Le Fils du diable/V/4. Cent trente mille francs

Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 5-14).
Cinquième partie

CHAPITRE IV.

CENT TRENTE MILLE FRANCS.

Araby parvint enfin à se raffermir sur ses jarrets et put traverser la petite antichambre, afin de clore la porte extérieure de sa boutique.

— Entrez ! dit-il à Rodach, en revenant vers son bureau.

Rodach passa le premier. Il se trouva dans une pièce très-obscure et de médiocre étendue, ayant pour tous meubles un fauteuil usé, une table boiteuse et un petit poêle de fonte où il n’y avait nulle trace de feu, malgré le froid intense. Cette chambre, dans la mesure de ses proportions exiguës, rappelait un peu le magasin de Mosès Geld, le prêteur sur gages de la Judengasse, à Francfort-sur-le-Mein. Ici, comme là, c’était la laideur nue des murailles, où l’araignée tendait en paix sa toile flasque et poudreuse ; c’était le plafond jaune et crevassé, le sol couvert d’une épaisse couche de poussière. Le long des quatre murs, des dépouilles pendaient comme au vestiaire funèbre de la Morgue ; çà et là, dans les coins et derrière le poêle, des objets qu’il faudrait un volume pour décrire et nombrer, formaient de véritables monceaux : c’étaient, en général, des débris informes, des haillons sans nulle valeur.

À gauche de la petite porte, un des monceaux s’élevait beaucoup plus haut que les autres ; il tenait l’angle de la pièce et représentait, pour le moins, un plein fourgon de chiffons. Et encore n’était-ce point là le vrai magasin du bonhomme Araby, qui avait un autre trou sur le derrière.

Araby, au lieu de se rasseoir dans son fauteuil, l’offrit au baron d’un air humble, et s’appuya contre le petit poêle de fonte.

— Je suis un pauvre vieillard, dit-il avec hésitation et les yeux cloués à la terre ; Dieu ne m’a point laissé l’intelligence forte de mon âge mûr… Hâtez-vous de me dire qui vous êtes et ce que vous me voulez, car ma tête se perd et j’ai des pensées qui ressemblent au délire…

— Vous croyez revoir, n’est-ce pas, murmura le baron dont le regard tombait sévère et fixe sur le visage décomposé de l’usurier, vous croyez revoir l’homme qui ne devait plus revenir ?…

— C’est vrai, balbutia le vieillard, trop accablé pour dissimuler.

— Ceux qu’on a tués restent dans le cercueil, poursuivit Rodach. Vous avez peur… la tache du sang redevient rouge au fond de votre conscience !

— C’est donc bien vous !… prononça l’usurier, d’une voix qu’on n’entendait presque plus.

Une nuance de pitié méprisante parut dans les yeux de Rodach.

— Je ne suis pas venu ici pour subir vos questions, meinherr Mosès, reprit-il ; mais j’ai besoin de cent trente mille francs.

À ce nom de Mosès, les rides d’Araby s’étaient creusées d’avantage ; mais ces mots : « cent trente mille francs, » parurent lui porter un coup en sens contraire et réveiller brusquement sa raison, plongée en une sorte de sommeil. Il releva ses paupières à demi et glissa vers le baron une œillade cauteleuse.

— Il y a vingt ans de cela ! pensa-t-il ; et cet homme est jeune encore… l’âge me rend fou !… Seigneur ! Seigneur ! comme il lui ressemble pourtant !… mais c’est la nuit toujours que les morts reviennent ; et il fait jour !

— Je suis pressé, dit Rodach.

Araby fit un geste comme pour réclamer patience.

On eût pu voir sa physionomie se transformer peu à peu ; l’effroi superstitieux y faisait place à l’avarice inquiète et à l’astuce rappelée.

Cent trente mille francs !… ce chiffre formidable sonnait à son oreille comme l’éclat d’une trompette, et l’eût éveillé de son agonie.

Il redevenait lui-même ; il sentait renaître en lui la passion de débattre, de marchander, de tromper.

Ses petits yeux gris brillaient, et roulaient comme autrefois derrière les poils recourbés de ses sourcils.

