CHAPITRE XI


La côte d’Orissa. — Le renversement de la mousson dans le golfe du Bengale.

Les brises variables nous prirent à notre départ de Madras et nous conduisirent en deux jours jusque par le travers du cap Godeware, dont nous ne fûmes pas peu étonnés un soir d’apercevoir le feu à l’horizon. Les courants nous avaient si bien jetés à l’ouest que le troisième jour de notre traversée, le vent nous permit à peine de nous tenir au large de la côte d’Orissa dont nous longions les rives inhospitalières.

Pendant plusieurs jours, les calmes nous forcèrent de louvoyer dans ces parages dangereux, et soixante-douze heures après que nous eûmes doublé le cap Godeware, le ciel changea soudain d’aspect. De gros nuages noirs se mirent à courir du sud-ouest au nord-est.

Lorsque je montai sur le pont, nous étions à peu près à la hauteur de Gangam. L’atmosphère était lourde et tiède ; la chaleur était si intolérable que l’on avait été obligé de faire faire des tentes sur toute la longueur du pont. Les basses voiles, inutiles avec les petites brises qui gonflaient à peine les cacatois et les perroquets, étaient carguées. Les huniers frappaient sur les mâts et sur les haubans à chaque coup de roulis. L’équipage tout entier était sur le pont, car les hommes dont le service était terminé s’étaient couchés le long des dromes et dans les embarcations plutôt que de descendre dans l’entrepont où le moindre air ne pénétrait pas.

Un silence profond environnait le Raimbow. Davis, le second, était de service et se promenait tranquillement de la dunette au grand mât, jetant à chaque tour de promenade un coup-d’œil sur les pennons qui tournaient au gré des vents, et sifflant entre ses dents pour appeler la brise. Wilson était chez lui, travaillant ou dormant. Sir John et moi, couchés sur la claire-voie de la dunette, fumions en écoutant dans le lointain les murmures de la barre, et en suivant à l’horizon les bizarres découpures de la côte, que la réfraction des eaux faisait voir au-dessus de la mer. Les ferrures du gouvernail en grinçant faisaient fuir les requins, qui çà et là laissaient voir leurs ailerons dans notre sillage ; et les embarcations, balancées sur leurs pistolets et à peine retenues par leurs sangles, fatiguaient les bosses de leurs palans.

Cet état de torpeur durait depuis le commencement du jour. Le Raimbow, bercé par les flots d’azur du golfe du Bengale, ne faisait pas un mille à l’heure ; les risées de la brise suffisaient à peine à le maintetenir assez loin de la côte. Les ancres étaient au mouillage ; les cris monotones des sondeurs placés tribord et bâbord dans les porte-haubans, et annonçant le fond, de quart-d’heure en quart-d’heure, étaient les seuls signes d’existence à bord.

Tout à coup Canon m’appela pour me faire examiner le ciel dans le nord-est. Les nuages, chassés par les vents du sud-ouest, s’y étaient amoncelés. Ils avaient évidemment rencontré, dans cette partie, des brises qui les avaient arrêtés, et qui les refoulaient vers l’ouest.

Il fit une grimace des plus significatives et vint s’appuyer contre le garde-corps de la dunette. Davis donna presque aussitôt l’ordre de serrer les tentes.

Au bout d’un instant, le pont était dégagé et les tentes descendues dans l’entrepont.

Wilson, que la manœuvre avait éveillé, monta sur la dunette. Lui aussi, après avoir regardé l’horizon, fit la même grimace que le commandant du Fire-Fly.

Évidemment, cet aspect du ciel ne présageait rien de bon. La mer était devenue clapoteuse ; la brise commençait à s’élever du nord-est, tandis que de gros nuages chargés d’électricité continuaient au-dessus de nos têtes leur course dans cette direction.

L’équipage, comprenant que quelque chose d’étrange allait se passer, était groupé à l’avant, attendant les ordres des officiers.

Je me rapprochai de sir John. Wilson commanda de virer de bord afin de mettre le cap au large.

Les poulies de brassiage crièrent, les voiles fasièrent quelques minutes, puis le Raimbow se couchant doucement sur tribord s’éloigna rapidement de la côte. La route que nous faisions ainsi nous rejetait au milieu du golfe du Bengale, mais ses tourmentes étaient moins à craindre pour nous que ses rivages sans refuges.

