CHAPITRE XXVI


Sur les rochers de Hong-Kong. — Incendie du Fire-Fly. — Le Malabar de Tanjore.

La journée se passa sans que nous ayons pu envoyer madame Lauters à terre. Vers le soir seulement, la mer devint moins mauvaise et nous nous décidâmes à tenter la traversée. Nous avions vu avec plaisir deux petits avisos à vapeur anglais sortir de la rade de Hong-Kong, en se dirigeant vers le nord, sans aucun doute pour aller protéger les bâtiments mouillés à Whampoa. Nous étions, nous, trop près de Victoria pour craindre les pirates. Je fis donc armer un canot, et, recommandant la plus grande surveillance à Morton et à Spilt, nous nous embarquâmes, sir John et moi, avec la pauvre jeune femme qui se laissa descendre dans l’embarcation sans prononcer une parole et sans reconnaître aucun de nous.

Au moment où nous quittions le Fire-Fly, la nuit commençait à tomber ; le haut du pic de Lonato envoyait jusqu’à nous son ombre gigantesque. Nous hésitâmes un instant à poursuivre notre route, la brise fraîchissait rapidement ; mais, comme nous marchions à la voile, nous espérions trouver meilleur temps après avoir doublé l’île Green. Soudain, au moment où nous allions donner dans le chenal qui court entre cette petite île et Hong-Kong, une rafale de vent debout nous saisit si violemment, que les matelots ne purent amener la voile, et que le faible mât du canot se brisât en deux morceaux en nous faisant incliner sur tribord.

Je crus que nous allions chavirer.

Le danger était sérieux : le courant portait très-rapidement sur les rochers de Hong-Kong ; la mer, tourmentée par les bas-fonds sur lesquels nous nous trouvions, était courte et vraiment mauvaise, et nous n’avions plus de voile pour nous relever de la côte. Pour comble de malheur et par une fatalité inexplicable, l’armement de l’embarcation était incomplet : six avirons seulement pouvaient être bordés, lorsque le double au moins nous eût été nécessaire.

Nos rameurs faisaient des efforts surhumains : nous crûmes un instant qu’ils allaient être couronnés de succès. Mais l’un des avirons de bâbord se rompit brusquement, et le canot, inégalement poussé en avant, tourna sur lui-même en culant du côté des récifs.

— Nous sommes perdus ! s’écria sir John en quittant la poignée du gouvernail qu’un rocher à fleur d’eau venait de démonter. Laissez-moi cette femme, je la sauverai ; tâchez, vous, de nager jusqu’à terre.

Je n’eus pas le temps de répondre. Le canot donna immédiatement deux ou trois coups de talon, et, avant que j’aie pu voir à quelle distance nous étions du rivage, il s’entrouvrit au milieu des brisants qui nous entouraient. J’entendis, avant d’être couvert par la lame, les cris de désespoir de nos hommes, et je vis le contrebandier saisir dans ses bras musculeux madame Lauters dont le visage à l’approche de la mort qui la menaçait, n’avait rien perdu de son calme et de son insouciance. La pauvre créature ne pouvait plus souffrir.

Je me débattais depuis quelques instants contre les vagues, me déchirant les jambes aux rochers et ne sachant pas, tant la nuit était noire, de quel côté je devais me diriger, lorsque je sentis que je mettais le pied sur le sable. En me soulevant, je m’assurai que je n’avais de l’eau que jusqu’à la ceinture, et je distinguai, à vingt pas de moi, sur le rivage, Canon tenant toujours dans ses bras la jeune femme.

Dix secondes après, j’étais auprès de lui.

Deux de nos hommes seulement avaient abordé du même côté que nous, mais nous savions les autres trop bons nageurs pour ne pas espérer qu’ils avaient pu, eux aussi, gagner la terre. Nous devions donc nous estimer fort heureux de n’avoir pas de plus grand malheur à déplorer que la perte de notre embarcation.

L’endroit où nous avions trouvé refuge était un petit promontoire de sable s’avançant de huit à dix pieds dans la mer et complètement entouré des trois autres côtés par les hautes falaises du rivage ; falaises dont les flots, dans leurs colères, avaient fouillé le pied, et qui présentaient çà et là de larges crevasses et des rochers, semblant, sous les efforts du vent, prêts à se détacher de la montagne de granit pour nous écraser sous leur poids. La nuit s’était faite tantôt claire, tantôt sombre, ainsi que cela arrive dans les temps à grains. Par instants, de gros nuages noirs jetaient autour de nous d’épaisses ombres ; par moments, au contraire, le ciel, resplendissant d’étoiles, se déroulait dans toute sa splendeur au dessus de nos têtes. Il nous sembla à plusieurs reprises distinguer, à deux milles de nous à peine, la mâture du Fire-Fly se balançant sur la lame.

