Le Fou Yégof, épisode de l’invasion/03

LE FOU YÉGOF
ÉPISODE DE L’INVASION

DERNIÈRE PARTIE.

XV.

Durant toute la bataille jusqu’à la nuit close, les gens de Grandfontaine avaient vu le fou Yégof debout à la cime du Petit-Donon, la couronne en tête, le sceptre levé, transmettre, comme un roi mérovingien, des ordres à ses armées imaginaires. Ce qui se passa dans l’âme de ce malheureux quand il vit les Autrichiens en pleine déroute, nul ne le sait. Au dernier coup de canon, il avait disparu. Où s’était-il sauvé ? Voici ce que racontent à ce sujet les gens de Tiefenbach.

Dans ce temps-là vivaient sur le Bocksberg deux créatures singulières, deux sœurs, l’une appelée la petite Kateline, et l’autre la grande Berbel. Ces deux êtres déguenillés s’étaient établis dans la caverne de Luitprandt, ainsi nommée, disent les vieilles chroniques, parce que le roi des Germains, avant de descendre en Alsace, fit enterrer sous cette voûte immense de grès rouge les chefs barbares tombés dans la bataille du Blutfeld. La source chaude qui fume toujours au milieu de la caverne protégeait les deux sœurs contre les froids rigoureux de l’hiver, et le bûcheron Daniel Horn de Tiefenbach avait eu la charité de fermer l’entrée principale de la roche avec de grands tas de genêts et de bruyères. À côté de la source chaude se trouve une autre source froide comme la glace et limpide comme le cristal. La petite Kateline, qui buvait à cette source, n’avait pas quatre pieds de haut ; elle était grasse, bouffie, et sa figure étonnée, ses yeux ronds, son goître énorme, lui donnaient la physionomie singulière d’une grosse dinde en méditation. Tous les dimanches, elle traînait jusqu’au village de Tiefenbach un panier d’osier que les braves gens remplissaient de pommes de terre cuites, de croûtes de pain, et quelquefois, — les jours de fête, — de galettes et d’autres débris de leurs festins. Alors le pauvre être, tout essoufflé, remontait à la roche, gloussant, riant, se dandinant et picorant. La grande Berbel se gardait bien de boire à la source froide ; elle était maigre, borgne, décharnée comme une chauve-souris ; elle avait le nez plat, les oreilles larges, l’œil scintillant, et vivait du butin de sa sœur. Jamais elle ne descendait du Bocksberg ; mais en juillet, au temps des grandes chaleurs, elle secouait du haut de la côte un chardon sec sur les moissons de ceux qui n’avaient pas rempli régulièrement le panier de Kateline, ce qui leur attirait des orages épouvantables, de la grêle, des rats et des mulots en abondance. Aussi craignait-on les sorts de Berbel comme la peste ; on l’appelait partout Wetterhexe[1], tandis que la petite Kateline passait pour être le bon génie de Tiefenbach et des environs. De cette façon, Berbel vivait tranquillement à se croiser les bras, et l’autre à glousser sur les quatre chemins.

Malheureusement pour les deux sœurs, Yégof avait depuis nombre d’années choisi la caverne de Luitprandt pour sa résidence d’hiver. C’est de là qu’il partait au printemps pour visiter ses châteaux innombrables et passer en revue ses leudes jusqu’à Geierstein, dans le Hundsrück. Tous les ans donc, vers la fin de novembre, après les premières neiges, il arrivait avec son corbeau, ce qui faisait toujours jeter des cris d’aigle à Wetterhexe. — De quoi te plains-tu ? disait-il en s’installant tranquillement à la meilleure place ; ne vivez-vous pas sur mes domaines ? Je suis encore bien bon de souffrir deux valkiries inutiles dans le Valhalla de mes pères ! Alors Berbel, furieuse, l’accablait d’injures, Kateline gloussait d’un air fâché ; mais lui, sans y prendre garde, allumait sa pipe de vieux buis, et se mettait à raconter ses pérégrinations lointaines aux âmes des guerriers germains enterrés dans la caverne depuis seize siècles, les appelant par leur nom et leur parlant comme à des personnes vivantes. On peut se figurer si Berbel et Kateline voyaient arriver le fou avec plaisir : c’était pour elles une véritable calamité. Or cette année-là, Yégof n’étant pas venu, les deux sœurs le croyaient mort et se réjouissaient à l’idée de ne plus le revoir. Cependant, depuis quelques jours, Wetterhexe avait remarqué de l’agitation dans les gorges voisines ; les gens partaient en foule le fusil sur l’épaule du côté du Falkenstein et du Donon. Évidemment quelque chose d’extraordinaire se passait. La sorcière, se rappelant que l’année précédente Yégof avait raconté aux âmes des guerriers que ses armées innombrables allaient bientôt envahir le pays, éprouvait une vague inquiétude. Elle aurait bien voulu savoir d’où provenait cette agitation ; mais personne ne montait à la roche, et Kateline, ayant fait sa tournée le dimanche précédent, n’aurait pas bougé pour un empire.

Dans cet état, Wetterhexe allait et venait sur la côte, toujours plus inquiète et plus irritée. Durant cette journée du vendredi, ce fut bien autre chose encore. Dès neuf heures du matin, de sourdes et profondes détonations roulèrent comme un bruit d’orage dans les mille échos de la montagne, et tout au loin, vers le Donon, des éclairs rapides sillonnèrent le ciel entre les pics ; puis, vers la nuit, des coups plus graves, plus formidables encore, retentirent au fond des gorges silencieuses. À chaque détonation, on entendait les cimes du Hengst, de la Gantzlée, du Giromani, du Grosmann, répondre jusque dans les profondeurs de l’abîme.

— Qu’est-ce que cela ? se demandait Berbel. Est-ce la fin du monde ? Alors, rentrant sous la roche et voyant Kateline accroupie dans son coin, qui grignotait une pomme de terre, elle la secoua rudement en criant d’une voix sifflante : — Idiote, tu n’entends donc rien ? Tu n’as peur de rien, toi ! Tu manges, tu bois, tu glousses. Oh ! le monstre ! — Elle lui retira sa pomme de terre avec fureur, et s’assit toute frémissante près de la source chaude, qui envoyait ses nuages gris à la voûte. Une demi-heure après, les ténèbres étaient devenues profondes et le froid excessif ; elle alluma un feu de bruyères qui promena ses pâles lueurs sur les blocs de grès rouge jusqu’au fond de l’antre où dormait Kateline, les pieds dans la paille et les genoux au menton. Au dehors, tout bruit avait cessé. Wetterhexe écarta les broussailles pour jeter un coup d’œil sur la côte, puis elle revint s’accroupir auprès du feu, sa large bouche serrée, ses flasques paupières closes traçant de grandes rides circulaires autour de ses joues ; elle attira sur ses genoux une vieille couverture de laine et parut s’assoupir. On n’entendit plus qu’à de longs intervalles le bruit de la vapeur condensée qui retombait de la voûte dans la source avec un clapotement bizarre.

Ce silence durait depuis environ deux heures, minuit approchait, quand tout à coup un bruit lointain de pas, mêlé de clameurs discordantes, se fit entendre sur la côte. Berbel écouta ; elle reconnut des cris humains. Alors, se levant toute tremblante et armée de son grand chardon, elle se glissa jusqu’à l’entrée de la roche, écarta les broussailles et vit à cinquante pas le fou Yégof, qui s’avançait au clair de lune ; il était seul et très agité, frappant l’air de son sceptre, comme si des milliers d’êtres invisibles l’eussent entouré. — À moi, Roug, Bléd, Adelrik ! hurlait-il d’une voix éclatante, la barbe hérissée, sa grande chevelure rousse éparse et sa peau de chien autour du bras comme un bouclier. À moi ! hé ! m’entendrez-vous à la fin ? Ne voyez-vous pas qu’ils arrivent ? Les voilà qui fondent du ciel comme des vautours. À moi, les hommes roux ! à moi ! Que cette race de chiens soit anéantie ! Ah ! ah ! c’est toi, Conrad, c’est toi, Rochart. Tiens ! tiens ! — Et tous les morts du Donon, il les nommait avec un ricanement féroce, les défiant comme s’ils eussent été là ; puis il reculait pas à pas, frappant toujours l’air, lançant des imprécations, appelant les siens et se débattant comme dans une mêlée. Cette lutte épouvantable contre des êtres invisibles saisit Berbel d’une frayeur superstitieuse : elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque, et voulut se cacher ; mais au même instant un vague bourdonnement la fit se retourner, et qu’on juge de son effroi, lorsqu’elle vit la source chaude bouillonner plus que d’habitude, et des flots de vapeur s’en élever, s’en détacher et s’avancer vers la porte. Et tandis que, pareils à des fantômes, ces nuages épais s’avançaient lentement, tout à coup Yégof parut, criant d’une voix brève : — Enfin vous voilà ! Vous m’avez entendu ! — Puis d’un geste rapide il écarta tous les obstacles : l’air glacial s’engouffra sous la voûte et les vapeurs se répandirent dans le ciel immense, se tordant et s’élançant au-dessus de la roche, comme si les morts du jour et ceux des siècles écoulés eussent recommencé dans d’autres sphères le combat éternel.

Yégof, la face contractée sous les pâles rayons de la lune, le sceptre étendu, sa large barbe étalée sur la poitrine, les yeux étincelans, saluait chaque fantôme d’un geste et l’appelait par son nom, disant : — Salut, Bléd ! salut, Roug ! et vous tous, mes braves, salut !… L’heure que vous attendiez depuis des siècles est proche, les aigles aiguisent leur bec, la terre a soif de sang… Souvenez-vous du Blutfeld !

Berbel était anéantie, l’épouvante seule la tenait debout ; mais bientôt les derniers nuages s’échappèrent de l’antre et se fondirent dans l’azur sans bornes. Alors Yégof entra brusquement dans la caverne et s’accroupit près de la source, sa grosse tête entre les mains, les coudes aux genoux, regardant d’un œil hagard bouillonner l’eau. Kateline venait de s’éveiller et gloussait comme on sanglote ; Wetterhexe, plus morte que vive, observait le fou du coin le plus obscur de l’antre.

— Ils sont tous sortis de la terre ! s’écria tout à coup Yégof, tous, tous ! Il n’en reste plus ! Ils vont ranimer le courage de mes jeunes hommes et leur inspirer le mépris de la mort ! — Et relevant sa face pâle, empreinte d’une douleur poignante : — Ô femme, dit-il en fixant sur Wetterhexe ses yeux de loup, descendante des valkiries stériles, toi qui n’as pas recueilli dans ton sein le souffle des guerriers pour leur rendre la vie, toi qui n’as jamais rempli leurs coupes profondes à la table du festin, ni posé devant eux la chair fumante du sanglier Sérimar, à quoi donc es-tu bonne ? À filer des linceuls ? Alors prends ta quenouille et file jour et nuit !… Des milliers de hardis jeunes hommes sont couchés dans la neige. Ils ont vaillamment combattu… Oui, ils ont fait leur devoir ; mais l’heure n’était pas venue !… Maintenant les loups se disputent leur chair ! — Puis, d’un accent de rage épouvantable, arrachant sa couronne à deux mains avec des poignées de cheveux : — Oh ! race maudite ! hurla-t-il, tu seras donc toujours sur notre passage ? Sans toi, nous aurions déjà conquis l’Europe… Les hommes roux seraient les maîtres de l’univers !… Et je me suis humilié devant le chef de cette race de chiens !… Je lui ai demandé sa fille, au lieu de la prendre et de l’emporter, comme le loup fait de la brebis !… Ah ! Huldrix, Huldrix !… Écoute, écoute, valkirie ! ajouta-t-il.

Il levait le doigt d’un air solennel. Wetterhexe écouta : un grand coup de vent venait de s’élever dans la nuit, secouant les vieilles forêts chargées de givre. Combien de fois la sorcière avait-elle entendu la bise durant les nuits d’hiver sans même y prendre garde ! Alors elle eut peur, et comme elle était là, toute tremblante, voilà qu’un cri rauque se fit entendre au dehors, et presque aussitôt le corbeau Hans, plongeant sous la roche, se mit à décrire de grands cercles à la voûte, agitant ses ailes d’un air effaré et poussant des croassemens lugubres. Yégof devint pâle comme un mort. — Vôd, Vôd, s’écria-t-il d’une voix déchirante, que t’a fait ton fils Luitprandt ? Pourquoi le choisir plutôt qu’un autre ?

Et durant quelques secondes il resta comme anéanti ; mais tout à coup, transporté d’un sauvage enthousiasme et brandissant son sceptre, il s’élança hors de la caverne. Deux minutes après, Wetterhexe, debout à l’entrée de la roche, le suivait d’un regard anxieux. Il allait droit devant lui, le cou tendu, le pas allongé ; on aurait dit une bête fauve marchant à la découverte. Hans le précédait, voltigeant de place en place. Ils disparurent bientôt dans la gorge du Blutfeld.


XVI.

Cette nuit-là, vers deux heures, la neige se mit à tomber. Les Autrichiens avaient quitté Grandfontaine, Framont et même Schirmeck. Au loin, bien loin dans les plaines de l’Alsace, on remarquait des points noirs indiquant leurs bataillons en retraite. Hullin, éveillé de bonne heure, fit le tour du bivac : il s’arrêta quelques instans à regarder sur le plateau les canons braqués vers la gorge, les partisans étendus autour du feu, la sentinelle l’arme au bras ; puis, satisfait de son inspection, il entra dans la ferme où Louise et Catherine dormaient encore.

Le jour grisâtre se répandait dans la chambre. Quelques blessés, dans la salle voisine, commençaient à ressentir les ardeurs de la fièvre ; on les entendait appeler leur femme et leurs enfans. Bientôt le bourdonnement des voix, les allées et les venues rompirent le silence de la nuit. Catherine et Louise s’éveillèrent ; elles virent Jean-Claude, assis dans un coin de la fenêtre, qui les regardait avec tendresse, et, honteuses d’être moins matinales que lui, elles se levèrent pour aller l’embrasser. — Eh bien ? demanda Catherine.

— Eh bien ! ils sont partis ; nous restons maîtres de la route, comme je l’avais prévu.

Cette assurance ne parut pas tranquilliser la vieille fermière : il lui fallut regarder à travers les vitres et voir la retraite des Autrichiens jusqu’au fond de l’Alsace. Encore tout le reste du jour sa figure sévère conserva-t-elle l’empreinte d’une inquiétude indéfinissable.

Entre huit et neuf heures arriva le curé Saumaize, du village des Charmes. Quelques montagnards descendirent alors jusqu’au bas de la côte pour relever les morts ; puis on creusa sur la droite de la ferme une longue fosse où partisans et Autrichiens, avec leurs habits, leurs feutres, leurs shakos, leurs uniformes, furent rangés côte à côte. Le curé Saumaize, un grand vieillard à tête blanche, lut les antiques prières de la mort de cette voix rapide et mystérieuse qui pénètre jusqu’au fond de l’âme, et semble convoquer les générations éteintes pour attester aux vivans les horreurs de la tombe.

