Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de Jean et de Jeanne

Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 76-97).

VIII

HISTOIRE DE JEAN ET DE JEANNE

Séparateur



Il y avait une fois un bonhomme loup et sa bonne femme. Ils avaient une petite fille appelée Jeanne, et dans leur maison il y avait un petit garçon appelé Jean, un enfant abandonné que la bonne femme du loup avait ramassé sur le grand chemin.

Souvent le bonhomme loup disait à sa femme : « Comme j’ai envie de manger Jean ! » Mais la bonne femme ne voulait pas, parce que Jean était leur domestique, qu’il était toujours à son ouvrage, travaillait proprement et ne répondait jamais. Petite Jeanne aussi aimait beaucoup Jean, parce que Jean était bien bon pour elle, jouait avec elle, l’amusait et faisait tout ce qu’elle voulait.

Un jour bonhomme loup mène Jean au bord de la forêt et lui dit :

— Voilà des arbres, voilà une hache, une scie et un rabot ; fais-moi un navire qui aille partout dans les roches. Il est huit heures ; je reviendrai à dix heures. Si le navire n’est pas fini, je te mangerai !

Petit Jean prend les outils ; il coupe le bois, le taille, le met en place, essaye : ça ne va pas. Que faire ? Il prend les outils, les jette loin de lui, tombe sur l’herbe et pleure.

Vers neuf heures et demie arrive Jeanne qui porte à Jean son déjeûner. Elle le voit qui pleure et lui demande :

— Mais, Jean, qu’as-tu donc à pleurer ? qu’est-ce qui te fait pleurer ? pourquoi as-tu du chagrin ?

Et tirant son mouchoir de sa poche, elle essuie les yeux de Jean. Jean lui répond :

— Voyez vous-même, Mamzelle. Votre père m’a donné à faire un navire qui aille partout dans les roches. Quand il reviendra à dix heures, si le navire n’est pas fini, il me tuera, il me mangera.

Jeanne se met à rire et dit à Jean :

— Et c’est là ce qui te fait pleurer ?

Voilà Jeanne qui prononce quelques paroles à voix basse, et le navire est fini. Jeanne s’en va.

Au coup de dix heures, bonhomme loup revient ; il regarde le navire et dit :

— Si fait, Jean ! tu es brave comme moi-même.

Le lendemain, bonhomme loup conduit Jean au bord de la rivière. Il lui donne un panier percé et lui dit :

— Plonge dans cette eau, et tire-moi deux pirogues de poisson. Il est huit heures, à dix heures je reviendrai. Si mes deux pirogues de poisson ne sont pas là, je te mangerai.

Jean plonge. Il lève son panier, le panier est vide. Que faire ? Il jette le panier, s’assied au bord de l’eau et pleure.

À neuf heures et demie environ, Jeanne arrive pour apporter à Jean son déjeûner. Comme elle voit Jean pleurer, elle lui dit :

— Mais, Jean, pourquoi pleurer encore donc ? Mais qu’as-tu ?

— Voyez, Mamzelle. Votre père m’a donné ce panier percé pour prendre deux pirogues de poisson. Quand il reviendra, à dix heures, si son poisson n’est pas là, il me tuera, il me mangera !

Pour toute réponse, Jeanne prend le panier et plonge ; d’un seul coup, elle retire de l’eau deux pirogues de poisson.

Jean mange de bon appétit, et Jeanne s’en va.

Dix heures sonnent, le bonhomme loup arrive. Il voit ce grand tas de poisson et dit :

— Si fait, Jean ! tu es brave comme moi-même.

Le lendemain, bonhomme loup conduit Jean sur le sommet d’une grande montagne. Il donne à Jean une pioche de plomb avec une gratte de plomb et lui dit :

— Voici une bonne pioche, voici une bonne gratte. Pioche toute cette montagne et plante-la en maïs. Il est huit heures. Quand je reviendrai, à dix heures, si toute la montagne n’est pas labourée, si tout le maïs n’est pas poussé, je te mangerai.

Petit Jean prend la pioche ; il donne un coup, la pioche ploie ; il prend la gratte, il gratte un coup, la gratte se redresse. Rien à faire. Il jette la pioche et la gratte, s’assied sur une roche et se met à pleurer.

Jeanne arrive avec son déjeûner.

— Eh toi, Jean ! tu pleures encore, tu pleures toujours ! Mais qu’est-ce que ça veut dire, donc ?

— Voyez vous-même, Mamzelle ! Votre père m’a donné cette méchante pioche avec cette mauvaise gratte ; il m’a ordonné de fouiller toute la montagne et de planter du maïs. À son retour, si la montagne n’est pas plantée d’un bout à l’autre, si le maïs n’est pas mûr, il me tuera, il me mangera.

