Le Fils du diable/Tome II/IV/9. La fée

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 268-276).
Quatrième partie

CHAPITRE IX.

LA FÉE.

Franz riait ; Franz pleurait ; Franz couvrait de baisers la main de Gertraud.

— Et vous me cachiez tout cela ! dit-il d’une voix qui voulait être gaie, mais qui tremblait ; — oh ! méchante ! méchante !…

— Vous vous étiez moqué au pauvre Jean… murmura Gertraud.

— Parlez-moi d’elle encore, reprit Franz insatiable ; — dites-moi tout, maintenant que nous avons fait la paix !

Il alla chercher une chaise et s’assit auprès de la jolie brodeuse.

— Oh oui ! reprit Gertraud, elle vous aime bien, la pauvre demoiselle ! et si l’on se moquait de vous devant elle, je crois qu’elle vous défendrait mieux encore que je ne sais défendre Jean Regnault… Quand elle est entrée dans la chambre où je l’attendais, j’ai eu peur tant je l’ai trouvée changée !… Il y avait quelque chose d’égaré dans ses yeux… Au lieu de venir à moi comme d’ordinaire, car elle est toujours si affable et si bonne ! elle se jeta dans un fauteuil et couvrit son visage de ses mains.

« J’avais les larmes aux yeux, monsieur Franz, à entendre les sanglots qu’elle voulait étouffer…

» — Votre servante, mademoiselle Denise, — lui dis-je, je viens pour la broderie…

» Elle ne m’écoutait pas. Je m’approchai d’elle bien doucement, et je m’assis sur un coin de chaise, à ses côtés.

» Et je repris tout bas :

» — Ne voulez-vous point m’en tendre, ma chère demoiselle Denise ?… je voudrais tant vous consoler et vous voir joyeuse.

» — Joyeuse ! répéta-t-elle ; oh ! ma pauvre Gertraud !… si tu savais !

» Elle me regarda en disant cela, et ses mains cessèrent de couvrir son visage… On eût dit que des années de chagrin avaient pesé sur son front. Moi qui l’avais vue, la veille, si joyeuse et si belle, je ne la reconnaissais plus… Oh ! monsieur Franz, il faut l’aimer bien et l’aimer toujours… »

Franz prit la main de Gertraud et la mit sur son cœur qui sautait dans sa poitrine. — La jeune fille sourit.

— Je ne savais comment faire, poursuivit-elle, car il y avait une vieille domestique qui allait et venait dans la chambre voisine… pourtant je ne pouvais la laisser souffrir ainsi.

» Je pris sa main qui était toute froide et que je réchauffai entre les miennes.

» Je sais pourquoi vous pleurez, dis-je ; — il devait se battre en duel ce matin.

» Sa prunelle morne s’anima pour exprimer de l’étonnement.

» — De qui parlez-vous, Gertraud ? murmura-t-elle.

» Je me penchai sur sa main et je la baisai longtemps pour ne point l’embarrasser de mon regard, au moment où elle allait rougir…

» Je pris mon grand courage et je répondis :

» — Je parle de M. Franz.

» Sa main trembla légèrement dans la mienne ; je me gardai de relever les yeux.

» Je sentis qu’elle s’inclinait vers moi. Son bras libre entoura mon cou ; elle m’attira jusque sur son sein qui battait comme bat votre cœur…

» — Gertraud, Gertraud ! murmura-t-elle, nous étions amies dans notre enfance, et je vous ai toujours gardé mon affection…

» Elle s’arrêta ; je crus l’avoir offensée.

» Mais au moment où j’allais relever la tête, une larme brûlante tomba sur mon front.

» — Dites-moi tout, reprit-elle, je ne sais pas comment vous m’avez devinée ; mais c’est bien vrai, mon Dieu ! je l’aimais !… oh ! je l’aimais, et je n’aimerai jamais que lui !

» — Dieu merci ! ma chère demoiselle, m’écriai-je en relevant la tête cette fois, — pour entendre ce que vous venez de dire, je suis bien sûre que M. Franz se battrait encore demain matin de grand cœur ! »

— Vous êtes un bon petit ange, Gertraud, interrompit Franz, qui trépignait sur sa chaise ; — et que fit Denise ?

— Elle n’osa pas comprendre tout de suite, poursuivit la jeune fille, tant elle avait peur de se tromper !… peu à peu, tandis qu’elle m’interrogeait timidement du regard, une nuance rose revenait à sa joue… cela me réchauffait le cœur.