Toute la journée, il arriva des voitures et des schlittes pour emmener les blessés, qui demandaient à grands cris à revoir leur village. Le docteur Lorquin, craignant d’augmenter leur irritation, était forcé d’y consentir. Vers quatre heures, Catherine et Hullin se trouvaient seuls dans la grande salle ; Louise était allée préparer le souper. Au dehors, de gros flocons de neige continuaient à descendre du ciel et se posaient au rebord des fenêtres, et d’instant en instant on voyait un traîneau partir en silence avec son malade enterré dans de la paille ; tantôt une femme, tantôt un homme conduisait le cheval par la bride. Catherine, assise près de la table, pliait des bandages d’un air préoccupé. — Qu’avez-vous donc, Catherine ? demanda Hullin. Depuis ce matin je vous vois toute soucieuse… Pourtant nos affaires marchent bien.

La vieille fermière alors, d’un geste lent repoussant le linge, répondit : — C’est vrai, Jean-Claude, je suis inquiète.

— Inquiète, et de quoi ? L’ennemi est en pleine retraite… Encore tout à l’heure Frantz Materne, que j’avais envoyé en reconnaissance, et tous les piétons de Piorette, de Jérôme, de Labarbe, sont venus me dire que les Autrichiens retournent à Mutzig. Le vieux Materne et Kasper, après avoir relevé les morts, ont appris à Grandfontaine qu’on ne voit rien du côté de Saint-Blaize-la-Roche. Tout cela prouve que nos dragons d’Espagne ont solidement reçu l’ennemi sur la route de Senones, et qu’il craint d’être tourné par Schirmeck. Je ne vois donc pas, Catherine, ce qui vous tourmente.

— Vous allez encore rire de moi, dit-elle ; j’ai fait un rêve.

— Un rêve ?

— Oui, le même qu’à la ferme du Bois-de-Chênes, — Puis s’animant, et d’une voix presque irritée : — Vous direz ce que vous voudrez, Jean-Claude ; mais un grand danger nous menace… Oui, oui, tout cela pour vous n’a pas l’ombre de bon sens. D’ailleurs ce n’était pas un rêve, c’était comme une vieille histoire qui vous revient, une chose qu’on revoit dans le sommeil et qu’on reconnaît ! Tenez, nous étions comme aujourd’hui, après une grande victoire, quelque part, je ne sais où, dans une sorte de grande baraque en bois traversée de grosses poutres, avec des palissades autour. Nous ne pensions à rien ; toutes les figures que je voyais, je les connaissais ; c’était vous, Marc Divès, le vieux Duchêne et beaucoup d’autres, des anciens déjà morts, mon père et le vieux Hugues Rochart, du Harberg, l’oncle de celui qui vient de mourir, tous en sarrau de grosse toile grise, la barbe longue, le cou nu. Nous avions remporté la même victoire et nous buvions dans de grands pots de terre rouge, quand voilà qu’un grand cri s’élève : — L’ennemi revient ! — Et Yégof, à cheval, avec sa longue barbe, sa couronne garnie de pointes, une hache à la main, les yeux luisans comme un loup, paraît devant moi dans la nuit. Je cours sur lui avec un pieu, il m’attend,… et depuis ce moment je ne vois plus rien que la nuit !… Seulement je sens une grande douleur au cou, un vent froid me passe sur la figure, il me semble que ma tête ballotte au bout d’une corde : c’est ce gueux de Yégof qui avait pendu ma tête à sa selle et qui galopait ! dit la vieille femme d’un tel accent de conviction que Hullin en frémit.

— Allons, allons, dit Hullin, vous avez la fièvre, Catherine… Tâchez de vous calmer, de penser à des choses plus gaies…

— Vous riez, Jean-Claude ?

— Non, mais à entendre une femme de bon sens, de grand courage, parler comme vous venez de le faire, on se rappelle malgré soi la conversation de Yégof, qui se vante d’avoir vécu il y a seize cents ans.

— Qui sait ? dit Catherine d’un ton obstiné. S’il se rappelle, lui, ce que les autres ont oublié !

Hullin allait lui raconter sa conversation de la veille au bivac avec le fou, pensant renverser ainsi de fond en comble toutes ses visions lugubres ; mais, en voyant cette obstination dans l’inquiétude, le brave homme se dit qu’il valait mieux se taire, et reprit sa promenade silencieuse, la tête basse, le front soucieux. — Elle est folle, pensait-il ; encore une petite secousse, et c’est fini !

En ce moment Louise entra comme une hirondelle, en criant de sa plus douce voix : — Maman Lefèvre, une lettre de Gaspard !

Alors la vieille fermière releva la tête, et les grandes rides de ses joues se détendirent. Elle prit la lettre, en regarda le cachet rouge, et dit à la jeune fille : — Embrasse-moi, Louise, c’est une bonne lettre.

Hullin s’était rapproché tout heureux de cet incident, et le facteur Brainstein, ses gros souliers brûlés par la neige, les deux mains appuyées sur son bâton, les épaules affaissées, stationnait à la porte d’un air harassé. La vieille mit ses besicles gravement, ouvrit la lettre avec une sorte de recueillement, sous les yeux impatiens de Jean-Claude et de Louise, et lut tout haut : « Celle-ci, ma bonne mère, est à cette fin de vous prévenir que tout va bien, et que je suis arrivé mardi soir à Phalsbourg, juste comme on fermait les portes. Les Cosaques étaient déjà sur la côte de Saverne ; il a fallu tirailler toute la nuit contre leur avant-garde. Le lendemain, un parlementaire est venu nous sommer de rendre la place. Le commandant Meunier lui a répondu d’aller se faire pendre ailleurs, et trois jours après les grandes giboulées de bombes et d’obus ont commencé à pleuvoir sur la ville. Les Russes ont trois batteries, l’une sur la côte de Mittelbronn, l’autre aux baraques d’en haut, et l’autre derrière la tuilerie de Pernette, près du Guévoir ; mais les boulets rouges nous font le plus de mal : ils brûlent les maisons de fond et comble, et quand l’incendie s’allume quelque part, il arrive des obus en masse qui empêchent les gens de l’éteindre. Les femmes et les enfans ne sortent pas des blockhaus ; les bourgeois restent avec nous sur les remparts, ce sont de braves gens ; il y a dans le nombre quelques anciens de Sambre-et-Meuse, d’Italie et d’Égypte, qui n’ont pas oublié le service des pièces. Ça m’attendrit de voir leurs vieilles moustaches grises s’allonger sur les caronades pour pointer. Je vous réponds qu’il n’y a pas de mitraille perdue avec eux. C’est égal, quand on a fait trembler le monde, c’est dur tout de même d’être forcé dans ses vieux jours de défendre sa baraque et son dernier morceau de pain. »

— Oui, c’est dur, fit la mère Catherine en essuyant ses yeux. Puis elle poursuivit : « Avant-hier, le gouverneur décida qu’on irait défoncer les grilles à boulets de la tuilerie. Vous saurez que ces Russes cassent la glace du Guévoir pour se baigner par pelotons de vingt ou trente, et qu’ils entrent ensuite se sécher dans le four de la briqueterie. Bon !… Vers quatre heures, comme le jour baissait, nous sortons par la poterne de l’arsenal, nous montons aux chemins couverts et nous enfilons l’allée des Vaches, le fusil sous le bras, au pas de course. Dix minutes après, nous commençons un feu roulant sur ceux du Guévoir. Tous les autres sortent de la tuilerie ; ils n’avaient que le temps de passer leur giberne, d’empoigner leur fusil et de se mettre en rangs, tout nus sur la neige, comme de véritables sauvages. Malgré cela, ils étaient dix fois plus nombreux que nous, et ils commençaient un mouvement à droite, sur la petite chapelle de Saint-Jean, pour nous entourer, quand les pièces de l’arsenal se mirent à souffler dans leur direction une brise carabinée, comme je n’en ai jamais vu de pareille ; la mitraille en enlevait des files à perte de vue. Au bout d’un quart d’heure, tous en masse se mirent en retraite sur les Quatre-Vents, sans ramasser leurs culottes, les officiers en tête, et les boulets de la place en serre-file. Papa Jean-Claude aurait joliment ri de cette débâcle. Enfin, à la nuit close, nous sommes rentrés en ville après avoir détruit les grilles à boulets et jeté deux pièces de 8 dans le puits de la briqueterie : c’est notre première expédition. — Aujourd’hui je vous écris des baraques du Bois-de-Chênes, où nous sommes en tournée pour approvisionner la place. Tout cela peut durer des mois. On dit que les alliés remontent la vallée de Dosenheim jusqu’à Weschem et qu’ils gagnent par milliers la route de Paris… Voici qu’on sonne la retraite sur Phalsbourg ; nous avons récolté pas mal de bœufs, de vaches et de chèvres dans les environs. On va se battre pour les faire entrer sains et saufs. Au revoir, ma bonne mère, ma chère Louise, papa Jean-Claude, je vous embrasse longtemps, comme si je vous tenais sur mon cœur. »

— Allons, allons, dit Catherine après un moment d’émotion, tout va bien ! Venez, Brainstein, vous allez manger un morceau de bœuf et prendre un verre de vin. Voici toujours un écu de six livres pour votre course ; je voudrais pouvoir vous en donner autant tous les huit jours pour une lettre pareille.

Le piéton, charmé de cette aubaine, suivit Catherine. Jean-Claude l’interrogea, mais il n’apprit rien de nouveau, sinon que les alliés bloquaient Bitche, Lutzelstein, et qu’ils avaient perdu quelques centaines d’hommes en essayant de forcer le défilé du Graufthâl.


XVII.

Au milieu de la nuit, les gens de la ferme furent éveillés par un tumulte épouvantable. — Aux armes ! criait-on, aux armes ! — Hé ! par ici, mille tonnerres ! Ils arrivent ! — Cinq ou six coups de feu se suivirent, illuminant les vitres noires. — Aux armes ! aux armes ! — Les coups de fusil retentirent de nouveau. On allait, on venait, on courait. La voix de Hullin, sèche, vibrante, donnait des ordres. Bientôt à gauche de la ferme, bien loin, il y eut comme un pétillement sourd, profond, dans les gorges du Grosmann. — Louise, Louise, cria la vieille fermière, tu entends ?

— Oui !… Oh ! mon Dieu, c’est terrible !

— Habille-toi, mon enfant, habille-toi ! — Et les coups de fusil redoublaient, passant sur les vitres noires comme des éclairs. — Attention ! criait Materne.

On entendait aussi les hennissemens d’un cheval au dehors et le trépignement d’une foule de monde dans l’allée, dans la cour et devant la ferme. Tout à coup les coups de fusil partirent par les fenêtres de la salle qui était au-dessous. Les deux femmes, plus mortes que vives, ne trouvaient pas leurs vêtemens. La maison semblait ébranlée jusque dans ses fondemens. En ce moment un pas lourd fit crier l’escalier. La porte s’ouvrit d’un seul coup, et Hullin parut avec une lanterne, pâle, les cheveux ébouriffés, les joues frémissantes. — Habillez-vous vite ! s’écria-t-il ; il n’y a pas une minute à perdre.

— Que se passe-t-il donc ?

La fusillade se rapprochait. — Eh ! hurla Jean-Claude, est-ce que j’ai le temps de vous l’expliquer ?

La fermière comprit qu’il n’y avait qu’à obéir. Elle descendit l’escalier avec Louise. À la lueur des coups de feu, Catherine vit Materne, le cou nu, et son fils Kasper, tirant sur le seuil de l’allée, et dix autres derrière eux qui leur passaient les fusils, de sorte qu’ils n’avaient qu’à épauler et à faire feu. Toutes ces figures entassées, chargeant, armant, avançant le bras, avaient un aspect terrible. Trois ou quatre cadavres, affaissés contre le mur décrépit, ajoutaient à l’horreur du combat ; la fumée montait dans la masure. La pauvre Catherine, brisée par ces émotions, se prit à pleurer. Elle s’appuya sur l’épaule de Jean-Claude ; mais celui-ci l’enleva comme une plume et sortit en courant le long du mur à droite. Louise suivait en sanglotant. Au dehors, on n’entendait que des sifflemens, des coups mats contre le mur ; le crépi se détachait, les tuiles roulaient, et tout en face, du côté des abatis, à trois cents pas, on voyait des uniformes blancs en ligne, éclairés par leur propre feu dans la nuit noire, puis sur leur gauche, de l’autre côté du ravin des Sureaux, les montagnards qui les prenaient en écharpe. Hullin disparut à l’angle de la ferme ; là tout était sombre : c’est à peine si l’on voyait le docteur Lorquin, à cheval, devant un traîneau, un grand sabre de cavalerie au poing, deux pistolets d’arçon passés à la ceinture, et Frantz Materne, avec dix ou quinze hommes, le fusil au pied, frémissant de rage. Hullin assit Catherine dans le traîneau sur une botte de paille, puis Louise à côté d’elle. — Vous voilà ! s’écria le docteur, c’est bien heureux !

Et Frantz Materne ajouta : — Si ce n’était pas pour vous, mère Lefèvre, vous pouvez croire que pas un ne quitterait le plateau ce soir ; mais pour vous il n’y a rien à dire.

— Non, crièrent les autres, il n’y a rien à dire. — Au même moment, un grand gaillard, aux jambes longues comme celles d’un héron et le dos voûté, passa derrière le mur en courant et criant :

— Ils arrivent, sauve qui peut !

Hullin pâlit. — C’est le grand rémouleur du Harberg, fit-il en grinçant des dents.

Frantz, lui, ne dit rien ; il épaula sa carabine, ajusta et fit feu. Louise vit le rémouleur, à trente pas dans l’ombre, étendre ses deux grands bras et tomber la face contre terre. Frantz rechargea son arme en souriant d’un air bizarre. Hullin dit : — Camarades, voici notre mère, celle qui nous a fourni de la poudre et qui nous a nourris pour la défense du pays, et voici mon enfant ; sauvez-les !

Tous répondirent : — Nous les sauverons ou nous mourrons avec elles !…

— Et n’oubliez pas d’avertir Divès qu’il reste au Falkenstein jusqu’à nouvel ordre !

— Soyez tranquille, maître Jean-Claude.

— Alors en route, docteur, en route ! s’écria le brave homme.

— Et vous, Hullin ? fit Catherine.

— Moi, ma place est ici ; il s’agit de défendre notre position jusqu’à la mort !

— Papa Jean-Claude ! criait Louise en lui tendant les bras.

Mais il tournait déjà le coin. Le docteur frappait son cheval, le traîneau filait sur la neige. En arrière, Frantz Materne et ses hommes allongeaient le pas, la carabine sur l’épaule, tandis que le roulement de la fusillade continuait autour de la ferme. Voilà ce que Catherine Lefèvre et Louise virent dans l’espace de quelques minutes. Il s’était sans doute passé quelque chose d’étrange et de terrible dans cette nuit. La vieille fermière, se rappelant son rêve, devint silencieuse. Louise essuyait ses larmes et jetait un long regard vers le plateau, éclairé comme par un incendie. Le cheval bondissait sous les coups du docteur, et les montagnards de l’escorte avaient peine à suivre. Longtemps encore le tumulte, les clameurs du combat, les détonations et le sifflement des balles hachant les broussailles s’entendirent ; mais tout cela s’affaiblit de plus en plus, et bientôt, à la descente du sentier, tout disparut comme un rêve.

