CHAPITRE II


L’île de Ceylan. — Trinquemale. — Dans les jungles. — Les infortunes de sir John.

Grâce aux grandes brises qui, dès le dixième degré de latitude sud, le poussèrent vers le golfe du Bengale, le Raimbow eut bientôt doublé le cap Dondra, pointe sud de l’île de Ceylan. Vingt-quatre heures à peine après l’apparition du pic d’Adam, son ancre venait mordre, en face du fort Ostenburgh, le fond de la baie de Trinquemale, la Spatana de Ptolémée.

Je fus on ne peut plus surpris du petit nombre de navires à l’ancre dans cette admirable rade de Trinquemale, où deux cents bâtiments seraient à l’aise et qui est le seul lieu de refuge de toute la côte est.

Entourée de montagnes élevées, profonde, d’une bonne tenue, offrant un sûr abri contre les terribles ouragans du golfe du Bengale, il est extraordinaire qu’elle soit aussi peu fréquentée. Cela ne s’explique guère que par l’éloignement où est Ceylan du centre des possessions anglaises, et le peu de profit qu’en tire la métropole.

Cependant il est impossible de voir un pays plus riche que cette île. Si ce n’était l’indolence de ses habitants et leur ignorance en agriculture, elle produirait certainement plus qu’il n’est nécessaire à sa population d’un million deux cent mille âmes.

Le contraire arrive, et la récolte de riz y est souvent insuffisante, quoique la terre y donne, pour ainsi dire sans culture, tous les fruits de l’Indoustan et des régions équinoxiales.

Pendant la traversée, nous avions souvent, sir John et moi, parlé d’une excursion dans l’intérieur de Ceylan ; aussi fûmes-nous assez désagréablement surpris d’apprendre, au moment de descendre à terre, que le Raimbow n’avait qu’un très-court séjour à faire en rade.

Le capitaine Wilson venait chercher à Trinquemale un million de piastres pour la Compagnie, et il devait mettre à la voile aussitôt livraison prise de son précieux chargement, c’est-à-dire après une huitaine de jours de relâche.

Ce départ si prochain ne nous laissait que peu de temps. Nous résolûmes alors d’en profiter le plus promptement et le plus habilement possible pour notre curiosité.

Nous voulûmes parcourir d’abord Trinquemale.

Cette ville, dont les Anglais s’emparèrent pour la première fois en 1781, tira son nom de la célèbre pagode de Trincome, qui jadis était un saint lieu de pèlerinage, mais dont on ne retrouve aujourd’hui que les ruines. Elle ne resta pas longtemps la capitale des possessions de la Compagnie à Ceylan, elle ne vient maintenant qu’en seconde ligne, et est fort laide et fort sale.

En descendant à terre sous les canons des forts nombreux qui gardent la rade, car Trinquemale est resté la première position militaire de la côte est de l’Inde, nous nous trouvâmes au milieu de rues petites, étroites et malpropres, où nous ne rencontrâmes guère que des cipayes, ces soldats esclaves de la Compagnie, avec leurs coiffures blanches, leurs habits militaires et leurs pieds nus, et des Malabars qui forment la plus grande partie de la population, peut-être vingt mille habitants.

Nous nous engouffrâmes bravement dans ce tortueux dédale, et, à travers cette foule d’Indiens de toutes les castes, s’apostrophant en tamoul, en kanarin, en mahratte, en guzarati, en une foule d’idiomes enfin dont je ne comprenais pas le premier mot, nous arrivâmes, mais non sans peine, auprès du palais du gouverneur, non loin duquel nous fîmes notre entrée à « l’Hôtel du roi », King’s hotel.

Comme tous les marins qui débarquent d’une longue traversée, Canon et moi, nous étions pressés de faire, plutôt un mauvais dîner à terre qu’un très-confortable repas à bord.

Nous n’eûmes cependant pas trop à nous plaindre. Nous fûmes servis sous une galerie, séparée du jardin par des plantes grimpantes qui donnaient à notre salle à manger la plus délicieuse fraîcheur.

Quant au repas, ce fut une élucubration de la cuisine anglaise, greffée sur l’art culinaire indien, quelque chose d’éclectique, enfin, qui laissait bien un peu à désirer, mais qui, cependant, était mangeable, surtout après un mois de mer.

Dans cette salle à manger de Kings’s hotel je fis connaissance, pour la première fois, avec une invention que je veux recommander aux vrais amateurs du confortable.

Au-dessus de la table, allait et venait, se balançant au plafond, renouvelant l’air et chassant les insectes, un immense éventail en forme de volant de robe, mis en mouvement par une main invisible.

Comme j’ai toujours aimé à me rendre compte d’un effet, et que, suivant moi, le meilleur moyen d’arriver à ce but est de remonter à la cause qui le produit, lorsque du moins cela est possible, je me mis à suivre la petite corde qui imprimait le mouvement à l’éventail. Après avoir traversé deux ou trois pièces, je la trouvai entre les mains d’un pauvre diable d’Indien, à peine vêtu d’un pagne, qui, accroupi dans un vestibule, n’avait pas d’autres fonctions que de faire balancer, du matin au soir, cet immense ventilateur-éventail-chasse-mouche.

On appelle cela un punkah. C’est une délicieuse chose et une ingénieuse invention que nous pourrions bien, ce me semble, emprunter aux Indiens.

Sir John m’apprit que le serviteur attelé au service de l’éventail, appartenait à la dernière classe de la caste des Schoudras, et qu’il était généreusement payé de ses services par le salaire de deux roupies par mois.

Cela fait un peu moins de cinq francs de notre monnaie.

Il est vrai qu’avec ces gages, l’Indien devait se nourrir ; mais comme pour un kache, c’est-à-dire six ou sept centimes, on peut acheter là-bas autant de riz qu’il en faut chaque jour pour la nourriture d’un homme, et que la religion de Brahma ne permet pas à certaines castes de boire autre chose que de l’eau ; qui sait ? le malheureux Schoudras faisait peut-être encore des économies sur ses deux roupies.

