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IV

Comment don Fernan devint amoureux de doña Flor et loua une maison à don Jesus


L’aventurier, aidé par Michel le Basque, achevait sa toilette au moment où le premier tintement de la cloche du souper se fit entendre.

Presque aussitôt le mayordomo, après avoir préalablement gratté à la porte, pénétra dans la chambre.

— Votre Excellence est servie, monseigneur, dit-il en s’inclinant gravement ; puis il tourna sur les talons.

Le jeune homme le suivit.

Le mayordomo le conduisit au réfectoire ; c’est ainsi qu’on nommait alors la pièce que nous appelons aujourd’hui salle à manger.

Ce réfectoire était une immense salle voûtée, assez basse, dont le plafond en saillies s’appuyait sur des colonnes monolithes en granit noir ; d’étroites mais nombreuses fenêtres en ogive y laissaient pénétrer à travers des vitrages plombés un jour à peine suffisant ; les murs disparaissaient sous des boiseries en chêne, noircies par le temps et garnies de bois de cerfs, de daims, d’epieux, de cors, de défenses de sangliers, etc. ; des bras de fer soutenaient d’espace en espace des torches, dont la fumée montait en spirale jusqu’au plafond et formait un nuage bleuâtre au-dessus de la tête des convives.

Au centre de cette immense pièce, dallée de larges pierres blanches, se trouvait une énorme table en forme de fer à cheval, dont le haut bout, destiné à la famille et aux hôtes de la maison, était élevé de trois marches et se trouvait ainsi sur une estrade.

Deux immenses pièces d’argenterie curieusement ciselées et renfermant des épices et des sauces de toutes sortes établissaient une ligne de démarcation à droite et à gauche entre tes maîtres et tes serviteurs ; ces pièces d’argenterie étaient des salières ; à cette époque, dans tes colonies espagnoles ainsi que dans la mère-patrie, on conservait encore l’usage patriarcal de servir les maîtres et tes serviteurs à la même table.

D’énormes flambeaux en cuivre, vissés de distance en distance sur la table, contenaient des cierges allumés.

Au haut bout de la table, couvert d’une fine nappe damassée en toile de Hollande, et garni d’une lourde argenterie, se trouvaient deux candélabres à sept branches avec des bougies roses allumées.

La vaisselle du bas bout de la table était commune, la nappe manquait.

Cinq couverts étaient mis sur l’estrade, au milieu celui de l’haciendero, à sa droite celui du comte, à gauche celui de doña Flor, puis venait la place du chapelain, auprès de doña Flor, et à côté de don Fernan, le couvert d’un jeune homme de bonne mine à la moustache outrageusement retroussée et à l’œil plein d’éclairs.

Michel le Basque et le mayordomo avaient chacun une place réservée auprès des salières, puis les autres serviteurs venaient par rang d’âge ou d’ancienneté.

Lorsque le comte don Fernan pénétra dans le réfectoire, la famille de l’haciendero était debout sur l’estrade ; les serviteurs se tenaient, eux aussi, immobiles et silencieux devant leurs places.

Mon cher hôte, dit affectueusement don Jesus, permettez-moi de vous présenter mon digne chapelain le père Sanchez, mon ami don Pablo de Sandoval, capitaine de marine au service de Sa Majesté, et enfin doña Ftor, ma fille ; maintenant, père Sanchez, que la présentation est faite, veuillez, je vous prie, dire le benedicite afin que nous nous mettions à table.

Le père Sanchez obéit, puis chacun prit place et le repas commença.

C’était un véritable repas espagnol avec le puchero et l’olla podrida classiques, accompagnés de pièces de venaison et d’oiseaux de marais. En somme, tout était exquis et servi d’une façon irréprochable ; don Jesus avait un excellent cuisinier.

La conversation, assez languissante au commencement du repas, s’anima peu à peu et devint générale au moment où le postre — dessert — les dalces, les liqueurs et les vins fins furent placés sur la table.

Les domestiques avaient disparu ; seuls le mayordomo et Michel, sur un signe bienveillant de l’haciendero, avaient conservé leurs places.