Soudain, au milieu des mugissements des vagues qui se brisaient à nos pieds et qui nous couvraient, d’écume, nous crûmes entendre des coups de fusil. Le même sentiment d’effroi s’empara de chacun de nous, car, en même temps que nous prêtions attentivement l’oreille, nos regards se rencontrèrent.

La mousqueterie se fit bientôt plus rapide, plus précipitée ; puis un bruit sec, éclatant, précédé d’éclairs qui traversaient l’espace, vint la dominer par intervalles. Le doute ne nous était plus permis. Le Fire-Fly se défendait contre une attaque des pirates ou des bateaux mandarins, et nous ne pouvions retourner à bord.

Sir John était atterré ; le sentiment de son impuissance l’accablait.

Je crus un moment qu’il allait se jeter dans les flots pour tenter au moins de gagner son bâtiment à la nage, mais un sourire amer se dessina sur ses lèvres en reconnaissant la folie d’une semblable tentative, et il se laissa tomber sans force sur un rocher en murmurant des mots sans suite. Un de nos matelots, qui avait voulu escalader la falaise qui se dressait à pic derrière nous, avait roulé au milieu des brisants et n’avait pas reparu ; l’autre, avec cette insouciance de l’Indien fataliste, s’était accroupi sur le sable et semblait n’être plus qu’un témoin pétrifié du drame qui se passait sous ses yeux. Je ne quittais pas, moi, madame Lauters qui, déjà deux fois, avait failli être entraînée par les vagues. Comme mon ami, je sentais qu’il y avait contre nous un enchaînement fatal à la marche duquel toute résistance était inutile. Nous ne pouvions quitter ce coin de plage auquel nous devions la vie que lorsqu’une embarcation viendrait nous prendre. D’abord, viendrait-elle ? puis n’arriverait-elle pas trop tard ? la marée ne couvrait-elle pas à la haute mer, le banc de sable où nous étions ? Il nous semblait à chaque instant que l’espace se resserrait autour de nous.

Nous ne nous communiquions même pas nos pensées, nous suivions avec angoisse le bruit du feu qui s’éteignait parfois pour reprendre ensuite avec plus de force.

Il y avait peut-être une heure que nous supportions ce supplice affreux de l’inaction et de l’incertitude, lorsque Canon se leva brusquement en poussant de grands cris. Il venait d’entendre sur notre droite, répétés à intervalles, des bruits réguliers qui ne pouvaient être que ceux des avirons d’un canot passant au large.

— À nous, à nous ! cria-t-il de sa voix puissante qui dominait le bruit des lames.

Je joignis mes cris aux siens sans quitter madame Lauters, qui s’était attachée à moi comme si l’instinct de la conservation lui fût subitement revenu.

Nous vîmes bientôt l’embarcation doubler la pointe à une portée de pistolet. C’était une petite pirogue montée seulement par cinq hommes que l’obscurité nous empêchait de distinguer, mais ces hommes étaient pour nous des sauveurs. Nous redoublâmes nos cris. Nous reconnûmes bientôt que nous avions été aperçus, car, venant brusquement sur bâbord, elle manœuvrait pour passer entre les récifs et le banc de sable.

Le contrebandier, dans l’eau jusqu’à la ceinture, indiquait les dangers et les endroits où elle pouvait s’engager. Grâce à sa légèreté et à son peu de tirant d’eau, elle avait heureusement franchi les premiers récifs. Encore dix coups d’avirons et elle pourrait nous recevoir !

Sir John animait les rameurs et me faisait signe de prendre madame Lauters dans mes bras si elle ne voulait pas marcher. La pirogue, debout à la lame, se laissait culer en ne nageant que de façon à ne pas s’échouer sur le sable. Deux longueurs de bras seulement la séparaient encore de nous. Le commandant du Fire-Fly allait la saisir par l’arrière, afin de la maintenir au large et nous permettre d’embarquer, lorsque, tout à coup, il poussa un cri de rage et de désespoir, en se jetant brusquement à terre pour éviter un coup de feu dont j’entendis la détonation.

L’homme qui tenait la barre de la pirogue venait de lui tirer à bout portant un coup de pistolet, dont la balle, comme par miracle, ne l’avait pas atteint. Croyant l’avoir frappé à mort, il s’efforçait de pousser au large en criant :

— Tu vois, chien ! comment se venge un Indien ; souviens-toi des rives du Panoor !

Je compris que nous étions perdus : le Malabar nous avait rejoints.

