Le Foyer et les Champs/L’aïeul

Le Foyer et les ChampsSociété centrale de librairie catholique (p. 16-18).

L’Aïeul.

.  .  .  Le seul ami qu’il eût sur cette terre
Lamartine (Jocelyn).


Le vieillard était bien malheureux. Il souffrait
Un tourment de martyr que la foule ignorait ;
Et la douleur avait, à ses tempes arides,
Plus que l’âge, incrusté sa pâleur et ses rides.
C’était un sort poignant d’être esclave et soumis
Dans sa propre maison ; d’avoir pour ennemis
Ceux qu’on a mis au monde et soignés dans l’enfance.
Hélas ! pauvre et courbé, malade et sans défense,
Il était dans leur chaîne un inutile anneau,
Et ses enfants pervers, qu’il mit dans le berceau,
Le poussaient dans la tombe ! Il sentait comme un glaive
S’enfoncer dans son cœur qu’on torture sans trêve :
Tandis que l’on caresse à l’envi le grand chien
Qui dort près du foyer dont il est le gardien,

On l’écarte en grondant, quand le repas assemble
La famille à la table où l’on s’assied ensemble.
On le sert dans un coin, sans plaindre ses douleurs,
Et comme un étranger il mange, et boit ses pleurs.
Bien amer et bien dur est le pain qu’on reproche !
Oh ! certe il eût voulu pouvoir mettre une roche
En place de son cœur ; il eût voulu partir,
Se faire mendiant, plutôt qu’être martyr.
Les passants, moins cruels, l’assisteraient sans doute.
Souvent au point du jour, croyant se mettre en route,
Il se traînait au seuil usé de son logis
Et, de son vieux mouchoir séchant ses yeux rougis,
S’en allait, maudissant leur noire ingratitude !
Mais la vieillesse a peur de l’âpre solitude,
Puis une vision céleste, un doux regard,
Et deux bras entr’ouverts rappelaient le vieillard.
C’était un frêle enfant qui seul l’aimait encore,
Projetant sur sa nuit l’éclat de son aurore,
Et venant quelquefois jouer avec l’aïeul,
L’embrasser, l’égayer, quand on le laissait seul.
L’amour de cet enfant consolait sa vieillesse,
Car toujours la ruine a besoin de jeunesse,
Et sous le lierre épais s’étale et sourit mieux.
Il s’approchait craintif du chérubin joyeux
Qui jouait dans le sable, insouciant, folâtre,
Ou regardait flamber quelques bûches dans l’âtre ;
Alors c’étaient des cris, des rires argentins
Qui rendaient au bon vieux ses souvenirs éteints.
Il semblait rajeuni, tant sa joie était franche :
L’enfant sautait sur lui, tirait sa barbe blanche,

Grimpait sur ses genoux, et tout fier chevauchait !…
Et l’aïeul dépensait en bonbon, en hochet
Tous ses sous, pour lui plaire et payer sa tendresse.
Oh ! comme il renaissait sous sa chaude caresse,
Il trouvait son fardeau plus léger de moitié.
L’enfance est bonne ; elle a des trésors de pitié :
Mais le père parfois en rentrant de l’ouvrage
Les voyant qui jouaient à deux, tremblait de rage ;
Il battait son enfant qui suppliait « papa ! »
Et le vieillard eût mieux aimé qu’on le frappât !…

Hélas ! le sort est sombre, et la vie est étrange :
Dans son enfer le vieux n’avait que ce cher ange,
Et la mort le lui prît dans la tendre saison
Où l’immense nature épaissit son gazon
Afin de cacher mieux les morts sous sa verdure.

Loi peut-être profonde, et qui nous semble dure :
Laisser le vieux qui meurt, frapper l’enfant qui naît !…

Il devint insensé, l’aïeul !… Nul ne connaît
Sa mort, mais on l’a vu bien des fois, solitaire,
Errer par la campagne et gratter dans la terre,
Puis fou, las, blême, avec un geste triomphant
Il s’écriait : « Je veux dormir près de l’enfant ! »…