Don Pablo, d’après ce qu’apprit don Fernan, était un prétendant à la main de doña Flor ; depuis quelques jours à peine il était de retour à Panama, après une assez longue croisière faite sur les côtes du Pérou ; il commandait une corvette de vingt canons et de deux cents hommes d’équipage ; cette corvette, nommée la Perla, était, au dire du brillant capitaine, bien connue des ladrones, ainsi qu’il nommait tes flibustiers, et ils la redoutaient fort.

La croisière de la Perla avait été heureuse ; elle était rentrée à Panama, ramenant avec elle deux navires contrebandiers et une dizaine de ladrones surpris pendant un gros temps, dans une pirogue à peu prés désemparée.

Au dire du capitaine, ces ladrones avaient opposé une résistance désespérée avant de se laisser amariner, et ce n’avait été que lorsqu’ils avaient vu leur embarcation couler sous leurs pieds qu’ils avaient consenti à se rendre. Il paraissait que depuis plus de deux jours les pauvres corsaires n’avaient ni bu ni mangé, lorsqu’ils avaient été aperçus par la Perla.

— Cependant, fit observer doña Flor, malgré la faiblesse dans laquelle ces pauvres gens devaient se trouver, ils ont fait une belle défense.

— Magnifique, señorita dit le capitaine en frisant coquettement sa moustache ; de véritables démons ils m’ont tué ou blessé trente hommes.

— Et il n’étaient que dix ? dit Fernan.

— Pas un de plus, sur ma parole !

— Vous les avez faits prisonniers ?

— Ils sont gardés à vue dans la prison de Panama.

— Hum ! fit l’haciendero, s’ils avaient été vingt au lieu de dix, vous auriez eu fort à faire, mon cher capitaine.

— Oh ! ceux-ci font une exception ; tous ne sont pas aussi braves.

— Vous croyez, capitaine ? dit Fernan d’une voix railleuse,

— Je connais les ladrones de longue date ; ce n’est pas la première fois que j’ai maille à partir avec eux, répondit-il avec fatuité.

— Ah murmura Fernan en se pinçant les lèvres.

— Mon Dieu, oui ! je fais le service de garde-côte, vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Et que compte-t-on faire de ces pauvres gens ? demanda doña Flor avec intérêt.

— Ils seront pendus haut et court ; d’ailleurs, ils ne se font nulle illusion sur leur sort ; ils ont deviné ce qui les attend.

— Savez-vous quand aura lieu cette belle exécution ? demanda Fernan.

— Je ne pourrais trop vous dire, mais je crois qu’ils ne seront pas pendus avant une dizaine de jour.

— Pourquoi si tard ?

— Une idée du gouverneur, idée assez ingénieuse, du reste. Il doit y avoir une fête à Panama, l’exécution des ladrones fera partie des divertissements.

— C’est, en effet, parfaitement trouvé ; il faut être Espagnol pour avoir d’aussi belles idées dit le jeune homme avec amertume.

— Pauvres malheureux, s’écria doña Flor, dont tes yeux étaient remplis de larmes. Comme ils doivent souffrir !

— Eux ! fit le capitaine en haussant les épaules ; allons donc, vous vous trompez du tout au tout, señora ils rient, chantent et boivent toute la journée.

— Ils essaient de s’étourdir.

— Pas le moins du monde ; ils prétendent avec un aplomb qui donnerait fort à réfléchir, si l’on n’avait pas la certitude que cela est impossible ; ils prétendent, dis-je, qu’ils ne seront pas pendus et que leurs amis les sauveront.

Fernan et Michel le Basque échangèrent un regard expressif.

— Dieu le veuille ! murmura la jeune fille.

Amen ! fit le père Sanchez.

— Vive Dios ! je ne partage pas cet avis, dit l’haciendero ; ces ladrones sont de mauvais drôles qui ne croient ni à Dieu ni à diable et sont capables des crimes les plus affreux ; leur audace est inouïe ; ils tiennent presque notre formidable marine en échec ; morte la bête, mort le venin ; plus on en tuera, moins il en restera en état de nous nuire ; qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Je pense que ce serait une sottise de leur faire grâce, quand on les tient un bon bout de corde règle bien des comptes.

— C’est possible, dit le chapelain, mais pourquoi vous montrer plus féroce qu’ils ne le sont eux-mêmes ? après la bataille, ils ne tuent pas les prisonniers.

— Et Monbarts l’Exterminateur ? s’écria le capitaine.

