Le Fils du diable/Tome II/IV/14. La maison de jeu

Legrand et Crouzet (Tome IIp. 314-322).
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Quatrième partie

CHAPITRE XIV.

LA MAISON DE JEU.

La maison de jeu de madame la baronne de Saint-Roch, située rue des Prouvaires, était un tripot d’ordre moyen, où la proximité des halles et de la rue Saint-Denis se faisait parfois trop sentir.

Pour emplir ses salons, madame la baronne était obligée de recevoir bien des petites gens, ce qui est déplorable pour une personne de sa sorte. Elle ouvrait sa maison à des caissiers en débauche, à des commis pervers, à des petits commerçants, mauvais sujets timides, qui lésinaient dans le vice et comptaient avec la passion.

Heureusement que le voisinage du Palais-Royal lui fournissait un noyau d’habitués plus sortables : des roués de province, des seigneurs d’aventures, des étrangers enfin, cette proie enviable que tous les tripots se disputent.

Il est assurément fort désobligeant, pour un aigre-fin qui s’intitule Monsieur le comte, de s’asseoir côte à côte auprès d’un teneur de livres de la rue des Lombards ; mais les maisons de jeu, montées sur un certain pied, se font rares, et la police a le diable au corps. On ne peut plus choisir. Les beaux jours de la roulette sont passés, et le joueur, qui est naturellement philosophe, prévoit d’un cœur stoïque le moment où le roi de carreau persécuté ira cacher sa tête proscrite parmi les hontes lointaines du quartier Saint-Marceau.

S’il faut le suivre jusque dans les boues de la Bièvre, on le suivra. De nos jours, il n’est plus que cette royauté-là qui puisse trouver dans l’exil une armée de fidèles.

La maison de la rue des Prouvaires était loin de ces extrémités. Eu égard au malheur des temps, elle pouvait passer pour un établissement très-convenable. On y jouait gros jeu. Si l’on y trouvait des courtauds, les marquis n’y manquaient pas, non plus que les jolies femmes. Madame la baronne de Saint-Roch n’avait jamais eu maille à partir avec la police.

Elle était, comme on le pense bien, veuve et veuve d’un homme considérable. Elle avait éprouvé de grands malheurs. Une série de désastres lamentables l’avait réduite à la position qu’elle occupait maintenant et qui n’était certes point faite pour elle.

Ah ! si les morts peuvent voir ce qui se passe sur cette terre, feu M. le baron de Saint-Roch devait être un mort bien malheureux ! Du moins, sa noble veuve gardait-elle, dans la détresse où le sort injuste l’avait mise, toute la dignité possible. Les aides dont elle s’entourait méritaient beaucoup de considération : son bras droit, le banquier du trente et quarante, n’était rien moins que M. de Navarin, ancien officier supérieur au service du roi des Grecs, décoré sur un champ de bataille illustré par la propre main du plus glorieux des Hellènes, le grand Kolokopoulo !

Nous n’avons point eu encore occasion de parler de M. de Navarin ; quant à madame la baronne de Saint-Roch, nous la connaissons sous le nom de Joséphine Batailleur, marchande de frivolités au Temple.

À part M. de Navarin, Batailleur avait eu le secours et les conseils d’une personne éminemment compétente en ces sortes d’affaires : madame de Laurens s’était mêlée de tout et l’on reconnaissait dans tout sa main experte. Rien n’annonçait au dehors l’industrie pratiquée à l’intérieur. La maison avait une apparence modeste et sage ; c’est à peine si les voisins se doutaient de ce qui avait lieu si près d’eux.

On entrait par la rue des Prouvaires, mais il y avait une seconde issue donnant sur la halle aux volailles. L’escalier, éclairé parcimonieusement, ne prodiguait point ce gaz accusateur qui est comme une enseigne aux lieux publics. On arrivait au premier étage après avoir jeté au portier, discret et payé, le nom de madame la baronne.

À la porte, on était reçu par un vieux domestique à mine vénérable, front chauve, livrée grise, sourire bénin et patriarcal.

Ce brave homme était le contrôleur de l’établissement. Il recevait les bons ; il éconduisait les suspects. Et ceux qu’il éconduisait restaient persuadés qu’ils avaient fait une fausse démarche.

Un vieillard si respectable pouvait-il être le cerbère d’un tripot ?