» Je la regardais en souriant et je devinais la question qui se pressait sur sa lèvre.

» — Ma chère demoiselle, dis-je, et je n’ai jamais prononcé une parole avec tant de plaisir, — j’ai vu M. Franz depuis son duel.

» — Il vit ?… s’écria-t-elle.

» Puis elle ajouta précipitamment :

» — Et n’est-il point blessé ?

» Après ma réponse, elle demeura un instant silencieuse et recueillie ; elle avait les mains jointes, elle remerciait Dieu.

» Si vous saviez, monsieur Franz, comme elle était belle !…

» Je lui dis alors ce que je connaissais de votre duel ; je lui dis qu’elle était votre unique pensée, et que si j’étais venue, c’était sur votre prière…

» Elle était heureuse. À mesure que je parlais, je voyais de fraîches couleurs revenir à sa joue ; la trace des larmes récentes s’effaçait autour de ses beaux yeux.

» Sa joie était celle d’un enfant. Elle m’embrassait comme si j’eusse été sa sœur. Elle admirait ma broderie. Elle trouvait l’air doux, le ciel brillant…

» Tout lui servait de motif à se montrer contente !

» Puis, tout à coup, son front se rembrunit légèrement.

» — Mon pauvre frère ! murmura-t-elle ; il est arrivé de ce matin et je ne l’ai pas encore embrassé… mon Dieu ! cette crainte me rendait folle…

» Elle me quitta pour réparer le temps perdu auprès de son frère, et lui payer sa dette de caresses. »

— Et en partant, demanda Franz, elle n’a rien dit pour moi ?

Gertraud se retint de rire et prit un petit air scandalisé.

— N’est-ce donc pas assez, monsieur ? dit-elle.

— Oh ! si, répliqua Franz, que de grâces j’ai à vous rendre, Gertraud, ma bonne petite sœur !

Pendant tout le récit de la jeune fille, Franz était resté silencieux. Une émotion profonde et sérieuse avait remplacé le caractère sémillant et léger de son visage. Durant quelques secondes encore, il se recueillit en lui-même pour savourer la plénitude de sa joie. Mais cela ne pouvait durer ; sa nature pétulante voulait s’agiter et s’épandre au dehors.

— Merci, petite sœur, dit-il en approchant sa chaise de celle de Gertraud, et en redonnant à ses traits leur expression de gaieté vive ; — je vous aime dix fois plus qu’il ne faut, voyez-vous, pour avoir le droit de m’appeler votre frère… Que vous êtes gentille et bonne !… laissez-moi baiser ces petites mains qui ont réchauffé les siennes !

Gertraud n’y voyait point de mal.

Mais Franz, après avoir baisé les deux petites mains, ensemble et l’une après l’autre, mit ses lèvres sur le Iront de la jeune fille, qui rougit cette fois et s’esquiva.

— Ne craignez rien, ma sœur, dit Franz, qui, pour le moment, était sentimental ; — c’est la place où tomba cette larme… vous savez ?

Gertraud éclata de rire et revint s’asseoir.

— Et vous, reprit-elle, qu’aviez-vous donc de si intéressant à me dire !

— Oh ! moi, dit Franz, dont la physionomie mobile se transforma encore une fois ; — c’est toujours la suite de mon histoire fantastique… Je crois, ma parole d’honneur, que je vais devenir un personnage d’importance !… Vous souvenez-vous bien de mes aventures de cette nuit, Gertraud ?

— Oh ! oui, répondit la jeune fille, dont la fraîche figure prit soudain une expression d’intérêt avide.

— Eh bien ! poursuivit Franz, cela continue… Nous marchons de mystère en mystère… Il faut que je sois le fils de quelque prince !…

— D’un prince ! répéta Gertraud naïvement.

— À moins, continua Franz, moitié riant, moitié sérieux, qu’une fée puissante n’ait pris à tâche de me protéger…

Gertraud ne répondit point ; elle écoutait.

— En tout cas, reprit Franz, je m’y perds complètement et je déclare que je ne suis pas de force à résoudre ce problème… Voici les faits, petite Gertraud ; nous verrons si vous devinez mieux que moi… Vous savez bien ce cadeau qu’une main mystérieuse avait glissé dans ma poche au bal Favart ?

— La bourse pleine d’or ? dit la jeune fille.