Notre promenade du soir, qui ne nous fit guère rencontrer que quelques Malabars attardés et quelques officiers gris, suffit pour nous convaincre que l’agglomération de troupes et le séjour des marchands avaient depuis de longues années chassé de la ville les mœurs et les coutumes indiennes, comme le christianisme, généralement suivi, en avait fait fuir les Brahmanistes et les Bouddhistes. Nous retournâmes promptement à bord pour songer sérieusement à notre projet d’excursion.

Le soir même, tout était décidé pour faire dans l’intérieur de Ceylan une reconnaissance, que le court laps de temps que le Raimbow devait passer en rade nous poussait à commencer immédiatement.

À Trinquemale, nous aurions vécu de l’existence anglaise ; une fois dans les jungles, nous devions tomber au milieu des mœurs indiennes.

Depuis longtemps déjà, sir John avait formé, du reste, le projet de parcourir Ceylan. Intrépide chasseur, il avait bien des fois rêvé à quelques bonnes campagnes dans les forêts vierges, si peuplées de panthères et d’ours, mais, jusqu’alors, ses affaires l’avaient empêché de réaliser son rêve. Il se faisait une fête de notre excursion.

Nous voulions, par le chemin le plus court, nous rendre à Candy, cette ancienne capitale du royaume fantastique du géant Ravana, et, de là, gagner le pic d’Adam dont, si cela nous était possible, nous ferions l’ascension. Je ne voulais pas passer à Ceylan sans voir, moi aussi, et toucher, sur le sommet de la montagne, tout comme un pèlerin Bouddhiste, l’empreinte mystérieuse du pied de Bouddah.

Deux chemins nous étaient ouverts pour pénétrer dans l’intérieur de l’île : la route tracée par les premiers occupants européens, route qui joint Trinquemale à Colombo en traversant Candelly, Pontian, Minery, Noyembera, Nelandée, le fort Mac-Donald et Candy ; et le fleuve Mohaville-Gange qui se jette dans le sud de la baie de Trinquemale et qui nous ferait parcourir, en en remontant le cours, toutes les vallées de la partie est de l’île.

Canon me fit observer que cette seconde voie nous serait infiniment plus facile et plus agréable. La route par terre, parcourue depuis de longues années par les Anglais, ne pouvait nous offrir rien de bien curieux sur notre passage. Les populations avaient dû se retirer dans les forêts et dans l’intérieur. Le mieux pour nous était de faire par eau une partie de notre excursion. Je me rangeai d’autant plus promptement à cette opinion, que trente lieues à cheval m’effrayaient singulièrement, et que, obligés que nous serions de revenir par Candy, il était plus intéressant pour nous de ne pas faire deux fois le même chemin. Seulement, comme rien ne nous faisait supposer que nous pourrions facilement trouver, une fois à Candy, des moyens de locomotion, nous décidâmes d’envoyer des chevaux dans cette ville, afin de les trouver pour le retour.

Sir John se chargea des préparatifs à terre. Moi, pendant qu’il expédiait nos hommes en avant sous la conduite de Roumi, son domestique, je fis armer la yole que le commandant du Raimbow avait mise à notre disposition. Lorsque mon ami revint à bord et m’annonça que notre avant-garde était en route pour Candy, tout était prêt pour notre départ. Nos chiens avaient deviné qu’ils allaient enfin mettre pied à terre, eux aussi, et je ne pouvais les faire taire. Duburk, un brave lévrier persan que sir John m’avait donné, se serait élancé par dessus le bastingage, si mon domestique l’avait lâché un instant.

Malgré notre impatience, nous ne pûmes toutefois quitter la rade que le lendemain matin ; ce que nous fîmes avant le lever du soleil, afin d’employer de notre mieux cette première journée. Nous ne pouvions espérer faire une longue route chaque jour ; nous devions nous attendre à des relâches forcés pendant les grandes chaleurs, et comme aucun de nous, sauf un pilote malais dans lequel nous n’avions qu’une confiance très-limitée, ne connaissait le cours du fleuve que nous allions remonter, nous comptions mouiller chaque nuit et camper sur les rives du Mohaville. L’embarcation que nous avait confiée Wilson était une des meilleures de son bord, mais elle ne pouvait armer que huit avirons, et, Canon et moi, savions par nous-mêmes combien est terrible l’exercice de la nage. Nos hommes cependant étaient en si bonnes dispositions qu’avant le lever du soleil nous donnâmes dans l’embouchure du fleuve.

De onze heures à deux heures, nous laissâmes reposer nos lascars sous l’ombrage des tamariniers qui, à une dizaine de lieues dans l’intérieur, forment au Mohaville-Gange un ravissant rideau, et, le soir du même jour, nous nous arrêtâmes à une portée de fusil des ruines de la bourgade et du temple de Dastote, un peu au-dessus de la réunion des trois bras du fleuve.

Les deux bords du Mohaville présentaient, à l’endroit où nous nous trouvions, deux aspects différents. La rive gauche était garnie d’une forêt inextricable dont les géants laissaient tomber jusqu’au milieu des eaux leurs ombres épaisses ; la rive droite, au contraire, nous offrait une étendue immense de plaines que nous fûmes bien étonnés, le lendemain au jour, de voir sans culture. Notre pilote nous expliqua que les fièvres avaient décimé la population de Dastote et que, depuis plusieurs mois déjà, la bourgade était abandonnée. Le temple, lui-même, dédié à Bouddah, et qui avait été jadis un lieu vénéré, tombait en ruines. Le prêtre avait transporté les statues du dieu à Candy.

Il nous sembla effectivement en un si triste état, que nous pensâmes devoir attendre une meilleure occasion pour faire une première exploration dans la religion des Chingulais. Nous passâmes notre première nuit à bord, non pas sans être réveillés plus d’une fois par les aboiements des buffles et par les cris des léopards, auxquels, en les excitant encore, répondaient les hurlements furieux de nos chiens.

