voisins, et des chiens aboient dans toutes les directions comme surpris et fâchés de l’aspect inaccoutumé du Rang. Des corneilles volent pesamment au ras des taillis du trécarré. Les andains bruisants s’animent également… Une pie perchée sur une souche de pin semble raconter quelque chose de fort intéressant à des mulots qui sortent, curieux, d’en-dessous des tas de foin sec, tandis que deux pinsons en joie tirelirent sur un piquet de clôture.

Il s’est produit dans ce morceau de campagne un grand mouvement de vie. À présent, il ne reste plus debout qu’une mince lisière de foin, avant que les tâcherons ne s’arrêtent au ruisseau qui marque la limite du travail de la corvée.

Le soleil est maintenant juché au sommet d’un pic voisin de Cobalt. L’on dirait qu’il va s’arrêter pour voir les faucheurs donner leur dernier coup de faulx. Mais, sans doute, fatigué de sa longue course, il s’endort trop et il ne prit pas le temps d’attendre jusqu’au bout.

Le soleil ne prit pas le temps d’attendre, et pourtant, ce ne fut pas long. À peine eut-il plongé derrière le pic ontarien que le dernier faucheur, Jacques Duval, que les autres qui avaient fini, attendaient, jetait par terre, harassé et geignant, se plaignant d’une entorse, la dernière fauchée blonde.

Le Français était vainqueur.

Aussitôt, la nuit tomba sur la prairie comme un vol de plumes noires de corneilles.

Alors, dans toute l’étendue du champ, les grillons se mirent à jouer des cymbales et les sauterelles à sauter de joie de veilloche en veilloche. L’air s’embauma de toute l’odeur du foin coupé dans la journée et, tout-à-coup, l’on vit la lune grimper sur un nuage gris qui traînait paresseusement au ras de l’horizon ; aussi curieuse que le soleil, le matin, la lune se mit à regarder aussi loin qu’elle pouvait dans les campagnes du Témiscamingue.

Elle apercevait à l’extrémité de la prairie du ruisseau à Jean-Baptiste Morel, pressés autour de Léon Lambert pour le féliciter et l’acclamer, tous les faucheurs et les femmes du Rang. Contente, elle éclaira le groupe tant qu’elle put de toute la splendeur de sa lumière laiteuse qui blanchissait tout le pré. Dans le champ voisin, les enfants, pour fêter la fin de la corvée, avaient fait une meule de foin bleu et de branchages qu’ils avaient allumée et qui, soudainement, s’était mise à flamber. Les faucheurs s’étaient retournés et regardaient de loin danser les ombres des enfants autour du brasier. Un coup de brise fraîche venue du côté du lac passa tout-à-coup au-dessus du champ et arracha un tourbillon d’étincelles à la meule, ruche énorme d’où s’enfuiraient, par milliers, des abeilles d’or…

Tard dans la soirée, malgré la fatigue, il y eut réjouissance dans la maison de Jean-Baptiste Morel où l’on s’attaqua à une pleine chaudronnée de ragoût de mouton aux tomates et à une énorme tourtière au lard préparée pendant la journée par Marguerite et les voisines… Et les plus heureux assurément de cette fin de corvée, sans cependant qu’ils aient osé se le dire, furent Marguerite Morel et Léon Lambert.