Le Journal du dimanche Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 112-125).


V

Quelle singulière nuit don Fernan passa dans l’hacienda del Rayo


Don Fernan ne dormait pas, bien au contraire ; jamais il ne s’était senti moins de dispositions au sommeil ; les yeux clos, afin de mieux concentrer sa pensée en lui-même en s’isolant des objets extérieurs, il faisait, tout éveillé, les rêves les plus charmants, et se laissait bercer par les plus séduisantes chimères.

Il reconstruisait lentement dans son esprit les divers événements futiles en apparence qui avaient eu lieu pendant le souper et qui, pour tout autre que pour lui, étaient passés inaperçus ; cette entente qui s’était tout à coup établie entre la jeune fille et lui ; le dialogue muet de ces deux cœurs qui, quelques heures auparavant, ignoraient l’existence l’un de l’autre et s’étaient soudain entendus et compris d’un regard et d’un sourire ; cet amour profond, passionné qui, comme un choc électrique, avait pénétré par les yeux pour brûler le cœur, en allumant soudain cette étincelle divine qu’il cache dans ses replis les plus secrets ; cette alliance contractée devant tous si franchement et si sincèrement ; tous ces faits réunis, groupés dans le cerveau exalté du jeune homme, et dont à peine il avait la conscience, bouleversaient complètement sa pensée et lui faisaient entrevoir comme a travers un prisme enchanteur des horizons de bonheur et de volupté inexprimables.

Comment cela était-il arrivé ? Il l’ignorait et ne cherchait même pas à le savoir ; la seule chose dont il avait la conviction, c’était qu’il était impossible d’être plus certain de l’amour d’une femme qu’il ne l’était de celui de doña Flor ; cependant, s’il eût confié à quelqu’un son secret et qu’on lui eût demandé sur quelle preuve reposait cette certitude, il lui eût été complètement impossible non pas de l’expliquer, mais seulement de le dire.

Il sentait ses pensées s’agrandir avec son amour ; le but qu’il s’était proposé jusque-là lui semblait bien misérable en comparaison de celui que la passion lui révélait et des horizons lumineux qui s’ouvraient peu à peu devant lui.

Cependant la nuit s’avançait, la fatigue commençait à prendre le dessus ; le jeune homme sentait ses paupières s’alourdir ; ses pensées devenaient moins lucides, elles lui échappaient sans qu’il parvint a les coordonner d’une manière logique ; il était enfin dans cet état qui n’est déjà plus la veille sans être encore le sommeil ; il n’allait pas tarder à s’endormir tout à fait.

Tout à coup, au milieu de l’anéantissement dans lequel il était plongé, il tressaillit brusquement, bondit sur lui-même, ouvrit les yeux et regarda.

La chambre était plongée dans une obscurité presque complète, la veilleuse s’était éteinte, un rayon de lune offrant à travers les vitraux traçait une large bande d’un blanc bleuâtre sur le parquet.

Le jeune homme avait cru entendre résonner à son oreille un bruit sec ressemblant à celui d’un ressort trop tendu et qui s’échappe.

Ce fut en vain que Fernan essaya de sonder les ténèbres, il ne vit rien ; il prêta l’oreille, il n’entendit rien que les ronflements sourds de son compagnon.

— Je me serai trompé, murmura-t-il, cependant j’avais bien cru entendre.

Il glissa la main sous son chevet et prit ses pistolets, puis il saisit son épée, et bondit brusquement au milieu de la chambre.

Au même instant, sans qu’il vit ni n’entendit rien, il fut saisi à la fois par les bras et par les jambes, renversé sur le sol et, malgré une résistance désespérée, désarmé et mis dans l’impossibilité de faire un mouvement.

— Trahison ! cria-t-il d’une voix rauque, à moi Michel, à moi ! trahison, frère

— À quoi bon appeler celui qui ne peut répondre ? murmura une voix douce et mélodieuse a son oreille votre compagnon ne s’éveillera pas.

