LE FIRE-FLY


CHAPITRE I


L’auteur présente à ses lecteurs sir John Canon, le commandant du Fire-Fly.

Je dois d’abord vous dire, chers lecteurs, dans quelles circonstances, vers la fin de l’année 185., je fis la connaissance de sir John Canon, le commandant du Fire-Fly.

J’étais depuis plusieurs mois à Saint-Denis, la capitale de l’île Bourbon, me reposant d’un pénible voyage à Madagascar, dont j’ai raconté les péripéties dans un autre ouvrage, lorsque le ciel m’envoya cette bonne fortune, bien à temps, du reste, car un plus long séjour dans la colonie française ne pouvait être de mon goût.

Que voulez-vous ? Je ne trouve rien de triste à parcourir, comme ces pays nés d’hier, qui n’ont pas vécu, où l’imagination ne peut évoquer aucune ombre du passé, aucun souvenir de grandes et nobles choses, et j’en avais eu bientôt assez des parties de chasse dans la plaine des Palmistes et aux Mornes, ainsi que des courses à Saint-Paul et à Saint-Pierre.

Les lettres de recommandation que j’avais emportées avec moi m’avaient bien fait ouvrir les principaux salons de Saint-Denis ; mais, en ne retrouvant, dans l’indolent et gracieux monde créole, que les petitesses, les envies et les vieux vices de notre monde européen, je n’avais pas été tenté de vivre longtemps au milieu de lui. Sous les varendes parfumées, les causeries méchantes ou vides ne me semblaient pas plus agréables que sous les plafonds dorés des salons.

Ce soir-là, le ciel me prit en pitié, quand je revenais du camp des noirs ; où j’avais été fumer quelques cigares en assistant aux danses et en écoutant les chants des nègres ; mais, malgré l’originalité de ces deux choses, je revenais assez tristement, en suivant les bords de la rivière de Saint-Denis et en fredonnant une de ces chansons populaires des esclaves, qu’il faut leur entendre chanter pour en comprendre toutes les naïves et douloureuses poésies.

Je suivais donc la rive gauche de la rivière de Saint-Denis, à peu près à sec dans la saison où nous étions, et, peut-être pour imiter le mince filet d’eau qui de rochers en rochers bondissait en se jouant pour gagner la mer, mes pensées s’élançaient d’un sujet à un autre, laissant les nègres pour songer un instant à la patrie, dont, moi aussi, j’étais exilé ; puis, bondissant bientôt en avant pour rêver des Indes et de la Chine, où je voulais aller.

La nuit était déjà fort avancée lorsque j’aperçus les premières lumières de la ville. J’allais traverser la rivière sur le pont de bois, quand tout à coup des cris perçans parvinrent jusqu’à moi. Je prêtai l’oreille et je reconnus qu’une lutte acharnée avait lieu au milieu des ténèbres épaisses qui couvraient ce petit ravin au travers duquel, pendant la saison des pluies, se précipite avec colère le ruisseau changé en torrent.

Je me laissai glisser le long d’un des poteaux qui soutenaient le pont, et bientôt je pus distinguer, à quelques pas de moi, un homme se débattant au milieu de cinq ou six noirs, contre lesquels il luttait courageusement. Je m’élançai à son secours. Plutôt encore que ma présence et que la vue d’un petit poignard assez inoffensif que j’avais tiré de ma poche, mes cris changèrent subitement la face des choses.

Les nègres s’enfuirent vers le bas de la rivière, en laissant sur les rochers un des leurs presque assommé d’un coup de bâton, et nous nous trouvâmes ainsi, moi sans combat, maîtres du champ de bataille.

À ses exclamations, j’avais reconnu pour un Anglais l’homme au secours duquel je m’étais élancé.

— Sans vous, me dit-il, lorsqu’il fut un peu remis de son émotion, ces canailles m’assassinaient. Je vous remercie, et à charge de revanche. Du reste, je ne l’avais pas volé ! Imbécile que je suis !

Tout en le laissant causer, j’avais, ainsi que lui, rejoint le pont. Alors seulement, la lune s’étant élevée au-dessus des nuages qui la voilaient, je pus voir à qui je venais de rendre service.