— Précisément !… Eh bien ! je ne suis pas encore très-vieux et je ne me pique pas d’une sagesse énorme… Cette bourse, d’ailleurs, m’avait déjà mis des idées plein la tête… Je rapportais la chose à ma famille inconnue, et il me semblait impossible que ce cadeau ne fût point suivi de quelque autre… aussi, tant qu’a duré la journée, je me suis imposé la tâche de commettre folie sur folie…

— Je m’en rapporte à vous ! murmura Gertraud.

— Petite sœur, vous avez raison, car je m’y entends d’une manière admirable.

— Vous avez dépensé la bourse jusqu’au dernier louis ?

— Fi donc !… j’ai dépensé le quadruple, et je n’ai pas acheté tout le nécessaire, tant s’en faut !

— Et qu’allez-vous devenir ? demanda Gertraud.

— Bah ! s’écria Franz, et la fée, s’il vous plaît ?… J’avais commandé d’assez jolis meubles chez Monbro. Quoique je sois le plus mauvais cavalier du monde, j’avais donné des arrhes à Crémieux pour un petit anglais qui n’a pas son pareil dans tous les Champs-Élysées… J’avais bien jeté ça et là quelque autre argent par la fenêtre… et je revenais flottant un peu entre le plaisir de la fantaisie satisfaite et une manière de remords. Il y a si peu de temps que je suis riche ! Je rentrai dans mon hôtel de la rue Dauphine, et j’allais demander la clef de ma petite chambre à la portière. Tout en tournant le bouton de la loge, je me reprochais une omission grave : n’avais-je pas oublié de retenir un autre appartement !…

Franz haussa les épaules avec une fatuité si bonne et si naïve, que personne n’aurait pu la lui imputera mal. Il se posait ici en Mondor dans cette même chambre où il était entré, la veille, avec sa garde-robe entière sous le bras.

Et il parlait de folies prodigues, de meubles rares, de chevaux ; et il s’excusait presque de n’avoir point loué un palais pour abriter sa jeune opulence…

Mais tout cela était dit si gaiement et de si bonne foi ; le rire qui accompagnait ces forfanteries était si franc, la bouche d’enfant qui les prononçait était si rose et si charmante !

Il en est des paroles comme de certaines parures qui enlaidissent la laideur et qui font rayonner la beauté.

La petite Gertraud était à mille lieues de ces réflexions. L’impression qui les faisait naître n’existait même pas en elle ; Franz aurait pu pousser ses énormités au centuple, sans la choquer le moins du monde. Elle écoutait de tout son cœur, affriandée par la bizarrerie mystérieuse du premier récit de Franz. S’il y avait en elle un autre sentiment que la curiosité, c’était d’abord beaucoup d’intérêt pour le conteur, et un peu d’impatience excitée.

Elle était comme ces lecteurs impitoyables qui maugréent contre le romancier, chaque fois que le drame se ralentit et que la passion prend haleine.

Elle attendait.

— Et, sans appartement, reprit Franz, où diable mettre mes meubles de Monbro ?

» Mais j’étais fatigué ! continua maître Franz ; — chaque jour a son travail… je pensais que je pouvais remettre la chose à demain.

» J’entrai. Au lieu de me laisser prendre la clef, comme à l’ordinaire, ma concierge, qui est une femme d’importance et qui ne m’avait témoigné jusqu’alors qu’un intérêt légèrement dédaigneux, où perçait le sentiment de son immense supériorité, ma concierge quitta son fauteuil de cuir et me tira honnêtement ses lunettes rondes. C’est sa manière de saluer.

» Son mari cessa de travailler et souleva même sa casquette avec respect. — Ce concierge, qui raccommode de vieux souliers, possède au plus haut degré l’orgueil de sa position sociale ; il ne m’avait jamais fait l’honneur de me montrer son crâne à découvert.

» Les enfants, qui jouaient dans un coin de la loge, mirent fin à leur tapage, et me regardèrent avec de grands yeux tout pleins d’étonnement et de vénération.

» Il était alors six heures et demie du soir environ, peut-être sept heures… À quelle heure mon bon ami Hans Dorn est-il sorti, Gertraud ? »

— Vers cinq heures et demie, répondit la jeune fille, qui ne savait point où tendait cette question.

Franz réfléchit un instant avant de reprendre le fil de son histoire.

— À la rigueur, murmura-t-il entre ses dents, — ce pourrait être lui… Mais comment penser ?…

» Cette réception de mes concierges et de leur jeune famille, poursuivit-il tout haut, — était si puissamment extraordinaire, que je restai comme ébahi, rendant salut pour révérence, et ne sachant trop si l’on se moquait de moi.

» — Je viens prendre ma clef, dis-je en balbutiant.