— C’est ce que nous allons voir, reprit-il avec rage en criant de nouveau. On ne vous veut pas de mal, reprit la voix, qui malgré lui le faisait tressaillir, car il croyait la reconnaitre ; vous êtes en notre pouvoir ; rien ne nous serait plus facile que de vous égorger, si nous en avions l’intention.

— C’est vrai, grommela-t-il avec conviction, maudit soit le démon qui m’a poussé dans cette demeure

Un rire cristallin loi répondit.

— Raillez, raillez, reprit-il d’un ton bourru, vous êtes les plus forts. Vous le reconnaissez ?

— Pardieu ! je le sens assez, vos ongles et vos doigts m’entrent dans les chairs.

— Gaston, reprit doucement la voix, donnez votre parole de gentilhomme de ne pas essayer de savoir qui nous sommes, de ne pas tenter plus longtemps une résistance impossible, et à l’instant vous serez libre. Pourquoi m’appelez-vous de ce nom que j’ai oublié moi-même ? reprit-il avec colère.

— Parce que ce nom est le vôtre consentez-vous à faire le serment qu’on vous demande ?

— Il le faut bien.

— Alors, donnez votre parole.

— Sur ma foi de gentilhomme.

— Relevez-vous, dit doucement la voix.

Fernan ne se fit pas répéter l’invitation, en une seconde il fut debout.

Il s’approcha a tâtons de son lit, prit ses vêtements déposés sur un siège et s’habilla.

Le plus grand silence continuait à régner dans la chambre.

— Maintenant que vous êtes vêtu, dit la voix qui seule avait parlé jusqu’à ce moment, replacez-vous sur votre lit et ne bougez pas, il y va de votre vie.

— Mais qui êtes-vous ?

— Que vous importe ? obéissez !

— Pas avant de savoir qui vous êtes, au nom du diable !

— Des amis.

— Hum ! des amis qui ont de singulières façons.

— Ne jugez pas témérairement ce que vous ne pouvez comprendre.

— Allons, soit ! fit-il, je ne suis pas fâché, après tout, de savoir a quoi m’en tenir sur tout cela.

— Bien ! vous êtes brave.

— Le beau miracle ! au rude métier que je fais, grommela-t-il.

Il s’étendit sur le lit.

Au même instant il éprouva une légère secousse, il lui sembla que le lit s’enfonçait dans le parquet.

— Tiens, tiens, tiens ! fit-il à part lui, il me semble que ce digne don Jésus Ordoñez, etc., ne connait que la moitié de sa propriété et qu’il ne l’occupe pas sent.

Toute sa gaieté lui était revenue son cœur de lion n’avait pas une seconde tressailli dans sa poitrine ; la peur lui était inconnue ; sa curiosité était vivement excitée qui étaient ces gens qui semblaient connaitre jusqu’à ses secrets les plus cachés ? Dans quel but jouaient-ils avec lui cette scène de fantasmagorie, bonne tout au plus, pensait-il, à effrayer des enfants ? Que voulaient-ils de lui ?

Toutes ces pensées que se croisaient dans son cerveau, il les résuma par un seul mot.

— Attendons, dit-il.

Cependant le lit descendait toujours par un mouvement lent et régatier : enfin il reprit son immobilité ; il avait touché le sol.

Fernan voulut se lever.

Une main se posa sur son épaule.

— Restez où vous êtes, dit une voix rude.

— Ah ! ah ! j’ai changé d’interlocuteur, à ce qu’il paraît, reprit-il resterai-je couché ou assis ?

— Comme il vous plaira.

Le jeune homme s’assit sur son séant, croisa tes bras sur sa poitrine et attendit.

Une lueur verdâtre éclairait de reflets fantastiques l’endroit où se trouvait Fernan et lui permettait de distinguer, bien que faiblement et d’une manière indécise ; les contours noirs de plusieurs individus spectres, hommes ou démons, revêtus de longues robes noires qui les enveloppaient entièrement, et dont les yeux brillaient comme des charbons ardents à travers les trous des cagoules rabattues sur leurs visages.