En quittant Dastote, le Mohaville-Gange, ou pour me servir de la dénomination indienne, le Mahaveliganga, ne traverse plus que des jungles. Je ne saurais exprimer l’impression que je ressentis lorsque, pour la première fois, je me trouvai au milieu d’un de ces lieux pour la description desquels il faudrait la plume de Méry, le poétique chantre du Mysore.

Le jungle n’est pas la forêt, il n’est pas la plaine. Les arbres, toujours éloignés les uns des autres, y atteignent des hauteurs prodigieuses, rien ne les gène. Ils s’étendent en liberté, et le long de leurs troncs gigantesques s’élèvent des lianes, des herbes parasites qui les relient entre eux. Le manguier envoie jusqu’au jaquier les rameaux de ses branchages touffus ; le tamarinier baigne ses feuilles dans les ondes infectes d’un marais ; le mancenillier tue jusqu’aux oiseaux que la fatigue fait approcher de son feuillage empoisonné, et, sous les grandes feuilles du talipot, se jouent l’écureuil et le singe, pendant que, dans les touffes de roseaux et de bambous, le léopard, la hyène et l’ours guettent au passage le cerf et le daim.

On ne saurait croire quelle tristesse s’empare du cœur à la vue de cette végétation si belle, si puissante cependant. On devine, on sent que ces luxuriants voiles de verdure de tons si doux, si harmonieux au regard, ne sont que des linceuls pour tout être humain. Les parfums acres, pénétrants de ces fleurs aux mille couleurs, le cerveau s’alourdit en les respirant, et les lèvres se sèchent aux baisers embaumés de cette atmosphère lourde et qui enivre.

Le troisième jour de notre navigation, nous arrivâmes, vers le milieu du jour, à Bintame, bourgade assez importante qui baigne ses cases sur la rive droite du fleuve. Nous résolûmes de laisser là notre embarcation pour continuer notre route par terre, une journée de marche nous séparant à peine de Candy. Le Mohaville, à cet endroit, cesse d’être navigable ; il se divise en deux bras dont l’un continue sa route vers le sud, tandis que l’autre, faisant à peu près un angle droit, remonte jusqu’à la capitale du royaume de Candéouda qu’il arrose, après être descendu des flancs de l’Hamaled où il prend sa source.

Il tardait à sir John de mettre pied à terre. Les quelques coups de fusil qu’il avait envoyés de la yole par-dessus le fleuve, aux oiseaux et aux singes qui s’étaient trop curieusement approchés de nous, n’avaient, en aucune façon, satisfait ses appétits de chasseur. Il était impatient de se trouver face à face avec un de ces redoutables habitants des jungles. Une chasse à l’éléphant surtout était son rêve !

La grande question pour nous était de trouver un asile pour la nuit. Nous commencions à avoir assez des nattes de notre embarcation, et je songeais très-sérieusement à un lit, à un vrai lit, pour mon prochain sommeil, et à un autre ordinaire que celui composé de jambon et de fruits, qui nous nourrissait depuis notre départ de Trinquemale.

Nous n’étions cependant pas certains de trouver l’hospitalité à Bintame. Notre intention, en entrant dans l’intérieur de l’île, n’ayant point été de nous y arrêter, nous n’avions pris aucune lettre de recommandation pour cette petite ville ; aussi donnâmes-nous à nos hommes l’ordre de nous attendre jusqu’à ce qu’une courte exploration du pays nous eût permis de prendre une décision. Il pouvait parfaitement se faire que, bon gré mal gré, nous fussions obligés de poursuivre notre route. Toutefois, la vue de plantations de tabac et de cannes à sucre en fort bon état nous permettait de mieux espérer.

Nous accostâmes à un débarcadère en bois et nous nous enfonçâmes bravement, Canon et moi, accompagnés de notre pilote malais, au milieu des cases du village.

Nous étions certainement dans la contrée la plus fertile de l’île. Le Mohaville, en se divisant, forme, dans cette partie sud-est de Ceylan, des prairies marécageuses propres surtout à la culture des canelliers. Les terres qui dominaient les prairies étaient couvertes d’admirables champs de riz, au-dessus desquels s’élevaient çà et là des topos ou bosquets de cocotiers.

À Ceylan, comme dans tous les pays tropicaux, le cocotier est l’arbre par excellence, le présent le plus précieux que la nature ait fait à l’homme.

« Le cocotier, dit un adage indien, a été donné à l’homme par Brahma comme une preuve de son amour. Son serviteur se couche sous son ombrage ou se bâtit une cabane de ses branches ; il mange son fruit savoureux, boit la liqueur qui coule de son sein, se couvre de son écorce et fume ses plus délicates feuilles. »

En grande partie, la population de Bintame est chrétienne. Souvent, auprès d’une pagode de Bouddah, se dresse une petite église catholique, puis, plus loin, un pauvre temple protestant.

Nous nous étions arrêtés auprès d’un de ces monuments, lorsque nous fûmes obligés de nous ranger pour livrer passage à une demi-douzaine d’éléphants qui, revenant des champs, semblaient fort pressés de regagner leur logis. À l’arrière de cette vaillante troupe de serviteurs, venait, monté sur un assez mauvais cheval qui se sentait de la difficulté qu’ont les animaux de cette race à vivre à Ceylan, un colon au teint basané que Canon reconnut tout de suite pour un Anglais.

Mon ami avait une trop riante et trop confortable physionomie pour qu’un bon accueil ne lui fût pas toujours fait. Cinq minutes après cette rencontre, nous savions que le maître des éléphants se nommait Walter, qu’il était propriétaire d’une ferme située à une portée de fusil de Bintame, et que sa maison nous était ouverte.

Nous ne fîmes qu’un bond jusqu’à notre embarcation.

