CHAPITRE XXV


Sinistres présages. — Les îles Wantong. — Une vengeance indienne.

La rade de Whampoa présentait une agitation inaccoutumée, les mauvaises nouvelles de Canton s’y était promptement répandues. Ceux des bâtiments qui étaient chargés, hâtaient leurs préparatifs de départ. Les compradors allaient et venaient de la terre aux navires, empressés à faire régler leurs comptes et profitant du moment de trouble pour voler encore un peu plus que de coutume. Les habitantes des sampanes semblaient consternées. Déjà, les magasins flottants s’étaient laissés dériver jusqu’à la pointe Alceste afin d’être prêts, au premier signal, à descendre le fleuve. Dès le jour, à ce qu’il paraît, de nombreux bateaux mandarins chargés de troupes avaient traversé le mouillage, semblant se diriger vers les forts. La population, d’obséquieuse qu’elle était la veille, était devenue brutale et insolente ; tous les équipages avaient été consignés à bord. Un parfum de révolte enfin parcourait l’atmosphère. Lorsque l’attaque dont un de nous avait été victime fut connue sur la rade, ce fut un cri d’indignation qui s’éleva contre les Chinois.

Le soir, M. Hope et M. Lauters arrivèrent sans avoir été inquiétés. Je ne saurais vous peindre la douleur de ce frère, ne trouvant plus qu’un mort et une pauvre folle, des deux êtres pleins de vie et d’amour qu’il avait quittés il y avait quelques heures à peine. Ce fut une scène affreuse que l’entrevue de cette femme sans raison, fredonnant à voix basse, en face d’un cadavre, un refrain de la montagne, et de cet homme atteint dans sa plus chère affection, mais calme et résigné, comprenant qu’il devait conserver force et courage pour veiller sur la veuve, que cinq mille lieues séparaient de la patrie et qui n’avait plus que lui pour soutien.

Pendant la nuit, le charpentier du bord fit une bière et deux hommes creusèrent une fosse dans le petit cimetière européen de l’île des Danois. Avant le jour, assistés d’un ministre protestant, nous conduisîmes à sa dernière demeure notre malheureux ami, que son frère, malgré nos prières, n’avait pas voulu quitter d’un instant.

Cette cérémonie lugubre, escortée de quelques hommes armés, faite au milieu des brouillards du matin sur un rivage hostile où en nous cachant nous ensevelîmes ce cadavre, m’est restée dans la mémoire comme un des plus poignants souvenirs de voyage que je puisse évoquer.

Fo-hop avait apporté de mauvaises nouvelles de Canton : l’armée des rebelles approchait. Sans aucun doute, on allait profiter de l’occasion pour sévir contre les Européens, surtout contre les contrebandiers d’opium. Le Fire-Fly avait été signalé aux bateaux mandarins ; il était extraordinaire qu’une visite n’eût pas eu lieu à bord pendant l’absence de son commandant. Tout cela nous engageait encore à lever l’ancre le plus tôt possible, afin de descendre à Hong-Kong pour y mettre à terre M. Hope, M. Lauters et sa malheureuse belle-sœur. Aussi, dès notre retour du cimetière, commençâmes-nous nos préparatifs d’appareillage. Le soleil ne dorait pas encore de ses premiers rayons le sommet de la pagode de Whampoa, que nous sortions déjà de la rade, poussés par une jolie brise de nord-ouest.

Je ne fus pas peu étonné de voir appareiller en même temps que le Fire-Fly une longue pirogue à demi pontée, qui, la veille au soir, était venue mouiller à une portée de pistolet de notre arrière, et qui, depuis son arrivée sur rade, n’avait pas ouvert les rideaux de la tente qui la couvrait dans toute sa longueur. En examinant plus attentivement cette mystérieuse embarcation, je me rappelai l’avoir déjà vue plusieurs fois. Il me sembla même que nous l’avions croisée sur la rade de Canton. Comme, après tout, elle pouvait bien ne renfermer qu’une famille chinoise fuyant devant la révolte, je ne crus pas devoir faire part de mes observations à sir John, mais je me promis de la surveiller si elle continuait de nous suivre.

Elle prit, comme nous, la passe entre la première et la deuxième Barre, mais la brise fraîchit un peu, et, malgré les vingt avirons qu’elle avait armés, nous la perdîmes de vue après une heure de marche à peine, c’est-à-dire par le travers de la pointe Ladrone.

Nous étions tous à bord d’une tristesse inouïe. Canon n’était monté sur le pont que pour veiller à la manœuvre. La poignée de main qu’il m’avait donnée, en me laissant le service, m’en avait dit plus que toutes les paroles. M. Lauters restait auprès de sa belle-sœur, M. Hope s’était enfermé chez, lui pour régler les comptes du bâtiment, les matelots semblaient comprendre et respecter la douleur commune en exécutant presque sans bruit les ordres que le maître d’équipage ne donnait qu’à demi-voix. J’étais donc seul sur la dunette avec Morton, faisant manœuvrer suivant les indications du hochang[1], lorsqu’à la pointe Malcol le calme nous prit subitement, masqués que nous étions par les grandes terres de la rive droite du fleuve.