Il y eut un instant de silence si profond, qu’on aurait presque pu entendre battre le cœur de tous ces individus dans leur poitrine, en admettant qu’ils fussent des êtres de chair et d’os.

Fernan ne songeait guère à cela il attendait froid, hautain, le regard plein d’éclairs.

Enfin, la voix douce, qui déjà avait retenti à son oreille dans sa chambre à coucher se fit entendre de nouveau.

— Gaston, duc de.

— Ne prononcez pas d’autre nom ici que celui porté maintenant par cet homme ! interrompit la voix rude.

— Bien parlé, cordieu ! s’écria gaiement le jeune homme qu’importent ces noms et ces titres ! Le personnage que vous avez nommé est mort depuis longtemps, mort de désespoir, de honte et de rage impuissante, ajouta-t-il avec un mouvement de rage puis, après une seconde, il reprit avec amertume L’homme qui est devant vous porte un nom et des titres qui sont assez connus, il me semble, parmi ses ennemis et ses amis, s’il lui en reste encore.

— Vous avez raison, reprit la voix douce avec un accent d’ineffable tristesse n’est donc au capitaine Laurent, au célèbre boucanier, a l’émule de Montbarts, de Ourson, de Barthélemy et de tous les héros de la flibuste, que je m’adresserai seulement.

— Hum ! vous me connaissez un peu plus qu’il ne convient à ma sûreté personnelle, vous que moi je connais si peu.

— Peut-être, cela dépendra de la franchise avec laquelle vous répondrez aux questions que nous vous adresserons.

— Voyons ces questions si elles ne se rapportent qu’à moi, je ne ferai aucune difficulté de vous répondre, mais si elles doivent compromettre d’autres personnes, dussiez-vous me faire écarteler ou écorcher vif, je ne dirai pas un mot ; vous voilà prévenus ; maintenant faites ce que vous voudrez.

— Ces questions n’auront trait qu’à vous et à vos affaires personnelles.

— Alors, parlez.

— Il y a deux mois, la Jamaïque, ou vous vous trouviez alors en relâche, avec le bâtiment que vous commandiez, dans une taverne, un individu auquel vous aviez rendu un service vous a averti que le gouvernement anglais avait résolu de s’emparer de votre personne et de confisquer votre navire.

— C’est vrai, mais j’ai appareillé le soir même et je suis retourné Leogane, après avoir amariné une caravelle anglaise en représailles de la trahison dont j’avais failli être victime.

— En posant le pied sut le débarcadère de Leogane, un homme que vous ne connaissiez pas et qui vous attendait vous a pris à part, et après vous avoir montré un signe qui vous a fait tressaillir, a eu une longue conversation avec vous.

— C’est parfaitement exact.

— Quel était ce signe ?

— Vous devez le connaitre, puisque vous êtes si bien instruit.

— Ce signe était une bague dont le chaton représentait une tête de mort avec deux poignards en croix au-dessous, avec ce mot anglais tracé avec de la poussière de diamants : Remember.

— Ce que vous dites est encore exact.

— Huit jours plus tard, au port Margot, les principaux chefs de la flibuste se sont réunis, sous la présidence de Montbarts, en assemblée secrète ; là vous avez fait une proposition qui a été acceptée à l’unanimité, après, cependant, une longue discussion, dans laquelle vous êtes parvenu à convaincre tous vos amis. Quelle était cette proposition ?

— À cela je ne puis répondre, cette affaire ne me regarde pas seul.

— Soit. Le lendemain, vous avez mis à la voile ; arrivé en vue de Chagrès, vous êtes descendu dans une pirogue avec un capitaine flibustier, votre ami, nommé Michel le Basque, et un Indien ; puis vous avez débarqué sur une plage déserte, et, après avoir coulé la pirogue, vous avez entrepris de franchir l’isthme de Panama par terre, et, finalement, vous êtes aujourd’hui, vers deux heures de l’après-dîner, arrivé ici.