Sir John donna des ordres au patron pour qu’il rejoignît promptement le Raimbow, nous débarquâmes nos armes et nos bagages, et, ne gardant avec nous que trois hommes, nous vînmes retrouver notre nouvel ami, qui nous attendait en regardant passer les prêtres de Bouddah, se rendant à la pagode pour faire à leurs dieux des offrandes de fleurs et de fruits.

Bientôt nous fîmes notre entrée dans les propriétés de Walter, qui semblaient en fort bon état, mais dont la maison laissait beaucoup à désirer. Elle se composait d’un corps principal d’habitation, sans étage, autour duquel s’élevaient quatre ou cinq petites cases construites après coup, suivant les besoins du colon.

L’hospitalité qui nous avait été si franchement offerte n’avait donc rien de bien fastueux. Celle de ces cases qui devait nous servir de chambre à coucher, s’appuyait contre un hangar où une petite vache et son veau étaient enfermés. Elle faisait bien de s’appuyer, car, à chaque rafale du vent, elle tremblait sur ses maigres piliers ; mais, enfin, telle qu’elle était, la demeure du pauvre fermier anglais était pour nous un abri. Nous n’avions pas vraiment le droit de nous montrer trop délicats.

Je commençais du reste à me faire, difficilement je dois l’avouer, mais enfin je commençais à me faire à ces nuits passées sur la terre avec une natte pour matelas et un manteau pour couverture. Je me plaisais à reconnaître chaque jour que tous ces serpents, scorpions et autres visiteurs incommodes, dont sont si souvent émaillés les récits des voyageurs, n’étaient pas aussi dangereux que le souci du dramatique se plaît à les rendre dans les livres.

Lorsque nous rentrâmes chez Walter, nous trouvâmes le souper servi. Nous fîmes, ma foi, Canon et moi, le plus grand honneur à certain quartier de daim fort convenablement apprêté par les soins du bawurchee de la ferme.

Le bawurchee est le cuisinier de toute bonne maison indienne.

Un karik un peu trop pimenté peut-être pour mon palais européen, suivit ce premier plat de résistance, puis nous terminâmes par un dessert composé des fruits les plus délicats de l’île : bananes, goyaves, mangoustans et mangles.

Notre hôte avait, en notre honneur, déterré d’une vieille armoire une bouteille d’un assez bon sherry, Canon avait fait apporter un flacon de rhum. Le cigare aux lèvres, nous en fûmes bientôt à ce charmant instant du repas, qui fait trouver tout pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pendant que je classais dans ma mémoire les événements qui avaient eu lieu depuis notre départ de Trinquemale, afin de pouvoir les raconter quelque jour, le commandant du Fire-Fly interrogeait Walter sur les productions du pays, sur les revenus de sa ferme, et, surtout, sur les chasses qu’on pouvait trouver aux alentours.

Si, sur ce dernier sujet, Walter nous donna les renseignements les plus satisfaisants, les deux premières questions de sir John n’obtinrent que d’assez tristes réponses. Le fermier lui expliqua que ce qui manquait surtout à Ceylan, c’était une population agricole, intelligente et laborieuse.

— Les jungles, lui dit-il, dont l’envahissement semble la suite inévitable des ravages des épidémies, s’étendent avec d’autant plus de rapidité que l’homme les combat moins. Les populations, en fuyant et en laissant le sol sans culture, le livrent aux influences les plus délétères. Si cela continue encore un demi-siècle seulement, il n’y aura plus dix plantations importantes dans l’île. Jadis, des digues retenaient les eaux des montagnes dans les vallées et ces réservoirs rendaient la culture facile ; mais ces digues ont été rompues, et, aujourd’hui, Ceylan, qui autrefois fournissait à tout le sud de l’Inde le riz nécessaire, est obligé d’en faire venir, pour sa propre consommation, des provinces les plus éloignées. Nos étangs étaient giboyeux et remplis de poissons ; aujourd’hui, les pélicans y trouvent à peine de quoi vivre, et le crocodile dort tranquillement sur leurs rives en compagnie du buffle, qui parcourt maintenant en liberté les terres qu’il labourait autrefois.

Les naturels, du reste, sont plus paresseux que vous ne sauriez le croire, et c’est à cette paresse que nous devons en partie nos calamités. Lorsqu’ils veulent ensemencer une étendue de terrain, ils font un choix sur la lisière de la forêt, puis ils mettent le feu aux arbres, aux lianes. Ils ont ainsi, sans travail, pour toute la saison, une terre qui produit rapidement, et qui rend au centuple ce qui lui a été confié. Mais ils ont soin, après la récolte, d’abandonner cette culture pour aller user du même moyen quelques milles plus loin, et lorsque les pluies ont passé sur le champ, ce n’est plus qu’un jungle impénétrable et empoisonné.

Pendant cette causerie avec notre hôte, la nuit était venue. Comme je tombais de fatigue et de sommeil, je fis signe à Sir John qu’il était temps d’aller prendre un peu de repos, si nous voulions être en état de continuer le lendemain notre excursion. Il avait obtenu, à propos de la chasse, tous les renseignements qu’il désirait, il ne fit aucune difficulté de quitter la table. Nous nous levâmes.

— Je voudrais, messieurs, nous dit Walter, lorsqu’il nous vit disposés à aller dormir, pouvoir vous offrir une chambre plus digne de vous, mais une seule place est inoccupée dans l’habitation, c’est cette case adossée au hangar. Pourvu que vous n’en laissiez pas la porte ouverte, vous n’y dormirez pas plus mal que partout ailleurs.

Nous l’assurâmes de notre reconnaissance et du peu de cas que nous faisions, en voyage, Canon et moi, du luxe et du confortable, et nous prîmes possession de notre demeure.

Quant à nos hommes, nous n’avions pas à nous en occuper. Nous pouvions être certains que, plus faits que nous aux mœurs et au climat de l’île, ils se tireraient d’affaire mieux que leurs maîtres.

