Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Le singe et l’hirondelle
XXII
LE SINGE ET L’HIRONDELLE
ne fois le compère Singe et la commère
Hirondelle s’associèrent pour ouvrir une
petite boutique d’épicier. Mais il leur
fallait aller chercher des marchandises dans un
autre pays. Que faire ? À force de chercher, le
singe trouva. Il va au bazar, il achète un gros
concombre. Il le coupe en deux, il en mange la
moitié ; l’autre moitié, il la creuse, il la vide, il
en fait une pirogue et la met à la mer.
Les voilà embarqués : les ailes de l’hirondelle serviront de voile et la queue du singe de pagaye. On part.
Au milieu du chemin le singe a faim. Il coupe avec ses dents un morceau de la pirogue et le mange. L’hirondelle lui dit : « Eh toi, compère, tu plaisantes, hein ? Prends garde que la pirogue ne coule. Oui ! pour moi qui ai des ailes, je pourrai m’envoler, mais toi tu couleras au fond, sais-tu ! » Le singe ne fait qu’en rire : « N’aie donc pas peur, commère ! la pirogue avait comme une bosse à l’arrière, je l’ai redressée. »
Ils vont, ils vont ; le singe a faim. Il mord de nouveau dans la pirogue, le concombre se met à donner de la bande ; le singe mord de l’autre côté pour rétablir l’aplomb, le concombre coule, le singe coule, l’hirondelle s’envole.
Tandis que le singe bat l’eau de ses bras pour essayer de nager, passe mère carangue. Le singe l’appelle : « Eh vous, la mère, si vous me mettez au rivage, je vous donnerai un sac d’argent et le gouverneur vous donnera une petite médaille avec un ruban pour votre peine d’avoir retiré quelqu’un de l’eau. Dites ! ça vous va-t-il ? » La carangue est un peu bête ; elle prend le singe sur son dos et le porte à terre.
Lorsque le singe a bien secoué son eau, il dit à la carangue : « Merci, commère ; mon compliment ! vous nagez bien. Mais attendez un instant, je vais chercher votre sac d’argent ; l’affaire de la médaille se réglera plus tard. » La carangue bave de convoitise ; elle reste tout près du bord et le singe court à sa case.
Le singe revient, rapportant un très grand sac ; au fond de ce sac il a mis quelques gros sous et beaucoup de cailloux plats. Il secoue le sac pour faire sonner les sous contre les cailloux ; puis, entrant un peu dans l’eau, il ouvre le sac et dit à la carangue : « Venez compter. » La carangue entre dans le sac, le singe le referme vivement, le porte à terre, prend un bâton et tue la carangue. Et il se tient le ventre de rire : « Aïo, ma mère ! c’est bête, un poisson ! aïo ! de l’argent et une médaille ! aïo ! laissez-moi rire ! »
Puis le singe charge la carangue sur son dos, et il va par la plaine en criant : « Carangue ! belle carangue pour cari ! belle carangue fraîche pour cari ! » Il passe devant la case d’une vieille bonne femme qui était debout sur le seuil de sa porte. « Vous n’avez pas besoin d’une carangue pour le cari ? — J’en aurais bien besoin, mais je n’ai pas d’argent pour en faire. Écoutez, si vous avez du bon riz, de bon massala, de bon piment, nous pouvons faire affaire. Je fournirai le poisson, vous fournirez le reste ; vous ferez le cari et nous le mangerons ensemble. »
La bonne femme accepte et met le cari au feu ; le singe s’assied et attend.
Lorsque le cari commence à cuire, son odeur se répand dans toute la case ; le singe ouvre ses narines, l’eau lui vient à la bouche, il dit à la bonne femme : « Mangeons maintenant ; le voilà assez cuit, mon nez me le dit. — Non, monsieur le singe, il lui faut encore un coup de feu ; attendez un petit moment, mon garçon est allé ramasser un paquet de bois sec, voici l’heure où il rentre, nous mangerons ensemble. »
Quand le singe apprend qu’ils seront trois à partager le cari, le cœur lui brûle : impossible, cela ! Il sort, va dans la cour et monte au haut d’un grand tamarinier. Il fait semblant de regarder au loin dans la plaine et soudain s’écrie : « Aïo ! mais ils vont le tuer ! bonne femme, bonne femme ! c’est votre garçon, c’est lui ! mais courez donc ! on l’assomme à coups de bâton ; aïo ! courez, courez ! ils vont le tuer ! » La bonne femme là-dessus s’élance dehors et part à la course.
Le singe descend du tamarinier et rentre dans la cuisine. Un instant lui suffit pour balayer le riz et le cari. Mais voyez la méchanceté et la malice ! Cette horreur de singe fait des malpropretés dans les marmites, remet les marmites sur le feu et retourne dans le tamarinier.
La bonne femme a rejoint son fils à l’autre bout de la plaine ; il est seul et rapporte tranquillement son fagot sur sa tête. La bonne femme devine sans peine que le singe s’est moqué d’elle ; elle se hâte de revenir avec son fils.
La bonne femme rentre dans la cuisine. Les marmites sont toujours sur le feu. Elle sent une mauvaise odeur : « Mais cette carangue-là n’était pas gâtée ! » Elle retire une marmite, la découvre : « Ah bon Dieu seigneur ! ma marmite s’est changée en pot de chambre ! »
Ils sont furieux et cherchent le singe pour le tuer. Sur le tamarinier, le singe rit de bon cœur. Le garçon l’entend rire, lève les yeux et lui crie de descendre. Le singe rit plus fort : « Il vaut mieux que ce soit vous qui montiez, nous jouerons à cache-cache dans les branches. »
Mais la bonne femme aussi a de la malice. Elle fait bouillir une grande marmite de brai, prend un pinceau et enduit de brai tout le tronc du tamarinier du haut en bas. Puis, ils allument un grand feu au pied de l’arbre ; quand le feu flambe, ils y jettent du bois vert et de la paille mouillée.
Voilà le singe là-haut qui ne peut plus résister à cette chaleur et à cette fumée qui lui brûle les yeux. Il se laisse glisser d’un coup pour descendre, il arrive au brai : ses mains, ses pieds, son ventre restent collés à l’arbre. La bonne femme saisit son pilon à piler le riz, elle ne lui en donne qu’un seul coup, boun ! elle lui casse les reins.
Ils le décollent, ils l’écorchent, ils en font une bonne daube.
Je passe et demande au garçon rien qu’un os. Il me donne un coup de pied, et je tombe ici pour vous raconter cette histoire.[1]
- ↑ Vraiment créole encore, cette histoire. Le singe est bien le singe tel que nos fables l’ont créé, et, par une fortune assez rare, il n’est pas sans ressemblance avec le singe tel que l’a créé la nature.