Il faut savoir se meubler. C’était Petite qui avait choisi ce serviteur précieux.

Du seuil on n’entendait aucun bruit, sinon parfois un murmure étouffé, lorsque la voix des joueurs s’élevait par hasard au-dessus du diapason ordinaire.

La chose était rare, car une consigne sévère faisait la loi dans la salle et ordonnait de se ruiner tout bas. Mais, en ce cas-là même, les voix perdaient leurs éclats en traversant les portes rembourrées. Elles arrivaient à l’oreille du profane comme un doux écho de conversations courtoises.

On n’entendait point le tintement de l’or ; on n’entendait point la monotone mélopée du banquier menant le jeu à l’aide de ces paroles sacramentelles qui frappent l’oreille d’ordinaire, dès qu’on aborde les avenues d’un tripot.

Une fois admis, on entrait dans une antichambre de bonne maison, n’ayant que le nombre voulu de porte-manteaux, mais flanquée d’un prudent cabinet dont les murailles s’ornaient d’un cordon de patères.

Après l’antichambre, venait un petit salon où quelques dames, jeunes et jolies pour la plupart, semblaient réunies pour passer la soirée.

Ceci était sans doute un leurre pour la police, en cas d’accident ; c’était peut-être encore autre chose.

Dans la troisième pièce, il y avait une table de lansquenet, présidée par un employé de la maison.

Dans la quatrième, qui était la dernière, un vaste tapis vert, en forme de carré long, entouré d’un quadruple rang d’amateurs, servait à jouer le trente et quarante.

Dans cette pièce se tenait madame la baronne de Saint-Roch et son ministre responsable, M. de Navarin, ancien officier supérieur.

Les trois premières pièces étaient meublées assez simplement ; celle-ci était presque nue. À ne voir que les murailles, on eût dit une salle de billard. Il n’y avait en effet aux lambris ni tableaux ni gravures, mais seulement deux de ces cadres en palissandre que l’on voit dans tous les cafés, et un râtelier contenant deux douzaines de queues munies de leurs procédés. L’un de ces cadres présentait ces trois chapelets de petites billes enfilées qui servent à marquer les points ; l’autre renfermait le code du jeu de billard.

Le billard seul manquait.

À part ces cadres dont la destination ne se devinait point au premier abord, deux autres particularités empêchaient cette chambre de ressembler exactement aux salles de trente et quarante des anciens jeux publics.

C’était d’abord un énorme châssis sur lequel se tendait un drap vert et uni et qui était planté contre la muraille, derrière le banquier. À droite et à gauche de ce châssis, deux laquais de vigoureuse apparence se tenaient debout et immobiles.

C’était ensuite une sorte de boite grillée qui rompait disgracieusement la symétrie de la pièce. Elle figurait une véritable loge pouvant contenir trois ou quatre personnes à l’intérieur, et fermée complètement par des rideaux de soie.

Elle tenait d’un côté à la muraille, qui sans doute était percée pour lui donner une issue à l’extérieur, et de l’autre à la table de trente et quarante, dont elle n’occupait pas exactement le centre.

Madame la baronne de Saint-Roch s’asseyait toujours entre la loge et Navarin le banquier, qui tenait le milieu de la table.

Les joueurs étaient accoutumés à voir madame la baronne coller son oreille aux rideaux de soie de temps en temps, afin de recueillir des paroles que nul n’entendait excepté elle.

On n’apercevait à la boîte grillée d’autre ouverture qu’une sorte de guichet en forme de petite fenêtre qui s’ouvrait sur la table même, et par où passaient de blanches mains, éparpillant sur les diverses chances de l’or et des billets de banque.

À de rares intervalles, des mains d’hommes s’étaient montrées à cette petite fenêtre.

Personne, parmi les habitués de la maison, n’avait su percer le mystère de cette loge dont nous avons parlé déjà. On l’appelait le confessionnal de la princesse. On s’en occupait énormément, et Dieu sait toutes les suppositions qui se faisaient à l’entour !

Les joueurs heureux la lorgnaient en souriant, comme si elle eût caché quelque divinité favorable ; les malheureux lui jetaient des regards irrités et l’accusaient de leur chance mauvaise. Ceux que la superstition du jeu ne tenait point s’accordaient à penser qu’il y avait derrière ces rideaux fermés toujours, un ou plusieurs grands personnages.