Mon Anglais était un bon et gros gaillard, bien rose et bien joufflu, à l’œil vif, à la dent blanche, au ventre rebondi, — une véritable enseigne d’une brasserie de la Cité. Je le reconnus pour habiter, ainsi que moi, l’hôtel Lanoé.

Je l’avais entendu nommer le capitaine Canon. Si ce n’était pas un sobriquet, le hasard, en dénomination, n’avait jamais été plus heureux. Sa toilette avait à peine souffert de la lutte inégale qu’il venait de soutenir ; mais d’après les à-parté auxquels il se livrait, son amour-propre me parut avoir reçu un douloureux échec. Le gros bonhomme faisait la plus drôle des mines, en accolant à un nom de femme les épithètes les plus shocking du vocabulaire britannique.

— Pardon, lui dis-je, lorsque je m’aperçus que, sans le vouloir, il allait me conter toute sa mésaventure, je comprends l’anglais ; vous vous trompez en croyant n’être entendu que des oiseaux qui chantent dans les mimosas qui bordent la route.

— Ah bah ! me répondit-il en mauvais français, vous m’avez rendu un assez grand service pour que je ne fasse pas le discret avec vous, et puis, vous en savez peut-être assez pour deviner le reste. J’aime mieux tout vous conter ; cela me soulagera et nous fera paraître la route moins longue. Allumons un cigare, si toutefois ces gredins ne me les ont pas tous brisés, et causons comme de vieux amis ! Vous allez peut-être même me donner un bon conseil. Vous autres Français, lorsqu’il y a une femme en jeu, vous vous y connaissez mieux que nous.

Heureusement, les cigares, — de délicieux manilles, ma foi, — étaient parfaitement intacts. Nous en allumâmes chacun un, et, continuant notre route vers Saint-Denis, dont nous touchions déjà les premières maisons, le capitaine anglais me raconta sa petite histoire.

Il s’agissait en effet d’une femme, délicieuse créature, suivant lui, — comme si la femme que l’on aime ou que tout simplement on désire n’était pas toujours une délicieuse créature ! — dont il était éperdûment amoureux. Fille d’un petit blanc de Saint-Denis, Zana, après avoir parfaitement reçu les premiers compliments et les premiers cadeaux du capitaine, s’était tout à coup montrée farouche. Ce n’était qu’avec beaucoup de peine et de promesses que le galant Anglais l’avait retrouvée et en avait obtenu un rendez-vous.

— Lorsque Zana, me raconta-t-il, tout en fumant et en descendant vers le Barrachois, me fit dire d’aller la trouver dans le ravin, cela me parut un peu suspect ; mais le petit serpent m’avait si bien ensorcelé que je m’y rendis néanmoins, et, comme un niais, sans même prendre une arme avec moi. J’étais avec elle depuis dix minutes à peine, que les cinq ou six gaillards dont vous m’avez débarrassé me tombèrent sur le dos. Quant à la scélérate, elle disparut comme l’éclair, en n’oubliant pas, toutefois, d’emporter une belle chaîne d’or, prix de son rendez-vous. Je ne regrette pas cette bagatelle, je suis seulement furieux d’avoir failli être assommé par ces misérables nègres qui me le payeront. Lorsque vous êtes arrivé, je venais d’en étendre un à terre d’un coup de canne, dont il ne se relèvera pas de longtemps ; cela ne me suffit pas. Que feriez-vous à ma place ?

— Parbleu ! répondis-je, je puis d’abord vous dire ce que j’aurais commencé par faire à votre place. — Je n’aurais pas été à ce rendez-vous, j’aurais eu moins grande confiance en Zana. Il est probable, il est vrai, que cette opinion tient à ce que j’en eusse été moins amoureux que vous ne paraissez l’être encore.

Son mouvement de dénégation ne m’arrêta pas, on n’est jamais plus amoureux d’une femme que lorsque l’on dit bien haut qu’on ne l’aime plus.