Nous allions probablement avoir à lutter contre un de ces terribles ouragans, que fait naître, en avril et en octobre, le renversement des moussons. Mon gros ami en était convaincu. J’ai eu vingt fois l’occasion de juger combien il était bon prophète en pareille matière.

Nous naviguions depuis deux heures, le cap au sud-est, avec une vitesse de sept à huit milles, et nous commencions à perdre de vue la côte, lorsque le vent sauta tout à coup à l’est ; cela si brusquement que, malgré l’aire du bâtiment et la barre tout à tribord, nos voiles furent immédiatement masquées. La mâture fit entendre un craquement, et l’étai de flèche du grand mât ayant été brisé par la secousse, la vergue et le mât de cacatois tombèrent avec fracas sur le pont, en brisant l’épaule d’un malheureux Malabar que, dans leur chute, elles rencontrèrent sur les haubans.

Au même instant, le Raimbow qui avait été, lancé sur bâbord prit le vent dans ses voiles et se pencha d’une effrayante façon. La brise avait fraîchi avec une telle rapidité que si Davis n’avait pas fait amener instantanément les huniers et les perroquets, toute sa mâture peut-être eût été perdue.

— À prendre un ris dans les huniers, à serrer les perroquets, commanda Wilson, lorsque l’ordre fut un peu rétabli à bord, et lorsque le bâtiment eut terminé son abatée et pris ses amures à tribord.

Dix minutes après, nous courions le cap au nord-quart-nord-est, sous nos huniers risés et nos basses voiles.

Le vent augmentait toujours de violence ; ses rafales se succédaient presque sans interruption. La mer grossissait. Nous ne pouvions songer à continuer longtemps notre route dans cette aire de vent qui nous rapprochait trop rapidement de la côte d’Orissa.

À six heures, nous dûmes, pour virer de bord, carguer la grande voile et prendre le second ris aux huniers. La brise ne soufflait pas dix minutes dans la même direction. À peine eûmes-nous mis le cap au large qu’il nous fallut nous débarrasser du grand foc, serrer la grande voile et prendre le ris de la misaine.

Wilson était soucieux ; le baromètre était tombé très-bas ; tout, dans l’état de l’atmosphère, lui faisait craindre la nuit qui venait rapidement.

Après le dîner, car aucun événement ne pourrait faire oublier au marin cette importante occupation de chaque jour, — le commandant du Fire-Fly ne trouvait pas le moins du monde que la crainte ou la perspective de ne pas se mettre à table le lendemain fût une raison de perdre par anticipation un coup de dent — après le dîner, dis-je, que le roulis et le tangage firent hâter peut-être un peu, nous remontâmes sur le pont.

Les secousses de la mer, courte et tourmentée par les courants, étaient si brusques que nous fûmes obligés, pour ne pas être jetés d’un bord sur l’autre, de nous adosser à des râteliers en passant nos bras dans des manœuvres.

À peu près à l’abri des lames, qui à chaque coup de tangage balayaient le pont de l’avant au grand mât, ayant aux lèvres un cigare que le vent fumait au moins autant que nous, inutiles à la manœuvre, pour le moment du moins, nous assistions à la marche croissante de la tempête.

La nuit s’était faite noire et menaçante ; le Raimbow, sous sa maigre voilure, luttait bravement contre les flots qui, déchaînés et soulevés par tous les vents, bondissaient autour de lui. La grande voix du tonnerre parcourait l’espace ; les éclairs illuminaient le ciel de leurs brusques et éclatantes lueurs, dans l’intervalle desquelles les lames chargées d’électricité semblaient de feu, et les nuages de l’ouragan passaient si près de nos têtes qu’ils semblaient parfois nous envelopper.

J’étais tout entier à cet effrayant et sublime tableau, lorsqu’une secousse violente, suivie d’un craquement épouvantable de la mâture et d’un cri d’effroi de l’équipage, faillit m’arracher des manœuvres sous lesquelles mes bras étaient passés.

Nous venions de masquer complètement ; le vent ayant sauté cap pour cap ; le petit hunier avait été arraché de sa vergue.

— Amenez le grand hunier, carguez la misaine, aux bras de bâbord ! commanda Wilson, d’une voix calme et stridente qui dominait la tempête. Toute la barre à bâbord !