Le traîneau venait d’atteindre l’autre versant de la montagne et filait comme une flèche dans les ténèbres. Le galop du cheval, la respiration haletante de l’escorte, de temps en temps le cri du docteur : — Hue, Bruno, hue donc ! — troublaient seuls le silence. Une grande nappe d’air froid, remontant des vallées de la Sarre, apportait de bien loin, comme un soupir, les rumeurs éternelles des torrens et des bois. La lune écartait un nuage et regardait en face les sombres forêts du Blanru avec leurs grands sapins chargés de neige. Dix minutes après, le traîneau arrivait au coin de ces bois, et le docteur Lorquin, se retournant sur sa selle, s’écriait : — Maintenant, Frantz, qu’allons-nous faire ? Voici le sentier qui descend dans les collines de Saint-Quirin, et voici l’autre qui descend au Blanru : lequel prendre ?

Frantz et les hommes de l’escorte s’étaient rapprochés. Comme ils se trouvaient alors sur le versant occidental du Donon, ils commençaient à revoir de l’autre côté, à la cime des airs, la fusillade des Autrichiens, qui venaient par le Grosmann. On n’apercevait que le feu, et quelques instans après on entendait la détonation rouler dans les abîmes. — Le sentier des collines de Saint-Quirin, dit Frantz, est le plus court pour aller à la ferme du Bois-de-Chênes ; nous gagnerons au moins trois bons quarts d’heure.

— Oui, s’écria le docteur, mais nous risquons d’être arrêtés par les Autrichiens, qui tiennent maintenant le défilé de la Sarre. Voyez, ils sont déjà maîtres des hauteurs ; ils ont sans doute envoyé des détachemens sur la Sarre-Rouge pour tourner le Donon.

— Prenons le sentier du Blanru, dit Frantz ; c’est plus long, mais c’est plus sûr.

Le traîneau descendit à gauche le long des bois. Les partisans à la file, le fusil en arrêt, marchaient sur le haut du talus, et le docteur, à cheval dans le chemin creux, fendait les flots de neige. Au-dessus pendaient les branches des sapins en demi-voûte, couvrant de leur ombre noire le sentier profond, tandis que la lune éclairait les alentours. Ce passage avait quelque chose de si pittoresque et de si majestueux, qu’en toute autre circonstance Catherine en eût été émerveillée, et Louise n’aurait pas manqué d’admirer ces longues gerbes de givre, ces festons scintillant, comme le cristal, aux rayons de la pâle lumière ; mais alors leur âme était pleine d’inquiétude, et d’ailleurs, lorsqu’ils furent entrés dans la gorge, toute clarté disparut, et les cimes des hautes montagnes restèrent seules éclairées de distance en distance. Comme ils marchaient ainsi depuis un quart d’heure en silence, Catherine ne put y tenir davantage, et s’écria : — Docteur Lorquin, maintenant que vous nous tenez dans le fond du Blanru et que vous pouvez faire de nous tout ce qu’il vous plaît, m’expliquerez-vous enfin pourquoi on nous entraîne malgré nous ? Jean-Claude est venu me prendre, il m’a jetée sur cette botte de paille,… et me voilà !

— Hue, Bruno ! fit le docteur ; puis il répondit gravement : — Cette nuit, Catherine, il nous est arrivé le plus grand des malheurs… Il ne faut pas en vouloir à Jean-Claude, car, par la faute d’un autre, nous perdons le fruit de tous nos sacrifices !

— Par la faute de qui ?

— De ce malheureux Labarbe, qui n’a pas gardé le défilé du Blutfeld… Il est mort en faisant son devoir ; mais cela ne répare pas le désastre, et si Piorette n’arrive pas à temps pour soutenir Hullin, tout est perdu ; il faudra quitter la route et battre en retraite.

— Comment ! le Blutfeld a été pris ?

— Oui, mère Catherine. Qui diable aurait jamais pensé que les Autrichiens entreraient par là ? Un défilé presque impraticable pour les piétons, encaissé entre des rochers à pic, où les pâtres eux-mêmes ont de la peine à descendre avec leurs troupeaux de chèvres. Eh bien ! ils ont passé là deux à deux ; ils ont tourné la Roche-Creuse,… ils ont écrasé Labarbe, et puis ils sont tombés sur Jérôme, qui s’est défendu comme un lion jusqu’à neuf heures du soir ; mais à la fin il a bien fallu se jeter dans les sapinières et laisser le passage aux kaiserlicks. Voilà le fond de l’histoire. C’est épouvantable. Il faut qu’il y ait eu dans le pays un homme assez lâche, assez misérable pour guider l’ennemi sur nos derrières et nous livrer pieds et poings liés… Oh ! le brigand ! s’écria Lorquin d’une voix frémissante, je ne suis pas méchant ; mais s’il me tombait sous la patte, comme je vous le disséquerais !… Hue, Bruno ! hue donc !

Les partisans marchaient toujours sur le talus sans rien dire, comme des ombres. Le traîneau se reprit à galoper, puis sa marche se ralentit : le cheval soufflait.

— Par bonheur, ajouta le docteur, dix minutes avant l’attaque, un homme de Marc Divès, un contrebandier, Zimmer, l’ancien dragon, était arrivé ventre à terre nous prévenir. Sans cela nous étions perdus. Il est tombé dans nos avant-postes après avoir traversé un détachement de hulans sur le plateau du Grosmann. Le pauvre diable avait reçu un coup de sabre terrible ; ses entrailles pendaient sur la selle, n’est-ce pas, Frantz ?

— Oui, répondit le chasseur d’une voix sourde.

— Et qu’a-t-il dit ? demanda la vieille fermière.

— Il n’a eu que le temps de crier : « Aux armes !… Nous sommes tournés… Jérôme m’envoie… Labarbe est mort… Les Autrichiens ont passé au Blutfeld. »

Alors tout redevint silencieux, et longtemps le traîneau s’avança dans la vallée tortueuse. Par instans il fallait s’arrêter, tant la neige était profonde ; trois ou quatre montagnards descendaient alors prendre le cheval par la bride, et l’on continuait.

— C’est égal, reprit Catherine, Hullin aurait bien pu me dire…

— Mais s’il vous avait parlé de ces deux attaques, interrompit le docteur, vous auriez voulu rester.

— Et qui peut m’empêcher de faire ce que je veux ? S’il me plaisait de descendre en ce moment du traîneau, est-ce que je ne serais pas libre ?… J’ai pardonné à Jean-Claude,… je m’en repens !

— Oh ! maman Lefèvre, s’il allait être tué pendant que vous dites cela ! murmura Louise.

— Elle a raison, cette enfant, pensa Catherine, et bien vite elle ajouta : — Je dis que je m’en repens, mais c’est un si brave homme qu’on ne peut pas lui en vouloir. Je lui pardonne de tout mon cœur : à sa place, j’aurais fait comme lui.

À deux ou trois cents pas plus loin, ils entrèrent dans le défilé des Roches. La neige avait cessé de tomber, la lune brillait entre deux grands nuages blancs et noirs. La gorge étroite, bordée de rochers à pic, se déroulait au loin, et sur les côtés les hautes sapinières s’élevaient à perte de vue. Là, rien ne troublait le calme des grands bois ; on se serait cru bien loin de toute habitation humaine. Le silence était si profond, qu’on entendait chaque pas du cheval dans la neige, et de temps en temps sa respiration brusque. Frantz Materne s’arrêtait parfois, promenant un coup d’œil sur les côtes sombres, puis allongeant le pas pour rattraper les autres. Et les vallées succédaient aux vallées ; le traîneau montait, descendait, tournait à droite, puis à gauche, et les partisans, la baïonnette bleuâtre au bout du fusil, suivaient sans relâche. Ils venaient d’atteindre ainsi, vers trois heures du matin, la prairie des Brimbelles, où l’on voit encore de nos jours un grand chêne qui s’avance au tournant de la vallée. De l’autre côté de la gorge, au milieu des bruyères toutes blanches, derrière son petit mur de pierres sèches et les palissades de son petit jardin, commençait à poindre la vieille maison forestière du garde Cuny, avec ses trois ruches posées sur une planche, son vieux cep de vigne noueux grimpant jusque sous le toit en auvent, et sa petite cime de sapin suspendue à la gouttière en guise d’enseigne, car Cuny faisait aussi le métier de cabaretier dans cette solitude.

En cet endroit, comme le chemin longe le mur de la prairie haut de trois ou quatre pieds, et qu’un gros nuage voilait la lune, le docteur, craignant de verser, s’arrêta sous le chêne. — Nous n’avons plus qu’une heure de chemin, mère Lefèvre, cria-t-il : ainsi bon courage ; rien ne nous presse.

— Oui, dit Frantz, le plus gros est fait, et nous pouvons laisser souffler le cheval.

Toute la troupe se réunit autour du traîneau ; le docteur mit pied à terre. Quelques-uns battirent le briquet pour allumer leur pipe ; mais on ne disait rien, chacun songeait au Donon. Que se passait-il là-bas ? Jean-Claude parviendrait-il à se maintenir sur le plateau jusqu’à l’arrivée de Piorette ? Tant de choses pénibles, tant de réflexions désolantes se pressaient dans le cœur de ces braves gens, que pas un n’avait envie de parler.

Comme ils étaient là depuis cinq minutes sous le vieux chêne, au moment où le nuage se retirait lentement et que la pâle lumière s’avançait du fond de la gorge, tout à coup, à deux cents pas en face d’eux, une figure noire à cheval parut dans le sentier entre les grands sapins. Cette figure haute, sombre, ne tarda point à recevoir un rayon de la lune ; alors on vit distinctement un hulan avec son bonnet de peau d’agneau, sa longue sabretache et sa grande lance suspendue sous le bras, la pointe en arrière. Il s’avançait au petit pas ; déjà Frantz l’ajustait, quand derrière lui on vit apparaître une autre lance, puis un autre hulan, puis un autre… Et dans toute la profondeur de la futaie, sur le fond pâle du ciel, on ne vit plus alors que s’agiter des banderoles en queue d’hirondelle, scintiller des lances et s’avancer des hulans à la file directement vers le traîneau, mais sans se presser, comme des gens qui cherchent, les uns le nez en l’air, les autres penchés sur la selle, pour voir sous les broussailles. Il y en avait plus de trente. Qu’on juge de l’émotion de Louise et de Catherine, assises au milieu du chemin. Elles regardaient toutes deux la bouche béante. Encore une minute, elles allaient être au milieu de ces bandits. Les montagnards semblaient stupéfaits ; impossible de retourner : le mur à gauche, à droite la montagne à pic. La vieille fermière, dans son trouble, prit Louise par le bras en criant d’une voix étouffée : — Sauvons-nous dans le bois ! — Elle voulut enjamber le traîneau, mais son soulier resta dans la paille. Tout à coup un des hulans fit entendre une exclamation gutturale qui parcourut toute la ligne.

— Nous sommes découverts ! — cria le docteur Lorquin en tirant son sabre. À peine avait-il jeté ce cri, que seize coups de fusil éclairaient le sentier d’un bout à l’autre, et qu’un véritable hurlement de sauvages répondait à la détonation. Les hulans débouchaient du sentier dans la prairie en face, lançant leurs chevaux à toute bride, et filant vers la maison forestière comme des cerfs. — Hé ! les voilà qui se sauvent au diable ! cria le docteur.

Mais le brave homme s’était trop hâté de parler : à deux ou trois cents pas dans la vallée, tout à coup les hulans se massèrent comme une bande d’étourneaux en décrivant un cercle ; puis, la lance en arrêt, le nez entre les oreilles de leurs chevaux, ils arrivèrent ventre à terre droit sur les partisans, en criant d’une voix rauque : — Hourrah ! hourrah !

Ce fut un moment terrible. Frantz et les autres se jetèrent devant le traîneau. Deux secondes après, on ne s’entendait plus ; les lances froissaient les baïonnettes, les cris de rage répondaient aux imprécations ; on ne voyait plus sous l’ombre du grand chêne, où filtraient quelques rayons de lumière blafarde, que des chevaux debout, la crinière hérissée, cherchant à franchir le mur de la prairie, et au-dessous de véritables figures barbares, les yeux luisans, le bras levé, frappant leurs coups avec fureur, avançant, reculant, et poussant des cris à faire dresser les cheveux sur la tête. Louise toute pâle et la vieille fermière ses grands cheveux gris épars se tenaient debout. Le docteur Lorquin, devant elles, parait les coups avec son sabre, et, tout en ferraillant, leur criait : — Couchez-vous, morbleu !… couchez-vous donc !… — Mais elles ne l’entendaient pas. Louise, au milieu de ce tumulte, de ces hurlemens féroces, ne songeait qu’à couvrir Catherine, et la vieille fermière, — qu’on juge de son horreur ! — venait de reconnaître Yégof sur un grand cheval,… Yégof, la couronne de fer-blanc en tête, la barbe hérissée, la lance au poing, et sa longue peau de chien flottant sur les épaules. Elle le voyait là comme en plein jour : c’était lui, dont le sombre profil s’élevait à dix pas, les yeux étincelans, dardant sa longue flèche bleue dans les ténèbres et cherchant à l’atteindre. Les montagnards, trop inférieurs en nombre, reculaient. Bientôt il y eut un tourbillon… Les hulans arrivaient sur le sentier ; un coup de lance mieux dirigé fila jusque dans le chignon de la fermière, qui sentit ce fer froid glisser sur sa nuque, — Oh ! les misérables ! — cria-t-elle en se retenant des deux mains aux rênes. Le docteur Lorquin lui-même venait d’être renversé contre le traîneau. Frantz et les autres, cernés par vingt hurlans, ne pouvaient accourir. Louise sentit une main se poser sur son épaule, la main du fou, du haut de son grand cheval. À cet instant suprême, la pauvre enfant, folle d’épouvante, fit entendre un cri de détresse ; puis elle vit quelque chose reluire dans les ténèbres, les pistolets de Lorquin, et, rapide comme l’éclair, les arrachant de la ceinture du docteur, elle fit feu des deux coups à la fois, brûlant la barbe de Yégof, dont la face rouge fut illuminée, et brisant la tête d’un hulan qui se penchait vers elle, les yeux blancs écarquillés de convoitise. Ensuite elle saisit le fouet de Catherine, et debout, pâle comme une morte, elle cingla les flancs du cheval, qui partit en bondissant. Le traîneau volait dans les broussailles ; il se penchait à droite, à gauche. Tout à coup il y eut un choc ; Catherine, Louise, la paille, tout roula dans la neige sur la pente du ravin. Le cheval s’arrêta tout court, renversé sur les jarrets, la bouche pleine d’écume sanglante : il venait de heurter un chêne. Si rapide qu’eût été cette chute, Louise avait vu quelques ombres passer comme le vent derrière le taillis. Elle avait entendu une voix terrible, celle de Divès, crier : — En avant ! pointez ! Hardi, mes vieux !… pas de quartier ! — Puis elle vit une douzaine de hulans grimper la côte au milieu des bruyères comme des lièvres, et au-dessous, par une éclaircie, Yégof traverser la vallée au clair de lune, comme un oiseau effaré. Plusieurs coups de fusil partirent ; mais le fou ne fut pas atteint, et, se dressant de plein vol sur ses étriers, il se retourna, agitant sa lance d’un air de bravade et poussant un hourrah de cette voix perçante du héron qui vient d’échapper à la serre de l’aigle et gagne le vent à tire-d’aile. Deux coups de fusil partirent encore de la maison forestière. Quelque chose, un lambeau de guenille se détacha des reins du fou, qui poursuivit sa course, répétant ses hourrahs d’un accent rauque en gravissant le sentier qu’avaient suivi ses camarades. Et tout disparut comme un rêve.