Franchement, Walter n’avait pas eu tout à fait tort de s’excuser. La chambre à coucher qu’il nous offrait là était bien la moins élégante et la moins confortable que j’aie jamais occupée. Je ne pus retenir un franc éclat de rire à la grimace significative de mon opulent compagnon d’infortune. Imaginez-vous quinze pieds carrés d’un sol humide, à peine abrité par une toiture de feuilles de lataniers, des murs jadis blanchis, mais il y avait longtemps, sur lesquels, en hiéroglyphes parfaitement déchiffrables, si peu Champollion qu’on fût, grimaçaient les marques visqueuses du passage des lézards et des scorpions ; deux ou trois escabeaux boiteux, une table, un grand coffre de bois de teck propre à tous les usages, surtout à être brûlé, et un lit, mais quel lit ! Deux ou trois nattes sur deux ou trois planches vermoulues, et pas la moindre moustiquaire pour nous préserver des visites de tous ces insectes ailés des nuits tropicales, qui n’attendaient que l’obscurité pour commencer leur promenade et leur concert.

Il fallut cependant en prendre notre parti. Ce fut Canon qui me donna l’exemple en se débarrassant, avec autant de calme que s’il eût été dans sa jolie cabine du Raimbow, d’une portion de ses vêtements, et en se disposant à prendre sa place, sa grande place, sur notre petit lit. Moins courageux que lui, j’hésitai quelques instants ; puis, faisant contre fortune bon cœur, je me décidai enfin. Laissant alors brûler la lampe, dont la clarté devait éloigner un peu les moustiques, je m’étendis auprès de lui.

Il y avait à peu près deux heures que Canon et moi dormions d’un profond sommeil, lorsque, tout à coup, des beuglements effroyables et le bruit d’une lutte, dont les chocs ébranlaient les parois de notre case, vinrent nous tirer de nos rêves. Je fus bientôt debout, en maudissant ce voisinage qui me paraissait avoir complètement oublié que, suivant je ne sais plus quel philosophe, c’est un crime de troubler le sommeil des malheureux.

— Hao ! murmura tranquillement Canon sans se retourner, qu’est-ce là ? Je rêvais que le Fire-Fly s’échouait sur les rives de Banca.

— Il s’agit bien du Fire-Fly et de Banca, répliquai-je, furieux du calme de mon compagnon de lit. N’entendez-vous pas là, à côté, dans l’étable ?

— Hao ! yes, j’entends, c’est la vache qui corrige son veau. Nous n’avons rien à voir dans cette petite discussion de famille. Venez vous coucher, nous avons encore au moins cinq ou six heures de nuit.

Avec une tranquillité imperturbable, il avait fait sonner son chronomètre, qui lui avait indiqué onze heures.

J’allais peut-être suivre son conseil, lorsque la lutte sembla redoubler de violence et quand, aux beuglements furieux de la vache, vinrent se joindre les cris d’effroi du fermier et des gens de l’habitation qui accouraient du côté de l’étable.

Évidemment, il se passait là quelque chose de plus sérieux que les quelques bourrades d’une mère à son fils.

Sir John en jugea ainsi et se décida à mettre pied à terre.

Nous saisîmes nos carabines, et, notre porte ouverte, nous nous trouvâmes au milieu des gens de la ferme, qui, groupés à l’entrée de l’étable, semblaient paralysés par la frayeur. Walter seul, un pistolet à la main, avait osé en ouvrir la porte. À la lumière des torches, nous pûmes bientôt nous rendre compte de ce qui se passait à l’intérieur.

Canon n’avait plus à regretter son sommeil interrompu. Dans un des angles de son domicile, la vache avait entamé avec un léopard une lutte dans laquelle l’agresseur ne semblait pas avoir l’avantage.

L’état de délabrement de la toiture, au-dessus de la porte, nous indiquait par où la bête féroce était entrée, guettant sa proie sans aucun doute depuis quelques jours et espérant avoir bon marché de la vache et de son veau. Elle avait compté sans l’amour maternel !

La pauvre bête, quoique mordue au cou par le léopard, s’était ruée sur lui. De ses formidables cornes, dont l’une d’elles avait labouré profondément ses flancs, elle le tenait cloué contre une des parois de l’étable, où, malgré ses griffes et ses rugissements, elle s’efforçait de le maintenir.

C’étaient les secousses qu’elle donnait contre la muraille qui m’avaient éveillé.

Nous ne pouvions essayer de faire feu, la vache couvrait presque complètement de son corps son ennemi. Je lâchai Duburk qui s’élança furieux, et dont les crocs décidèrent bientôt de la victoire. Deux minutes après cette aide, arrivée si à propos à la pauvre mère, nous étions maîtres du léopard, dont nous n’eûmes pas peu de peine à arracher le corps à mon lévrier et à la fureur de la vache, que Walter ne pouvait réussir à calmer.

Quant à Canon, à la lueur des torches, il examinait amoureusement le cadavre encore palpitant du terrible habitant des jungles.

— Tenez, me disait-il, c’est un chetah, je le reconnais à quelques différences dans les dessins de la peau et à sa taille. Le léopard de cette race est plus petit que la panthère, il n’a ordinairement que sept pieds comme celui-ci, tandis que l’autre mesure souvent jusqu’à neuf ou dix pieds : de plus, les taches de sa robe sont moins espacées. Quelle admirable bête ! Quelle harmonie et quelle grâce dans ses formes !

— Eh bien ! messieurs, nous dit Walter, qui s’était rapproché de nous après avoir refermé l’étable, ces petits léopards sont encore plus terribles que ceux de plus grande taille ; la force de leur coup de patte est telle que j’ai vu un de mes bœufs avoir le cou rompu du premier choc.