— Montbarts est une exception ; mais tenez, don Jesus est une preuve vivante de ce que j’avance : il a été prisonnier de l’Olonnais, si je ne me trompe ?

— En effet, mais pendant le temps que j’ai été son esclave, il m’a fort maltraité.

— Peut-être, mais il ne vous a pas tué.

— Je suis forcé d’en convenir, dit en riant l’haciendero.

— Comment ! vous ayez été prisonnier de l’Olonnais, un des chefs les plus féroces de la flibuste, et vous avez réussi à vous échapper, señor ? dit Fernan avec un air d’intérêt parfaitement joué. Mais c’est un miracle, cela !

— Vous dites vrai, señor, un miracle dont je suis redevable à mon saint patron.

— Peut-être, reprit Fernan, que si nous étions plus pitoyables envers ces gens, nous parviendrions à les adoucir et à diminuer la haine qu’ils ont contre nous.

— Ceci est une erreur, señor ; ces gens sont indomptables, répliqua le capitaine ; la vue de l’or tes rend fous.

— Bien des gens leur ressemblent, hélas ! murmura le chapelain. Bah ! À quoi bon s’attendrir sur de pareils drôles, qui n’ont de l’homme que l’apparence et en réalité ne sont rien moins que des bêtes féroces ? s’écria l’haciendero. À votre santé, señores, et vive l’Espagne ! que nous importent ces ladrones ?

— Quoi que vous en disiez, mon père, reprit assez sèchement la jeune fille, ce sont des hommes, égarés peut-être, mais ce sont des créatures de Dieu ; on doit les plaindre.

— Comme il vous plaira, Niña, je ne m’y oppose pas, fit l’haciendero en ricanant.

Il remplit les verres à la ronde.

La conversation dévia alors et on parla d’autre chose.

Le capitaine Sandoval, qui se figurait faire la cour à la jeune fille en se posant en exterminateur de flibustiers, comprenant qu’il se fourvoyait et que doña Flor ne partageait nullement son opinion, jugea prudent de ne pas insister davantage sur ce sujet qu’il était seul à soutenir ; d’autant plus que don Jesus Ordoñez, selon sa tactique ordinaire, lorsqu’une chose déplaisait à sa fille, menaçait de l’abandonner net.

Quant à Fernan, il paraissait assez indifférent à ce qui se disait autour de lui.

Depuis quelques minutes, il semblait plongé dans de sérieuses et profondes réflexions ; il ne prêtait qu’une attention machinale aux compliments que son hôte se croyait obligé de lui décocher tant bien que mal à chaque instant.

Fernan était en proie à une émotion étrange, une opération singulière ou plutôt une révolution complète se faisait en ce moment dans son esprit.

À son entrée dans le réfectoire, lors de la présentation faite par don Jesus, l’aventurier avait respectueusement salué la jeune fille sans trop la regarder ; puis il s’était assis ; et comme il était jeune, bien portant, fatigué d’une longue course, que son appétit était aiguisé par un jeûne prolongé, il s’était mis à manger de bon appétit, avec cette insouciance innée du voyageur qui, ne se considérant dans les lieux où il s’arrête que comme un oiseau de passage, songe peu, en dehors des lois de la stricte politesse, aux personnes que le hasard groupe autour de lui, qu’il quittera quelques heures plus tard, que sans doute il ne reverra jamais.

Lorsque la conversation, en devenant générale vers la fin du repas, était tombée sur un sujet qui l’intéressait particulièrement, puisqu’il s’agissait de ceux qui, pour lui, étaient des frères, c’est-à-dire des boucaniers, l’aventurier assez indifférent jusque-là à ce qui se disait autour de lui, s’était pour ainsi dire trouvé contraint à jeter quelques mots dans cette conversation ; ce fut alors qu’il remarqua, sans y attacher d’abord une grande importance, la sympathie avec laquelle doña Flor parlait de ses frères d’armes, la façon généreuse dont elle prenait leur défense devant ceux qui les attaquaient.

Il leva les yeux sur la jeune fille, leurs regards se croisèrent, le jeune homme ressentit comme un choc électrique qui lui fit froid au cœur ; ses yeux se baissèrent malgré lui, et il sentit le rouge lui monter au visage.