Alors Louise se retourna. Catherine était debout à côté d’elle, non moins stupéfaite, non moins attentive. Elles se regardèrent un instant, puis elles s’embrassèrent avec un sentiment de bonheur inexprimable. — Nous sommes sauvées ! — murmura Catherine, et toutes deux se mirent à pleurer. — Tu t’es bravement comportée, disait la fermière ; c’est beau, c’est bien. Jean-Claude, Gaspard et moi, nous pouvons être fiers de toi !

Louise était agitée d’une émotion si profonde, qu’elle en tremblait des pieds à la tête. Le danger passé, sa douce nature reprenait le dessus ; elle ne pouvait comprendre son courage de tout à l’heure. Au bout d’un instant, se trouvant un peu remises, elles s’apprêtaient à remonter dans le chemin, lorsqu’elles virent cinq ou six partisans et Lorquin qui venaient à leur rencontre. — Ah ! , vous avez beau pleurer, Louise, dit le docteur, vous êtes un dragon, un vrai diable. Maintenant vous faites la bouche en cœur ; mais nous vous avons tous vue à l’ouvrage. Et à propos, mes pistolets, où sont-ils ?

En ce moment, les broussailles s’écartèrent, et le grand Marc Divès, sa latte pendue au poing, apparut en criant : — Hé ! mère Catherine, en voilà des secousses. Mille tonnerres ! quelle chance que je me sois trouvé là. Ces gueux vous dévalisaient de fond en comble !

— Oui, dit la vieille fermière en fourrant ses cheveux gris sous son bonnet, c’est un grand bonheur. Ah ! si nous étions sûrs que les choses vont aussi bien là-haut !…

Quatre autres contrebandiers venaient d’arriver, disant que ce gueux de Yégof pourrait bien revenir avec un tas d’autres brigands de son espèce. — C’est juste, répondit Marc. Nous allons retourner au Falkenstein, puisque c’est l’ordre de Jean-Claude ; mais nous ne pouvons pas emmener notre fourgon, il nous empêcherait de prendre la traverse, et dans une heure tous ces bandits tomberaient sur nous. Montons toujours chez Cuny ; Catherine et Louise ne seront pas fâchées de boire un coup, ni les autres non plus ; cela leur remettra le cœur à la bonne place. Hue, Bruno ! — Il prit le cheval par la bride. On venait de charger deux hommes blessés sur le traîneau, et l’on se dirigea vers la maison du vieux forestier. Frantz se consolait un peu de n’être pas au Donon. Il avait éventré deux Autrichiens, et la vue de l’auberge le mit d’assez bonne humeur. Devant la porte stationnait le fourgon de cartouches. Cuny sortit en criant : — Soyez les bienvenus, mère Lefèvre. Quelle nuit pour des femmes ! Asseyez-vous. Que se passe-t-il là-haut ?

Tandis qu’on vidait bouteille à la hâte, il fallut encore une fois tout expliquer. Le bon vieux, la face ridée, la tête chauve, écoutait, les yeux arrondis, joignant les mains et criant : — Bon Dieu ! bon Dieu ! dans quel temps vivons-nous ! On ne peut plus suivre les grands chemins sans risquer d’être attaqués. C’est pis que les vieilles histoires des Suédois. — Et il hochait la tête.

— Allons, s’écria Divès, le temps presse, en route, en route !

Tout le monde étant sorti, les contrebandiers conduisirent le fourgon, qui renfermait quelques milliers de cartouches et deux petites tonnes d’eau-de-vie, à trois cents pas de là, au milieu de la vallée, puis ils dételèrent leurs chevaux. — Allez toujours en avant ! cria Marc ; dans quelques minutes, nous vous rejoindrons.

— Mais que veux-tu faire de cette voiture là ? disait Frantz. Puisque nous n’avons pas le temps de l’emmener au Falkenstein, mieux vaudrait la laisser sous le hangar de Cuny que de l’abandonner au milieu du chemin.

— Oui, pour faire pendre le pauvre vieux, lorsque les hulans arriveront, car ils seront ici avant une heure. Ne t’inquiète de rien, j’ai mon idée.

Frantz rejoignit le traîneau, qui s’éloignait. Bientôt on dépassa la scierie du Marquis, et l’on coupa directement à droite pour gagner la ferme du Bois-de-Chênes, dont la haute cheminée se découvrait sur le plateau, à trois quarts de lieue. Comme on était à mi-côte, Marc Divès et ses hommes arrivèrent, criant : — Halte ! arrêtez un peu. Regardez là-bas ! — Et tous, ayant tourné les yeux vers le fond de la gorge, virent les hulans caracoler autour de la charrette, au nombre de deux ou trois cents. — Ils arrivent, sauvons-nous ! cria Louise.

— Attendez un peu, dit le contrebandier, nous n’avons rien à craindre.

Il parlait encore, qu’une nappe de flamme immense étendit ses deux ailes pourpres d’une montagne à l’autre, éclairant les bois jusqu’au faîte, les rochers, la petite maison forestière, à quinze cents mètres au-dessous ; puis il y eut une détonation telle que la terre en trembla. Et comme tous les assistans éblouis se regardaient les uns les autres, muets d’épouvante, les éclats de rire de Marc se mêlèrent aux bourdonnemens de leurs oreilles. — Ha ! ha ! s’écriait-il, j’étais sûr que les gueux s’arrêteraient autour du fourgon pour boire mon eau-de-vie, et que la mèche aurait le temps de gagner les poudres !… Croyez-vous qu’ils vont nous suivre ? Leurs bras et leurs jambes pendent maintenant aux branches des sapins !… Allons, hue !… Et fasse le ciel qu’il en arrive autant à tous ceux qui viennent de passer le Rhin !… C’est égal, ajouta-t-il, tout cela doit venir de Yégof. Il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que c’est lui qui a conduit les Autrichiens au Blutfeld. Je serais fâché qu’il eût été éclaboussé par un morceau de ma charrette : je lui garde quelque chose de mieux. Tout, ce que je désire, c’est qu’il continue à se bien porter, jusqu’à ce que nous nous rencontrions nez à nez quelque part, au coin d’un bois.

Une demi-heure après, tout le monde arrivait sur le plateau de la ferme du Bois-de-Chênes.


XVIII.

Jérôme de Saint-Quirin avait opéré sa retraite sur la ferme. Depuis minuit, il en occupait le plateau. — Qui vive ! crièrent ses sentinelles à l’approche de l’escorte. — C’est nous, ceux du village des Charmes, répondit Marc Divès de sa voix tonnante. On vint les reconnaître, puis ils passèrent. La ferme était silencieuse ; une sentinelle, l’arme au bras, se promenait devant la grange, où dormaient sur la paille une trentaine de partisans. Catherine, à la vue de ces grands toits sombres, de ces vieux hangars, de ces étables, de toute cette antique demeure où s’était passée sa jeunesse, où son père, son grand-père avaient écoulé tranquillement leur paisible et laborieuse existence, et qu’elle allait abandonner peut-être pour toujours, Catherine éprouva un serrement de cœur terrible ; mais elle n’en dit rien, et sautant du traîneau, comme autrefois au retour du marché : — Allons, Louise, dit-elle, nous voilà chez nous, grâce à Dieu.

Le vieux Duchêne avait poussé la porte en criant : — C’est vous, madame Lefèvre ?

— Oui, c’est nous !… Pas de nouvelles de Jean-Claude ?

— Non, madame.

Alors tout le monde entra dans la grande cuisine. Quelques charbons brillaient encore sur l’âtre, et sous l’immense manteau de la cheminée était assis dans l’ombre Jérôme de Saint-Quirin, avec sa grande capote de bure, sa longue barbe fauve en pointe, le gros bâton de cormier entre les genoux et la carabine appuyée au mur.

— Hé ! bonjour, Jérôme, lui cria la vieille fermière.

— Bonjour, Catherine, répondit le chef grave et solennel du Grosmann. Vous arrivez du Donon ?

— Oui… Ça va mal, mon pauvre Jérôme ! les Autrichiens attaquaient la ferme quand nous avons quitté le plateau. On ne voyait que des habits blancs de tous les côtés. Ils commençaient à franchir les abatis…

— Alors vous croyez que Hullin sera forcé d’abandonner la route ?

— Si Piorette ne vient pas à son secours, c’est possible !…

Les partisans s’étaient rapprochés du feu. Marc Divès se penchait sur la braise pour allumer sa pipe ; en se relevant, il s’écria : — Moi, Jérôme, je ne te demande qu’une chose ; je sais d’avance qu’on s’est bien battu où tu commandais.

— On a fait son devoir, répondit le cordonnier ; il y a soixante hommes étendus sur la pente du Grosmann qui pourront le dire au dernier jugement.

— Oui ; mais qui donc a conduit les Autrichiens ; ils n’ont pu trouver d’eux-mêmes le passage du Blutfeld ?

— C’est Yégof, le fou Yégof, dit Jérôme, dont les yeux gris, entourés de grosses rides et couverts d’épais sourcils blancs, parurent s’illuminer dans les ténèbres.

— Ah !… Tu en es bien sûr ?

— Les hommes de Labarbe l’ont vu monter ; il conduisait les autres.

Les partisans se regardèrent avec indignation. En ce moment, la voix du docteur Lorquin se fit entendre : — La bataille est perdue ! s’écria-t-il, voici nos hommes du Donon ! Je viens d’entendre la corne de Lagarmitte.

Il est facile de s’imaginer l’émotion des assistans à cette nouvelle. Chacun se prit à songer aux parens, aux amis qu’on ne reverrait peut-être jamais, et tous ceux de la cuisine et de la grange se précipitèrent à la fois sur le plateau. Dans le même instant, Robin et Dubourg, placés au haut du Bois-de-Chênes, crièrent : — Qui vive !

— France ! répondit une voix, et, malgré la distance, Louise, croyant reconnaître la voix de son père, fut saisie d’une émotion telle que Catherine dut la soutenir. Presque aussitôt un grand nombre de pas retentirent sur la neige durcie, et Louise, n’y pouvant plus tenir, cria d’une voix frémissante : — Papa Jean-Claude !

— J’arrive, répondit Hullin, j’arrive !

— Mon père ? s’écria Frantz Materne en arrêtant Hullin sur le seuil de la ferme.

— Il est avec nous, Frantz.

— Et Kasper ?

— Il a reçu un petit atout, mais ce n’est rien, tu vas les voir tous les deux.

Catherine se jetait au même instant dans les bras de Jean-Claude. — Oh ! Jean-Claude, quel bonheur de vous revoir !

— Oui, fit le brave homme d’une voix sourde, il y en a beaucoup qui ne verront plus les leurs !

— Frantz ? criait alors le vieux Materne, hé ! par ici !

Et de tous côtés, dans l’ombre, on ne voyait que des gens se chercher, se serrer la main et s’embrasser, D’autres appelaient : — Niclau ! Saphéri ! — Mais plus d’un ne répondait pas. Alors les voix devenaient rauques, comme étranglées, et finissaient par se taire. La joie des uns et la consternation des autres donnaient une sorte d’épouvante. Louise était dans les bras de Hullin et pleurait à chaudes larmes. — Ah ! Jean-Claude ! disait la mère Lefèvre, vous en apprendrez sur cette enfant-là. Maintenant je ne vous dirai rien, mais nous avons été attaqués.

— Oui,… nous causerons de cela plus tard… Le temps presse, dit Hullin ; la route du Donon est perdue, les Autrichiens peuvent être ici au petit jour, et nous avons encore bien des choses à faire.

Il tourna le coin et entra dans la ferme ; tout le monde le suivit. Duchêne venait de jeter un fagot sur le feu. Toutes ces figures noires de poudre, encore animées par le combat, les habits déchirés de coups de baïonnette, quelques-unes sanglantes, s’avançant des ténèbres en pleine lumière, offraient un spectacle étrange. Kasper, le front bandé de son mouchoir, avait reçu un coup de sabre ; sa baïonnette, ses buffleteries et ses hautes guêtres de toile bleue étaient tachées de sang. Le vieux Materne, lui, grâce à sa présence d’esprit imperturbable, revenait sain et sauf de la bagarre. Les débris des deux troupes de Jérôme et de Hullin se trouvaient ainsi réunis. C’étaient les mêmes physionomies sauvages, animées de la même énergie et du même esprit de vengeance ; seulement les derniers, harassés de fatigue, s’asseyaient à droite, à gauche, sur les fagots, sur la pierre de l’évier, sur la dalle basse de l’âtre, la tête entre les mains, les coudes aux genoux. Les autres regardaient en tout sens, et, ne pouvant se convaincre de la disparition de Hans, de Joson, de Daniel, échangeaient des questions que suivaient de longs silences. Les deux fils de Materne se tenaient par le bras, comme s’ils avaient peur de se perdre, et leur père, derrière eux, appuyé contre le mur, le coude sur sa carabine, les regardait d’un œil satisfait. — Ils sont là, je les vois ! semblait-il se dire ; ce sont de fameux gaillards ! Ils ont sauvé leur peau tous les deux ! — Et le brave homme toussait dans sa main. Quelqu’un venait-il lui parler de Pierre, de Jacques, de Nicolas, de son fils ou de son frère, il répondait au hasard : — Oui, oui, il y en a beaucoup, là-bas, sur le dos… Que voulez-vous ? c’est la guerre… Votre Nicolas a fait son devoir,… il faut se consoler. — En attendant il pensait : « Les miens sont hors de la nasse, voilà le principal ! »

Catherine dressait la table avec Louise. Bientôt Duchêne, remontant de la cave une tonne de vin sur l’épaule, la déposa sur le buffet ; il en fit sauter la bonde, et chaque partisan vint présenter son verre, son pot ou sa cruche à la gerbe pourpre qui miroitait aux reflets du foyer. — Mangez et buvez ! leur criait la vieille fermière ; tout n’est pas fini : vous aurez encore besoin de forces. Hé ! Frantz, décroche-moi donc ces jambons ! Voici le pain, les couteaux. Asseyez-vous, mes enfans. — Frantz, avec sa baïonnette, embrochait les jambons dans la cheminée. On avançait les bancs, on s’asseyait, et, malgré le chagrin, on mangeait de ce vigoureux appétit que ni les douleurs présentes, ni les préoccupations de l’avenir ne peuvent faire oublier aux montagnards. Tout cela n’empêchait pas une tristesse poignante de serrer la gorge de ces braves gens, et tantôt l’un, tantôt l’autre, s’arrêtant tout à coup, laissait tomber sa fourchette et s’en allait de table, disant : — J’en ai assez !