— Oh ! oh ! répondit mon savant ami, je crois qu’il y a là, de votre part, exagération ou erreur. Ce qui rend le croc d’un de ces gaillards-là si épouvantable, c’est qu’ils s’élancent toujours de loin et de haut, et l’effet qu’ils produisent est évidemment le résultat combiné de leur grande force musculaire, soit ! mais aussi de leur élan et de leur poids.

J’étais effrayé de voir ainsi s’élever entre Walter et Canon une discussion. La nuit s’avançait et la perspective de nous remettre en route le lendemain, au point du jour, ne me faisait paraître que médiocrement intéressants ces renseignements, que prisait tant l’intrépide chasseur. Il voulut bien s’apercevoir enfin que la nuit était un peu faite pour dormir, et se décider à revenir prendre sa grande part de notre petit lit.

Quelques instants après cette scène, rien ne troublait plus le calme de notre appartement que les ronflements sonores du commandant du Fire-Fly, qui peut-être avait tout simplement repris son rêve, là où la lutte de la vache et du léopard l’avait interrompu.

Je finis bientôt, moi aussi, par retrouver un sommeil qui fut si peu troublé que lorsque mon camarade de lit me secoua pour m’en tirer, le soleil était déjà haut sur l’horizon.

Nous employâmes notre première journée à parcourir les plantations de notre hôte qui, vraiment, étaient dirigées avec la plus grande habileté et le plus grand soin. Je fus témoin, en allant examiner un travail d’irrigation qu’il faisait faire dans une de ses prairies, de l’intelligence merveilleuse d’un de ses éléphants.

Walter, ayant cru nécessaire de détourner le cours d’un petit bras du Mohaville, avait imaginé d’occuper à ce travail, les hommes lui manquant, un de ces ouvriers à quatre pieds. Je restai surpris d’admiration.

L’éléphant allait à deux ou trois cents pas de la rivière chercher des pièces de bois et des pierres préparées ad hoc, et, semblant avoir parfaitement compris le but de son maître, venait les placer avec une symétrie surprenante au travers du lit des eaux. Avec sa trompe, ou son épaule au besoin, il poussait et repoussait ses matériaux jusqu’à ce qu’ils lui parussent en bonne situation. Aucun trou à combler ne lui échappait. Si une pierre ou une poutre disparaissaient dans l’eau, ouvrier sagement économe de son temps et de ses fatigues, il les repêchait ; et, — cette observation ne fut peut-être seulement, il est vrai, que le résultat de l’étonnement et de l’imagination, — plusieurs fois, il me sembla le voir s’éloigner de sa construction comme pour pouvoir l’embrasser d’un seul coup-d’œil, puis y revenir rectifier ce qui, en elle, lui avait semblé défectueux.

Je ne pouvais en croire mes yeux, et je cherchais autour de moi, si, dans les arbres, ne se cachait pas un cornac aux signes duquel je supposais qu’il obéissait, lorsque j’aperçus sir John et Walter qui se dirigeaient de mon côté, accompagnés d’un personnage que son costume, si peu familiarisé que je fusse encore avec les mœurs indiennes, me fit facilement reconnaître pour un prêtre bouddhiste.

La présentation faite, — ce ne fut pas long, les serviteurs de Bouddah n’ayant rien de l’orgueil et de la morgue des Brahmines, — je m’empressai de décrire à mon ami le spectacle dont je venais d’être témoin.

— Que cela ne vous étonne point, dit le prêtre, en m’interrompant dans mon explication admirative, les éléphants de Ceylan ont une intelligence supérieure ; cela est si universellement reconnu que, lorsque d’autres éléphants les rencontrent, ils les saluent.

Je me retournai vers sir John en me mordant les lèvres, mais je ne découvris sur sa physionomie qu’une expression si grotesque d’approbation, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Pour le premier renseignement que me donnait un Bouddhiste, cela promettait. Comme j’étais parfaitement disposé, sinon à tout croire, au moins à tout entendre, je parvins, cependant, après bien des efforts, à garder mon sérieux, et j’eus l’air d’être complètement satisfait de cette fantastique explication.

Quant à Canon, quelques monosyllabes bien gutturaux suffirent à me faire comprendre son admiration pour l’intelligent animal.

— Ne croyez pas, nous dit notre hôte, à table, lorsque, le soir, la conversation revint sur les éléphants, que l’intelligence de ces animaux soit le fruit de l’éducation. Dans les forêts, dans les jungles, ils n’agissent pas avec moins d’adresse, moins de finesse que dans les plantations. Si vous pouviez suivre une troupe d’éléphants en liberté, vous auriez alors vraiment lieu d’être surpris. Comprenant combien la pesanteur de sa masse peut l’entraîner facilement au fond d’un précipice, l’éléphant ne gravit jamais une montagne en droite ligne ; on le voit décrire des zig-zags jusqu’à ce qu’il soit arrivé sur une plate-forme. S’il doit passer un pont ou traverser un terrain marécageux, il sonde d’abord d’un pied la solidité de sa route, et ne s’y engage que lorsqu’il la croit sans danger. S’il a des doutes, il fait un détour. Pendant les grandes chaleurs, il arrive parfois que certaines rivières sont desséchées ; il sait parfaitement alors creuser, dans la vase, des puits de quatre à cinq pieds de profondeur pour trouver de l’eau. Ses yeux, si petits relativement à la masse de son corps, sont des plus perçants, et sa trompe, où les sens de l’odorat et du toucher sont d’une délicatesse extrême, l’aide doublement à éviter les dangers qu’il n’a pu apercevoir.

Ces détails du colon aiguillonnaient encore les désirs de sir John, mais notre itinéraire ne nous permettait pas de nous arrêter plus longtemps chez Walter.

Le lendemain, après une nuit fort tranquille, nous fîmes nos adieux à notre hôte et à ses éléphants, et nous laissâmes derrière nous l’habitation pour nous diriger, en compagnie du prêtre bouddhiste qui nous avait offert d’être notre guide, vers le pic d’Adam.