Il était à peu près midi, tout l’équipage reposait sous les tentes de l’avant, je venais de faire venir sur bâbord pour longer l’île du Tigre, la brise commençait à fraîchir, lorsque j’aperçus, débouchant de la pointe Keshen de l’île d’Anunghoy, quatre grands bateaux mandarins qui faisaient force d’avirons pour gagner le milieu du Tigre. Je reconnus, en même temps, se dirigeant vers les embarcations chinoises, la pirogue pontée que j’avais perdue dans le nord du fleuve. Elle avait pu, grâce à ses avirons, nous rattraper pendant que nous étions en calme, son faible tirant d’eau lui ayant permis de prendre, à tribord des petites îles, une route plus courte que celle que nous avions suivie.

Je fis part de mes observations à Canon. Cette réunion des bateaux mandarins et de la pirogue qui avait semblé nous suivre et nous surveiller était trop extraordinaire pour ne pas mériter toute notre attention, surtout dans les circonstances difficiles où nous nous trouvions.

Après un court examen à la longue-vue, nous reconnûmes que les embarcations chinoises étaient armées en guerre. Nous pouvions même distinguer les artilleurs groupes autour de la longue pièce sur pivot que toutes avaient à l’avant, et les costumes bigarrés des nombreux soldats qui les montaient.

— Que pensez-vous de tout cela ? demandai-je à sir John.

— Rien de bon ! Nous allons les rencontrer dans vingt minutes, et ils vont me demander un chop que je n’ai pas. Nos pièces sont-elles chargées ?

— J’ai fait renouveler les gargousses ce matin même, répondit Morton.

— Eh bien ! faites-les détaper, je crois qu’elles vont nous servir. Faites aussi charger les pierriers à mitraille et prendre les carabines à nos meilleurs tireurs.

On appela Spilt. Au bout de cinq minutes, nos dispositions étaient prises pour recevoir les Chinois. Nous avions fait comprendre à M. Lauters qu’il ne devait pas quitter sa belle-sœur. Quant à M. Hope, armé d’une carabine à deux coups, il était venu nous rejoindre sur le pont, avec l’intention de venger son malheureux ami, si, comme cela était probable, les Chinois nous attaquaient.

Deux des bateaux mandarins s’étaient tenus au milieu du fleuve, par le travers de la pointe Keshen, en nageant contre le courant ; les deux autres s’étaient laissés dériver jusqu’à la plus nord des deux îles Wantong, où le chenal, appelé Bocca-Tigris, n’a pas plus d’un demi-mille de largeur et est défendu par les fameux forts d’Anunghoy. La mystérieuse pirogue les avait suivis, après avoir accosté un de ceux qui étaient restés en tête.

Nous fûmes bientôt à une portée de fusil des embarcations chinoises. Comme nous nous y attendions, toutes deux en même temps nous firent signe de mettre en travers afin de nous laisser visiter.

Sir John répondit à cet ordre en hissant ses focs et en courant de toutes ses voiles, pour passer à l’arrière de celle qui était à tribord, c’est-à-dire entre nous et la terre.

Dès que le mandarin qui commandait s’aperçut de notre manœuvre, il voulut virer de bord, mais son bateau n’avait pas encore accompli la moitié de son évolution que nous passions à quelques, mètres de lui, assez en arrière pour rendre sa pièce inutile, Nous nous attendions à une décharge de la mousqueterie. Ne voulant pas commencer les premiers, nous nous étions contentés de braquer sur eux les pierriers de la dunette afin de riposter immédiatement.

Je surveillais les mouvements des soldats amassés sous le toit de jonc, lorsqu’il me sembla distinguer, auprès du to-kung[2] du bateau chinois, un grand gaillard dont la figure basanée était trop bien présente à ma mémoire pour que, même à une longue distance, je ne le reconnusse pas. Sans laisser rien voir de mon impression de terreur, je regardai plus attentivement, n’en pouvant vraiment croire mes yeux. Il venait de s’emparer d’une carabine qu’il pointait dans notre direction. Avant que j’aie pu prononcer un mot, tant ma surprise avait été grande, sa balle venait fracasser l’épaule de notre hochung, en n’obéissant probablement pas à sa volonté.

Les rêves de sir John avaient raison : cet homme était le Malabar de Tanjore ; je ne pouvais pas douter que cette pirogue qui nous suivait depuis Whampoa fût la sienne. Le misérable n’avait pas oublié les rives du Panoor. Comme nous l’avait prédit Wilson, sa vengeance nous poursuivait même au-delà de sa patrie.

