Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Le lièvre et la tortue au bord du bassin du roi
I
LE LIÈVRE ET LA TORTUE
AU BORD DU BASSIN DU ROI
l y a bien bien longtemps, il y avait au pays
de Maurice un roi qui avait un grand
bassin. C’est là qu’il prenait son bain tous
les matins comme son médecin le lui avait ordonné.
Un jour il arrive au bord du bassin ; l’eau
est sale : impossible de se baigner. Le roi appelle
le gardien et le gronde. Le lendemain, l’eau est
sale. Le troisième jour, l’eau est sale. Le roi
prend le gardien par le cou, le secoue et lui dit :
— Et toi, enfant de chien ! tu veux que j’attrape la gale dans cette eau-là ? Si demain le bassin n’est pas propre, tu verras quelle pile !
Le gardien a peur. Le soir venu, il prend son fusil, il se cache dans les feuilles de songe au bord du bassin ; la nuit était noire, pas de lune. Au coup de canon, il entend qu’on vient : tac, tac, tac : c’était un lièvre. Avant que le gardien ait le temps de lever son fusil, le lièvre vient droit à lui et lui dit :
— Bonjour, bonjour, gardien ! Comme je suis heureux de vous voir ! il y a longtemps que je cherchais à vous rencontrer, parce que j’ai quelque chose d’excellent à vous donner. Goûtez-moi ce miel que mes parents m’ont envoyé des Trois-Îlots ! vous me direz si vous avez jamais vu du miel comme ça.
Le gardien prend la calebasse et avale une gorgée :
— Oui, certes ! c’est exquis !
Le gardien reste attaché à la calebasse, et la vide. Mais je ne sais trop quelle espèce d’herbe le lièvre avait mêlée au miel : le gardien n’a que le temps de s’allonger au bord du bassin, le sommeil le prend, il ronfle. Le lièvre se déshabille en riant, et pique une tête dans l’eau.
Ce lièvre était plein de malice. Quand il en a assez, il sort du bassin, casse un long bâton, remue la vase, fait du bassin une vraie tasse de chocolat, et s’en va.
Au point du jour, le roi arrive. Il n’a besoin que d’un coup d’œil à son bassin. Quelle colère ! Le gardien dormait encore au bord de l’eau. Le roi prend le bâton même dont le lièvre s’était servi pour troubler l’eau, et tombe sur le gardien. Sous cette grêle de coups, le gardien tarde peu à s’éveiller. Une fois debout, il prend ses jambes à son cou, détale, et se sauve dans le bois d’où il n’est jamais ressorti.
Le roi fit sonner la trompette : « On demande un gardien pour un bassin, huit piastres par mois, une demi-balle de riz et les vivres du magasin. Mais si le gardien laisse quelqu’un troubler l’eau du bassin, on lui tranchera la tête. » Les animaux entendant cette menace ont tous peur, personne ne demande la place : le coq a peur, le chien a peur, l’oie a peur.
Trois jours se passent. Le lièvre se baigne et trouble l’eau. Le roi ne sait quoi faire : son corps commence à démanger ferme ; voilà sept jours qu’il n’a pu prendre son bain.
Le quatrième jour, l’officier du roi vient lui dire qu’il y a là quelqu’un qui demande la place de gardien du bassin : « Fais entrer. » C’était une tortue de rien du tout. Le roi la regarde, il a bien envie de se fâcher :
— C’est toi qui pourras empêcher les gens de salir mon eau ?
— Oui, mon roi ; c’est moi.
— Tu sais les conditions : si l’eau est trouble, je te coupe le cou.
— Oui, mon roi, je sais les conditions, et comme la viande de tortue est bonne à manger, vous pourrez faire de moi un cari. Mais je ne crois pas que vous ayez chance de me goûter cette fois-ci : mieux vaut dire à votre cuisinier de plumer une mère poule.
— Bon, ma commère, nous verrons demain matin. Entre en place ce soir.
La tortue sort. Elle va chez une amie et fait bien enduire de goudron toute son écaille. Au coucher du soleil elle arrive au bord du bassin. Elle se tapit dans le sentier où doit passer le lièvre, et elle attend.