— On n’ouvre pas cette porte-là tous les jours, dit-il avec une intention de flatterie ; et bien peu de gens peuvent se vanter de s’être assis à la place que vous occupez maintenant, mon bon Monsieur… S’il y avait quelque chose dans cette pauvre demeure, je vous offrirais le pain et le vin pour vous montrer encore plus de respect… Mais les temps sont difficiles, Dieu le sait ! L’argent se cache, et ce n’est pas avec mon malheureux métier qu’on peut se donner les aises de la vie.

— Je vous tiens quitte à ce sujet, meinherr Mosès, répliqua Rodach ; c’est de l’argent qu’il me faut.

Araby essaya de sourire.

— De l’argent ! répéta-t-il, à quoi bon railler un pauvre vieillard ?… regardez autour de vous, mon bon Monsieur… ce que vous voyez, c’est toute ma fortune !

Rodach éleva entre ses doigts la traite que le bonhomme Araby n’avait pas cessé de suivre d’un regard sournois.

— Alors, dit-il, vous ne pouvez pas m’escompter cela ?

L’usurier joignit ses mains, dont les doigts s’emboîtèrent avec un bruit de parchemin froissé.

— Seigneur ! Seigneur ! murmura-t-il, on vendrait tout ici pour trouver la centième partie de cette somme !

Le baron reprit son portefeuille, et l’ouvrit.

— Attendez ! attendez ! poursuivit le vieillard ; c’est une riche maison que Geldberg, Reinhold et compagnie… une maison comme on n’en voit peu, mon bon Monsieur… ai-je rêvé, ou m’avez-vous bien dit que la traite était protestée ?

Il n’y avait plus entre eux de cloison qui pût faciliter un tour de passepasse ; Rodach tendit le papier, dont le vieillard s’empara précipitamment.

Ce dernier fixa sur son nez ses lunettes larges et rondes : il palpa l’effet, le retourna, le sentit pour ainsi dire et mit à l’examiner dans tous les sens une minutieuse lenteur.

— Et Geldberg a laissé protester cela ! murmura-t-il avec un gros soupir ; la maison de Geldberg !… la grande maison de Geldberg !

Il s’interrompit ; sa tête se pencha.

— De mon temps, poursuivit-il en se parlant à lui-même, c’était ce Zachœus Nesmer qui était notre débiteur !… Ils l’ont voulu, les enfants ingrats !…

— Eh bien ?… dit Rodach.

L’usurier fit un pas vers lui, tenant toujours la traite à la main.

— C’est impossible ! grommela-t-il entre ses dents ; cent trente mille francs !… qu’est-ce que cette bagatelle pour la caisse de Geldberg ! Il y a là-dessous quelque chose, et vous ne me dites pas tout, Monsieur !…

— Il y a, répondit Rodach, opposant toujours son calme imperturbable à la croissante agitation du prêteur, il y a que la caisse est vide… et qu’avec ce chiffon je puis mettre la maison en faillite.

— Seigneur ! Seigneur ! balbutia le vieillard ; tant de richesses amassées !… une fortune qui m’avait coûté si cher !… Oh ! mes enfants ! mes enfants !…

— En cette circonstance, reprit le baron, dont la voix semblait plus tranquille à mesure que celle du vieillard tremblait davantage, j’ai dû réfléchir… la justice est lente… j’ai pensé qu’en m’adressant à l’ancien chef de la maison Geldberg…

Araby frissonna de la tête aux pieds, et tâcha, par un mouvement instinctif, de cacher sa figure derrière sa grande visière.

— J’ai mal entendu, balbutia-t-il ; mon bon Monsieur, je ne vous comprends pas… que parlez-vous du chef de la maison de Geldberg ?

Rodach se leva ; Araby aurait voulu fuir, mais ses jambes étaient de plomb. Quand il sentit le doigt de Rodach peser sur son épaule, il faillit perdre l’équilibre et tomber à la renverse sur le sol.

— Vous êtes monsieur de Geldberg ? reprit Rodach.

— Non, non, non ! murmura le vieillard. Par le nom trois fois saint du Dieu vivant…

— Ne blasphémez pas.