Je continuai donc :

— Mais ce qui est fait est fait ; dans la circonstance présente, le mieux, suivant moi, est de faire votre deuil et de la femme et des cadeaux que vous lui avez offerts. N’ébruitez pas l’affaire, les rieurs ne seraient pas de votre côté, et conservez votre amour pour quelque autre femme plus digne de vous.

— Mais, en France, comment faites-vous, me dit-il, lorsqu’une femme vous trompe ?

— Nous ne lui en donnons pas le temps, répliquai-je ; nous prenons les devants en trompant les premiers !

Mon gros Anglais se mit à rire, mais il n’était pas tout à fait de mon avis. Il finit cependant par se ranger peu à peu à mon opinion, et il fut convenu que chacun de nous garderait le silence sur l’événement qui nous avait fait faire connaissance.

Tout en bavardant ainsi, nous avions rencontré la grande rue et pris le chemin de l’hôtel, où il ne fut pas peu surpris de me voir entrer comme chez moi.

En deux mots je le mis au courant de ma position d’homme inoccupé et de chercheur d’aventures. Dix minutes après, nous étions confortablement étendus dans de bons fauteuils, sous la varende de l’hôtel, en face d’une caisse de cigares, de flacons de vieux rhum et de tasses d’un thé parfumé rapporté de Chine par sir John lui-même.

Je ne manquai pas de lui parler de mon intention d’aller dans l’Inde ; il bondit de joie en apprenant que je n’attendais qu’une occasion pour partir.

— Ma foi, mon jeune ami, me dit-il en me tendant la main et en se versant un sixième verre de rhum, vous m’allez ! Si vous le voulez, puisque vous désirez courir le monde, nous nous promènerons ensemble de Ceylan à Calcutta, de Moulmein à Poulo-Pinang, de Batavia à Bornéo, de Manille à Canton. Je me flatte de vous offrir en moi un cicérone passablement renseigné, sur tous ces pays-là. Il y a une vingtaine d’années que je les parcours, le Fire-Fly vous fera faire du chemin. Il y a une place d’officier pour vous à bord.

— Pardon, repris-je en retenant à peine ma joie, qu’est-ce que le Fire-Fly ?

— Ah ! c’est juste, vous arrivez d’Europe, vous pouvez fort bien ne pas connaître le premier opium’s clipper de la rivière de Canton. Le Fire-Fly, mon jeune ami, est un joli petit bâtiment de trente mètres de long, avec une coquette mâture bien inclinée qui lui donne une vitesse de neuf ou dix nœuds à l’heure en moyenne, avec quatre pièces de douze à ses sabords pour éloigner les trop curieux bateaux mandarins, avec une demi-douzaine de bien reluisants pierriers en cuivre pour orner sa dunette, et avec un gros et joyeux capitaine qui est votre serviteur. Je vous ferai faire plus ample connaissance avec le Fire-Fly à notre arrivée à Calcutta.

Archimède, après avoir résolu ce problème auquel nous devons la création de l’hydrostatique, ne cria pas plus joyeusement Eurêka ! que je ne le fis, moi, en entendant la proposition de mon nouvel ami.

J’avais trouvé, tout comme le grand géomètre parent d’Hiéron, la solution d’un problème : la continuation de mes voyages, dans la personne de celui que j’avais si facilement, je dois l’avouer, défendu contre les protecteurs de l’infidèle Zana.

— Mais, demandai-je, déjà inquiet, le Fire-Fly n’est pas sur rade à Saint-Denis ?

— Non, répondit le capitaine Canon, j’ai laissé mon clipper à Calcutta avec ordre d’en changer le doublage, mais nous le rejoindrons sur le Raimbow, bâtiment anglais commandé par un de mes meilleurs amis, auquel je vous présenterai demain, en allant lui demander à déjeuner à son bord.

Nous nous quittâmes fort tard dans la nuit, mais je ne dormis guère, tant j’étais impatient.

Le lendemain, à neuf heures, nous étions à bord du Raimbow, qui devait sous peu mettre à la voile pour Calcutta en touchant à Ceylan, à Pondichéry et à Madras.

Le Raimbow était un de ces grands bâtiments de la Compagnie des Indes, à double batterie, pouvant à l’occasion devenir un véritable vaisseau de guerre à deux ponts. Il devait jauger, au moins, deux mille quatre cents tonneaux.