Et cette énigme, qui restait éternellement insoluble, ne nuisait en rien à l’achalandage de la maison ; au contraire, c’était un attrait de plus. Cette main blanche, qui maniait tant de billets de banque, fascinait les plus froids ; il y avait des gens qui ne venaient que pour la loge et dont toutes les paroles étaient à l’adresse de la loge.

Ceux-là voyaient au travers des rideaux de soie, les uns une ravissante figure, les autres un vieux visage de duchesse millionnaire.

Et chacun se mettait en frais pour conquérir son rêve.

On voulait séduire la princesse, et l’histoire de Franz, appelé dans le confessionnal, prouvait du moins que l’espoir des habitués n’était pas tout à fait une chimère…

Il pouvait être dix heures et demie du soir. Le personnel de la maison était au grand complet. M. de Navarin, ancien officier supérieur, occupait son poste à droite de la loge, à côté de lui était la caisse, et de l’autre côté de la caisse se tenait l’homme qui taillait.

M. de Navarin était un personnage à l’air doux et martial à la fois. Il avait des façons graves, dignes, courtoises, et sa manière de jeter le râteau à la pêche des louis d’or sur le tapis indiquait un bien bon gentilhomme.

Son emploi était multiple. À part l’office important de banquier, qu’il remplissait à la satisfaction générale, sa moustache grise était spécialement chargée d’imposer aux joueurs turbulents ou mal appris qui prétendaient discuter les arrêts du sort. En cas d’alerte, il avait en outre mission de sauver la patrie, concurremment avec ces deux grands laquais à livrée grise, qui se tenaient debout derrière lui.

Petite avait eu raison de dire, en parlant de sa maison de jeu à Esther, que toutes les précautions étaient prises. M. de Navarin avait sous la main un bouton de cuivre, fixé à la table même, et que nous pouvons comparer au ressort d’une soupape de sûreté.

La manœuvre était simple et facile. Au premier bruit suspect, les joueurs avaient ordre de se lever ; l’ancien officier supérieur pressait son bouton, qui faisait surgir aux quatre côtés de la table carrée des bandes de billard. Les deux grands laquais soulevaient le châssis, tapissé de drap vert, qui s’adaptait exactement entre les bandes, recouvrant à la fois les mises éparses, les cartes et les signes accusateurs du véritable tapis.

La loge, poussée au même instant, se prenait à rouler sans bruit, et rentrait dans une chambre voisine, laissant seulement à fleur de muraille sa paroi antérieure qui figurait une porte grillée.

Au lieu de cet antre, où le trente et quarante agitait tant d’or naguère, il ne restait qu’une inoffensive salle de billard.

Des répétitions nombreuses avaient assuré la main des machinistes ; pour opérer ce changement, il fallait juste le quart d’une minute.

Du reste, comme nous l’avons dit, les sages précautions avaient été jusqu’alors inutiles. La maison de madame de Saint-Roch était vierge de tout démêlé avec la police.

Les rangs se serraient cependant autour de la table ; le jeu marchait au mieux. L’or glissait sur le tapis, et les soyeux chiffons de la banque dépliaient çà et là leur papier transparent et doux. Le guichet du confessionnal restait fermé : la princesse n’était pas encore arrivée.

Madame la baronne de Saint-Roch, dans tout l’éclat de sa toilette voyante, trônait à son poste avec une véritable majesté. L’homme qui maniait les cartes, ex-croupier de Frascati, remplissait son rôle en virtuose et retournait tout le jeu en un clin d’œil.

Autour de la table, les figures bizarres ne manquaient point. Le démon du jeu animait toutes les physionomies de son souffle grotesque et terrible tour à tour. Quelques-uns prodiguaient des poignées de louis avec une vaillance folle ; d’autres jetaient timidement sur le tapis le modeste écu de cinq francs ; d’autres enfin, plus prudents encore, se bornaient à suivre de loin la chance et pointaient soigneusement sur des cartes le relevé de leurs parties imaginaires.

Ceux-là sont bien connus de quiconque a mis le pied dans un tripot une fois en sa vie. Ce sont des fous graves et tristes, de vrais philosophes, entêtés à rêver l’impossible, à spéculer sur la fantaisie, à vouloir fixer l’instabilité même.