— Je jure !…

— Regardez-moi.

L’usurier ne voulait point obéir.

— Je suis Araby, disait-il avec détresse, je suis le pauvre Araby… demandez aux gens du Temple !…

— Regardez-moi, répéta Rodach d’une voix sévère.

Araby releva enfin ses yeux qui clignotaient éblouis.

— Et voyez, reprit le baron, sans perdre sa froideur impassible, si j’ai pu vous oublier !

Le vieillard se couvrit le visage de ses mains et tomba sur ses deux genoux.

Sa frayeur superstitieuse le reprenait plus terriblement. C’était un fantôme qu’il avait devant lui, le fantôme d’un homme assassiné !

— Comte Ulrich, balbutia-t-il en rampant aux pieds du baron, ayez pitié !… c’était pour eux, c’était pour mes enfants !… Dieu seul sait comme je les aimais !…

Il resta durant deux ou trois secondes la face contre terre. Rodach gardait le silence.

— Et pour votre amour, dit-il enfin, cédant sans y songer à une sorte de pitié amère, ils vous ont chassé, pauvre vieillard !

— Non, oh ! non, s’écria l’usurier en se relevant à demi ; ce sont de bons enfants, de bons enfants qui m’aiment… Tous les soirs, ils se rassemblent autour de moi… Et comme je suis heureux !… Abel, mon fils, est plus fier qu’un gentilhomme… Esther est la veuve d’un comte chrétien… Sara, enfin, mon ange, mon beau trésor ! Sara, la perle de ma maison, suffirait toute seule à me rendre le plus heureux des pères !

Le sourcil de Rodach se fronça ; un mot cruel vint jusque sur sa lèvre ; mais il eut pitié encore, et le mot ne fut point prononcé.

— Que m’importe tout cela ! dit-il brusquement ; une dernière fois, voulez-vous escompter cette traite ?

— Je le voudrais, répondit le vieillard, perdant encore ses terreurs pour revenir à sa nature d’usurier, mon bon Monsieur, n’eussé-je que cette somme, je vous la donnerais… mais je n’ai rien… rien au monde… je leur ai tout laissé !

— Est-ce votre dernier mot ? demanda Rodach.

Le regard d’Araby fit le tour de la chambre.

Voulez-vous que je vende tout cela ? s’écria-t-il en montrant les loques amoncelées : voulez-vous ?…

— Je veux cent trente mille francs.

L’usurier se tordit les mains et répéta en gémissant :

— Seigneur ! Seigneur !

Rodach se dirigea vers la porte.

Araby le suivit avec des sanglots et des cris de détresse ; il le saisit par son manteau, et se traîna, brisé, à ses genoux.

Il priait, il pleurait, vous eussiez eu scrupule de soupçonner la douleur de ce père qui implorait en faveur de ses enfants !

C’étaient des accents si vrais, des paroles si passionnées ! Il les aimait ; sa vie était à eux, sa vie, son sang, son âme ! Et comment croire qu’il pût hésiter à sacrifier pour eux son or ?…

Oh ! il était pauvre ! Il ne pouvait pas !…

Ce fut une scène étrange. Rodach hésita plusieurs fois, sur le point de se laisser prendre à l’éloquence de cet amour de père.

Mais, parmi ces élans de passion, l’usurier perçait tout à coup ; Rodach, refroidi, se roidissait ; il voyait clair au travers de cette comédie. L’avare se perdait lui-même à vouloir jouer trop bien sa partie.

Que d’efforts ! Las de supplier et jugeant le cœur d’autrui à sa mesure, il se réfugiait dans la tromperie. C’était son centre. Vous l’eussiez vu fuir, se dérober comme Protée sous l’étreinte patiente de son adversaire, et, vaincu dix fois, chercher encore, avec une astuce enfantine, à faire prendre le change.

À tout cela, Rodach n’opposait que froideur et silence ; il laissait le vieillard s’épuiser en efforts infructueux, en protestations tôt démenties, en feintes, en promesses, en prières et même en menaces.