Pendant que les partisans réparaient ainsi leurs forces, les chefs s’étaient réunis dans la salle voisine pour prendre les dernières résolutions de la défense. Ils étaient assis autour de la table, éclairée par une lampe de fer-blanc, le docteur Lorquin, son grand chien Pluton le nez en l’air près de lui, Jérôme dans l’angle d’une fenêtre à droite, Hullin à gauche, tout pâle. Marc Divès, le coude sur la table, la joue dans la main, tournait ses larges épaules à la porte ; il ne montrait que son profil brun et l’un des coins de sa longue moustache. Materne seul restait debout, selon son habitude, contre le mur, derrière la chaise de Lorquin, la carabine au pied. Dans la cuisine bourdonnait le tumulte.

Lorsque Catherine, mandée par Jean-Claude, entra, elle entendit une sorte de gémissement qui la fit tressaillir ; c’était Hullin qui parlait. — Tous ces braves enfans, tous ces pères de famille qui tombaient les uns après les autres, criait-il d’une voix déchirante, croyez-vous que cela ne prenait pas au cœur ? Croyez-vous que je n’aurais pas mieux aimé mille fois être massacré moi-même ? Ah ! dans cette nuit, vous ne savez pas ce que j’ai souffert ! Perdre la vie, ce n’est rien ; mais porter seul une responsabilité pareille !…

Il se tut ; le frémissement de ses lèvres, une larme qui coulait lentement sur sa joue, son attitude, tout montrait les scrupules de l’honnête homme en face d’une de ces situations où la conscience elle-même hésite et cherche de nouveaux appuis. Catherine alla tout doucement s’asseoir dans le grand fauteuil à gauche. Au bout de quelques secondes, Hullin ajouta d’un ton plus calme : — Entre onze heures et minuit, Zimmer arrive en criant : « Nous sommes tournés ! Les Autrichiens descendent du Grosmann, Labarbe est écrasé, Jérôme ne peut plus tenir ! » Et puis il ne dit plus rien. Que faire ?… Est-ce que je pouvais battre en retraite ? est-ce que je pouvais abandonner une position qui nous avait coûté tant de sang, la route du Donon, le chemin de Paris ? Si je l’avais fait, est-ce que je n’aurais pas été un misérable ? Mais je n’avais que trois cents hommes contre quatre mille à Grandfontaine, et je ne sais combien qui descendaient de la montagne ! Eh bien ! coûte que coûte, je me décide à tenir ; c’était notre devoir. La vie n’est rien sans l’honneur : nous mourrons tous ; mais on ne dira pas que nous avons livré le chemin de la France… Non, non, on ne le dira pas !

En ce moment, la voix de Hullin reprit son timbre frémissant ; ses yeux se gonflèrent de larmes, et il ajouta : — Nous avons tenu, mes braves enfans ont tenu jusqu’à deux heures. Je les voyais tomber. Ils tombaient en criant : « Vive la France !… » Dès le commencement de l’action, j’avais fait prévenir Piorette. Il arriva au pas de course, avec une cinquantaine d’hommes solides. Il était déjà trop tard. L’ennemi nous débordait à droite et à gauche. Il tenait les trois quarts du plateau, et nous avait refoulés dans les sapinières du côté du Blanru ; son feu plongeait sur nous. Tout ce que je pus faire, ce fut de réunir mes blessés, ceux qui se traînaient encore, et de les mettre sous l’escorte de Piorette ; une centaine de mes hommes se joignirent à lui. Moi, je n’en gardai que cinquante pour aller occuper le Falkenstein. Nous avons passé sur le ventre des Autrichiens qui voulaient nous couper la retraite. Heureusement la nuit était noire ; sans cela, pas un seul d’entre nous n’aurait réchappé. Voilà donc où nous en sommes. Tout est perdu. Le Falkenstein seul nous reste, et nous sommes réduits à trois cents hommes. Maintenant il s’agit de savoir si nous voulons aller jusqu’au bout. Moi, je vous l’ai dit, je souffre de porter seul une responsabilité si grande. Tant qu’il a été question de défendre la route du Donon, il ne pouvait y avoir aucun doute : chacun se doit à la patrie ; mais cette route est perdue, il nous faudrait dix mille hommes pour la reprendre, et l’ennemi entre en Lorraine. Voyons, que faut-il faire ?

— Il faut aller jusqu’au bout, dit Jérôme.

— Oui, oui, crièrent les autres.

— Est-ce votre avis, Catherine ?

— Certainement, s’écria la vieille fermière.

Alors Hullin, d’un ton plus ferme, exposa son plan : — Le Falkenstein est notre point de retraite. C’est notre arsenal, c’est là que nous avons nos munitions ; l’ennemi le sait, il va tenter un coup de main de ce côté. Il faut que nous tous ici présens, nous y allions pour le défendre ; il faut que tout le pays nous voie, qu’on se dise : Catherine Lefèvre, Jérôme, Materne et ses garçons, Hullin, le docteur Lorquin sont là. Ils ne veulent pas déposer les armes ! Cette idée ranimera le courage de tous les gens de cœur. En outre Piorette tiendra dans les bois ; sa troupe se grossira de jour en jour. Le pays va se couvrir de Cosaques, de pillards de toute espèce… Lorsque l’armée ennemie sera entrée en Lorraine, je ferai un signe à Piorette ; il se jettera entre le Donon et la route, et tous les bandits éparpillés dans la montagne seront pris comme dans un épervier.

Tout le monde se leva, et Hullin, entrant dans la cuisine, fit aux montagnards cette simple allocution : — Mes amis, nous venons de décider que l’on pousserait la résistance jusqu’au bout. Cependant chacun est libre de faire ce qu’il voudra, de déposer les armes, de retourner à son village ; mais que ceux qui veulent se venger se réunissent à nous ! Ils partageront notre dernier morceau de pain et notre dernière cartouche.

Le vieux flotteur Colon se leva et dit : — Hullin, nous sommes tous avec toi ; nous avons commencé à nous battre tous ensemble, nous finirons tous ensemble.

— Oui, oui ! s’écrièrent les autres.

— Vous êtes tous décidés ? Eh bien ! écoutez-moi. Le frère de Jérôme va prendre le commandement.

— Mon frère est mort ! interrompit Jérôme ; il est resté sur la côte du Grosmann.

Il y eut un instant de silence ; puis, d’une voix forte, Hullin poursuivit : — Colon, tu vas prendre le commandement de tous ceux qui restent, à l’exception des hommes qui formaient l’escorte de Catherine Lefèvre, et que je retiens avec moi. Tu iras rejoindre Piorette dans la vallée du Blanru en passant par les deux rivières.

— Et les munitions ? s’écria Marc Divès.

— J’ai ramené mon fourgon, dit Jérôme : Colon pourra s’en servir.

— Qu’on attelle aussi le traîneau, s’écria Catherine ; les hulans arrivent, ils pilleront tout. Il ne faut pas que nos gens partent les mains vides ; qu’ils emmènent les bœufs, les vaches et les chèvres ; qu’ils emportent tout : c’est autant de gagné sur l’ennemi.

Cinq minutes après, la ferme était au pillage ; on chargeait le traîneau de jambons, de viandes fumées, de pain ; on faisait sortir le bétail des écuries, on attelait les chevaux à la grande voiture, et bientôt le convoi se mit en route, Robin en tête, soufflant dans sa grande trompe d’écorce. Lorsque la dernière chèvre eut disparu dans le bois et que le silence succéda subitement à tout ce bruit, Catherine, en se retournant, vit Hullin derrière elle, pâle comme un mort. — Eh bien ! Catherine, lui dit-il, tout est fini… Nous allons monter là-haut !

Frantz, Kasper et ceux de l’escorte, Marc Divès, Materne, tous l’arme au pied dans la cuisine, attendaient. — Duchêne, dit la brave femme, descendez au village ; il ne faut pas que l’ennemi vous maltraite à cause de moi.

Le vieux serviteur, secouant alors sa tête blanche, les yeux pleins de larmes, répondit : — Autant que je meure ici, madame Lefèvre. Voilà bientôt soixante ans que je suis arrivé à la ferme… Ne me forcez pas de m’en aller,… ce serait ma mort.

— Comme vous voudrez, mon pauvre Duchêne, répondit Catherine attendrie ; voici les clés de la maison.

Et le pauvre vieillard alla s’asseoir au fond de l’âtre, sur un escabeau, les yeux fixes, la bouche entr’ouverte, comme perdu dans une immense et douloureuse rêverie.

On se mit en marche pour le Falkenstein. Marc Divès, à cheval, sa grande latte pendue au poing, formait l’arrière-garde. Frantz et Hullin, à gauche, observaient le plateau ; Kasper et Jérôme, à droite, la vallée ; Materne et les hommes de l’escorte entouraient les femmes. Chose bizarre, devant les chaumières du village des Charmes, sur le seuil des maisonnettes, aux lucarnes, aux fenêtres, apparaissaient des figures jeunes et vieilles, regardant d’un air curieux cette fuite de la mère Lefèvre, et les mauvaises langues ne l’épargnaient pas : — Ah ! les voilà dénichés ! criait-on. Mêlez-vous donc de ce qui ne vous regarde pas ! D’autres faisaient la réflexion tout haut que Catherine avait été riche assez longtemps, et que c’était à chacun son tour de traîner la semelle. Quant aux travaux, à la sagesse, à la bonté de cœur, à toutes les vertus de la vieille fermière, au patriotisme de Jean-Claude, au courage de Jérôme et des trois Materne, au désintéressement du docteur Lorquin, au dévouement de Marc Divès, personne n’en disait rien : ils étaient vaincus !


XIX.

Au fond de la vallée des Bouleaux, à deux portées de fusil du village des Charmes, sur la gauche, la petite troupe se mit à gravir lentement le sentier du vieux burg. Hullin, se rappelant qu’il avait suivi le même chemin lorsqu’il était allé acheter de la poudre à Marc Divès, ne put se défendre d’une tristesse profonde. Alors, malgré son voyage à Phalsbourg, malgré le spectacle des blessés de Hanau et de Leipzig, malgré le récit du vieux sergent, il ne désespérait de rien, il conservait toute son énergie, il ne doutait pas du succès de la défense. Maintenant tout était perdu ; l’ennemi descendait en Lorraine, les montagnards fuyaient. Marc Divès côtoyait le mur dans la neige. Son grand cheval, accoutumé sans doute à ce voyage, hennissait, levant la tête et l’abaissant sous le poitrail par brusques saccades. Le contrebandier se retournait de temps en temps pour jeter un coup d’œil sur le plateau du Bois-de-Chênes en face. Tout à coup il s’écria : — Hé ! voici les Cosaques qui se montrent !

À cette exclamation, toute la troupe fit halte pour regarder. On était déjà bien haut sur la montagne, au-dessus du village et même de la ferme du Bois-de-Chênes. Le jour gris de l’hiver dispersait les vapeurs matinales, et dans les replis de la côte on découvrait la silhouette noire de plusieurs hulans, le nez en l’air, le pistolet levé, s’approchant au petit pas de la vieille métairie. Ils étaient espacés en tirailleurs, et semblaient craindre une surprise. Quelques instans après, on en vit poindre d’autres, remontant de la vallée des Houx, puis d’autres encore, et tous dans la même attitude, debout sur leurs étriers pour voir de loin, comme des gens qui vont à la découverte. Les premiers, ayant dépassé la ferme et n’observant rien de menaçant, agitèrent leurs lances et firent demi-tour. Tous les autres accoururent alors ventre à terre, comme les corbeaux qui suivent à tire-d’aile celui d’entre eux qui s’élève, supposant qu’il vient d’apercevoir une proie. En quelques secondes, la ferme fut entourée, la porte ouverte. Deux minutes plus tard, les vitres volaient en éclats ; les meubles, les paillasses, le linge, tombaient par les fenêtres de tous les côtés à la fois. Catherine, son nez crochu recourbé sur la lèvre, regardait tout ce ravage d’un air calme. Longtemps elle ne dit rien ; mais, voyant tout à coup Yégof, qu’elle n’avait pas aperçu jusqu’alors, frapper Duchêne du manche de sa lance et le pousser hors de la ferme, elle ne put retenir un cri d’indignation.

— Allons, Catherine, cria Jean-Claude, en voilà bien assez.

— Vous avez raison, dit la vieille fermière ; partons ; je serais capable de descendre pour me venger toute seule.

Plus on montait, plus l’air devenait vif. Louise, la fille des Heimathslôs, un petit panier de provisions au bras, grimpait en tête de la troupe. Le ciel bleuâtre, les plaines d’Alsace et de Lorraine, et tout au bout de l’horizon celles de la Champagne, toute cette immensité sans bornes où se perdait le regard lui donnait des éblouissemens d’enthousiasme. Il lui semblait avoir des ailes et plonger dans l’azur, comme ces grands oiseaux qui glissent de la cime des arbres dans les abîmes en jetant leur cri d’indépendance. Toutes les misères de ce bas monde, toutes ses injustices et ses souffrances étaient oubliées. Louise se revoyait toute petite sur le dos de sa mère, la pauvre bohème errante, et se disait : — Je n’ai jamais été plus heureuse, je n’ai jamais eu moins de soucis, je n’ai jamais tant ri, tant chanté ! Pourtant le pain nous manquait souvent alors. Ah ! les beaux jours ! — Et des bribes de vieilles chansons lui revenaient à l’esprit.

Aux approches du rocher rougeâtre, incrusté de gros cailloux blancs et noirs, penché sur le précipice comme les arceaux d’une immense cathédrale, Louise et Catherine s’arrêtèrent en extase. Au-dessus, le ciel leur paraissait encore plus profond, le sentier creusé en volute dans le roc plus étroit. Les vallées à perte de vue, les bois infinis, les étangs lointains de la Lorraine, le ruban bleu du Rhin sur leur droite, tout ce grand spectacle les émut, et la vieille fermière dit avec une sorte de recueillement : — Jean-Claude, celui qui a taillé ce roc dans le ciel, qui a creusé ces vallées, qui a semé sur tout cela les forêts, les bruyères et les mousses, celui-là peut nous rendre la justice que nous méritons.

Comme ils regardaient ainsi sur la première assise du rocher, Marc conduisit son cheval dans une caverne assez proche, puis il revint, et, se mettant à grimper devant eux, il leur dit : — Prenez garde, on peut glisser ! — En même temps il leur montrait à droite le précipice tout bleu avec des cimes de sapins au fond. Tout le monde devint silencieux jusqu’à la terrasse, où commençait la voûte. Là chacun respira plus librement. On vit au milieu du passage les contrebandiers Brenner, Pfeifer et Toubac, avec leurs grands manteaux gris et leurs feutres noirs, assis autour d’un feu qui s’étendait le long de la roche. Marc Divès leur dit : — Nous voilà ! Les kaiser-licks sont les maîtres… Zimmer a été tué cette nuit… Hexe-Baizel est-elle là-haut ?

— Oui, répondit Brenner, elle fait des cartouches.

— Cela peut encore servir, dit Marc. Ayez l’œil ouvert, et si quelqu’un monte, tirez dessus.

Les Materne s’étaient arrêtés au bord de la roche, et ces trois grands gaillards roux, le feutre retroussé, la corne à poudre sur la hanche, la carabine sur l’épaule, les jambes sèches, musculeuses, solidement établis à la pointe du roc, offraient un groupe étrange sur le fond bleuâtre de l’abîme. Le vieux Materne, la main étendue, désignait au loin, bien loin, un petit point blanc presque imperceptible au milieu des sapinières, en disant : — Reconnaissez-vous cela, mes garçons ? — Et tous trois regardaient les yeux à demi fermés. — C’est notre maison, répondait Kasper.