— Je n’ai pas un mot à dire ; vous connaissez mes affaires aussi bien que moi.

— Pas tout à fait, nous connaissons un des motifs qui vous ont engagé dans cette périlleuse aventure, nous ignorons l’autre.

— Je ne vous comprends pas.

— Au contraire, vous me comprenez fort bien ; votre principal motif, celui pour lequel vous jouez votre rôle en ce moment, est celui-ci : l’accomplissement d’une vengeance.

— Soit ! dit-il en serrant les dents avec colère.

— Maintenant nous voulons connaître votre second motif.

— Quand à celui-là, s’il existe, ce n’est pas par moi que vous le saurez.

— Vous refusez de le dire ?

— Je refuse ; je ne me suis engagé qu’à répondre pour moi ; j’ai tenu loyalement ma promesse, insister davantage serait inutile, vous n’obtiendrez rien ; puisque vous possédez des espions si subtils, que vous avez des relations si étendues, mettez votre monde en campagne, cherchez ; peut-être découvrirez-vous ce secret que vous tenez tant à savoir.

Il y eut un silence assez long pendant lequel Fernan essaya vainement d’entendre un bruit quelconque ou d’apercevoir une lueur qui lui permît de donner une consistance logique aux soupçons qui germaient dans son esprit : mais tous ses efforts furent inutiles, il ne put parvenir à rien voir ni à rien entendre.

— Oh ! murmura-t-il à part lui, si j’avais une arme !

— Une main se posa moelleusement sur son épaule et une voix faible comme un souffle dit à son oreille

— Qu’en feriez-vous ?

— Ce que j’en ferais, vive Dieu ! J’éventrerais deux ou trois de ces drôles qui me tiennent comme un oison au perchoir, et je me tuerais après.

— Vous tuer ! reprit la voix avec un accent d’indicible tristesse vous êtes donc seul sur terre ? vous n’aimez personne, sans doute, et, ajouta-t-elle avec une certaine hésitation, personne ne vous aime ?

— J’aime et je sais aimé, répondit-il nettement.

— Qu’en savez-vous ? reprit la voix avec hauteur.

— Mon cœur me l’a dit, et le cœur ne trompe pas.

— Et celle que vous aimez ? reprit câlinement la voix.

— Je ne lui ai jamais parlé ; il y a deux heures je ne la connaissais pas.

— Et elle vous aime ?

— J’en suis sur.

Un frémissement fébrile agita la main toujours posée sur l’épaule de l’aventurier.

— Qu’en savez-vous t

— Nos cœurs se sont fondus dans un regard.

— Écoutez, reprit précipitamment la douce voix, le temps presse, ne le perdons pas en paroles ; prenez cette bague ; lorsqu’on vous présentera ce signe, quel que soit l’individu qui vous le montre, n’hésitez pas, accourez.

Je le ferai, certes, à moins de tomber mort sur la place, répondit-il en pliant le doigt, de peur que la bague ne lui échappât.

— Pourquoi parler de mort ? reprit la voix avec un accent de tendresse ineffable ; parlez de bonheur, au contraire, puisque vous êtes aimé… dites-vous.

— Oh ! s’écria-t-il, c’est vous, Flor, ma Flor bien-aimée ! Oh oui ! oui, je vous aime

— Silence, malheureux ! s’écria-t-elle avec terreur ; si l’on vous entendait, vous seriez perdu.

— Et que m’importe, maintenant que je suis certain de ton amour

La petite et mignonne main se posa précipitamment sur ses lèvres ! l’aventurier la couvrit de baisers passionnés.

— Chut ! murmura la voix à son oreille, et cela de si prés, qu’il sentit, avec un ravissement extrême, le contact des deux lèvres fraiches sur son visage.

Il se tut ; peut lui importait maintenant ce qui arriverait. Il avait dans son cœur du bonheur pour une éternité de tourments.