Il mettait une seconde fois en joue mon malheureux ami qui s’était relevé en murmurant : lui, lui, toujours lui ! lorsque la pirogue, qui commençait à se détacher du sable, vira brusquement, puis, venant en travers à la lame, chavira malgré les efforts de ses rameurs pour la redresser. Notre matelot, que nous avions oublié pendant cette scène affreuse, s’était glissé le long de l’embarcation sans être vu du Malabar tout entier à sa vengeance, et, se cramponnant aux avirons d’un bord, il lui avait imprimé ce mouvement de rotation qui l’avait livrée à la merci des vagues, qui l’eurent bientôt couverte et engloutie.

Il avait, lui aussi, une vengeance à exercer : il était le frère de Roumi.

Ce fut un moment d’inexprimable angoisse. Sir John avait saisi un banc d’embarcation jeté par la mer sur le sable ; l’œil fixé sur l’abîme, le bras levé, il se préparait à briser le crâne du premier ennemi qui se présenterait. Madame Lauters se cramponnait à moi avec des cris perçants. Toute sa raison semblait lui être revenue ; je ne pouvais me débarrasser d’elle, et je sentais que mon ami allait peut-être avoir à lutter contre deux ou trois hommes. La lune, comme pour éclairer les moindres détails de cette terrible scène, venait de percer les nuages et irisait la crête des vagues. Dans la direction du Fire-Fly, le bruit du combat ne cessait pas.

Deux ou trois têtes parurent en même temps au milieu des brisants. Je m’étais armé d’un morceau d’aviron, et, traînant la pauvre femme après moi, je m’étais aussi approché du gouffre. Le bras du contrebandier retomba, nous entendîmes un gémissement étouffé dans les flots, mais les deux autres corps prirent pied à l’extrémité opposée du banc où nous avions trouvé asile. Avant que nous eussions pu nous y opposer, ils s’étaient élancés jusqu’à la falaise et s’étaient adossés contre un rocher, prêts à faire une résistance désespérée.

Le Malabar était l’un de ces deux hommes, l’autre était un des matelots de sa pirogue. Le frère de Roumi n’avait pas survécu à sa vengeance ; les flots s’étaient refermés sur son cadavre.

— Oh ! tu ne m’échapperas pas cette fois, misérable ! s’écria sir John en s’élançant vers son assassin, et en le menaçant de la formidable masse que brandissait son bras.

Un éclat de rire de démon lui répondit.

Le flot, en montant, avait envahi une partie de la plate-forme de sable ; une crevasse profonde et large, infranchissable dans l’obscurité, nous séparait des Indiens, et le Malabar, la main armée d’un long poignard malais, se préparait à fondre sur son ennemi s’il eût tenté de la franchir.

— Malédiction ! dit le commandant du Fire-Fly en se retournant vers moi et en laissant tomber avec découragement son arme à ses pieds, la mer même est contre nous. Qu’ai-je donc fait au ciel ?

Tout à coup une lueur rouge et brillante éclaira l’horizon où nous n’avions cessé d’entendre des coups de feu. Le contrebandier poussa un gémissement de rage : la flamme découpait, au milieu des ténèbres épaisses qui entouraient l’île Green, la mâture du Fire-Fly qu’elle dévorait.

Le Malabar laissa échapper un cri de joie sauvage.

— Mon rêve, mon rêve ! murmurait sir John à demi fou de désespoir et se couvrant le visage de ses deux mains.

Madame Lauters s’était brusquement levée à un jet de flamme qui l’avait frappée au visage. Les yeux hagards, elle suivait toute joyeuse les progrès de l’élément destructeur en étendant sa main pâle et brûlante vers les salamandres fantastiques qui grimpaient en crépitant le long des mâts.

C’était horrible. La main sur le front, je me demandais si je n’étais pas le jouet d’un songe.

— Ah ! vous pleurez comme des femmes, lâches ! nous cria l’Indien en voyant notre abattement, ma vengeance est complète ! Vous êtes sans courage devant la mort, vous ne savez que fuir et vous cacher. Merci, Kâli, tu me les livres ! Dussé-je mourir avec eux, Goolab-Soohbee sera vengée ! Sois louée, sanglante épouse de Mahadéva, sois louée !

Sir John releva la tête.