Au bon temps du Palais-Royal, ils étaient nombreux et gagnaient quel que dix francs dans leur soirée à faire des trous d’épingle dans du carton. Maintenant ils végètent, misérables et déchus, dans l’attente du Messie qui restaurera la roulette.

À part madame la baronne de Saint-Roch, nous ne connaissons que deux personnages parmi cette foule attentive et avide.

Le vaudevilliste, Amable Ficelle, auteur de la Bouteille de Champagne, et son Pylade, M. le comte de Mirelune, étaient entrés là comme ils entraient partout, pour tuer le temps et occuper au hasard leur oisiveté ennuyée.

Ils n’étaient joueurs ni l’un ni l’autre ; mais le temps était froid au dehors, et il faut bien faire quelque chose.

Ils se tenaient au dernier rang, bras dessus bras dessous comme toujours, et le lorgnon à l’œil.

— Comme cela, disait Ficelle, vous avez reçu, vous aussi, un message de l’hôtel de Geldberg ?

— Un message par exprès.

— Et qui contient ?…

— Oh ! c’est très-aimable !… il s’agit de cette grande fête, dont on parle tant… vous savez, au château d’Allemagne.

— Parbleu !

— On vous en parle aussi ?

— Je crois bien !… on n’a pas même eu l’idée de se passer de moi !… J’ignorais qu’on vous eût écrit et je comptais vous présenter.

— Moi de même, mon bon, dit Mirelune un peu piqué ; en tous cas, merci de l’intention !

— Eh bien ! reprit Ficelle, je vois qu’on nous a traités en vrais amis… je devine votre lettre d’après la mienne… On compte sur vous, n’est-ce pas, pour donner à la chose quelque gaieté ?

— Mais, oui, répondit Mirelune, pour mettre de l’entrain dans tout cela.

— Pour animer la fête…

— Pour chauffer…

— Pour dire et faire des folies…

— Enfin, pour amuser tout ce monde d’argent !

Les deux amis se regardèrent, et il y eut un incommensurable bâillement échangé entre eux.

Les renommées parisiennes sont ainsi faites. Personne ne baille plus largement qu’un de ces gaillards, réputés joyeux par excellence. L’arbre qu’on cite, l’arbre qu’on célèbre pour sa floraison prématurée, le fameux marronnier du 20 mars, aux Tuileries, ouvre à peine ses bourgeons illustres que déjà ses obscurs voisins sont en pleine fleur !

— Et avez-vous une idée ? reprit Mirelune.

— J’en ai soixante !

— Diable… il faudra nous entendre, si vous voulez ; moi, je n’en ai pas encore.

— Nous mêlerons, dit Ficelle avec magnanimité ; d’abord, il faudra un théâtre…

— Évidemment… et une troupe !

Ficelle haussa les épaules d’un air de supériorité profonde.

— Il s’agit d’amuser ces gens-là, répliqua-t-il, les petites banquiéres et les petites baronnes aimeront bien mieux jouer elles-mêmes que d’écouter des artistes de Paris… Mettons qu’il y ait dix actrices et dix acteurs improvisés… cela fera déjà vingt heureux !

Mirelune ne paraissait pas convaincu.

— Pensez donc ! reprit Ficelle, quelle occasion à plumes, à fleurs, à diamants !… et puis les jeunes premiers qui auront des pantalons collants et des souliers à la poulaine !…

— C’est vrai pourtant ! murmura Mirelune, ceux-là s’amuseront, mais les autres ?

— Mettons que les autres soient six cents… Il y aura d’une part vingt élus heureux comme des rois qui offriront naïvement leur personne à l’admiration générale, et six cents spectateurs, contents comme des dieux, qui mordront les élus à belles dents et les déclareront burlesques, dans leur équité unanime.

— Amable, dit Mirelune, quand vous n’écrivez pas, comme vous avez de l’esprit ! mais que jouera-t-on ?

— D’abord, la Bouteille de Champagne

— C’est bien vieux !

— Je change le nom des personnages et je trouve un nouveau titre : le Triomphe du Champagne et de l’Amour… qu’en dites-vous ?

— C’est troubadour, mais joli… tenez, tenez, voici la princesse !

Le guichet de la loge mystérieuse s’ouvrait en effet à ce moment, et une main d’un modèle exquis poussait un billet de banque sur le tapis, à l’aide d’un petit râteau d’ivoire…