— Monsieur, dit une voix grave et triste que l’aventurier n’avait pas encore entendue, êtes-vous prêt à nous entendre et à nous répondre ?

— Je sais prêt à l’un comme à l’autre, monsieur : parlez, je vous écoute.

— Monsieur, nous avons compris et apprécié, continua la voix, le sentiment d’honneur qui vous fermait la bouche quand mous vous avons interrogé ; nous ne voulons pas insister sur ce point et vous pousser à forfaire à votre honneur en manquant à la parole que vous avez sans doute donnée…

— Quant à cela, monsieur, interrompit l’aventurier avec un ricanement railleur, vous pouvez avoir l’esprit en repos je vous mets au défi de me faire manquer à ma parole.

— Nous ne discutons pas ce point, monsieur, répondit la voix avec un accent de dépit : il est donc inutile, et j’ajoute qu’il serait presque de mauvais goût d’appuyer davantage là-dessus.

— Soit, monsieur, je me tais.

— Nous vous l’avons dit, reprit la voix, nous verrons non seulement avec plaisir, mais encore avec un vif intérêt, le succès du premier des motifs qui vous ont attiré en ce pays ; j’ajoute que, bien qu’invisibles, inconnus de vous et de vos ennemis, que vous ne connaissez pas, mais que nous connaissons, nous, quoi qu’il arrive, nous vous aiderons de tout notre pouvoir.

— Je vous remercie d’autant plus, monsieur, vous et vos amis, que d’après ce que j’ai été à même d’en juger, ce pouvoir doit être grande mais, sur Dieu ! je vous le jure ! en ce cas, quoi qu’il arrive, ainsi que vous-même l’avez dit, je ne me montrerai pas ingrat du secours que j’aurai reçu de vous.

— Nous enregistrons votre parole, monsieur, et nous vous la rappellerons au besoin.

— Quand il vous plaira, de nuit comme de jour, le matin ou le soir, aux champs ou à la ville, je serai prêt à acquitter envers vous la dette que j’aurai contractée.

— C’est bien, monsieur, tout est dit sur ce sujet ; quant au secret que vous vous obstinez à ne pas nous révéler, nous le découvrirons.

— Peut-être, fit-il en raillant.

— Nous le découvrirons seulement, souvenez-vous bien de ceci pour cette affaire, quelle qu’elle soit, nous ne vous connaissons plus, et nous agirons en conséquence.

— C’est-à-dire ?…

— C’est-à-dire que nous ne sacrifierons pas nos intérêts aux vôtres ; que nous agirons à notre point de vue personnel, sans nous soucier en quoi que ce soit de celui auquel vous vous serez placé ; dussions-nous, au moment du succès, renverser de fond en comble votre travail et mettre à néant vos combinaisons, si habiles qu’elles soient.

— J’accepte ces conditions un peu dures, monsieur chacun pour soi, telle est ta loi fatale à laquelle tous les hommes obéissent. Vous avez bien réfléchi ?

— Oui.

— Vous ne voulez point parler ?

— Moins que jamais ; j’aurais l’air de céder à une menace.

— Oh ! monsieur ! réfléchissez encore.

— Je ne reviens jamais sur une détermination prise.

— Soit, que votre volonté soit donc faite, monsieur, et que Dieu juge entre nous.

— Mais nous restons amis, je l’espère ?

— Oui, pour ce que je vous ai dit et jusqu’où je vous ai dit.

— Et pour le reste ?

— Ennemis mortels, répondit d’une voix sourde le sombre interlocuteur.

— Eh bien ! monsieur, Dieu jugera entre nous, ainsi que vous l’avez dit vous-même.

Au même instant, Fernan ou le capitaine Laurent, ainsi qu’il plaira au lecteur de le nommer, sentit qu’on lui appuyait quelque chose de mouillé sur le visage il voulut se récrier, la parole expira sur ses lèvres et il tomba privé de sentiment sur le lit.

Plusieurs coups rudement frappés retentirent avec un bruit de tonnerre sur la porte de ta chambre à coucher occupée par les voyageurs.