— Tu vois ces hommes, ajoutait le misérable en se penchant, vers l’abîme et en désignant à son compagnon le groupe que nous formions à quelque pas de lui, tu vois ces hommes ! — il riait de son rire de damné, — ils sont venus dans ma patrie, ils m’ont enlevé celle dont la vue était tout pour moi, et ont été la cause de sa mort. Ils ont souillé les temples de nos dieux, puis ils se sont enfuis ! Je les ai suivis pendant quatre mois ; pendant quatre mois ils ont échappé à ma vengeance. Schiba m’avait abandonné, Wischnou semblait les avoir pris sous sa protection ! J’ai marché pas à pas sur leurs traces. Vingt fois, j’ai fait planer la mort sur leurs têtes sans qu’elle voulût les frapper. J’ai envoyé contre eux les thugs de la Nerbudda et ceux du nord, ils ont échappé à leurs mouchoirs. J’ai soulevé inutilement contre eux les pirates de Banca ; je les ai dénoncés aux mandarins. À Bocca-Tigris, comme sur les bateaux de fleurs, les embarcations de guerre les ont laissés fuir ! Mais les bandits des Ladrones les attendaient au bas du fleuve. Aujourd’hui Kâli me les livre, ils vont mourir ! Dans une heure, les flots couvriront tout autour de nous, ils mourront, les lâches ! en pleurant comme des femmes !

— Oh ! misérable ! tu mens, s’écria sir John en se redressant de toute sa haute taille et en reprenant, en présence d’une mort inévitable, toute son énergie et son inébranlable courage. Tu n’es qu’un assassin ! C’est toi qui as tué Goolab-Soohbee et tu viens encore ici tuer une femme. Tu ne sais employer que le poison et la ruse comme tous tes frères.

— Tant mieux ! si tu aimes cette femme, tu sauras alors tout ce que j’ai souffert.

— Infâme ! murmurait le contrebandier, infâme ! Et ne pouvoir rien que mourir ! Mais mourir bravement au moins, n’est-ce pas, ami ? ajouta-t-il en se tournant vers moi et en me tendant la main. Nous prouverons à l’Indien que la mort ne saurait nous effrayer. Que Dieu me pardonne de vous avoir ainsi entraîné ! Pauvre femme ! ajouta-t-il en se rapprochant de madame Lauters, qui souriait aux jeux de la flamme sur l’écume des lames.

Je ne répondis à sir John que par un serrement de main. Cependant je ne voulais pas croire encore que tout espoir fût perdu, je m’efforçais de chasser de mon esprit les tristes pensées qui s’en emparaient, afin de pouvoir, moi aussi, faire bravement le sacrifice de ma vie si cela était nécessaire, et protéger jusqu’au dernier moment la pauvre folle qui se cramponnait à moi en se traînant sur le sable.

La mer montait lentement comme si elle eût voulu retarder encore notre supplice. La mousqueterie avait recommencé plus bruyant du côté du Fire-Fly, dont l’équipage devait faire une résistance désespérée et dont la mâture était toujours la proie des flammes.

Soudain, le contrebandier me serra le bras avec force en me faisant signe d’écouter comme lui. Je prêtai l’oreille, puis je poussai un cri de joie. De nombreux coups d’avirons, dont la régularité nous indiquait des embarcations européennes, se faisaient entendre à l’extrémité de la pointe.

Le Malabar, lui aussi, avait entendu et reconnu ce bruit malgré le fracas des lames, car un blasphème s’était échappé de ses lèvres.

Nos voix furent bientôt entendues des canots. L’un d’eux, quittant les autres, qui continuaient leur route vers le large en volant vers le Fire-Fly, auquel ils portaient secours, se dirigea de notre côté.

Ils étaient trop habilement monté pour donner sur les récifs que la marée, du reste, avait couverts en partie. Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait doublé la pointe, que nous entendions les voix de MM. Hope et Lauters, qui nous avaient reconnus, nous crier : « Courage, courage ! » et que nous distinguions nos deux amis animant leurs rameurs et manœuvrant pour accoster.

Le canot n’avait plus qu’un obstacle à franchir. J’étais, moi, à l’une des extrémités de la plate-forme, m’efforçant de retenir madame Lauters ; sir John, lui, sondait l’autre extrémité pour y indiquer, au milieu des roches à fleur d’eau, l’endroit où nos sauveurs pouvaient accoster, lorsque, soudain, derrière lui, se dressa le Malabar, son poignard levé.

Le misérable, par un bond de tigre, avait franchi la crevasse qui le séparait de nous.

Je jetai un cri à demi étouffé par la terreur, et, repoussant impitoyablement la pauvre folle, je m’élançai au secours de mon ami, le bras armé d’une poignée d’aviron. Une balle partit du canot et vint frapper l’assassin à la tête, mais trop tard ! Son bras était retombé, et son arme avait disparu dans la poitrine du contrebandier qu’il tenait embrassé dans une dernière étreinte en murmurant :

— Que Kâli soit louée, Goolab-Soohbeo est vengée !

À travers les brouillards qui s’étendirent subitement sur mes yeux, il me sembla voir un rire de démon crisper ses traits, en même temps que je crus sentir une pression de main de mon malheureux ami, auprès duquel je tombai anéanti et brisé, renversé par les vagues qui entraînaient le cadavre du vengeur de la folle fille de Tanjore.