La situation du Raimbow était critique. Le hunier, collé contre le mât, ne faisait pas descendre sa vergue ; les hommes pesaient en vain sur les cargues de la misaine, rejetée à bord par la violence du vent.

— Les gabiers à serrer la misaine ! cria le commandant dans son porte-voix.

Vingt matelots sautèrent dans les haubans. Ce fut une chose affreuse que de les voir, à la lueur des éclairs, se hasarder dans cette mâture que chaque coup de tangage lançait de l’avant à l’arrière.

Le navire avait fini par abattre sur bâbord, grâce au petit foc qui avait été bordé à tribord, mais la tempête était dans toute sa violence. Nous filions au moins douze nœuds en nous rapprochant de la côte ; c’est-à-dire le cap au nord-ouest, Il me semblait voir se dresser déjà à notre avant la lugubre pagode noire de Jaggernaut, et s’étendre le blanc linceul de la barre du rivage d’Orissa, lorsque, tout à coup, au milieu d’une espèce d’accalmie du vent, la foudre éclata sur nos têtes en mille gerbes de feu, et vint fracasser le petit mât de hune.

Ce fut un cri d’horreur et d’effroi qui s’échappa de toutes les poitrines. La secousse avait été si violente et si terrible sur le mât de misaine, que les hommes occupés à serrer la voile avaient été précipités sur le pont et dans les flots.

Il me sembla entendre des cris de détresse sur les vagues qui passaient en mugissant le long du bord.

Canon, sans attendre l’ordre de Wilson, s’élança vers l’avant, une hache à la main. Le mât de hune, encore chargé de sa vergue, retenu par ses haubans et ses étais, était tombé à tribord, et ses secousses contre la muraille pouvaient faire déclarer une voie d’eau.

En deux bonds, armé comme lui, je le rejoignis. Bientôt les tronçons du mât brisé par la foudre furent emportés par les lames. Pendant ce temps, les gabiers du grand mât, exécutant les ordres du commandant, avaient pris le troisième ris au grand hunier et établi sur l’étai d’artimon une voile de cape. Les blessés avaient été mis à l’abri dans la chaloupe. Ce fut, pendant les deux heures de travail qu’il nous fallut pour rétablir l’ordre à bord, un douloureux et lugubre concert que celui de leurs plaintes mêlées aux grondements de l’orage.

Sous son hunier au bas ris, son petit foc et sa voile de cape, le Raimbow avait pu venir un peu sur tribord ; il courait sur une ligne à peu près parallèle à la côte. Il nous avait semblé, à plusieurs reprises, apercevoir à l’avant un feu qui pouvait bien être celui de la fausse pointe Palmiras. Dans la crainte que cela fût vrai, Wilson allait commander un nouveau virement de bord, quand, dans une épouvantable rafale qui nous fit craindre pour notre grand mât, le vent sauta brusquement au sud-ouest, aire d’où il se mit à souffler avec violence, mais d’une façon plus régulière et en nous apportant des torrents de pluie.

C’était là un indice certain que l’ouragan touchait à sa fin. La brise avait trouvé son trou, suivant l’expression maritime ; elle s’était fixée. C’était à un renversement de moussons que nous venions d’assister.

Je doute fort qu’Hippalus, le pilote grec auquel on doit la découverte de ces vents périodiques, ait eu jamais plus belle occasion de les étudier que celle qui venait de nous être offerte sur la côte d’Orissa.

Elle nous avait coûté dix hommes jetés à la mer, quatre ou cinq tombés morts sur le pont ou écrasés par la chute du mât, le petit mât de hune, sa voile et la misaine.

Nous avions eu le bonheur de ne perdre aucun de nos matelots anglais, ce dont Wilson paraissait très-reconnaissant à l’ouragan.

Au jour, nous établîmes les mâts et les voiles de rechange, et, toujours poussés par une grande brise de sud-ouest, nous doublâmes la pointe Palmiras dans le quart de l’après-midi.

Nous fûmes alors obligés de laisser venir sur tribord pour courir à l’est. Le soir même, c’est-à-dire moins de vingt-quatre heures après la tempête, coquet et pimpant comme si rien de fâcheux ne lui était jamais arrivé, le Raimbow cherchait, sur les flots bleus du golfe la longitude, du Hougli, qu’avait bien failli nous faire manquer pour toujours le renversement de la mousson.