Cet homme qui cent fois avait vu la mort en face, que jusque-là aucune émotion n’avait effleuré, douce ou terrible, tressaillit, et un frisson parcourut tout son corps.

— Que se passe-t-il en moi ? murmura-t-il. Aurais-je peur, ou cette sensation aiguë que j’éprouve serait-elle ce qu’on nomme de l’amour ? Amoureux, moi ? reprit-il, métamorphosé en chevalier dameret par une petite fille ignorante et sauvage ? Allons donc, je suis fou !

Alors il releva fièrement la tête, et, afin de constater la victoire qu’il se figurait remporter sur lui-même, il se prit à examiner la jeune fille avec une attention singulière, et il réussit même à lui faire baisser les yeux à son tour.

Doña Flor avait seize ans ; elle était grande, cambrée, mince sans maigreur, et flexible sans faiblesse ; par un contraste singulier et qui était une beauté de plus, les deux races du Nord et du Midi, ce qui faisait le charme de cette jeune fille, se trouvaient réunies en elle, non pas fondues, mais heurtées et parfaitement distinctes ; ses cheveux d’un blond d’épis mûrs, à la fois épais et légers, flottant comme une vapeur dorée au moindre caprice du vent, lui formaient comme une auréole et ombrageaient des yeux et des sourcils de velours noir ; avec la finesse de peau des femmes du Nord, elle avait la matité de teint des femmes du Midi, ce qui lui donnait une pâleur pour ainsi dire transparente. Sa bouche petite, mais au dessin correct et aux lignes arrêtées, était à la fois chercheuse et pensive ; rien ne pourrait rendre l’expression de cette physionomie étrange, qui était toute dans ces yeux noirs, je l’ai dit, mais grands, limpides et si brillants, qu’ils semblaient, en s’animant, tout éclairer autour d’eux.

L’aventurier se sentit fasciné et attiré malgré lui par cette magnifique créature, si pure, si chaste, et dont l’aspect le dominait si complètement : aussi, s’il y eut victoire, cette victoire fut de courte durée, le jeune homme s’avoua vaincu ; il baissa la tête en murmurant avec un frémissement intérieur

— Je l’aime !

Ce fut tout. Il renonça à une lutte dont il reconnut toute l’impossibilité ; il se laissa aller au courant qui l’emportait, sans même se demander à quel abîme le conduirait cet amour, si singulièrement entré dans son cœur et qu’il aurait dû à tout prix en arracher.

— Bah ! murmura-t-il, qui sait ?

Qui sait ? le grand mot en amour, car il signifie espoir !

Du reste l’amour est illogique par son essence, c’est ce qui lui donne cette force redoutable au moyen de laquelle il renverse comme en se jouant tous les obstacles.

— Señor conde, dit en ce moment l’haciendero, êtes-vous bien pressé d’arriver à Panama ?

— Pourquoi cette question, s’il vous plaît, señor ? répondit le jeune homme réveillé en sursaut de son rêve d’amour.

— Peut-être est-elle indiscrète ? en ce cas vous me pardonnerez. Elle ne saurait l’être, señor ; veuillez vous expliquer, je vous prie.

— Mon Dieu ! la chose est bien simple ; figurez-vous, señor conde, que certaines affaires m’obligent à me rendre, moi aussi, à Panama ; seulement, comme mon intention, si toutefois cela ne déplaît pas trop à ma fille, est qu’elle m’accompagne dans ce court voyage, qu’une dame ne fait pas un trajet comme celui dont il s’agit aussi facilement que nous autres hommes, j’ai, vous le comprenez, certaines dispositions à prendre.

— Je comprends parfaitement cela, dit Fernan avec un sourire à l’adresse de la jeune fille.

— De sorte, continua don Jesus, qu’il m’est impossible de quitter l’hacienda avant quarante-huit heures ; s’il vous était possible de retarder votre départ jusque-là, nous partirions ensemble ; le voyage serait ainsi doublement agréable pour nous tous ; voilà ce que je désirais vous dire, señor conde ; j’ajoute que je serais heureux que ma proposition vous agrée.

Fernan jeta un regard à la dérobée sur la jeune fille ; elle causait vivement à voix basse avec le père Sanchez et ne semblait aucunement entendre ce qui se disait ; l’aventurier réprima un geste de mauvaise humeur mais son parti fut pris aussitôt.