Car la raison du pauvre Araby fléchissait et chancelait tout aussi bien que son corps. La pensée de se dépouiller, jointe au choc moral qu’il avait ressenti à la vue du baron, mettait par trop de trouble dans son intelligence usée ; il se laissait aller tantôt à des frayeurs folles, tantôt à de puériles colères. Puis il s’agenouillait, dompté, repentant, la prière à la bouche.

Cela dura dix minutes, pendant lesquelles la petite Galifarde, l’oreille collée à la porte du magasin, écoutait, stupéfaite, et cherchait à comprendre.

Enfin, Rodach se dégagea des étreintes suppliantes du juif et gagna la porte d’un pas délibéré.

Araby se traîna sur ses genoux jusqu’au moment où la main du baron toucha la clef. Alors il se releva d’un bond sur ses jambes soudain raffermies.

— Maudit sois-tu ! s’écria-t-il en grinçant des dents, toi qui viens m’arracher le cœur !…

La clef tourna dans la serrure. Araby s’élança.

— Écoute, reprit-il essoufflé, je veux bien te payer… je chercherai… je tâcherai… Attends jusqu’à demain…

Rodach fit un signe de tête négatif.

— Jusqu’à ce soir, poursuivit l’usurier.

Nouveau refus.

— Attends une heure !…

— Pas une minute, répondit Rodach d’un ton ferme ; j’ai trop attendu, et si je sors d’ici les mains vides !…

Il n’eut pas besoin d’achever, le juif avait compris. Sa casquette de peau gisait à terre ; on voyait son crâne chauve luire comme de l’ivoire jauni. Ses dents s’entrechoquaient ; la sueur coulait dans ses rides ; sous ses sourcils blancs et touffus, ses yeux brûlaient d’un feu sombre ; toute sa figure exprimait la rage contenue et poignante.

— Reste, murmura-t-il d’une voix entrecoupée, reste !… tu es le plus fort !… Oh ! si mon bras pouvait tenir une arme !… Depuis que j’existe, je n’ai jamais touché une épée… mais toi ! toi qui viens me tuer, jeté frapperais !

Il montra le poing à Rodach avec une véritable folie, puis il se tourna vers ce coin de la chambre où les débris amoncelés atteignaient presque le plafond.

Rodach le suivait d’un regard curieux.

La petite Galifarde écoutait toujours. Depuis qu’elle était au service d’Araby, jamais homme n’avait franchi le seuil de son sanctuaire.

L’usurier s’arrêta un instant devant le monceau poudreux. Il jeta un coup d’œil oblique vers le baron, puis il écarta les débris un à un.

Il y allait lentement et bien à contre-cœur.

Quand il eut enlevé par douzaines les pantalons déchirés, les bottes moisies, les habits hors d’usage, on vit apparaître sous les derniers lambeaux, la corniche noire d’une grande caisse de fer.

Il s’arrêta ; sa poitrine oppressée lui refusait le souffle.

— Allons ! dit Rodach.

Araby lui jeta un regard de sang.

— Puisses-tu mourir désespéré ! murmura-t-il en passant sa main sous les revers pelés de sa houppelande.

Il tira de son sein une clef qu’il introduisit dans la serrure de la caisse de fer. Celle-ci s’ouvrit avec un grincement criard.

L’usurier saisit son cœur à deux mains ; c’était pour lui comme le râle d’agonie de son ami le plus cher. Son âme était déchirée.

— Allons ! dit encore Rodach.

— Oh ! grinça l’usurier ; si mes dents avaient du venin comme celle du serpent !… si mes ongles déchiraient comme ceux du tigre !…

Il plongea ses deux mains à la fois dans la caisse et en fouilla les vastes recoins durant quelques secondes ; puis la porte de fer cria de nouveau sur ses gonds.

Araby revînt vers son bureau, il avait un paquet sous le bras.

— Venez, dit-il à Rodach.

Ils se penchèrent tous deux sur la tablette, et l’usurier défit son paquet qui était composé de billets de banque.