Le capitaine Wilson, qui le commandait, me reçut d’une charmante façon, et, trois jours après ma présentation, je vins m’installer à bord avec sir John, qui, je le voyais bien, abandonnait Zana avec autant de peine que j’avais, moi, de plaisir à quitter la colonie française.

Nous étions à peine à bord que l’équipage virait au cabestan. Bientôt, le Raimbow dérapait et sortait, toutes voiles dehors, de la rade de Saint-Denis, avec le cap à l’est, pour gagner les vents du sud-est, qui devaient le conduire jusqu’au golfe du Bengale.

En arrivant à bord du Raimbow, j’avais eu à peine le temps de jeter un coup-d’œil sur son équipage. Mes premiers instants avaient été pris naturellement par mon installation. Aussi, lorsque je montai sur le pont, au moment du repas du soir, ne fus-je pas peu surpris du spectacle qu’il présentait.

Ainsi que tous les navires anglais qui font, dans la mer de l’Inde, ce qu’on peut appeler le grand cabotage, le Raimbow avait un équipage lascar, c’est-à-dire composé d’hommes pris çà et là sur les côtes des immenses possessions de la Compagnie.

C’est la plus curieuse chose que la réunion sur le même bâtiment de ces Indiens de langues, de religions, de races et de castes différentes.

Les manœuvres terminées, les matelots se groupent suivant leurs lois religieuses, et chaque coin du navire, chaque poste à canon, semble alors représenter une province de la presqu’île indoustane, avec ses mœurs et ses coutumes particulières.

Je pris sir John par le bras et me mis à parcourir le Raimbow de l’avant à l’arrière.

Au pied du grand mât, cinq ou six Chingulais, reconnaissables à leur petite taille, à leurs longs cheveux, à leur air vif et agile, prenaient leur repas de riz et de légumes ; à quelque distance d’eux, une demi-douzaine de matelots du même pays mangeaient au contraire du lard et du bœuf salé.

Cette différence dans la nourriture, chez ces hommes de même race, était trop extraordinaire pour que je ne m’empressasse pas d’en demander la cause.

J’appris que les premiers appartenaient à la caste des rhodi et suivaient le Bouddhisme, tandis que les seconds étaient des gottorous, parias hors de caste. Ces parias gagnent au moins à cet ostracisme de pouvoir manger des viandes ; aussi sont-ils plus robustes que leurs sobres compagnons, auxquels Bouddah défend de manger rien de ce qui a vécu. Ils sont en outre les meilleurs matelots de tout le littoral de l’Inde.

D’autres groupes formés sur l’avant du guindeau, le long des dromes, tribord et bâbord, se composaient de Malabars du cap Cormorin, de Calicut et de Mahé, à la langue douce et harmonieuse comme la langue italienne ; de Telingas et de Tamouls Brahmanistes de la côte de Coromandel ; de Guèbres, de Bombay, sectateurs de Zoroastre, et même de Juifs noirs de la côte ouest et de Malais fétichistes et idolâtres.

Cet équipage hétérogène du Raimbow, qui comptait quatre-vingts hommes, à peu près, de mœurs, de langues et de religion si différentes, n’était pas facile à diriger. Tous ces Indiens ne sont jamais parfaitement d’accord que dans la haine qu’à l’unanimité ils ont pour leurs maîtres, les Anglais, qui, à cause même de leur petit nombre à bord de ces bâtiments lascars, sont forcés de se montrer sévères et impitoyables pour les moindres fautes.

Ainsi que sur tous les navires armés de la sorte, la plus grande discipline était donc nécessaire sur le Raimbow, qui n’avait à son bord que quelques européens : le capitaine Wilson, son premier et son second lieutenants, son maître d’équipage et huit timoniers-gabiers, solides matelots anglais.

On comprend quelle active et incessante surveillance était indispensable, car, dans un moment donné, ces quelques hommes pouvaient avoir à se défendre contre tout l’équipage indien, et les révoltes n’étaient pas rares sur les navires de la Compagnie.