— La proposition que vous me faites, señor, est tentante, répondit-il ; je dois me faire violence pour la refuser malheureusement les intérêts qui réclament ma présence à Panama sont d’une gravité telle qu’il m’est impossible de retarder mon départ.

— Je le regrette vivement, señor conde ; mais si, comme je le pense, votre séjour se prolonge à Panama, j’ai l’espoir que nous nous y verrons.

— Ce sera un grand honneur pour moi, señor, d’être reçu chez vous.

La jeune fille sourit doucement en regardant l’aventurier.

— Quelle singulière créature ! murmura le jeune homme, je ne comprends rien à ses caprices.

— Pardonnez-moi si j’insiste, señor conde, connaissez-vous Panama ?

— Je ne suis jamais venu en ce pays, señor.

— Alors vous n’avez aucune préférence pour habiter dans un endroit plutôt que dans un autre ?

— Aucune, señor.

— Et vous n’avez pris aucune mesure au sujet de votre établissement ?

— Certes.

— Eh bien ! señor conde, dit l’haciendero en se frottant tes mains, j’ai à vous faire une proposition qui, j’en ai l’espoir, vous sera agréable ?

— Voyons la proposition, señor.

— Je dois d’abord vous avouer en toute humilité, reprit-il en se rengorgeant, que je suis très riche, tel que vous me voyez.

— Je vous en félicite, señor, répondit-il en s’inclinant avec une pointe d’ironie si imperceptible que don Jesus ne s’en aperçut pas.

L’haciendero continua bravement

— Outre cette immense propriété, je possède deux maisons à Chagrès et trois à Panama même, dont une sur la plaça Mayor, en face du palais du gouverneur.

— Jusqu’à présent je ne vois pas venir la proposition que vous devez me faire, señor.

— J’y arrive, señor conde, j’y arrive, je possède donc trois maisons à Panama.

— Vous m’avez fait déjà l’honneur de me le dire.

— Fort bien ; une de ces maisons est construite presque aux portes de la ville, entre cour et jardin, avec une sortie sur la campagne, au moyen d’un chemin couvert qui passe sous les murs d’enceinte, et une autre sortie ou entrée, comme il vous plaira de la nommer, qui donne sur une place à peu près déserte ; cette maison est seule, enfouie au milieu de massifs d’arbres, dont nul regard indiscret ne saurait percer l’épais feuillage.

— Mais c’est presque une chartreuse, dit en riant le jeune homme.

— Un vrai bijou, señor conde, pour un homme aimant le repos et la solitude de plus on est chez soi complètement.

— C’est charmant.

— N’est ce pas ? Eh bien, si cette maison vous convient, je la mets à votre disposition pour tout le temps de votre séjour.

— Pardon ! si elle est telle que vous me la dépeignez, elle me conviendra sans doute ; à moins cependant que ce ne soit une jolie bonbonnière, trop petite pour un établissement assez considérable comme doit être le mien ; car je ne vous cache pas, señor, que j’ai l’intention de m’installer d’une manière en rapport avec le nom que je porte et le rang que je dois tenir.

— Que cela ne vous inquiète pas, señor, la maison est grande et parfaitement disposée, les appartements sont vastes, les pièces nombreuses ; de plus, les communs peuvent loger dix et même quinze domestiques au besoin.

— Oh je n’en aurai pas autant ; je ne suis pas aussi riche que vous, señor.

— Peut-être, mais cela importe peu ; de plus, il y a des corales pour les chevaux, et au sommet de la maison un mirador d’où l’on voit d’un côté la vaste étendue de l’Océan Pacifique, et de l’autre, la campagne à une grande distance eh bien, que pensez-vous de ma proposition ?

— Eh mais, je trouve qu’elle est charmante, et que si cette maison était meublée.

— Mais elle est meublée, señor conde, complètement, du haut en bas ; le mobilier a été renouvelé il y a six mois à peine.

— Ah ! pour cette fois, s’écria-t-il en riant, votre offre me séduit fort, je l’avoue.

— J’en étais sûr

— Et si le prix…

— Quel prix, señor conde ?

— Le prix de location. Supposez-vous que je consentirais a occuper ainsi votre maison ?