Son coup de feu fut le signal d’une mousqueterie générale à laquelle vint se joindre la pièce de l’autre bateau mandarin, pointée si maladroitement que, quoique nous ne fussions qu’à une faible portée, le boulet passa à cinquante mètres au-dessus de notre mâture. Nous répondîmes par une décharge de nos pierriers sur l’arrière de l’embarcation chinoise qui était près de nous. La mitraille y fit un tel ravage que, malgré les cris et les ordres de leur commandant, nous pûmes nous apercevoir que ses rameurs faisaient tout leur possible pour ne pas nous rejoindre. J’espérai un instant que le Malabar avait été atteint par un des projectiles, mais ma longue-vue me le montra animant toujours les hommes et semblant se désespérer du mauvais succès de son attaque.

Si les Chinois avaient été de bons artilleurs, grâce à leur canon à pivot, ils eussent pu nous faire le plus, grand mal puisque nous n’avions pas de pièce de retraite, mais nous ne vîmes même pas rebondir sur l’eau les deux ou trois boulets qu’ils lancèrent dans notre direction.

Nous nous attendions à être attaqués pas les deux autres bateaux mandarins qui louvoyaient un peu plus bas et dont nous approchions rapidement. Nos dispositions étaient prises ; cette fois nous étions bien décidés à faire feu les premiers. Nos chefs de pièces avaient ordre de tirer dès qu’ils auraient les deux embarcations chinoises par le travers. À notre grand étonnement, elles quittèrent tout à coup le milieu du chenal pour aller se réfugier derrière les îlots de la pointe de l’île Wantong, en nous laissant le chemin parfaitement libre.

Une demi-heure après, nous doublions, sans avoir été inquiétés de nouveau, la pointe Chuenpee, c’est-à-dire l’extrémité sud de la rivière de Canton, pour donner, toutes voiles dehors, grâce à la fraîche brise que nous avions trouvée en sortant de Bocca-Tigris, dans le grand bassin extérieur du fleuve. Cinquante milles à peu près nous séparaient encore de Hong-Kong.

Si le commandant du Fire-Fly ne m’avait pas paru dans d’aussi tristes dispositions d’esprit, je lui eusse, sans aucun doute, fait part de l’inimaginable et triste reconnaissance que j’avais faite à bord du bateau mandarin ; mais, en outre que je devais me garder de raviver en lui les tristes souvenirs du passé, j’avais tout lieu d’espérer que le vengeur de la bayadère ne nous poursuivrait pas en dehors du fleuve, ou que, s’il s’y hasardait, nous aurions quitté Hong-Kong avant son arrivée. Nous n’avions rien autre chose à faire dans la colonie anglaise que d’y débarquer nos amis ; il était convenu que nous n’irions même pas mouiller sur la rade.

Nous employâmes toute notre après-midi à faire nos dispositions pour prendre la mer. Les embarcations furent embarquées, les dromes saisies, les panneaux condamnés, les voiles de rechange préparées. Grâce à la parfaite connaissance qu’avait sir John des courants du bassin extérieur, et à la brise que nous avions trouvée plus forte au fur et à mesure que nous nous étions éloignés de Bocca-Tigris, nous vînmes mouiller, avant la nuit, à deux ou trois milles de la rade de Victoria, sous la petit île Grenn, d’où nous pouvions facilement appareiller pour prendre le large.

Nous avions trouvé, dès notre entrée dans l’archipel de Lonato, la mer assez mauvaise. Une fois au mouillage, nous nous aperçûmes que nous ne pouvions songer à envoyer nos passagers à terre le soir même.

En reconnaissant cette impossibilité, et en donnant l’ordre de hisser le canot que j’avais fait amener, je fus pris, moi aussi, d’un pressentiment et saisi de cette conviction que ce retard de vingt-quatre heures nous serait fatal. Je fis doubler les hommes de bossoir avec ordre de tirer impitoyablement sur toute embarcation qui passerait à portée de la voix sans répondre au qui-vive, et je ne dormis pas de la nuit, pendant le deuxième quart de laquelle nous fûmes obligés de mouiller une seconde ancre à cause de la force du vent. Ce mauvais temps nous mettait, du reste, à l’abri de toute surprise. La nuit s’écoula sans que rien ne vînt justifier mes craintes.

Au point du jour, la mer était encore tellement mauvaise, quoique le temps se fût éclairci, que MM. Hope et Lauters purent seuls aller à terre. Nous convînmes que, pendant qu’ils feraient préparer un logement pour la pauvre veuve, sir John et moi profiterions d’une embellie pour la conduire à Victoria, que je voulais voir au moins encore une fois avant de partir.

La colonie anglaise s’enrichissait à cette époque des dépouilles de Macao. C’était, avec ses maisons blanches couronnées de terrasses et ses splendides jardins, comme un coin du Devonshire échoué sur les rives du fleuve des Perles.


  1. Pilote.
  2. Timonier.