» — Est-ce que vous allez remonter tout là-haut ? demanda la concierge.

» — Mais, ma chère dame, il me semble…

» La portière sourit ; le portier sourit ; les enfants sourirent.

» Moi j’étais sur le point de me fâcher.

» Mais la concierge, qui voyait la tempête, s’empressa de mettre et d’ôter ses lunettes, puis elle me dit tout doucement :

» — Je pensais que Monsieur allait entrer dans son appartement dès ce soir.

» — Mon appartement !… répétai-je.

» Je crois rêver !

» — Monsieur a loué l’appartement du premier… six pièces de plain pied, fraîchement décorées, avec la grande terrasse sur la cour.

» — Allons ! me dis-je, c’est le second chapitre du bal masqué. L’action marche… ça promet énormément !

» Et, pour ne pas rester au-dessous de la situation, je plantai mon chapeau sur ma tête en pleine loge, comme il convient à un locataire de premier étage.

» C’est bien, ma chère dame, repris-je du bout des lèvres ; je trouve seulement qu’on s’est un peu pressé, vu les ordres que j’avais donnés… Mais montrez-moi cet appartement, je vous prie.

» La concierge passa devant moi, les lunettes à la main, et se mit à monter l’escalier, en s’arrêtant à chaque marche pour m’adresser d’agréables sourires.

» Je la suivais, très-grave et très-froid.

» On ouvrit la porte. — Je trouvai l’appartement coquet, frais, gentil, gai, convenable enfin au demeurant, mais un peu mesquin.

» — Cela me semble petit, dis-je à la concierge.

» — La chambre de monsieur… commença-t-elle.

» Je la compris à demi-mot, et mon regard la foudroya, faut-il croire, car il me sembla qu’elle allait rentrer sous terre.

» — J’ose espérer, balbutia-t-elle, que je n’ai pas mécontenté monsieur.

» Je fis un geste ; elle se tut ; — pour donner une autre direction à mes idées, elle ouvrit une petite armoire d’attache, et y prit un portefeuille qu’elle me remit.

» — Monsieur sait ce que c’est, dit-elle, les billets de banque…

» Je veux être décapité, Gertraud, si j’en savais le premier mot !

» — C’est bien, c’est très-bien, répondis-je pourtant ; je sais, ma chère dame…

» Et j’eus la vertu de mettre le portefeuille dans ma poche, sans même regarder les billets de banque !

» Que dites-vous de cela, petite Gertraud ? »

— C’est étrange ! répliqua la jeune fille qui ne songeait point assurément à l’aplomb de Franz, mais bien aux aventures racontées.

— En définitive, continua le jeune homme, l’appartement tel qu’il est pourra contenir tant bien que mal mes meubles de Monbro… je l’ai gardé.

» Mais ce n’était pas là le principal. Pendant que j’avais ma digne concierge sous la main, j’ai voulu m’informer quelque peu et tâcher de voir clair au fond de toutes ces complications mystérieuses.

» Ceci était d’autant plus difficile que la position prise par moi me défendait les questions directes. J’étais censé savoir ; je m’étais campé en maître ; tout ce qu’on avait fait, c’était moi qui l’avais ordonné.

» Comment interroger, après cela ?

» Heureusement, pour faire parler les concierges, il n’est pas besoin de s’épuiser en questions ; une simple permission tacite suffit à leur délier la langue, et, une fois que leur langue est en branle. Dieu sait qu’elle ne s’arrête point !

» J’appris de cette manière, sans grands efforts de diplomatie, que mes prétendus chargés d’affaires sortaient de l’hôtel, juste au moment où j’y étais entré moi-même.

» Ils étaient deux, dont l’un était resté à la porte, dans sa voiture, tandis que l’autre retenait le logement en mon nom et payait deux termes d’avance.

» La chose s’était faite avec une certaine précipitation ; on eût dit, ceci est une remarque de la concierge, que mon chargé d’affaire craignait mon retour.

» Il avait parcouru l’appartement et donné un coup d’œil rapide à toutes choses ; il avait mis dans une armoire, sous la garde expresse de la concierge, le portefeuille aux billets de banque ; puis il s’était retiré comme il était venu, en laissant pour moi ses compliments anonymes. »

Franz se tut.

— Après ?… dit Gertraud qui attendait quelque chose encore.

— C’est tout.

— Vous n’avez rien appris de plus sur ces deux hommes ?

— Rien de plus.

— Et vous ne soupçonnez pas qui ce peut être ?

— Si fait, répondit Franz.

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