— Pauvre Magrédel ! reprit le vieux chasseur après un instant de silence, doit-elle être inquiète depuis huit jours ! doit-elle faire des vœux pour nous à sainte Odile !

En ce moment, Marc Divès, qui marchait le premier, poussa un cri de surprise. — Mère Lefèvre, dit-il en s’arrêtant, les hulans ont mis le feu à votre ferme !

Catherine reçut cette nouvelle avec le plus grand calme, et s’avança jusqu’au bord de la terrasse ; Louise et Jean-Claude la suivirent. Au fond de l’abîme s’étendait un grand nuage blanc, on voyait à travers ce nuage une étincelle sur la côte du Bois-de-Chênes, c’était tout ; mais par instans, lorsque soufflait la bise, l’incendie apparaissait : les deux hauts pignons noirs, le grenier à foin embrasé, les petites écuries flamboyantes ; puis tout disparaissait de nouveau. — C’est déjà presque fini ! dit Hullin à voix basse.

— Oui, répondit la vieille fermière, voilà quarante ans de travail et de peines qui s’envolent en fumée ;… mais c’est égal, ils ne peuvent brûler mes bonnes terres, la grande prairie de l’Eichmath. Nous recommencerons à travailler. Gaspard et Louise referont tout cela. Moi, je ne me repens de rien.

Au bout d’un quart d’heure, des milliers d’étincelles s’élevèrent, et tout s’écroula. Les pignons noirs seuls restèrent debout. Alors on se remit à grimper le sentier. Au moment d’atteindre la terrasse supérieure, on entendit la voix aigre de Hexe-Baizel : — C’est toi, Catherine ? criait-elle. Ah ! je ne pensais jamais que tu viendrais me voir dans mon pauvre trou.

Baizel et Catherine Lefèvre avaient été jadis à l’école ensemble, et elles se tutoyaient.

— Ni moi non plus, répondit la vieille fermière ; c’est égal, Baizel, dans le malheur, on est contente de retrouver une vieille camarade d’enfance.

Baizel semblait touchée. — Tout ce qui est ici, Catherine, est à toi, s’écria-t-elle, tout !…

Elle montrait son pauvre escabeau, son balai de genêts verts et les cinq ou six bûches de son âtre. Catherine regarda tout cela quelques instans en silence et dit : — Ce n’est pas grand, mais c’est solide ; on ne brûlera pas ta maison, à toi !

— Non, ils ne la brûleront pas, dit Hexe-Baizel en riant ; il leur faudrait tous les bois du comté de Dabo pour la chauffer un peu… Hé ! hé !…

Les partisans, après tant de fatigues, sentaient le besoin du repos : chacun se hâtait d’appuyer son fusil au mur et de s’étendre sur le sol. Marc Divès leur ouvrit la seconde caverne, où ils étaient du moins à l’abri ; puis il sortit avec Hullin pour examiner la position.


XX.

Sur la roche du Falkenstein, à la cime des airs, s’élève une tour ronde, effondrée à sa base. Cette tour, couverte de ronces, d’épines blanches et de myrtiles, est vieille comme la montagne ; ni les Français, ni les Allemands, ni les Suédois ne l’ont détruite. La pierre et le ciment sont reliés avec une telle solidité, qu’on ne peut en détacher le moindre fragment. Elle a un air sombre et mystérieux qui vous reporte à des temps reculés, où la mémoire de l’homme ne peut atteindre. À l’époque du passage des oies sauvages, Marc Divès s’y embusquait d’habitude, lorsqu’il n’avait rien de mieux à faire, et quelquefois, à la tombée du jour, au moment où les bandes arrivent à travers la brume et décrivent un large circuit avant de se reposer, il en abattait deux ou trois, ce qui réjouissait Hexe-Baizel, toujours fort empressée de les mettre à la broche. Souvent aussi, en automne, Marc tendait dans les broussailles des lacets où les grives se prenaient volontiers : enfin la vieille tour lui servait de bûcher. Combien de fois Hexe-Baizel, lorsque le vent du nord soufflait à décorner des bœufs, et que le bruit, le craquement des branches et le gémissement immense des forêts d’alentour montaient là-haut comme la clameur d’une mer en furie, combien de fois Hexe-Baizel avait-elle failli être emportée en face sur la Kilbéri ! Mais elle se tenait cramponnée aux broussailles des deux mains, et le vent ne réussissait qu’à faire flotter ses cheveux roux.

Divès, s’étant aperçu que son bois, couvert de neige et trempé par la pluie, donnait plus de fumée que de flamme, avait abrité la vieille tour d’un toit en planches. À cette occasion, le contrebandier racontait une singulière histoire. Il prétendait avoir découvert, en posant les chevrons au fond d’une fissure, une chouette blanche comme neige, aveugle et débile, pourvue en abondance de mulots et de chauves-souris. C’est pourquoi il l’avait appelée la grand’mère du pays, supposant que tous les oiseaux venaient l’entretenir à cause de son extrême vieillesse.

À la fin de ce jour, les partisans, placés en observation, comme les locataires d’un vaste hôtel, à tous les étages de la roche, virent les uniformes blancs apparaître dans les gorges d’alentour. Ils débouchaient en masses profondes de tous les côtés à la fois, ce qui démontrait clairement leur intention de bloquer le Falkenstein. Marc Divès, voyant cela, devint tout rêveur, — S’ils nous entourent, pensait-il, nous ne pourrons plus nous procurer de vivres ; il faudra nous rendre ou mourir de faim. — On distinguait parfaitement l’état-major ennemi, stationnant à cheval autour de la fontaine du village des Charmes. Là se trouvait un grand chef à large panse, qui contemplait la roche avec une longue lunette ; derrière lui se tenait Yégof, et il se retournait de temps en temps pour l’interroger. Les femmes et les enfans formaient cercle plus loin d’un air d’extase, et cinq ou six hulans caracolaient. Le contrebandier ne put y tenir davantage ; il prit Hullin à part. — Regarde, lui dit-il, cette longue file de shakos qui se glissent le long de la Sarre, et de ce côté-ci les autres qui remontent la vallée comme des lièvres en allongeant les jambes : ce sont des Autrichiens, n’est-ce pas ? Eh bien ! que vont-ils faire là, Jean-Claude ?

— Ils vont entourer la montagne.

— C’est très clair… Combien crois-tu qu’il y ait là de monde ?

— De trois à quatre mille hommes.

— Sans compter ceux qui se promènent dans la campagne. Eh bien ! que veux-tu que Piorette fasse contre ce tas de vagabonds avec ses trois cents hommes ? Je te le demande franchement, Hullin.

— Il ne pourra rien faire, répondit le brave homme simplement. L’ennemi sait que nos munitions sont au Falkenstein ; il craint un soulèvement après son entrée en Lorraine et veut assurer ses derrières. Le général autrichien se décide à nous réduire par la famine. Tout cela, Marc, est positif ; mais nous sommes des hommes, nous ferons notre devoir : nous mourrons ici !

Il y eut un instant de silence : Marc Divès fronçait le sourcil, et ne paraissait pas du tout convaincu. — Nous mourrons ! reprit-il en se grattant la nuque : moi, je ne vois pas du tout pourquoi nous devons mourir : cela n’entre pas dans mes idées de mourir : il y a trop de gens qui seraient contens !

— Que veux-tu faire ? dit Hullin d’un ton sec : tu veux te rendre ?

— Me rendre ! cria le contrebandier ; me prends-tu pour un lâche ?

— Alors explique-toi.

— Ce soir, je pars pour Phalsbourg… Je risque ma peau en traversant les lignes de l’ennemi ; mais j’aime encore mieux cela que de me croiser les bras ici et de périr par la famine. J’entrerai dans la place à la première sortie, ou je tâcherai de gagner une poterne. Le commandant Meunier me connaît ; je lui vends du tabac depuis trois ans. Il a fait comme toi les campagnes d’Italie et d’Égypte. Eh bien ! je lui exposerai la chose. Je verrai Gaspard Lefèvre… Je ferai tant qu’on nous donnera peut-être une compagnie. Rien que l’uniforme, vois-tu, Jean-Claude, et nous sommes sauvés : tout ce qui reste de braves gens se réunit à Piorette, et dans tous les cas on peut nous délivrer. Enfin voilà mon idée : qu’en penses-tu ? — Il regardait Hullin, dont l’œil fixe et sombre l’inquiétait. — Voyons, est-ce que ce n’est pas une chance ?

— C’est une idée, dit enfin Jean-Claude. Je ne m’y oppose pas.

Et regardant le contrebandier à son tour dans le blanc des yeux : — Tu me jures de faire ton possible pour entrer dans la place ?

— Je ne jure rien du tout, répondit Marc, dont les joues brunes se couvrirent d’une rougeur subite ; je laisse ici tout ce que j’ai : mon bien, ma femme, mes camarades, Catherine Lefèvre et toi, mon plus vieil ami !… Si je ne reviens pas, je serai un traître ;… mais si je reviens, Jean-Claude, tu m’expliqueras un peu ce que tu viens de me demander : nous éclaircirons ce petit compte entre nous !

— Marc, dit Hullin, pardonne-moi ; ces jours-ci j’ai trop souffert ! J’ai eu tort ;… le malheur rend défiant… Donne-moi la main… Va, sauve-nous, sauve Catherine, sauve mon enfant. Je te le dis maintenant, nous n’avons plus de ressource qu’en toi.

La voix de Hullin tremblait. Divès se laissa fléchir ; seulement il ajouta : — C’est égal, Jean-Claude, tu n’aurais pas dû me dire cela dans un pareil moment ; n’en parlons plus jamais !… Je laisserai ma peau en route, ou bien je reviendrai vous délivrer. Ce soir, à la nuit, je partirai. Les Autrichiens cernent déjà la montagne. N’importe, j’ai un bon cheval, et puis j’ai toujours eu de la chance.

À six heures, les dernières cimes étaient descendues dans les ténèbres. Des centaines de feux, scintillant au fond des gorges, annonçaient que les Autrichiens préparaient leur repas. Marc Divès descendit la brèche en tâtonnant. Hullin écouta quelques secondes encore les pas de son camarade, puis il se dirigea tout soucieux vers la vieille tour, où l’on avait établi le quartier-général. Il souleva la grosse couverture de laine qui fermait le nid de hiboux, et vit Catherine, Louise et les autres accroupis autour d’un petit feu qui éclairait les murailles grises. La vieille fermière, assise sur un bloc de chêne, les mains nouées autour des genoux, regardait la flamme d’un œil fixe, les lèvres serrées, le teint verdâtre. Louise, adossée au mur, semblait rêveuse. Jérôme, debout derrière Catherine, les mains croisées sur son bâton, touchait de son gros bonnet de loutre le toit vermoulu. Tous étaient tristes et découragés. Hexe-Baizel, qui soulevait le couvercle d’une marmite, et le docteur Lorquin, qui grattait le crépi du vieux mur avec la pointe de son sabre, conservaient seuls leur physionomie habituelle.

— Nous voilà, dit le docteur, revenus aux temps des Triboques, Ces murs-là ont plus de deux mille ans. Il a dû couler une bonne quantité d’eau des hauteurs du Falkenstein et du Grosmann par la Sarre au Rhin depuis qu’on n’a pas fait de feu dans cette tour.

— Oui, répondit Catherine comme au sortir d’un rêve, et bien d’autres que nous ont souffert ici le froid, la faim et la misère. Qui l’a su ? Personne. Et dans cent, deux cents, trois cents ans, d’autres peut-être viendront encore s’abriter à cette même place. Ils trouveront comme nous la muraille froide, la terre humide. Ils feront un peu de feu. Ils regarderont comme nous regardons, et ils diront comme nous : Qui a souffert avant nous ici ? Pourquoi ont-ils souffert ? Ils étaient donc poursuivis, chassés comme nous le sommes, pour venir se cacher dans ce misérable trou ? Et ils songeront aux temps passés, et personne ne pourra leur répondre !

Jean-Claude s’était rapproché. Au bout de quelques secondes, la vieille fermière, relevant la tête, se prit à dire en le regardant : — Eh bien ! nous sommes bloqués… L’ennemi veut nous prendre par la famine !

— C’est vrai, Catherine, répondit Hullin. Je ne m’attendais pas à cela. Je comptais sur une attaque de vive force ; mais les kaiser-licks n’en sont pas encore où ils pensent. Divès vient de partir pour Phalsbourg ; il connaît le commandant de place,… et si l’on envoie seulement quelques centaines d’hommes à notre secours…

— Il ne faut pas compter là-dessus, interrompit la vieille femme. Marc peut être pris ou tué par les Autrichiens, et puis, à supposer qu’il parvienne à traverser leurs lignes, comment pourra-t-il entrer à Phalsbourg ? Vous savez bien que la place est assiégée !

Alors tout le monde resta silencieux. Hexe-Baizel apporta bientôt la soupe, et l’on fit cercle autour de la grande écuelle fumante.


XXI.

Catherine Lefèvre sortit de l’antique masure vers sept heures du matin. Louise et Hexe-Baizel dormaient encore : mais le grand jour, le jour splendide des hautes régions, remplissait déjà les abîmes. Au fond, à travers l’azur, se dessinaient les bois, les vallons, les rochers, comme les mousses et les cailloux d’un lac sous le cristal bleuâtre. Pas un souffle ne troublait l’air, et Catherine, en face de ce spectacle immense, se sentit plus calme, plus tranquille que dans le sommeil même. — Que sont nos misères d’un jour, se dit-elle, nos inquiétudes et nos souffrances ? Pourquoi fatiguer le ciel de nos gémissemens ? pourquoi redouter l’avenir ? Tout cela ne dure qu’une seconde : nos plaintes ne comptent pas plus que le soupir de la cigale en automne ; est-ce que ses cris empêchent l’hiver d’arriver ? Ne faut-il pas que les temps s’accomplissent, que tout meure pour renaître ? Nous sommes déjà morts, et nous sommes revenus ; nous mourrons encore, et nous reviendrons. Et les montagnes, avec leurs forêts, leurs rochers et leurs ruines, sont toujours là pour nous dire : Souviens-toi, souviens-toi ! Tu m’as vu, regarde encore, et tu me reverras dans les siècles des siècles !

Ainsi rêvait la vieille, et l’avenir ne lui faisait plus peur : les pensées pour elle n’étaient que des souvenirs. Et comme elle était là depuis quelques instans, tout à coup un bourdonnement de voix vint frapper ses oreilles ; elle se retourna et vit Hullin avec les trois contrebandiers, qui causaient gravement entre eux de l’autre côté du plateau. Ils ne l’avaient pas aperçue et semblaient engagés dans une discussion sérieuse en contemplant différens points que désignait Hullin dans la montagne. Catherine s’était rapprochée ; bientôt elle entendit : — Alors vous ne croyez pas qu’il soit possible de descendre d’aucun côté ?