Rien ne bougea.

Au bout de quelques secondes, le vacarme recommença de plus belle, mais dans des proportions telles qu’en supposant que ce roulement continuât ainsi pendant seulement cinq minutes, la porte serait tombée en éclats.

Michel le Basque entr’ouvrit un œil et se retourna sur son lit.

— Je crois qu’on a frappé, grommela-t-il ; au diable l’importun ! je dormais si bien ! aaoooh ! ajouta-t-il en s’étirant en baillant à se démettre la mâchoire.

Le tapage recommença.

— Décidément on a frappé, reprit Michem, et tout en grognant il se leva en recommençant à bailler et s’étirer ; c’est drôle, marmotta-t-il entre ses dents, j’ai cependant dormi comme une souche, dix heures durant ; eh ! Dieu me pardonne ! j’ai autant sommeil que si je n’avais pas fermé l’œil.

— Eh ! là-dedans, cria-t-on du dehors, êtes-vous ; morts ou vivants ?

— Cordieu ! on y va, un peu de patience, nous sommes vivants, et bien vivants, je l’espère.

Et tout en chancelant, en titubant et en bâillant, il poussa les verrous et ouvrit la porte ; le guide entra.

— Voilà, dit-il, vous êtes diablement pressé, mon camarade.

— Il est cinq heures passées, répondit José, nous devrions être partis depuis longtemps déjà.

— Cinq heures ? reprit Michel ; comme le temps passe, mon Dieu

— Où est don Fernan ?

— Dans son lit ; où voulez-vous qu’il soit ?

— Et il dort ?

— Je le suppose.

— Voyons.

Ils s’approchèrent du lit.

En effet, don Fernan dormait comme s’il n’eut jamais dû se réveiller.

— Allons, dit José, éveillez-te.

— C’est dommage, il dort si bien

Cependant il le secoua par le bras.

Fernan ouvrit les yeux.

— Quoi encore ? s’écria-t-il en se dressant subitement d’un air de menace.

— Comment, quoi encore s’écria Michel scandalisé ; à qui en avez-vous, monsieur le comte, et quelle mouche vous a piqué de nous recevoir ainsi ?

Le jeune homme passa la main sur son front.

— Pardonnez-moi, dit-il en souriant, j’ai fait un mauvais rêve.

— Ah alors, il n’y a pas d’offense, dit paisiblement Michel.

— Oui, reprit-il.

Mais tout à coup ses regards tombèrent sur une bague qu’il avait au petit doigt et sur le chaton de laquelle se trouvait une fleur en-diamant.

— Eh non ! s’écria-t-il, je n’ai pas rêvé ; tout est vrai, j’ai bien réellement assisté à cette scène étrange.

Et il sauta à bas du lit.

— Il devient fou, s’écria Michel, quel malheur

— Ah ! tu dors bien ! lui dit Fernan avec ironie.

— Moi ! oui, assez bien, je vous remercie.

— Je m’en suis aperçu cette nuit.

— Vous m’avez appelé ?

— Plusieurs fois.

— Et je n’ai pas rependu ?

— Par tes ronflements, oui, mais pas autrement.

Michel sembla réfléchir.

— Tout cela n’est pas naturel, dit-il au bout d’un instant. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans la boisson que j’ai bue hier au soir, mais à peine l’avais-je avalée que je suis tombé comme un plomb, pour ne me réveiller que ce matin, et encore grâce à José.

— C’est vrai, dit celui-ci, et j’ai frappé assez longtemps avant de parvenir à me faire entendre.

— Oui, oui, il y a dans tout cela un mystère que je veux découvrir, murmura le jeune homme.

— Ah çà ! vous vous êtes donc couché tout habillé cette nuit ? reprit Michel, je croyais bien cependant vous avoir aidé, hier, à quitter vos vêtements.

Fernan tressaillit ; la mémoire lui revenait ; sans prononcer une parole il alla pousser les verrous de la porte, et, revenant auprès des deux hommes :

— Aidez-moi à ôter ce lit, dit-il.