Jeanne prend la pioche et en donne un coup ; elle prend la gratte et gratte un coup : voilà la montagne labourée toute ; le maïs lève, le maïs pousse, le maïs est mûr.

Quand bonhomme loup revient, il voit ça et dit :

— Si fait, Jean, si fait va ! tu es brave comme moi-même.

Le lendemain, bonhomme loup réveille Jean au point du jour ; il le conduit dans la cour et lui dit :

— Aujourd’hui, c’est ici même que nous travaillerons : il y a un petit ouvrage pour nous deux. Voici une grosse pierre, voilà un œuf de cane. Pose l’œuf par terre, jette la pierre dessus. Mais prends garde de casser mon œuf ! Si l’œuf se casse, je te tue, je te mange !

Pauvre Jean ! comment s’en tirer ? Il met l’œuf par terre, il prend la pierre et la jette, l’œuf s’écrase. Le loup, vous dis-je, pousse un hurlement ; il saisit Jean, le charge sur son dos, le porte au fond de la cour, ouvre une petite case, le jette dedans et ferme la porte à clef.

En revenant à la maison, le loup rencontre Jeanne à moitié chemin et lui dit :

— Va vite à la cuisine, remplis la chaudière, fais bouillir l’eau : j’en ai besoin pour ébouillanter Jean.

Jeanne court à la cuisine ; elle ramasse trois petites pierres. Elle dit à la première de ces petites pierres :

— Quand papa va crier pour me demander si le feu est allumé, tu lui répondras : « Oui, papa, le voilà qui flambe. »

Jeanne jette la première pierre dans la chaudière. Elle prend la seconde et lui dit :

— Quand papa va crier pour me demander si son eau commence à bouillir, tu lui répondras : « Oui, papa ! elle commence à chanter. »

Jeanne jette la seconde pierre dans la chaudière. Elle prend la dernière et lui dit :

— Quand papa va crier pour me demander si son eau est prête, tu lui répondras : « Oui, bonhomme ! viens la chercher. »

Jeanne jette la dernière pierre dans la chaudière. Puis, elle va au fond de la cour devant la porte de la petite case où Jean est en prison ; elle prononce à voix basse deux ou trois mots, et la porte s’ouvre. Jeanne prend Jean par la main ; ce n’est pas le moment de causer : ils se sauvent.

Voilà bonhomme loup qui ouvre la fenêtre de sa chambre du côté de la cuisine et qui crie :

— Eh toi, Jeanne ! ce feu est-il allumé ?

La première petite pierre répond : « Oui, papa ! le voilà qui flambe. »

Le loup s’assied. Au bout d’un instant, il retourne à la fenêtre et crie :

— Eh toi, Jeanne ! cette eau-là commence-t-elle à bouillir ?

La seconde pierre répond ; « Oui, papa ! elle commence à chanter. »

Pour la troisième fois, le loup retourne à la fenêtre et crie avec colère :

— Mais toi, Jeanne ! cette eau-là n’est pas encore prête ?

La dernière pierre répond : « Oui, bonhomme ! viens la chercher. »

Le loup fait un bond et s’élance dans la cuisine : pas de feu, la chaudière est vide. Il court au fond de la cour et arrive à la petite case : la porte est grande ouverte, Jean s’est sauvé.

Le loup écume de rage. Il rentre dans sa chambre, tire ses pantoufles, met ses bottes, saute sur le chemin et détale.

Voilà Jeanne qui tourne la tête. Elle voit venir bonhomme loup et dit à Jean : « Voilà papa ! »

Le cœur de Jean saute, il dit à Jeanne :

— Ah mon Dieu, Mamzelle ! que voulez-vous que je fasse ?

— Il ne faut pas avoir peur ! Tu vas te changer en bassin et moi en canard : laisse-le venir.

Voilà Jean qui devient bassin, Jeanne devient canard.

Le loup arrive ; il aperçoit un canard et lui demande :

— Eh toi, canard ! N’as-tu pas vu Jean et Jeanne passer par ici ?

Le canard répond : « Couin ! couin ! » Bonhomme loup renouvelle sa question ; le canard répond toujours : « Couin ! couin ! » Le loup est obligé d’y renoncer. Il monte au sommet d’un grand arbre, regarde, regarde au loin : personne sur le chemin ! Que faire ? Tout déconcerté il redescend, retourne chez lui et raconte tout à sa bonne femme :

— Je n’ai rencontré qu’un canard ; mais à toutes mes questions, il n’avait qu’une réponse : « Couin ! couin ! couin ! couin ! » Il n’y a pas d’animal aussi bête que le canard !