— Non, Jean-Claude, il n’y a pas moyen, répondit Brenner ; ces brigands-là connaissent le pays à fond : tous les sentiers sont gardés. Tiens, regarde le paquis des Chevreuils le long de cette mare ; jamais les gardes n’ont eu l’idée de l’observer seulement : eh bien ! eux, ils le défendent. Et là-bas, le passage du Rothstein, un vrai chemin de chèvres, où l’on ne passe pas une fois en dix ans, tu vois briller une baïonnette derrière la roche, n’est-ce pas ? Et cet autre, ici, où j’ai filé huit ans avec mes sacs, sans rencontrer un gendarme, ils le tiennent aussi… Il faut que le diable leur ait montré tous les défilés.

— Oui, s’écria le grand Toubac, et si ce n’est pas le diable qui s’en mêle, c’est au moins Yégof !

— Mais, reprit Hullin, il me semble que trois ou quatre hommes solides, décidés, pourraient enlever un de ces postes.

— Non, ils s’appuient l’un sur l’autre : au premier coup de fusil, on aurait un régiment sur le dos, répondit Brenner. D’ailleurs, supposons qu’on ait la chance de passer, comment revenir avec des vivres ? Moi, voilà mon avis : c’est impossible !

Hullin se retourna en ce moment et vit la mère Lefèvre, qui se tenait à quelques pas, l’oreille attentive. — Tiens ! vous étiez là, Catherine, dit-il ; nos affaires prennent une vilaine tournure.

— Oui, j’entends : il n’y a pas moyen de renouveler nos provisions.

— Nos provisions ? dit Brenner avec un sourire étrange ; savez-vous, mère Lefèvre, pour combien de temps nous en avons ?

— Mais pour une quinzaine, répondit la brave femme.

— Nous en avons pour huit jours, fit le contrebandier en vidant les cendres de sa pipe sur son ongle.

— C’est la vérité, dit Hullin. Marc Divès et moi, nous croyions à une attaque du Falkenstein ; nous ne pensions jamais que l’ennemi songerait à le bloquer comme une place forte. Nous nous sommes trompés !…

— Et qu’allons-nous faire ? demanda Catherine toute pâle.

— Nous allons réduire la ration de chacun à la moitié. Si dans quinze jours Marc n’arrive pas, nous n’aurons plus rien… Alors nous verrons !

Ce disant, Hullin, Catherine et les contrebandiers, la tête inclinée, reprirent le chemin de la brèche. Ils mettaient le pied sur la pente, lorsqu’à trente pas au-dessous d’eux apparut Materne, qui grimpait tout essoufflé dans les décombres et s’accrochait aux broussailles pour aller plus vite. — Un officier autrichien, dit-il, s’avance sur le mur du vieux burg avec un petit drapeau blanc ; il a l’air de vouloir nous parler.

Hullin, se dirigeant aussitôt vers la pente de la roche, vit en effet un Autrichien debout sur le mur, et qui semblait attendre qu’on lui fit signe de monter. Il était à deux portées de carabine ; plus loin stationnaient cinq ou six Croates. Après avoir inspecté ce groupe, Jean-Claude se retourna et dit : — C’est un parlementaire qui vient sans doute nous sommer de rendre la place.

— Qu’on lui tire un coup de fusil ! s’écria Catherine ; c’est tout ce que nous avons de mieux à lui répondre.

Tous les autres paraissaient du même avis, excepté Hullin, qui, sans faire aucune observation, descendit à la terrasse où se trouvait le reste des partisans. — Mes enfans, dit Hullin, l’ennemi nous envoie un parlementaire. Nous ne savons pas ce qu’il nous veut. Je suppose que c’est une sommation de mettre bas les armes, mais il est possible que ce soit autre chose. Frantz et Kasper vont aller à sa rencontre ; ils lui banderont les yeux au pied de la roche et ramèneront ici.

Personne n’ayant d’objection à faire, les fils de Materne passèrent leur carabine en sautoir et s’éloignèrent sous la voûte en spirale. Au bout de dix minutes environ, les deux grands chasseurs roux arrivèrent près de l’officier ; il y eut une rapide conférence entre eux, après quoi tous les trois se mirent à grimper au Falkenstein. À mesure que montait la petite troupe, on distinguait mieux l’uniforme du parlementaire et même sa physionomie : c’était un homme maigre, aux cheveux blond cendré, à la taille bien prise, aux mouvemens résolus. Au bas de la roche, Frantz et Kasper lui bandèrent les yeux, et bientôt on entendit leurs pas sous la voûte. Jean-Claude, allant à leur rencontre, dénoua lui-même le mouchoir, en disant :

— Vous désirez me communiquer quelque chose, monsieur ? Je vous écoute.

— C’est au commandant Hullin que j’ai l’honneur de m’adresser ? demanda le parlementaire en bon français.

— Oui, monsieur, répondit Jean-Claude. — Et comme l’autre promenait un regard indécis autour du cercle : Parlez haut, monsieur, s’écria-t-il, que tout le monde vous entende ! Lorsqu’il s’agit d’honneur et de patrie, personne n’est de trop en France, les femmes s’y entendent aussi bien que nous. Vous avez des propositions à me faire ? Et d’abord de quelle part ?

— De la part du général commandant en chef. Voici ma commission.

— Bon ! Nous vous écoutons, monsieur.

Alors l’officier, élevant la voix, dit d’un ton ferme : — Permettez-moi d’abord, commandant, de vous dire que vous avez magnifiquement rempli votre devoir. Vous avez forcé l’estime de vos ennemis.

— En matière de devoir, dit Hullin, il n’y a pas de plus ou de moins ; nous avons fait notre possible.

— Oui, ajouta Catherine d’un ton sec, et puisque nos ennemis nous estiment à cause de cela, eh bien ! ils nous estimeront encore plus dans huit ou quinze jours, car nous ne sommes pas au bout de la guerre. On en verra bien d’autres.

L’officier tourna la tête et resta comme stupéfait de l’énergie sauvage empreinte dans le regard de la vieille femme. — Ce sont de nobles sentimens, reprit-il après un instant de silence ; mais l’humanité a ses droits, et répandre le sang inutilement, c’est faire le mal pour le mal.

— Alors pourquoi venez-vous dans notre pays ? cria Catherine d’une voix d’aigle. Allez-vous-en, et nous vous laisserons tranquilles ! — Puis elle ajouta : — Vous faites la guerre comme des brigands : Vous volez, vous pillez, vous brûlez ! Vous méritez tous d’être pendus… On devrait vous précipiter de cette roche pour le bon exemple.

— Je sais, répliqua l’officier, qu’on a mis le feu à la ferme qui se voit en face de ce rocher. Ce sont les hulans, des pillards comme il s’en trouve à la suite de toutes les armées ; mais ce fait isolé ne prouve rien contre nous, il sera puni sévèrement, et le général ne manquera pas, j’en suis convaincu, d’accorder une indemnité…

— Je ne veux rien de vous, interrompit Catherine brusquement.

Le parlementaire comprit que la vieille femme ne lui céderait pas un pouce sur quoi que ce soit, et qu’il était même dangereux de lui donner la réplique. Il se retourna donc vers Hullin et lui dit : — Je suis chargé, commandant, de vous offrir les honneurs de la guerre, si vous consentez à rendre cette position. Vous n’avez point de vivres, nous le savons. D’ici à quelques jours, vous seriez forcés de mettre bas les armes. L’estime que vous porte le général en chef l’a seule décidé à vous faire ces conditions honorables. Une plus longue résistance n’aboutirait à rien. Nous sommes maîtres du Donon, nos armées passent en Lorraine ; ce n’est pas ici que se décidera la campagne, vous n’avez donc aucun intérêt à défendre un point inutile. Nous voulons vous épargner les horreurs de la famine sur cette roche. Voyons, commandant, décidez !

Hullin se tourna vers les partisans et leur dit simplement : — Vous avez entendu ?… Moi je refuse ; mais je me soumettrai, si tout le monde accepte les propositions de l’ennemi.

— Nous refusons tous, dit Jérôme.

— Oui, oui, tous ! répétèrent les autres.

Catherine Lefèvre, jusqu’alors inflexible, regardant par hasard Louise, parut attendrie. Elle la prit par le bras, et, se tournant vers le parlementaire, elle lui dit : — Nous avons une enfant avec nous ; est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de l’envoyer chez un de nos parens à Saverne ?

À peine Louise eut-elle entendu ces mots que, se précipitant dans les bras de Hullin avec une sorte d’effroi, elle s’écria : — Non, non ! Je veux rester avec vous, papa Jean-Claude, je veux mourir avec vous !…

— C’est bien, monsieur, dit Hullin, plus pâle que la mort ; allez ! Dites à votre général ce que vous avez vu ; dites-lui que le Falkenstein nous restera jusqu’à la mort ! Kasper, Frantz, reconduisez le parlementaire.

Ce que Hullin avait ordonné au sujet des vivres fut exécuté le jour même : chacun reçut la demi-ration pour la journée. Une sentinelle fut placée devant la caverne de Hexe-Baizel, où se trouvaient les provisions : on en barricada la porte, et Jean-Claude décida que les distributions se feraient en présence de tout le monde, afin d’empêcher les injustices ; mais toutes ces précautions ne devaient pas préserver les malheureux de la plus horrible famine.


XXII.

Dix-huit jours s’étaient écoulés. Depuis trois jours les vivres manquaient complètement au Falkenstein, et Divès n’avait pas donné signe de vie. Combien de fois, durant ces longues journées d’agonie, les montagnards avaient-ils tourné les yeux vers Phalsbourg ! combien de fois avaient-ils prêté l’oreille, croyant entendre les pas du contrebandier, tandis que le vague murmure de l’air remplissait seul l’espace ! C’est au milieu des tortures de la faim que s’écoula tout entière la dix-neuvième journée depuis l’arrivée des partisans au Falkenstein. Ils ne parlaient plus : accroupis à terre, la face amaigrie, ils restaient perdus dans une rêverie sans fin. Parfois ils se regardaient les uns les autres d’un œil étincelant, comme prêts à se dévorer ; puis ils redevenaient calmes et mornes.

Lorsque le corbeau de Yégof, volant de cime en cime, s’approchait de ce lieu de malheur, le vieux Materne épaulait sa carabine ; mais aussitôt l’oiseau de mauvais augure s’éloignait à tire-d’aile en poussant des croassemens lugubres, et le bras du vieux chasseur retombait inerte. Et comme si l’épuisement de la faim n’eût pas suffi pour combler la mesure de tant de misères, les malheureux n’ouvraient la bouche que pour s’accuser et se menacer les uns les autres. — Ne me touchez pas, criait Hexe-Baizel d’une voix de fouine à ceux qui la regardaient ; ne me regardez pas, ou je vous mords !

Louise délirait ; ses grands yeux bleus, au lieu d’objets réels, ne voyaient plus que des ombres voltiger sur le plateau, raser la cime des buissons et se poser sur la vieille tour. — Voici des vivres ! disait-elle. — Alors les autres s’emportaient contre la pauvre enfant, criant avec fureur qu’elle voulait se moquer d’eux et qu’elle prît garde ! Jérôme seul restait encore parfaitement calme ; mais la grande quantité de neige qu’il avait bue pour apaiser le déchirement de ses entrailles inondait tout son corps et sa face osseuse de sueur froide. Le docteur Lorquin avait noué un mouchoir autour de ses reins, et le serrait de plus en plus, prétendant satisfaire ainsi son estomac. Il s’était assis contre la tour, les yeux fermés ; d’heure en heure, il les ouvrait, disant : — Nous en sommes à la première, à la seconde, à la troisième période. Encore un jour, et tout sera fini ! — Alors il se mettait à disserter sur les druides, sur Odin, Brahma, Pythagore, faisant des citations latines et grecques, annonçant la transformation prochaine de ceux du Harberg en loups, en renards, en animaux de toute sorte. — Moi, criait-il, je serai lion, je mangerai quinze livres de bœuf par jour ! — Puis se reprenant : — Non, je veux être homme, disait-il, je prêcherai la paix, la fraternité, la justice ! — Les garçons de Materne, accroupis dans les broussailles, la carabine à l’épaule, semblaient attendre le passage d’un gibier qui n’arrivait jamais. L’idée de l’affût éternel soutenait leurs forces expirantes. D’autres, repliés sur eux-mêmes, grelottaient et se sentaient dévorés par la fièvre : ils accusaient Jean-Claude de les avoir conduits au Falkenstein. Hullin, avec une force de caractère surhumaine, allait et venait encore, et regardait ce qui se passait dans les vallées d’alentour sans rien dire. Il s’avançait parfois jusqu’au bord de la roche, puis revenait en murmurant : — Rien, rien !

Or à la fin de ce dix-neuvième jour, entre quatre et cinq heures du soir, le temps s’était assombri ; de gros nuages marbrés s’élevaient derrière la cime blanche du Schnéeberg. Le soleil, rouge comme un boulet qui sort de la fournaise, jetait quelques éclairs brisés dans les crevasses de l’horizon. Le silence sur la roche était profond. Louise ne donnait plus signe de vie, Kasper et Frantz conservaient leur immobilité dans les broussailles comme des pierres. Catherine Lefèvre, accroupie à terre, ses genoux pointus entre ses bras décharnés, les traits rigides et durs, les cheveux pendans sur ses joues verdâtres, l’œil hagard et le menton serré comme un étau, ressemblait à quelque vieille sibylle assise au milieu des bruyères. Elle ne parlait plus. Ce soir-là, Hullin, Jérôme, le vieux Materne et le docteur Lorquin s’étaient réunis autour de la vieille fermière pour mourir ensemble. Ils étaient tous silencieux, et les derniers rayons du crépuscule éclairaient leur groupe noir. À droite, derrière une saillie du roc, brillaient dans l’abîme quelques feux des Autrichiens, et comme ils étaient là, tout à coup la vieille, sortant de son immense rêverie, murmura d’abord quelques mots inintelligibles. — Divès arrive, dit-elle, je le vois… Il sort de la poterne, à droite de l’arsenal… Gaspard le suit et… — Alors elle compta à voix basse. — Deux cent cinquante hommes, fit-elle, des gardes nationaux et des soldats… Ils traversent le fossé… Ils montent derrière la demi-lune… Gaspard parle avec Marc… Que lui dit-il ? — Elle parut écouter : « Dépêchons-nous ! » Oui, dépêchez-vous,… le temps presse… Les voilà sur les glacis !

Il y eut un long silence ; puis tout à coup la vieille, se dressant de toute sa hauteur, les bras écartés, les cheveux hérissés, la bouche toute grande ouverte, hurla d’une voix terrible : — Courage ! tuez ! tuez ! ah ! ah ! — Et elle retomba lourdement. Ce cri épouvantable avait éveillé tout le monde ; il eût éveillé des morts. Tous ces malheureux semblaient renaître. Quelque chose était dans l’air. Était-ce l’espérance, la vie, l’âme ? Je ne sais ; mais tous arrivaient à quatre pattes, comme des fauves, retenant leur souffle pour entendre. Louise elle-même se remuait doucement et levait la tête. Frantz et Kasper se traînaient sur les genoux, et, chose bizarre, Hullin, portant les yeux dans les ténèbres du côté de Phalsbourg, croyait voir un pétillement de fusillade annonçant une sortie.