— Pourquoi faire ? demanda Michel.

— Obéis

Les trois hommes soulevèrent te lit, et, après plusieurs efforts, ils réussirent enfin à l’enlever et à le placer au milieu de la chambre.

— À l’estrade, maintenant.

Ce travail fut plus facile, l’estrade fut simplement poussée, elle n’adhérait pas au parquet.

— C’est étrange ! murmura José que s’est-il donc passé ici ?

Lorsque l’emplacement occupé par le lit fut complètement débarrassé :

— Mes amis, dit Fernan, il s’agit maintenant de chercher si nous ne découvrirons pas une solution de continuité sur le parquet.

— Ah ! ah ! je comprends, murmura le guide ; en effet, c’est possible.

Et s’adressant au jeune homme :

— Que s’est-il donc passé ? lui demanda-t-il avec intérêt.

— Des choses inouïes, répondit celui-ci d’une voix saccadée, hâtons-nous : je vous dirai cela plus tard ; on peut nous surprendre.

Les trois hommes s’agenouillèrent alors sur le parquet ; leurs recherches furent obstinées, minutieuses ; elles durèrent plus d’une demi-heure ; le parquet était ou paraissait être intact.

Ils ne découvrirent rien et se relevèrent enfin avec découragement.

— C’est étrange, murmura le jeune homme ; cependant je n’ai pas rêvé, cette bague, ajouta-t-il en la baisant avec passion, cette bague est une preuve irrécusable de la réalité de cette scène. Où suis-je donc ici ? s’écria-t-il avec colère.

— Dans une maison maudite ne vous avais-je pas averti ? répondit le guide d’une voix sourde.

— C’est vrai, cette maison est maudite ! hâtons-nous de la quitter. Qui sait quelle catastrophe pourrait nous atteindre encore, si nous y restions plus longtemps ?

— Partons ; je ne demande pas mieux, dit Miguel, contre les hommes, je suis prêt à combattre ; mais contre les esprits, ce n’est pas mon affaire.

— Remettons d’abord tout en ordre, dit José.

— C’est juste, ajouta Fernan, il ne faut pas qu’on se doute de ce que nous avons fait ici.

L’estrade et le lit furent replacés comme ils t’étaient primitivement ; puis les deux aventuriers achevèrent leur toilette, prirent leurs valises et descendirent sur les pas du guide.

Les deux chevaux sellés et harnachés étaient attachés à un anneau dans la cour d’honneur.

Quelques peones vaguaient de c& et de là, mais le maitre de la maison ne se présentait pas.

Au moment où les aventuriers allaient se mettre en selle, le père Sanchez parut et salua le jeune homme.

— Vous partez, señor conde ? dit-il.

— À l’instant, padre, répondit Fernan en lui rendant son salut ; aurai-je l’honneur de vous voir à Panama ?

— Je l’espère, señor, si ma pupille doila Flor accompagne son père à la ciudad, je l’accompagnerai.

— Alors je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, señor padre.

— Moi de même, señor conde : recevez, vous et vos compagnons, la bénédiction d’un vieillard, et que Dieu vous protège pendant votre voyage !

Les trois hommes s’inclinèrent respectueusement en faisant le signe de la croix, puis ils prirent congé du prêtre, qui entra dans la chapelle, et ils se mirent en selle.

Ils sortirent au grand trot de l’hacienda.

Lorsqu’ils eurent atteint la base de la colline, Fernan s’arrêta, se retourna vers le sombre bâtiment, et étendant le bras vers lui d’un air de menace :

— Je pars, dit-il d’une voix étranglée par une colère impuissante, mais, vive Dieu ! je reviendrai et je découvrirai tes terribles mystères de cette sinistre habitation, dussé-je payer de ma vie cette découverte. En route, compagnons, et hâtons-nous afin de regagner le temps perdu.

Ils repartirent, mais cette fois au galop.