— Pourquoi pas, señor conde ? Ne vous ai-je pas dit que je suis très riche ?

— Oui, et moi je vous ai répondu que je ne t’étais pas autant que vous ; cependant, señor, je vous ferai observer que, quelle que soit ma fortune, je tiens avant tout à être chez moi et à vivre à ma guise.

— Qui vous en empêche ?

— Vous même, señor.

— Je ne vois comprends pas, seńor conde.

— C’est cependant bien clair, señor ; je ne puis être réellement chez moi dans une maison qu’à deux conditions.

— Lesquelles, señor conde ?

— L’acheter ou la louer.

— Mais je ne veux pas vendre ma maison, moi

— Très bien, louez-la-moi, alors ?

— Quelle folie ! je serais si heureux de vous être agréable !

— Vous me serez bien plus agréable en me la louant.

— Alors vous ne voulez rien me devoir ?

— Rien, señor ; je ne suis pas assez riche pour avoir des dettes, ajouta-t-il en souriant ; j’en ai déjà contracté une envers vous en acceptant votre gracieuse hospitalité ; tenons-nous-en là.

— Quel homme singulier vous êtes, señor conde !

— Vous trouvez, señor ? Peut-être avez-vous raison je sais forcé de vous déclarer que vous me louerez votre charmante maison ou que j’irai habiter ailleurs, où je serai beaucoup plus mal sans doute, mais où au moins je serai chez moi.

— C’est une détermination irrévocable ?

— Irrévocable ! vous l’avez dit, señor.

— Eh bien soit, j’accepte.

— À la bonne heure, vous me comblez ; il ne s’agit plus que de régler le prix de la location.

— Que cela ne vous inquiète pas, señor conde.

— Pardon señor, cela m’inquiète beaucoup au contraire.

— Bah nous nous arrangerons toujours.

— Mieux vaut nous arranger de suite, señor, afin de n’avoir plus tard de regrets ni l’un ni l’autre.

— Vous êtes un homme terrible.

— Parce que je tiens à faire les affaires comme elles doivent être faites ?

— Non, mais parce qu’il faut vous céder en tout.

— Vous allez trop loin, señor, je n’exige qu’une chose juste, il me semble.

— C’est vrai, señor conde, j’ai tort, pardonnez-moi.

— Je ne vous pardonnerai qu’à une condition.

— Bon, et quelle est-elle ?

— Faites-moi connaître le prix que vous désirez pour la location de votre maison.

— Encore ?

— Toujours ou bien dites-moi franchement que vous ne voulez pas me la louer, et c’en partons plus.

— Enfin, puisque vous l’exigez, vous me paierez mille piastres par an est-ce trop ?

— C’est raisonnable, señor ; va pour mille piastres.

— Maintenant tout est terminé.

— Pas encore.

— Comment cela ?

— Attendez un instant, de grâce !

Fernan retira on portefeuille à fermoir d’or d’une poche de son pourpoint, chercha un instant parmi plusieurs papiers, en prit un, et le présentant à l’haciendero

— Connaissez-vous à Panama, dit-il, la maison Gutierrez, Esquiroz et compagnie ?

— Certes, señor conde, c’est la première maison de banque de la ville.

— Je suis heureux de ce que vous me dites là : voici un bon de mille piastres sur cette maison que vous ne refuserez pas alors ; ce bon est à vue, ainsi que vous pouvez vous en assurer.

— Oh senor conde s’écria l’haciendero, auquel un simple coup d’œil avait suffi pour reconnaître la validité du titre, je suis si bien convaincu qu’il est excellent, que je l’accepte les yeux fermés.

— Voilà donc qui est entendu. Veuillez me donner un reçu de ces mille piastres, y joindre l’adresse de la maison, qui maintenant est la mienne, ajouter un mot pour le gardien de la dite maison, et tout sera terminé.

Sur un signe de son maître, le mayordomo était sorti. Presque immédiatement il rentra, portant tout ce qu’il fallait pour écrire.

— Comment, comme cela tout de suite, dans cette salle, sans respirer ? dit en riant l’haciendero.

— Si cela ne vous contrarie pas, señor, je vous serai obligé d’y consentir, je dois partir demain au lever du soleil.

— C’est juste, señor conde.