La bonne femme se met à rire :

— Si fait va ! Je connais un animal plus bête que le canard ! Le loup est plus bête que le canard ! Comment ! tu n’as pas deviné que c’était eux-mêmes, ça ! C’était eux-mêmes, te dis-je ! Jeanne s’est moquée de toi ; c’était elle le canard ; va les attraper.

Le loup est furieux. Il retourne sur le grand chemin à la course.

Jeanne tourne la tête ; elle voit venir le loup et dit à Jean :

— Voilà papa qui revient. Mais tu n’as pas besoin d’avoir peur : laisse-moi faire. Tu seras une charrette et un âne, je serai le charretier.

Le loup arrive. Il voit une charrette traînée par un âne, l’âne refuse dans une montée. Il demande au charretier :

— Eh vous, charretier ! Vous n’avez pas vu Jean et Jeanne passer sur le chemin ?

Le charretier ne s’occupe que de sa charrette ; il pousse à la roue et crie à son âne : « Haïe, toi ! haïe, toi ! »

Le loup répète sa question, le charretier crie : « Haïe, toi ! haïe, toi ! — Vous n’avez pas vu Jean et Jeanne ? — Haïe, toi ! haïe, toi ! »

Bonhomme loup y renonce. Il monte au haut de la côte et regarde : personne sur le chemin que le charretier et sa charrette. Le loup est contraint de retourner chez lui, et raconte tout à sa bonne-femme. Sa bonne femme lui dit :

— C’est trop fort d’être bête comme toi ! c’est encore eux, ça ! Mieux vaut que j’y aille moi-même ! jamais tu ne les rattraperais !

La bonne femme part.

Jeanne tourne la tête ; elle voit venir la bonne femme et dit à Jean :

— Jean, mon pauvre Jean ! cette fois c’est maman qui vient, nous sommes pris ; maman est plus fine que moi ! Mais je vais toujours essayer, le hasard nous fera peut-être échapper.

Et voilà Jean et Jeanne qui se changent en deux fleurs.

La bonne femme arrive et voit les fleurs ; elle les regarde et leur dit :

— Eh vous, les enfants ! est-ce que vous vous figurez que deux marmailles comme vous vont jouer au sorcier avec moi ! Levez-vous ! je l’ordonne.

Jean et Jeanne obéissent. Ils se tiennent debout devant la bonne femme, et ils pleurent. La bonne femme les regarde, elle ne dit rien, elle songe. Si elle les ramène au bonhomme loup, le bonhomme les mangera. Mais Jeanne est sa fille ; Jean est un enfant qu’elle a entre ses mains depuis sa naissance ! Son cœur se serre. Non, c’est impossible ! ses yeux se mouillent. Soudain elle prend Jeanne entre ses bras, la presse sur son cœur et l’embrasse ; puis, la poussant vers Jean, elle leur dit :

— Allez, enfants ! allez-vous-en, partez, partez !

Jean et Jeanne s’en vont.

La bonne femme, immobile, les suit des yeux et les regarde jusqu’à ce qu’ils aient disparu dans le lointain.

Alors elle s’essuie les yeux et reprend le chemin de sa maison.

Sur sa route, elle rencontre deux gros chiens ; elle les tue, leur ouvre le ventre et en tire le foie. Quand elle arrive chez elle, elle donne les deux foies à son bonhomme loup et lui dit :

— Voilà leurs foies, mange. Pour moi, je suis épuisée de fatigue ; j’entre au lit, j’ai besoin de dormir.

Le loup mange, et, quand il a fini, il ne se sent pas le ventre plein. Il dit avec humeur :

— Mais pourquoi donc ne m’avoir pas apporté leurs deux corps ?

La bonne femme se fâche :

— Ah ça ! me croyez-vous un cheval pour transporter deux gros corps comme ça ! Eh vous, bonhomme ! assez grogner, n’est-ce pas ? Laissez dormir les gens ; j’ai sommeil ! [1]


  1. Le cadre n’est pas de nous, non plus que bien des détails : on connaît dans toutes les provinces maritimes de la France le navire qui va aussi bien sur la terre que sur l’eau ; la montagne labourée, ensemencée et donnant sa récolte dans une heure, n’est pas non plus de notre invention ; pas davantage les cailloux parlants que Jeanne jette dans la chaudière. Mais le conte est devenu nôtre par la fusion parfaite de ces éléments étrangers avec nos créations personnelles.
    Nous avons signalé dans notre préface l’émotion si peu habituelle du dénoûment. Le lecteur rencontrera dans Namcouticouti une mère moins débordante de tendresse maternelle.