Nous n’avions pu nous procurer des chevaux. Ainsi que je l’ai dit plus haut, ils sont très-rares à Ceylan et ne s’y acclimatent que difficilement ; aussi les transports se font-ils ordinairement sur des chariots attelés de bœufs ou sur des éléphants. Mais notre hôte nous avait généreusement fourni tout ce qui pouvait nous être nécessaire pour camper sur les flancs de la montagne ; c’est-à-dire des nattes épaisses pour étendre sur la terre, et une tente pour nous abriter de la fraîcheur des nuits et des grandes chaleurs du jour.

À travers les gorges des montagnes boisées jusqu’à leurs sommets, et en suivant les petits sentiers qui relient entre eux les villages, nous nous dirigeâmes vers le sud-est, en nous écartant de la route de Bintame à Candy, qui passe par les malheureux villages de Medama-Hamoor et Taldenia que nous ne tenions pas à visiter. La direction que nous avions prise ne nous conduisait pas directement vers le but principal de notre excursion, mais elle nous faisait parcourir les pays les plus curieux à explorer, remplis qu’ils étaient, qu’ils doivent être encore aujourd’hui, des vestiges d’une civilisation puissante. Après deux journées de marche, pendant lesquelles rien de bien intéressant ne nous arriva, nous parvînmes sur les rives d’un petit cours d’eau qu’il me fallut traverser à la nage.

En face de nous se déroulait le ruban poudreux d’une route qui, quoique fort mauvaise, était encore un moyen facile de communication. Nous l’atteignîmes, et nous pûmes regretter alors de n’avoir pas nos chevaux qui eussent pu nous servir. Si le temps n’avait pas été brumeux et si le soleil n’avait point eu, pour adoucir la chaleur de ses rayons, l’humidité répandue dans l’atmosphère, depuis longtemps déjà j’eusse été forcé de céder à la fatigue, car on ne saurait croire combien est terrible la marche dans ces pays tropicaux lorsqu’on ne suit point un chemin tracé. Le sol cède sous vos pas, les pieds se déchirent à des bambous à épines, les lianes vous fouettent au visage. Cent pas ne se font point sans un obstacle à franchir, sans une difficulté à vaincre.

Sir John était bien, du reste, le plus grotesque et le plus amusant compagnon d’excursion qu’il fût possible de rencontrer. Il entrait parfois pour un rien dans de superbes colères contre nos gens, contre le pays, contre lui-même. Les efforts surhumains que faisait son gros et riant visage pour prendre, par moments, un air courroucé suffisaient à me faire oublier mes fatigues. Très-galant homme toutefois, il permettait fort bien qu’on rît de ses mésaventures. Souvent il était le premier à se moquer de ce qui lui arrivait. Pour lui, grâce à sa corpulence, la marche à travers les jungles et la forêt, était encore plus fatigante que pour aucun de nous, quoiqu’il fût peut-être le plus agile d’entre nous tous ; mais là où un Indien pouvait se glisser sans peine, là où mon peu de rotondité me laissait un passage, sinon facile au moins possible, l’opulent commandant du Fire-Fly abandonnait toujours quelque chose : un morceau de ses vêtements, ou une petite portion de lui-même. C’était surtout dans les endroits marécageux que ses déboires augmentaient. Là où je n’enfonçais que jusqu’à la cheville, sir John en avait, lui, jusqu’à la ceinture ; lorsque la vase cédait sous moi de manière à m’envelopper jusqu’à mi-corps, obéissant aux lois de la pesanteur, il menaçait, lui, de disparaître complètement. Aussi, ce fut avec un plaisir plus grand encore peut-être que celui que j’éprouvai moi-même, qu’il mit le pied sur le terrain solide de la chaussée.

Ce qui surtout contribuait à faire maudire par mon gros ami tout le pays que nous traversions depuis la veille, c’était l’absence complète de gibier. D’après ce qu’il avait lu et d’après ce qui lui avait été dit, il s’était attendu à rencontrer, pour ainsi dire, à chaque pas, derrière chaque touffe de bambous, à l’abri sous chaque bosquet de palmiers, un animal sauvage. Ainsi que nous l’éprouvions et ainsi qu’il nous le fut prouvé plus tard, on peut faire parfois au contraire, dans l’intérieur de l’île, cinquante ou soixante milles sans trouver l’occasion de tirer un coup de fusil, voire même contre un bulbe ou contre une tourterelle, — les animaux, dans les pays tropicaux, se garant des ardeurs du jour et ne quittant le couvert que pendant la nuit.

De plus, dans tous ces pays fortunés, à végétations puissantes, il faut, pour être chasseur, bien d’autres connaissances, bien d’autres qualités que dans nos contrées. Sir John était un type du genre ; Cooper l’eût volontiers pris comme un modèle à offrir à ses hommes des prairies. Calme, imperturbable, lorsqu’il était hors de ces circonstances comiques dont je viens de parler plus haut, il possédait un talent extraordinaire d’observation. Sans la voir, il devinait la bête féroce à des différences, imperceptibles pour moi, dans l’aspect ordinaire des objets environnants. Il eût dit le nom de l’ennemi qu’il allait avoir à combattre, à la rapidité avec laquelle le daim bondissait au-dessus des hautes herbes, au silence qui se faisait subitement autour de lui, aux gémissements du sol, aux cris de frayeur de la perdrix, à l’agitation passagère d’une branche, lorsque la brise ne remuait pas le feuillage des arbres voisins.

Il était magnifique à voir dans ses préparatifs de départ, n’oubliant rien du nécessaire, de l’utile et du confortable.

— On ne chasse vraiment d’une façon intelligente, disait-il, que lorsque l’on n’a ni trop chaud, ni trop froid, ni trop faim, ni trop soif.