Il écrivit alors le reçu qu’il remit au jeune homme ; celui-ci le renferma dans son portefeuille après l’avoir lu.

— Quant à l’adresse de la maison, continua l’haciendero, elle se nomme la Casa Florida ; votre guide indien vous y conduira les yeux fermés. Mon mayordomo vous portera les clefs ce soir même ; la maison n’a pas de gardien.

— Voici les clefs, dit le mayordomo en présentant un énorme trousseau au jeune homme, qui le remit à Michel, je les avais apportées avec moi.

— Merci ! maintenant, señor, il ne me reste plus qu’a vous adresser mes sincères remerciements pour votre gracieuse hospitalité et votre courtoisie.

— Señor conde, répliqua l’haciendero en s’inclinant, soyez convaincu que je suis heureux d’avoir trouvé l’occasion de vous être agréable. Me permettrez-vous de vous faire visite dans votre demeure ?

— C’est moi, señor, qui aurai l’honneur de me présenter chez vous aussitôt votre arrivée à Panama.

— Tout le monde vous indiquera ma demeure.

— De mon côté, señor conde, dit le capitaine, je me mets à votre disposition pour visiter le port, la ville et même mon navire, à bord duquel je serai heureux de vous recevoir.

— J’accepte de grand cœur votre invitation, capitaine : j’en profiterai avec plaisir.

— Ainsi vous partez définitivement ?

— Au lever du soleil, oui, il le faut ; je prendrai même, si vous me le permettez, congé de vous, à l’instant même, car je vous avoue que je suis brisé de fatigue.

Le père Sanchez prononça les grâces, et on se leva de table.

Le jeune homme prit alors congé de ses hôtes et se retira après avoir échangé avec doña Flor un sourire d’une expression singulière.

Arrivé à la porte, Fernan se retourna ; la jeune fille, un doigt posé sur ses lèvres, le regardait en souriant.

— Que veut-elle me dire ? murmura-t-il.

Il sortit alors, précédé du mayordomo qui l’éclairait et suivi de Michel et de t’haciendero.

Don Jésus s’obstinait à conduire lui-même don Fernan jusqu’à sa chambre à coucher, afin de s’assurer que rien ne manquait à son hôte.

Le jeune homme fut contraint de céder à ce caprice, qu’il attribuait intérieurement a un excès de courtoisie.

Le mayordomo ouvrit plusieurs portes, traversa plusieurs salles et, finalement, il introduisit les étrangers dans une pièce qui n’était pas celle où ils avaient été conduits la première fois.

Cette pièce, vaste et éclairée par trois fenêtres de style ogival et dont le plafond était en forme de dôme, était entièrement tendue de tapisseries de haute lisse ; son ameublement, tout en chêne noirci par les années et curieusement sculpté, était du meilleur temps de la Renaissance et avait été apporté d’Europe ; le lit, placé sur une estrade et auquel on arrivait par un escalier de trois marches, était enveloppé d’épais rideaux.

À la tête du lit, s’ouvrait une porte donnant sur un cabinet de toilette dans lequel on avait dressé un lit pour Michel.

Les bagages des voyageurs, c’est-à-dire leurs valises, étaient déposés sur des meubles.

Sur une petite table, placée au chevet du lit, se trouvait une veilleuse allumée auprès d’un vase plein d’une liqueur fortinante qu’a cette époque on était accoutumé de boire en se couchant et que pour cela on nommait le coup du soir.

Des cires brûlaient dans des candélabres posés sur des piédouches, et une bible était ouverte sur un prie-dieu surmonté d’un christ en ivoire jauni. L’haciendero jeta un regard satisfait autour de la pièce.

— Je crois que tout est en ordre, dit-il en se frottant les mains.

— Je ne sais comment vous remercier de tant d’attentions, répondit le jeune homme.

— Je ne fais qu’accomplir les devoirs de l’hospitalité ; d’ailleurs, ajouta-t-il avec intention, si vous croyez m’avoir quelques obligations, eh bien, c’est un compte que nous réglerons plus tard ; maintenant que je sais que rien ne vous manque, que mes ordres ont été exécutés, je vous laisse et je vous souhaite une bonne nuit et surtout un bon voyage, car il est probable que je n’aurai pas l’honneur de vous revoir avant votre départ.

