Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de Peau-d’Âne

Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 118-129).

XI

HISTOIRE DE PEAU-D’ÂNE

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Il y avait une fois un roi qui avait une fille charmante. Ce roi-là était veuf. Le roi dit un jour à sa fille : « Marions-nous. »

Sa fille lui répondit : « Ah ! mon père ! c’est impossible, cela ! tu es mon père, je ne veux pas me marier avec toi. »

Son père lui dit : « Écoute : si tu y consens, je te donnerai tout ce que tu désireras. Demande-moi tout ce que tu voudras, et je te le donnerai. »

Sa fille persista dans son refus ; mais il la supplia tant qu’elle fut contrainte de dire oui.

Alors le roi envoya partout des messagers pour avoir ce qu’il voulait donner à sa fille, car il lui avait promis de lui faire cadeau de trois robes : une couleur du soleil, une couleur de la lune, l’autre couleur des étoiles. Mais quand il lui eut donné les trois robes, la princesse refusa de dire oui, parce qu’elle avait une marraine qui était fée et qui l’en empêchait.

Enfin le jour du mariage arriva. De grand matin, la princesse s’éveilla. Elle s’attacha à la tête un paliacat et dit à son père : « Je suis toute chiffonnée, je ne me sens pas bien ; mieux vaut remettre ça à un autre jour. »

Quand il se fut passé deux ou trois jours : « Eh bien ! lui dit son père, marions-nous. » Elle lui dit alors : « Donnez-moi la peau de votre âne », car le roi avait un âne qui faisait de l’or, et c’est pourquoi le roi était si riche. Mais le roi lui dit ; « Non, non, c’est impossible ! pour ça, jamais ! » Alors la princesse lui dit : « Si tu ne me donnes pas la peau de ton âne, je refuse de me marier. »

Le roi tint bon deux jours. Mais il souffrait tant qu’il fut obligé de retourner à la chambre de sa fille, et il lui dit : « Eh bien ! qu’y faire ? je te donnerai donc la peau de mon pauvre âne ; mais écoute bien : demain même nous serions mariés ! » Et il sortit en jetant la porte sur soi.

Le lendemain de grand matin, au chant du coq, la princesse se leva et courut chez sa marraine, qui habitait non loin du palais. Sa marraine lui dit : « Prends ta malle, mets toutes tes hardes dedans ; puis sauve-toi, je te rejoindrai au coin de la rue. »

Le roi ne se doutait de rien et dormait profondément. La princesse rejoignit sa marraine. Elles marchèrent tant qu’elles arrivèrent bien loin, dans un autre pays. La marraine de la princesse lui avait fait une robe avec la peau de l’âne ; puis elle la conduisit au palais du roi de ce pays-là.

Quand elle fut entrée dans le palais, la jeune fille dit au roi : « Bonjour, monsieur. N’avez-vous pas besoin de quelqu’un pour garder les oies ? — Mais tu es trop sale, » répondit le roi. « Non, monsieur, ne croyez pas ça, je ferai bien votre ouvrage. » Elle sut si bien entortiller le roi qu’il finit par la prendre à son service. Il lui donna une méchante chambre au fond de la cour. Deux ou trois mois se passèrent, et l’on n’avait aucun reproche à lui faire.

Un jour la femme du roi passant par le fond de la cour l’aperçut et lui dit : « Comment te nommes-tu ? — Je me nomme Peau d’âne. — Eh bien, écoute. Demain, j’ai beaucoup de monde à dîner à la maison ; le cuisinier a trop à faire ; il lui faut un peu d’aide : tu me feras un gâteau. Tu as entendu ? » Et la reine s’en alla.

Le soir du même jour, le fils de la reine, en se promenant, aperçut une lumière par la fente de la porte d’une vieille masure. Il mit un œil au trou de la serrure. Maman ! vous dis-je, il faillit se trouver mal tant était jolie la jeune fille qu’il aperçut. C’était la chambre de Peau d’âne. Il secoue la porte ; Peau d’âne est tout interdite de le voir ; il entre. Les voilà qui causent, qui causent, qui causent. Quand il fut l’heure d’aller se coucher, le prince lui dit : « N’ayez pas peur, ne dites rien à maman. Maman vous a dit de faire un gâteau ; en le faisant, jetez dedans cette bague qui est à mon doigt. Je ferai semblant de m’étrangler. Alors les choses se gâteront ; maman sera forcée d’envoyer chercher Un médecin, et nous verrons. »

Peau d’âne fait le gâteau ; elle jette la bague dedans, et le gâteau cuit.

Le soir arrive. Tout le monde mange. Le prince a bien remarqué à quel endroit du gâteau se trouve la bague. Quand on en est au gâteau, il coupe juste le morceau où est la bague ; il le met dans sa bouche, et soudain jette un grand cri comme s’il s’étranglait. Tout le monde se lève ; on bouscule la table, la lampe s’éteint, les verres se brisent, c’est un tapage indescriptible. Et tous de demander au prince : « Mais, qu’est-ce que tu as ? — Mais, qu’est-ce que vous avez ? « Il montre sa gorge. Sa mère lui dit : « Ouvre la gorge ! » Il ouvre la bouche ; la reine voit une bague au fond de sa gorge. Elle essaye de la retirer : ah ! ouah ! impossible ! Elle appelle toutes les demoiselles qui sont là pour retirer la bague : pas moyen. Peau d’âne, qui assiste à toute la scène, se dit en elle-même : tout à l’heure, nous verrons bien ! Voilà le roi qui prend peur. Si son fils allait mourir ! Il sent son cœur le quitter. Il envoie un de ses soldats sonner de la trompette par toutes les rues. Et le soldat criait que si une jeune fille réussissait à tirer la bague de la gorge du prince, c’est elle que le prince épouserait.

C’est une procession, un défilé de jeunes filles qui fourrent et refourrent le doigt dans la bouche du prince ; peine perdue, la bague est attachée au fond de la gorge. La reine commence à pleurer. Le prince essaye de parler et dit tout bas à sa mère : « Ah ! maman, comme je souffre ! Mais laisse Peau d’âne essayer ; peut-être elle réussira. » Peau d’âne essaye. Que croyez-vous ? La bague est juste à son doigt ! le doigt entre, et voilà la bague dehors. La reine ne sait quoi dire et reste interdite. Le prince tâte sa gorge et s’écrie : « Oui ! oui ! voilà ce qui s’appelle être soulagé ! Certainement, c’est Peau d’âne que j’épouserai ! » La reine se fâche et s’emporte ; mais son fils lui dit : « Eh vous ! maman ! je dois tenir la promesse de papa ; papa, vous le savez, n’est pas un roi à dire blanc puis noir ! »

Tandis qu’ils se querellaient ainsi pour savoir si le prince épouserait ou n’épouserait pas, la marraine de Peau d’âne entre dans la salle à manger. Elle touche de sa baguette le haut de la tête de Peau d’âne, et voilà Peau d’âne une jolie princesse avec une robe couleur du soleil. La reine en danse de joie.

On fit une noce magnifique. Tout le pays fut invité. On mangea, on but, on dansa toute la nuit. J’entre pour demander un petit verre de liqueur : on lâche les chiens après moi, et je me sauve ici.[1]


  1. « Si Peau d’âne m’était conté
    J’y prendrais un plaisir extrême. »
    Oui, mais Peau d’âne mâtinée de Cendrillon ?
    Le lecteur verra dans ce conte, mieux que dans tout autre peut-être, quels singuliers amalgames peuvent se produire dans la mémoire créole.