Le compte fut long et difficile ; plus d’une fois Araby ressaisit son trésor, comme s’il ne pouvait supporter l’idée de s’en séparer. Son souffle râlait, des larmes brûlantes se séchaient sous ses paupières dépouillées.

D’autres fois, changeant de tactique, il essayait de tromper et de soustraire çà et là un billet sur la somme totale.

Toute son intelligence se concentrait sur ce désir : voler un billet, ne fût-il que de cinq cents francs !

C’eût été une consolation.

Mais Rodach le surveillait de près, et déjouait aisément ces tentatives désespérées.

Lorsque le cent trentième chiffon fut étalé sur la table, Rodach mit la lettre de change dans les mains d’Araby, qui tomba épuisé sur son fauteuil.

— Quand je n’en aurai plus, dit-il ; je reviendrai vous voir, meinherr Mosès…

Araby ne bougea pas sous cette menace. Rien ne pouvait plus l’atteindre.

C’était un triste et repoussant spectacle. Le vieillard suivait d’un œil éteint et amoureux ces chers billets qui représentaient tant de cruautés patientes, tant de spoliations impitoyables, tant de ruses, tant d’avarice, tant d’efforts ! Il y avait là le sang de plusieurs milliers de victimes.

Et ce trésor aimé si tendrement, ce trésor amassé sou à sou avec des délices si chères, il fallait y renoncer, ne plus le voir, ne plus compter ces papiers doux et dont le toucher donne aux nerfs des frémissements d’aise, ne plus les contempler durant de longues heures, dans l’extase de la solitude ! Jamais, hélas ! jamais !…

Le vieillard se sentait mourir.

— Va-t’en ! dit-il d’une voix épuisée, ne pouvant plus supporter les tortures de cette séparation.

Rodach obéit en silence. Au moment où il ouvrait la porte de l’antichambre, une bouffée de vent s’engouffra dans le bureau et poussa celle du magasin, découvrant ainsi la petite Galifarde aux écoutes.

Araby se souleva ; sa figure bouleversée prit une expression de joie méchante. Il allait se venger.

Le baron avait oublié la Galifarde ; quand il l’aperçut attentive et agenouillée derrière la porte, il fit quelques pas en arrière.

— Mosès Geld, dit-il, tu aimes bien Sara, ta fille aînée, n’est-ce pas ?

— Va-t’en ! va-t’en ! répéta le vieillard.

— Si tu l’aimes, reprit Rodach, sois humain envers cette pauvre enfant…

L’usurier ne comprit point ; mais ces paroles lui donnèrent l’idée que Rodach voulait protéger la petite fille.

Il se força de sourire.

— Je suis bon, répondit-il d’un ton mielleux et paternel ; ma petite Nono est bien heureuse avec moi… N’est-ce pas, ma petite Nono ?

— Oui, répondit l’enfant qui tremblait.

Rodach, préoccupé d’intérêts bien graves, n’en demanda pas davantage ; il sortit.

Dès qu’il fut dehors, Araby se dressa de tout son haut ; il remit les verrous à la porte et appela du doigt la Galifarde.

Il souriait encore, mais ses dents grinçaient.

Nono vint vers lui, en pleurant d’avance.

Quand elle fut à portée, l’usurier la saisit aux cheveux et la renversa sur le carreau. La fureur achevait de le briser. Il se coucha de tout son long auprès d’elle.

Sa bouche écumait ; ses membres étiques s’agitaient convulsivement.

La Galifarde fermait les yeux et retenait son souffle, fascinée par l’épouvante. Si Araby avait eu la force, il l’aurait tuée.

Mais la force lui manquait. Il ne put qu’enfoncer ses doigts crochus dans la chair de l’enfant, qui, pauvre martyre, n’opposait aucune résistance.

Il tâchait ; le sang coulait le long de sa main velue.

Il riait de rage impuissante. Il blasphémait. Ses cris aigres et hideux étouffaient les plaintes faibles de sa victime.

Et il balbutiait, parmi sa fièvre insensée, ces paroles qui l’excitaient sans cesse et qui rendaient ses ongles plus aigus :

— Cent trente mille francs !… cent trente mille francs !…



CENT TRENTE MILLE FRANCS