— Je le crains, je suis forcé de me mettre en route au lever du soleil.

— Alors, adieu, c’est-dire non, au revoir, à la Ciudad, et bonne nuit encore une fois, dormez bien et réveillez-vous demain frais et dispos ; c’est, je crois, le meilleur souhait que je puisse vous faire.

— Souhait facile à accomplir et dont je vous remercie sincèrement, répondit en souriant le jeune homme.

— Qui sait ? souvent on se couche croyant dormir, et l’insomnie veille toute la nuit au chevet aussi, pour plus de précaution, je vous recommande cette potion préparée sur cette table, c’est un spécifique admirable contre la veille.

— Je n’oublierai pas vos recommandations, bonsoir et encore une fois merci !

Les deux hommes se serrèrent la main, puis l’haciendero sortit, précédé du mayordomo.

— Que le diable l’emporte, dit Michel en fermant la porte et poussant les verrous, j’ai cru un instant qu’il resterait ici jusqu’à demain ! Enfin, nous en voilà débarrassés, ce n’est pas malheureux.

— Je ne suis pas fâché qu’il soit parti, répondit Fernan ; il commençait singulièrement à m’agacer les nerfs ; je ne sais pourquoi, mais il me semblait que ses obséquiosités étaient feintes et cachaient quelque sombre projet que je ne puis m’expliquer.

— La vérité est que cet homme a une véritable face de coquin.

— N’est-ce pas ?

— Il ressemble comme deux gouttes d’eau a un portrait de Judas Iscariote, que je me rappelle avoir vu dans mon enfance, je ne sais ou : bah ! nous prendrons nos précautions, voilà tout.

— Des précautions sont toujours bonnes à prendre, dit Fernan en plaçant son épée nue au chevet de son lit et ses pistolets sous l’oreiller.

— Maintenant, monsieur le comte, visitons la chambre.

— Soit.

Ils s’armèrent de flambeaux, soulevèrent les tapisseries et sondèrent les murailles

Ils ne découvrirent rien de suspect.

— Je crois que nous pourrons dormir tranquilles, dit le jeune homme.

— Moi aussi ! À propos, monsieur le comte, savez-vous que la location de cette maison est un coup de maître, et que vous avez fort habilement mené l’affaire.

— Oui, le bonhomme est rusé, mais il affaire à plus fin que lui ; nous ne pouvions trouver une habitation plus convenable.

— C’est un vrai coup du ciel ; ah ça ! et nos pauvres camarades, les laisserons-nous pendre par les gavachos.

— Non, vive Dieu ! si nous pouvons t’empêcher, d’autant plus que c’est pour nous venir en aide qu’ils sont tombés dans ce traquenard.

— C’est vrai mais dans deux jours nous serons à Panama, et les gavachos seront bien fins si nous ne leur tirons pas nos amis des griffes.

— Et le capitaine, comment le trouves-tu, mon vieux Michel ?

— C’est un charmant garçon, répondit le boucanier en ricanant mais si jamais, ce que j’espère, je mets le pied à bord de sa corvette, je lui apprendrai de quoi sont capables ces ladrones qu’il méprise si fort.

— Bon, c’est un plaisir que je te donnerai bientôt.

— Bien vrai, monsieur le comte ? s’écria-t-il joyeusement.

— Je t’en donne ma parole ; mais chut ! ne parle pas si haut, on pourrait nous entendre.

— Bon, ils dorment tous.

— Et nous ne ferons pas mal d’en faire autant bonsoir Miguel.

— Bonsoir, monsieur le comte.

— Tiens, emporte cette potion et bois-la.

— Vous n’en voulez donc pas ?

— Non, je n’ai pas soif.

— Moi, j’ai toujours soif. Bonsoir, monsieur le comte, je laisse la porte du cabinet ouverte.

— C’est cela, on ne sait pas ce qui peut arriver.

Le jeune homme se coucha ; Miguel sortit après avoir éteint les lumières.

La chambre ne fut plus éclairée que par la lueur tremblotante de la veilleuse.

Miguel tourna pendant quelque temps dans le cabinet, puis le silence se fit ; au bout d’un quart d’heure, Fernan entendit son compagnon ronfler comme un tuyau d’orgue ; le boucanier dormait à poings fermés.