Arrivé sur la lisière du jungle où il avait flairé le gibier, il semblait se recueillir et faire provision de calme. Plein d’une ardeur sagement contenue, il s’avançait lentement, avec assurance, sans hésitation, le sourire aux lèvres, choisissant avec circonspection l’endroit où devait se poser son pied, évitant les passages glissants, les feuilles sèches, les cailloux de forme arrondie, tout ce qui pouvait retarder sa marche ou la rendre bruyante. Il s’arrêtait par moments pour écouter dans le lointain le frémissement du feuillage, pour examiner le moindre recoin, pour se rendre compte d’une branche nouvellement rompue, d’un tronc d’arbre fraîchement déchiré, d’un gazon courbé par le passage récent d’un ours ou d’un cerf. Tout était pour lui matière à observation. Des empreintes à peine visibles dans la vase, de l’agitation d’une touffe de bambous, des rides d’un étang, des murmures plus précipités d’un torrent, du vol du plus petit oiseau, il tirait des déductions dont les faits venaient presque toujours prouver l’habileté.

Jamais, non plus, je n’ai vu plus de promptitude dans le coup-d’œil, plus de justesse dans le tir ; cela sans efforts, sans tension extraordinaire des muscles ou de la volonté. Son arme s’abaissait-elle vers un léopard, ou s’élevait-elle pour abattre une perdrix, la physionomie du tireur n’en changeait, pas pour cela. Seul, le résultat du coup obtenait un bon gros rire de satisfaction ou une grimace de mécontentement, et arme et visage reprenaient bien vite, l’une sa position horizontale dans les bras potelés de mon ami, l’autre sa toute britannique expression de flegme et de placidité.

Ne croyez pas pour cela, chers lecteurs, que le commandant du Fire-Fly fût un de ces êtres splénétiques et moroses que nous voyons parfois traverser le continent, enveloppés dans des vêtements de coupes impossibles, tristes échantillons des productions des rives de la Tamise. Loin de là ! sir John était, au contraire, parfois, plein d’humour et de gaîté, mais il avait ses heures ; il faisait chaque chose à son temps. C’était surtout au milieu du danger qu’il devenait charmant de comique sérieux. Nous sommes destinés, vous et moi, à vivre longtemps avec lui, nous aurons donc tout le loisir d’examiner son caractère sous toutes ses faces. Vous verrez que ces Anglais sont parfaits, lorsqu’ils se mettent à valoir quelque chose. Pourquoi ne s’y mettent-ils pas plus souvent ?

Enchantés d’être enfin sortis des jungles et des marais, nous suivions notre vieux guide hindou dont la voix était douce et grave, et dont la rencontre était vraiment pour nous un bienfait du hasard, de Brahma, devrais-je dire. Ses pieds nus ne semblaient plus avoir le sentiment de la souffrance. Malgré son grand âge, il marchait droit et ferme. Tout son visage, sillonné de rides profondes, respirait vraiment ce calme et cette indifférence révérés par les Bouddhistes, comme un des signes précurseurs de la Nirvâna. Il allait lentement, marmottant, sans aucun doute, quelques versets du Mahabharata. Nous avions pris, Canon et moi, le milieu de la route ; après nous être débarrassés de nos armes en faveur de nos gens, qui paraissaient ravis, ainsi que nous, de se trouver un peu sur la terre ferme.

Depuis quelques instants, j’apercevais de loin en loin dans la plaine que nous traversions des cavités circulaires à moitié cachées par de hautes herbes et gardant encore autour d’elles des vestiges de travaux d’art ou d’habitations.

Sir John interrogea notre guide.

— Vous savez, lui répondit le vieil Hindou, que notre île a été jadis fort riche en pierres précieuses ; cette vallée où nous sommes se nommait la Vallée des rubis. Ces excavations, que vous pouvez remarquer dans toute la plaine, étaient les puits dans lesquels se faisaient les fouilles. L’avidité des hommes a retourné tout le vallon. Aujourd’hui, le pays est abandonné, et, vous le voyez, les puits sont détruits et presque tous comblés.

Je m’approchai d’un de ces puits. Il avait au moins soixante à quatre-vingts pieds de profondeur, mais les murailles en étaient dans un tel délabrement qu’on ne pouvait vraiment se hasarder à y descendre. Tous ceux que nous rencontrâmes sur notre route étaient dans le même état d’abandon.

Dès que nous quittâmes la vallée, nous entrâmes dans les gorges. Nous ne trouvâmes plus alors d’autres sentiers frayés que ceux que suivaient les cerfs et les ours, et notre marche devint des plus fatigantes.

De nouveaux obstacles se présentaient à chaque pas.

Ici, c’était un torrent qu’il nous fallait franchir à califourchon sur un tronc d’arbre placé horizontalement sur deux roches, parfois à soixante ou quatre-vingts pieds de hauteur, et sir John m’effrayait, lorsque je voyais sa grosse masse confiée à un semblable tour de force et d’équilibre. Là, c’était un précipice de plusieurs centaines de pieds de profondeur, au fond duquel bondissaient avec fracas les eaux qui allaient peut-être en bas de la montagne alimenter les sources du Mohaville, précipice dont il nous fallait suivre les sinuosités sur des rochers où nos pieds trouvaient à peine place, et qui semblaient n’avoir été séparés que par une commotion volcanique.

Par moments, le sol devenait argileux, glissant, et nous ne pouvions avancer qu’avec les plus grandes précautions et une extrême difficulté. Souvent aussi nous tombions dans des fourrées de tecks et de lianes où la hache seule pouvait nous livrer un passage. Nous arrivâmes harassés, brisés, à la limite supérieure des forêts, après toute une journée de lutte contre ces mille obstacles, qui me donnèrent la plus triste opinion de la considération qu’a Bouddah pour ses adorateurs.

Mais, après tout, n’est-il pas dit quelque part que le chemin du ciel est semé de ronces et d’épines ? Les flancs de l’Hamaled sont bien vraiment alors les voies du paradis !