Catherine avait repris sa première attitude ; mais ses joues, tout à l’heure inertes comme un masque de plâtre, frémissaient sourdement ; son œil se recouvrait du voile de la rêverie. Tous les autres prêtaient l’oreille : on eût dit que leur existence était suspendue à ses lèvres. Il s’était passé près d’un quart d’heure quand la vieille reprit lentement : — Ils ont traversé les lignes ennemies… Ils courent à Lutzelbourg… Je les vois… Gaspard et Divès sont en avant avec Desmarets, Ulrich, Weber et nos amis de la ville… Ils arrivent !…

Elle se tut de nouveau ; longtemps encore on écouta, mais la vision était passée. Alors tout rentra dans le silence, et les malheureux, un instant ranimés par l’espoir d’une délivrance prochaine, ne tardèrent pas à retomber dans le découragement. — C’est un rêve, pensaient-ils ; nous sommes condamnés à mourir de faim !

Sur ces entrefaites, la nuit était venue. Quand la lune se leva derrière les hautes sapinières, éclairant les groupes mornes des assiégés, Hullin seul veillait encore au milieu des ardeurs de la fièvre. Il entendait au loin, bien loin dans les gorges, la voix des sentinelles autrichiennes criant : Wer dà ! wer dà ! les rondes du bivac allant par les bois, le hennissement grêle des chevaux au piquet, leurs ruades et les cris de leurs gardiens. Vers minuit, le brave homme finit cependant par s’endormir comme les autres. Lorsqu’il se réveilla, l’horloge du village des Charmes sonna quatre heures. Hullin, à ces vibrations lointaines, sortit de son engourdissement, il ouvrit les paupières, et comme il regardait sans conscience de lui-même, cherchant à recueillir ses souvenirs, une vague lueur de torche passa devant ses yeux. Il en eut peur et se dit : — Est-ce que je deviens fou ? La nuit est toute noire, et je vois des torches !… — Pourtant la flamme reparut ; il la regarda mieux, puis se leva brusquement, appuyant durant quelques secondes la main sur sa face contractée. Enfin, hasardant encore un regard, il vit distinctement un feu sur le Giromani, de l’autre côté du Blanru, un feu qui balayait le ciel de son aile pourpre, et faisait tourbillonner l’ombre des sapins sur la neige. Et, se rappelant que ce signal avait été convenu entre lui et Piorette pour annoncer une attaque, il se prit à trembler des pieds à la tête, sa figure se couvrit de sueur, et, marchant dans les ténèbres à tâtons comme un aveugle, les mains étendues, il bégaya : — Catherine,… Louise,… Jérôme ! — Mais personne ne lui répondit, et, après avoir tâtonné de la sorte, croyant marcher tandis qu’il ne faisait pas un pas, le malheureux tomba en criant : — Mes enfans,… Catherine,… on vient,… nous sommes sauvés !

Alors il se fit un vague murmure dans l’air. On aurait dit que les morts se réveillaient. Il y eut un éclat de rire sec : c’était Hexe-Baizel devenue folle de souffrance. Puis Catherine s’écria : — Hullin,… Hullin,… qui a parlé ?

Jean-Claude, revenu aussitôt de son émotion, s’écria d’un accent plus ferme : — Jérôme, Catherine, Materne, et vous tous, êtes-vous morts ? Ne voyez-vous pas ce feu, là-bas, du côté du Blanru ? C’est Piorette qui vient à notre secours.

Et dans le même instant une détonation profonde roula dans les gorges du Jägerthâl avec un bruit d’orage. La trompette du jugement dernier n’aurait pas produit plus d’effet sur ces malheureux. Ils se réveillèrent tout à coup. — C’est Piorette, c’est Marc ! criaient des voix cassées, sèches, des voix de squelettes ; on vient à notre secours !

Et tous les misérables cherchaient à se relever ; quelques-uns sanglotaient, mais ils n’avaient plus de larmes. La fusillade se mit à pétiller vers le plateau du Bois-de-Chênes et la forêt du Valtin à la fois. Le jour commençait à poindre ; le pâle crépuscule montait derrière les cimes noires ; quelques rayons descendaient dans les vallées ténébreuses ; une demi-heure après, ils argentaient les brumes de l’abîme. Hullin, jetant un regard à travers les crevasses de ces nuages, reconnut alors la position. Les Autrichiens avaient perdu les hauteurs du Valtin et le plateau du Bois-de-Chênes. Ils s’étaient massés dans la vallée des Charmes, au pied du Falkenstein, au tiers de la côte, pour n’être pas dominés par le feu de leurs adversaires. En face du Falkenstein, Piorette, maître du Bois-de-Chênes, ordonnait des abatis du côté de la descente des Charmes. Il allait et venait, son bout de pipe aux dents, le feutre sur l’oreille, la carabine en bandoulière. Les haches bleues des bûcherons scintillaient au soleil levant. À gauche du village, sur la côte du Valtin, au milieu des bruyères, Marc Divès, sur son grand cheval roux, la latte pendue au poignet, indiquait les ruines et le chemin de schlitte. Un officier d’infanterie et quelques gardes nationaux en habits bleus l’écoutaient. Gaspard Lefèvre, seul, en avant de ce groupe, appuyé sur son fusil, semblait méditatif. On comprenait à son attitude les résolutions désespérées qu’il formait pour le moment de l’attaque. Enfin tout au sommet de la colline, contre le bois, deux ou trois cents hommes, rangés en ligne, l’arme au pied, regardaient aussi.

La vue de ce petit nombre d’hommes serra le cœur des assiégés, d’autant plus que les Autrichiens, sept ou huit fois supérieurs en nombre, commençaient à former deux colonnes d’attaque pour reprendre les hauteurs qu’ils avaient perdues. Leur général envoyait des hulans de tous côtés porter ses ordres. Les baïonnettes se mettaient à défiler. — C’est fini !… dit Hullin à Jérôme. Qu’est-ce que cinq ou six cents hommes peuvent faire contre quatre mille en ligne de bataille ? Les Phalsbourgeois retourneront chez eux et diront : « Nous avons fait notre devoir ! » et Piorette sera écrasé ! — Tous les autres pensaient de même ; mais ce qui porta leur désespoir au comble, ce fut de voir tout à coup une longue file de hulans déboucher dans la vallée des Charmes ventre à terre, et le fou Yégof à leur tête, galopant comme le vent : sa barbe, la queue de son cheval, sa peau de chien et sa chevelure rousse, tout cela fendait l’air. Il regardait la roche et brandissait sa lance au-dessus de sa tête. Au fond de la vallée, il piqua droit vers le général autrichien. Arrivé près de lui, Yégof fit quelques gestes, indiquant l’autre côté du plateau du Bois-de-Chênes — Ah ! le brigand, s’écria Hullin. Voyez, il dit que Piorette n’a pas d’abatis de ce côté-là, qu’il faut tourner la montagne.

En effet, une colonne se mit aussitôt en marche dans cette direction, tandis qu’une autre se dirigeait droit sur les abatis, pour masquer le mouvement de la première. — Materne, cria Hullin, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’envoyer une balle au fou ?

Le vieux chasseur hocha la tête. — Non, dit-il, c’est impossible ; il est hors de portée.

En ce moment, Catherine fit entendre un cri sauvage, un cri d’épervier : — Écrasons-les !… Écrasons-les comme au Blutfeld !

Et cette vieille, tout à l’heure si faible, alla se jeter sur un quartier de roc, qu’elle souleva des deux mains : puis, ses longs cheveux gris épars, son nez crochu recourbé sur ses lèvres serrées, les joues tendues, les reins pliés, elle s’avança d’un pas ferme jusqu’au bord de l’abîme, et la roche partit dans les airs, traçant une courbe immense. On entendit un fracas horrible au-dessous, des éclats de sapin jaillirent de tous côtés, puis on vit l’énorme pierre rebondir à cent pas d’un nouvel élan, descendre la pente rapide, et par un dernier bond arriver sur Yégof et l’écraser, lui et son cheval, dans une mare de sang. Tout cela s’était accompli en quelques secondes. Catherine, debout au bord de la roche, riait d’un rire de crécelle qui n’en finissait plus. Et tous les autres, tous ces fantômes, comme animés d’une vie nouvelle, se précipitaient sur les décombres du vieux burg en criant : — À mort ! à mort !… Écrasons-les comme au Blutfeld !

On n’avait jamais vu de scène plus terrible. Ces êtres aux portes de la tombe, maigres et décharnés comme des squelettes, retrouvaient leur force pour le carnage. Ils ne trébuchaient plus, ils ne chancelaient plus ; ils enlevaient chacun sa pierre et couraient la jeter au précipice, puis revenaient en prendre une autre, sans même regarder ce qui se passait au-dessous.

Maintenant qu’on se figure la stupeur des Autrichiens. Au bruit des roches descendant la côte avec un fracas épouvantable, tous s’étaient retournés ; puis quand ils virent sur le Falkenstein les spectres aller, venir, lever les bras, lancer les fragmens de roc et s’élancer encore, tandis qu’au milieu de leurs rangs les quartiers de roc écrasaient tout sur leur passage et renversaient des files de quinze à vingt hommes, une terreur panique s’empara d’eux, et, malgré les cris de leurs chefs, ils se débandèrent et jetèrent leurs armes pour courir plus vite.

Marc Divès et Piorette, témoins de ce coup de fortune, descendirent alors au milieu des sapinières pour essayer de couper la retraite à l’ennemi ; mais ils ne purent y parvenir. Le bataillon autrichien, réduit de moitié, forma le carré derrière le village des Charmes et remonta lentement la vallée de la Sarre, s’arrêtant parfois, comme un sanglier blessé qui fait tête à la meute, lorsque les hommes de Piorette ou ceux de Phalsbourg essayaient de le serrer de trop près. Ainsi se termina la grande bataille du Falkenstein, connue dans la montagne sous le nom de Bataille des Roches.


XXIII.

À peine le combat terminé, vers huit heures, Marc Divès, Gaspard et une trentaine de montagnards, avec des hottes de vivres, montèrent au Falkenstein. Quel spectacle les attendait là-haut !… Tous les assiégés étendus à terre semblaient morts. On avait beau les secouer, leur crier dans les oreilles : « Jean-Claude, Catherine, Jérôme ! » ils ne répondaient pas. Gaspard Lefèvre, voyant sa mère et Louise immobiles et les dents serrées, dit à Marc que si elles n’en revenaient pas, il se ferait sauter la tête avec son fusil. Marc répondit que chacun était libre, mais que pour sa part il ne se ferait pas sauter la tête à cause de Hexe-Baizel. Enfin, le vieux Colon ayant déposé sa hotte sur une pierre, Kasper Materne renifla tout à coup, ouvrit les yeux, et, voyant les vivres, se mit à claquer des dents comme un renard à la chasse. Alors on comprit ce que cela voulait dire, et Marc Divès, allant de l’un à l’autre, leur passa simplement sa gourde sous le nez, ce qui suffisait pour les ressusciter. Ils voulaient tout avaler à la fois ; mais le docteur Lorquin, malgré sa fringale, eut encore le bon sens de prévenir Marc de ne pas les écouter, et que le moindre étouffement les ferait périr. C’est pourquoi chacun ne reçut qu’un peu de pain, un œuf et un verre de vin, ce qui ranima singulièrement leur moral ; puis on chargea Catherine, Louise et les autres sur des traîneaux, et l’on redescendit au village.

Quant à peindre maintenant l’enthousiasme et l’attendrissement de leurs amis lorsqu’on les vit revenir, plus maigres que Lazarus debout dans sa fosse, c’est chose impossible. On se regardait, on s’embrassait, et à chaque nouveau-venu d’Abreschwiller, du Dagsberg, de Saint-Quirin ou d’ailleurs, c’était à recommencer.

Au bout de cinq ou six jours, tout le monde fut sur pied. Le capitaine Vidal de Phalsbourg avait laissé vingt-cinq hommes au Falkenstein pour garder les poudres ; Gaspard Lefèvre était du nombre, et le gaillard descendait tous les matins au village. Les alliés avaient tous passé en Lorraine ; on n’en voyait plus en Alsace qu’autour des places fortes. Bientôt on apprit les victoires de Champaubert et de Montmirail ; mais les temps étaient venus d’un grand malheur. Les alliés, malgré l’héroïsme de notre armée, entrèrent à Paris.

La paix faite, au printemps on rebâtit la ferme du Bois-de-Chênes : les bûcherons, les sabotiers, les maçons, les flotteurs et tous les ouvriers du pays y mirent la main. Vers la même époque, l’armée ayant été licenciée, Gaspard se coupa les moustaches, et son mariage avec Louise eut lieu. Ce jour-là arrivèrent tous les combattans du Falkenstein et du Donon, et la ferme les reçut portes et fenêtres ouvertes à deux battans. Chacun apportait ses présens aux mariés : Jérôme, des petits souliers pour Louise ; Materne et ses fils, un coq de bruyère, le plus amoureux des oiseaux, comme chacun sait ; Divès, des paquets de tabac de contrebande ; le docteur Lorquin, une layette de fine toile blanche. Il y eut table ouverte jusque dans les granges et sous les hangars. Ce qu’on consomma de vin, de pain, de viandes, de tartes et de kougelhof, je ne puis le dire ; mais ce que je sais bien, c’est que Jean-Claude, fort sombre depuis l’entrée des alliés à Paris, se ranima ce jour-là en chantant le vieil air de sa jeunesse aussi allégrement que lorsqu’il était parti, le fusil sur l’épaule, pour Valmy, Jemmapes et Fleurus. Les échos du Falkenstein en face répétèrent au loin ce vieux chant patriotique. Catherine Lefèvre frappait la mesure sur la table avec le manche de son couteau, et s’il est vrai, comme plusieurs le disent, que les morts viennent écouter quand on parle d’eux, les nôtres durent être contens, et le roi de carreau dut écumer dans sa barbe rousse. Vers minuit, Hullin se leva, et s’adressant aux mariés, il leur dit :

— Vous aurez de braves enfans, je les ferai sauter sur mes genoux, je leur apprendrai ma vieille chanson, et puis j’irai revoir les anciens ! — Cela dit, il embrassa Louise, et, bras dessus, bras dessous, avec Marc Divès et Jérôme, il descendit à sa cassine, suivi de toute la noce, qui répétait en chœur le chant sublime. On n’avait jamais vu de plus belle nuit : des étoiles innombrables brillaient au ciel dans l’azur sombre ; les buissons au bas de la côte, où l’on avait enterré tant de braves gens, frissonnaient tout bas. Chacun se sentait joyeux et attendri. Sur le seuil de la petite baraque, on se serra la main, on se souhaita le bonsoir, et tous, les uns à droite, les autres à gauche, par petites troupes, s’en retournèrent à leurs villages. — Bonne nuit, Materne, Jérôme, Divès, Piorette ! bonne nuit ! criait Jean-Claude. — Ses vieux amis se retournaient en agitant leurs feutres, et tous se disaient en eux-mêmes : — Il y a pourtant des jours où l’on est bien heureux d’être au monde. Ah ! s’il n’y avait jamais ni pestes, ni guerres, ni famines, si les hommes pouvaient s’entendre, s’aimer et se secourir, s’il ne s’élevait point d’injustes défiances entre eux, la terre serait un vrai paradis !


Erckmann-Chatrian.
  1. Sorcière des orages.