Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de bonhomme Francœur

Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 44-57).

V

HISTOIRE DU BONHOMME FRANCŒUR

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Il y avait un bonhomme qui s’appelait le bonhomme Francœur.

Le bonhomme Francœur avait une vache, mais une vache si maigre, si maigre, qu’un jour elle en mourut. Francœur l’écorche, tire sa peau et la met à sécher.

Quand la peau est sèche, le bonhomme la prend, la met sur sa tête et va la vendre. Francœur entre dans toutes les maisons, dans toutes les boutiques, mais personne ne veut acheter sa peau.

Le bonhomme Francœur, en marchant toujours, arrive dans une forêt. Il est las, il s’assied au pied d’un arbre.

Au milieu de son repos, il entend placata ! placata ! C’était une bande de quarante voleurs qui arrivaient à cheval. Le bonhomme a peur qu’ils ne l’aperçoivent, et monte dans l’arbre avec sa peau de vache.

Les voleurs arrivent, arrêtent leurs chevaux et s’asseoient au pied de l’arbre même où Francœur est monté.

Ils tirent tous de leur poche l’argent qu’ils ont volé, et le mettent en tas pour faire le partage.

Quand le bonhomme voit ce monceau d’or et d’argent, il en a des éblouissements. Ses mains tremblent, la peau de vache s’échappe. La peau était sèche : badabam, bam ! la peau tombe au milieu des voleurs. Les voleurs ne savent pas ce que c’est ; ils lâchent l’argent, sautent sur leurs chevaux et piquent des deux. Francœur descend, fait main basse sur l’argent et l’emporte chez lui.

Francœur achète une belle voiture et deux chevaux. Il va au bazar, achète un sou de légumes et donne un louis. Le marchand lui donne le reste de sa pièce, il refuse de le prendre.

Le domestique du roi, qui a vu la chose, retourne chez son maître et lui dit :

— Je viens de rencontrer le bonhomme Francœur au bazar ; il a acheté pour un sou de légumes et a donné un louis. Quand le marchand lui a rendu sa monnaie, il n’a pas voulu la reprendre.

Le roi est étonné.

— Allez me chercher le bonhomme Francœur ; amenez-le-moi.

Francœur vient, le roi lui demande :

— Mais où donc as-tu trouvé tout cet argent-là ?

Francœur lui dit :

— J’avais une vache, ma vache est morte. Je l’ai écorchée et j’ai mis sa peau à sécher. Quand la peau a été bien sèche, je l’ai vendue. Voilà comme j’ai eu beaucoup d’argent.

Voilà le roi jaloux. Il se dit : « Mais moi qui ai d’immenses troupeaux de bœufs, si je les fais tuer pour vendre les peaux, j’aurai certainement plus d’argent que Francœur. »

Le roi fait tuer tous ses bœufs, on les écorche, on met les peaux à sécher. Puis il fait charger les peaux sur une charrette et les envoie vendre. Personne n’en veut. La charrette roule, roule tant et tant que les peaux pourrissent et qu’on est obligé de les jeter tant elles puent.

Le roi en colère court chez Francœur. Lorsque Francœur voit de loin le roi qui arrive, il met vite une marmite de soupe sur un grand feu. Quand la marmite bout bien fort, il la tire du feu et la pose au milieu du grand chemin. La marmite bout. Francœur saisit son fouet et assomme la marmite. La marmite bout.

Le roi arrive. Il regarde et dit à Francœur :

— Mais, que fais-tu donc là ?

— Mon roi, je fais bouillir ma soupe.

— C’est là ta manière de faire bouillir la soupe ?

— Mais oui, mon roi. Pourquoi faire du bois ? Voyez vous-même, de vos yeux, si l’eau ne saute pas dans la marmite ?

Dès que le roi est de retour chez lui, il appelle son cuisinier.

— Apporte ta marmite ; mets dedans tout ce qu’il faut pour la soupe.

Le cuisinier revient.

— Maintenant, pose la marmite au milieu du chemin ; prends ton fouet, assomme la marmite, et la soupe bouillira.

Le cuisinier assomme la marmite ; la marmite ne bout pas.

— Mais plus fort donc ! Tape plus dur ! Assomme-la !

Le cuisinier se dresse de toute sa hauteur ; le fouet ronfle, la marmite culbute et toute la soupe froide avec.

Le roi est furieux. Il envoie quatre gardes de la police empoigner Francœur. Les gardes le prennent, le fourrent dans un sac de goni et l’emportent.

Le sac était un peu bien lourd. En passant devant une boutique les gardes se sentent fatigués. Tous ces porte-bâton de la reine sont mous comme tripes, c’est connu. Soudain le plus veule des quatre dit à ses camarades :

— Eh vous ! il faut boire un coup : ce sac-là est d’un lourd !

Ils posent le sac au bord du chemin et entrent à la boutique.

Le bonhomme Francœur, dans son sac, écoute, écoute. Il entend venir quelqu’un : c’était un berger qui conduisait trois cents moutons. Quand le berger est proche, Francœur, dans son sac, commence à se lamenter.

— Ah ! mon Dieu ! que vais-je faire ? Qui viendra à mon secours ? Le roi veut que j’épouse sa fille ; il m’a fait arrêter et mettre dans ce sac. Mais je suis vieux et la princesse est jeune. C’est quand l’eau bout qu’on y met les brèdes, et il y a beau temps que mon eau n’est plus chaude ! Qui me viendra en aide ? Qui prendra ma place ?

Le berger l’entend, il lui dit :

— Eh vous, bonhomme ! Si vous voulez, je prendrai votre place.

— Grand merci, mon noir ! le bon Dieu vous bénira ! Dénouez le sac.

Le sac est ouvert, Francœur sort. Il met le berger à sa place, il attache le sac, fait de bons nœuds, prend le troupeau de moutons, et s’en va.

Les gardes sortent de la boutique et reprennent le sac.

— Eh vous ! Vraiment, on dirait que ce sac est moins lourd.

— C’est notre coup de sec qui nous a donné plus de force !

Ils arrivent à la maison du roi, et le roi dit :

— Attachez une grosse pierre à ce sac et jetez-le dans le bassin.

Deux ou trois jours s’écoulent. Voilà Francœur qui passe devant le palais du roi avec ses trois cents moutons. Le domestique du roi l’aperçoit ; il court, et dit au roi :

— Mon roi, mon roi ! voilà le bonhomme Francœur qui passe ! Regardez-le avec son troupeau de moutons !

Le roi fait arrêter Francœur ; il lui demande où il a eu tant de moutons.

— Dans le bassin, mon roi. Grand merci à vous de m’avoir fait jeter dedans. Quand j’aurai vendu les trois cents que voici, je retournerai en chercher d’autres.

Le roi dit :

— Tout de bon ! Eh bien, mettez-moi dans un sac, jetez-moi dans le bassin !

On met le roi dans un sac de goni, on le jette dans le bassin. L’eau s’ouvre, fait de grands ronds, le sac coule.

Francœur au bord du bassin se met à danser un séga et il chante :

« Moutons ne sont pas cabot,
Mon roi !
Moutons ne sont pas cabots. »

Et Francœur retourne chez lui en riant. [1]


  1. L’invention est toute française, mais l’exécution bien créole. Force détails absolument nôtres : ce sont bien des constables de notre pays que les gardes qui transportent Francœur dans le sac, et le séga final au bord du bassin ne se danse, ou plutôt ne se dansait ainsi, qu’à Maurice.