Tac, tac, tac, le lièvre vient. Le lièvre voit cet objet noirâtre au milieu du chemin, il s’arrête et regarde. La tortue a rentré sa tête sous son écaille : rien ne bouge. Tac, tac, tac, le lièvre approche avec précaution : rien ne bouge. Il reste là un bon moment, immobile ; la tortue ne remue pas plus qu’une pierre. Le lièvre médite. Il tourne autour, regarde : rien ne bouge. Cette fois les battements de son cœur se calment. Il n’a plus peur et dit :
— C’est bien une roche, donc ! j’en suis sûr maintenant. Hé vous autres ! c’est un brave homme que ce roi-là. Voici un petit banc qu’il a, j’en suis sûr, ordonné à son domestique de mettre au bord du bassin, afin que j’aie de quoi m’asseoir quand il me faudra tirer ma culotte pour me baigner dans son eau.
Le lièvre rit et s’assied sur la roche. Voilà la roche qui remue un peu. Le lièvre, la sentant bouger :
— Ah ! dit-il, voilà bien comme les domestiques travaillent à Maurice ! ils ont oublié de caler mon fauteuil.
Et il veut descendre pour mettre une cale à son petit banc : impossible ! il est collé par le goudron. La tortue sort la tête de son écaille :
— Qu’en penses-tu, compère ? Pour moi, je pense que cette fois-ci tu es bien pris.
Le lièvre a le nez cassé. Mais il faut bien essayer de sauver sa vie :
— Hé toi, commère ! hé toi, dit-il, tu veux rire, n’est-ce pas ? J’entends la plaisanterie, tu le vois, et je te parle avec douceur. Lâche-moi, te dis-je, lâche-moi ; ne me mets pas en colère.
La tortue s’était mise en marche pour le porter chez le roi. Elle se contente de lui dire :
— À ton aise ! parle, si ça doit te soulager.
— Une fois ! deux fois ! tu ne veux pas me lâcher ?
Bâm ! le lièvre lui donne un coup d’une de ses pattes de derrière : voilà la patte collée. Bâm ! et l’autre patte se colle aussi. La tortue ne s’en préoccupe pas ; elle marche et suit son chemin. Le lièvre lui dit :
— Eh toi ! j’ai plus de force dans mes pattes de devant, oui ! Écoute-moi : lâche-moi de bon cœur.
La tortue marche et ne répond pas. Boum ! un coup de la patte gauche. Boum ! un coup de la patte droite. Collée ! collée ! Voilà le lièvre les quatre pattes attachées comme un cochon que les chinois portent au bazar. Mais le pauvre malheureux doit encore essayer de s’en tirer. Il dit à la tortue d’un ton menaçant :
— Écoute bien : je parle pour la dernière fois. Toute ma force est dans ma tête, ma tête est un marteau de fer. Si je t’en donne un coup, je t’écrase comme une papaye mûre. Lâche-moi, te dis-je, lâche-moi !
La tortue marche et ne répond pas.
Le lièvre lève la tête aussi haut qu’il peut, rassemble toutes ses forces et frappe. Boum ! la tête est collée.
Les voilà arrivés chez le roi. La tortue rit, le lièvre pleure.
Quand le roi voit le lièvre ainsi collé sur la tortue, malgré sa colère il est forcé de rire. La tortue lui dit :
— Le voici, mon roi. Ce n’est pas de la tortue que vous aurez à votre dîner, mais du lièvre. Cuit au vin, ça n’est pas mauvais.
Le roi tire son sabre, fait voler la tête du lièvre et l’envoie à la cuisine. Puis il appelle son domestique :
— Hé toi ! je vais au bain. Viens me frotter dans l’eau. J’ai le corps sale, oui ![1]
- ↑ C’est peut-être le plus répandu de nos contes créoles, le plus
incontestablement populaire : nous en avons recueilli jusqu’à sept versions différentes. C’est là une preuve de fait, preuve concluante, que le conte créole est une matière éminemment plastique que chacun est libre de reprendre pour la repétrir à sa guise. Là où la propriété littéraire est ignorée, tout sujet appartient à tous ; serait-il trop ambitieux de rappeler la littérature du haut moyen-âge tout entier ?
Pour le conte qui nous occupe, on le retrouverait probablement dans toutes nos colonies des Indes occidentales, et quelques-uns de nos lecteurs peuvent en avoir lu une versionmartiniquoise dans un roman de Bentzon, Yette, paru il y a quelques années.Le dénouement de notre histoire change singulièrement d’une de nos versions à l’autre. Le plus souvent le lièvre meurt de male mort, ici par le sabre, là par le fusil ; mais parfois il trouve encore moyen de s’en tirer, et c’est la tête de la tortue qu’abat le sabre du roi.Nous avons adopté entre les rédactions qui donnent tort au lièvre, celle dont la physionomie nous paraît plus particulièrement nôtre : le roi dont le bain est la préoccupation incessante nous semble une conception éminemment mauricienne de la royauté.